Brassée de faits/11

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Collection des Orties blanches (Jean Fort) (p. 211-218).

XI

UN DOCUMENT

Le dimanche, 14 octobre 1906, le journal Le Matin[ws 1] publia, et en première page, s’il vous plaît, occupant, en totalité, les deux dernières colonnes, un reportage des plus intéressants, d’autant plus qu’il s’ornait, en tête, immédiatement sous le titre et le sous-titre, des photographies de trois des héroïnes, dont une représentée en pied, et d’une vue de l’endroit où les faits dévoilés s’étaient passés.

Voici ce titre, que nous avons peut-être raison de qualifier de sensationnel et qui, en caractères d’un centimètre de haut, s’étalait en capitales grasses sur une largeur de onze centimètres et demi : Vierges flagellées.

En sous-titre, on pouvait lire, sur deux lignes, en majuscules obliques guère moins apparentes : Un sacristain fouettait de jolies pénitentes.

Nous nous garderons de changer quoique ce soit à l’article qui suivait et que nous allons reproduire sans en supprimer un mot. La seule liberté que nous prendrons, c’est de ne donner que l’initiale des noms de personnes mises en cause.

Coire (Grisons), 10 octobre. — De notre correspondant spécial.

Me voici aux portes de l’Engadine. De Coire à Thusis, le chemin de fer rhétien suit en zigzags les gorges superbes de l’Albula, au pied de montagnes où la nature paraît avoir accumulé des beautés encore inappréciées. Je débarque bientôt à Sœlis, là où s’ouvre, large et somptueuse, une haute vallée d’un inimaginable effet. Et en route maintenant pour Obervaz, pour Obervaz qui trône tout là-haut, au milieu de grasses prairies, encadré par des forêts de sapins à 1223 mètres d’altitude avec 869 habitants.

Obervaz… Obervaz ! Le nom de l’obscure commune a aujourd’hui dépassé ces lieux retirés.

Et l’on cause de choses piquantes pour le moins. Il y a trois semaines, Jacob B., âgé de soixante-six ans, sacristain honoraire de la paroisse d’Obervaz, était arrêté sous l’inculpation de s’être livré à des actes que la morale réprouve. Ces actes n’étaient indiqués qu’avec restriction, il va sans dire. On sut pourtant que le vieux sacristain était accusé d’avoir fouetté jusqu’au sang quantité des plus fraîches pénitentes d’Obervaz. D’où arrestation et scandale.

Le frasques de Jacob B. étaient présentées ainsi : il adressait à telle jeune fille sommation de se rendre à un lieu désigné pour y subir la flagellation en rémission de ses péchés. Cette sommation était adressée par lettre paraissant provenir de l’autorité ecclésiastique. Et un grand nombre de jeunes filles d’Obervaz se rendirent à l’invite… On chuchotait encore bien d’autres choses…

Les renseignements que je suis parvenu à recueillir à Coire et dans la Vallée de l’Albula aggravent singulièrement cette extraordinaire affaire. C’est, peut-on dire, toutes les jeunes filles et jeunes femmes de Zortein, l’un des grands villages dont est composé Obervaz, qui se sont candidement soumises aux pratiques de Jacob B. ou d’un autre. Car il y a un autre, dit-on, avec raison à mon avis, et peut-être même plusieurs autres… Et cette hypothèse donne jour aux plus surprenantes suppositions. Certains prétendent encore que quelques bonnes filles de Zein et de Muldein, deux autres villages d’Obervaz, ont perdu le droit de se gausser des innombrables héroïnes de Zortein…

Car le juge d’instruction de Coire, M. Heinrich L., parvient difficilement à dénombrer ces dernières. Seize jeunes filles, âgées de quinze ans et demi à vingt-huit ans, lui ont toutefois confessé avoir passé au tribunal de la pénitence d’Obervaz. D’autres, celles qui savaient sans doute le mieux à quels mobiles réels obéissaient les distributeurs de pénitence sont rebelles à tout aveu, refusant la palme du martyre.

Les lettres étaient signées du nom honoré du Père Maurice C., professeur à l’école de Disentis. Elles portaient soit le timbre postal de Disentis, soit celui d’une autre localité du district de Vorderrhein. Une de ces lettres avait été envoyée le mois dernier, pour la troisième fois, à une jeune fille de Zortein, Mlle Chaterina F., âgée de vingt-trois ans, qui jamais n’avait paru au rendez-vous. Elle se décida à informer ses parents des étranges obsessions dont elle était l’objet. La justice fut avisée.

Une autre version prétend que la justice fut informée de ces faits par les habitants de Churwalden, commune protestante voisine, où l’on rit en chœur des mésaventures survenues au très catholique et très fanatique Obervaz.

À Zostein, chez le vieux président d’Obervaz, je rencontre l’honorable Ammann-Fidel qui tient une auberge en ces lieux.

— Notre curé le Père capucin A. n’y est pour rien, s’écrie-t-il en romanche, dès que ce nom est prononcé. C’est le vieux, l’ancien sacristain, lui seul qui a fait ça, tout seul.

Puis, M. Bergamin repousse avec véhémence la version montrant l’église d’Obervaz comme ayant été le théâtre des scènes de flagellation. Et comme je le prie de préciser les lieux où les jeunes filles étaient invitées à se rendre, l’ancien président affiche une complète ignorance.

Ça se passait, dit-il bientôt, tantôt au domicile du sacristain, tantôt au domicile de la jeune fille, tantôt encore dans une écurie ou ailleurs… où sais-je, moi ?

Je me suis rendu auprès du successeur du Père A., un capucin très accueillant, qui parle l’italien, une ces autres langues nationales suisses. Il m’a dit ignorer tout ce qui avait pu se produire à Obervaz avant son arrivée ici, qui remonte à samedi dernier. Et mon interlocuteur m’assure que le Père A. ne doit pas revenir à Obervaz.

Mais voici une autre assertion, pour le moins contradictoire. M’étant rendu ensuite à quelque quarante kilomètres plus loin, à Coire, capitale des Grisons, en l’absence de l’évêque de Coire, Mgr. Battaglia, j’ai été reçu par M. le vicaire général Schmidt.

— Ah ! vous venez ici pour… ces choses ! s’écrie-t-il avec un bon et gros rire. Dites bien que l’Église n’y est pour rien.

— Mais pourquoi, demandai-je, le Père A. est-il actuellement absent ? On m’a dit à Obervaz qu’il était complètement en dehors de tout cela, mais pourquoi a-t-il démissionné ?

— Il n’a pas démissionné, reprit vivement le vicaire-général. Je l’ai vu l’autre jour à la gare de Chiasso, alors que je revenais de Milan. Il m’a dit qu’il allait en Italie, uniquement pour toucher son traitement. Mais il reviendra…

J’opine :

— On m’a assuré que votre ancien sacristain n’aurait été qu’un bouc émissaire… Il aurait agi pour le compte d’autres personnes, non pour lui-même… S’en est-on tenu à flageller les jeunes filles ?

— Mais oui, pas autre chose. Il n’y a pas ça ! insiste mon interlocuteur, en faisant claquer son ongle. Seulement de la flagellation…

— Jusqu’au sang ?

— Oui, mais les jeunes filles s’y prêtaient innocemment par adoration du Christ, puisque lui-même a été flagellé. On leur disait que c’était pour gagner le ciel…

Je répète :

— Pensez-vous que le vieux sacristain soit l’unique coupable ?

— Je ne dis pas ça… On a émis des soupçons. Des lettres ont été expédiées à la poste de Disentis et ailleurs, alors qu’il établi que B. n’a jamais quitté le pays.

— Il aurait agi, lui, pour de l’argent ?

— On ne sait pas. La justice a fait une enquête. Je suis moi-même monté à Obervaz et l’ancien sacristain a encore des dettes… Or, quand on reçoit de l’argent, on paie ses dettes.

Monsieur le juge Heinrich Laurer, barbe blonde et affabilité empressée, que je vois ensuite à Coire, veut bien me donner les explications suivantes :

— J’ai été saisi de l’affaire par le président du tribunal cantonal ; mais il se peut que, après conclusion de l’instruction judiciaire, le dossier soit renvoyé au tribunal du cercle concernant Overbaz, pour incompétence. Mon instruction ne sera achevée que vers la fin du mois. Mais il est à prévoir que B. ne sera pas traduit devant le tribunal. On l’internera à l’asile des aliénés de Coire et tout sera dit.

J’ai appris autre part que le juge informateur est monté quatre fois à Obervaz depuis la découverte des faits scandaleux. Vendredi, samedi, puis encore lundi dernier, il a convoqué à la maison d’école d’Obervaz, les jeunes pénitentes, qu’il a interrogées et confrontées.

Nous nous en voudrions d’affaiblir par le moindre commentaire la puissante saveur de ce document d’une incontestable véracité.

Nous l’avons reproduit simplement pour prouver qu’à notre époque encore, il n’est pas impossible à des hommes de convaincre de grandes jeunes filles et des femmes, et non plus seulement des enfants, de la nécessité pour elles de recevoir la fessée de leur main.

Et cela sous des prétextes empreints de sérieux, de gravité, même. Il ne s’est nullement agi ici d’un jeu polisson.

Nous connaissons, nous, des exemples non moins probants, non moins authentiques qui, extrêmement remarquables, à notre avis, pourraient constituer de dignes pendants à celui que nous avons cueilli dans la collection du journal « Le Matin ».

C’est d’abord le cas, présenté à plusieurs exemplaires, de jolies dactylos recevant de bonne volonté la fessée que leur inflige l’employé supérieur mâle qui les dirige.

C’est ensuite l’exemple d’ateliers où le contremaître masculin s’investit du soin de stimuler l’ardeur au travail des petites arpètes en claquant opportunément leur gentil derrière frétillant.

Nous pourrions donner, pour chacun de ces exemples, les plus grandes précisions.

Nous ne le ferons pas, pour la raison que nous renonçons à convaincre les incrédules.

Il est en effet, des sceptiques qui ne veulent pas accorder une confiance entière à quelques-uns de nos récits. Nous leur demanderons simplement la permission de respecter leur robuste absence de foi et nous continuerons, quant à nous, de remercier la réalité qui dépasse de beaucoup en saveur piquante tout ce que nous pourrions inventer.

Il est une autre raison encore et celle-ci s’impose, décisive, c’est qu’en apportant des précisions de lieu, de date, nous contristerions d’aimables et sympathiques dames, demoiselles et messieurs. Nous risquerions de leur occasionner du préjudice. Or, nous ne voulons même pas risquer, par nos révélations, de troubler leur quiétude et de nuire à la sécurité nécessaire à leurs distractions.

Au contraire, les assurant à jamais de notre discrétion, nous leur souhaiterons, du fond du cœur, de se plaire longtemps encore à leurs jeux innocents et même de s’y plaire toujours.


  1. Note de wikisource : voir l’exemplaire du Matin du 14 octobre 1906 Gallica.