Briefwechsel zwischen Leibniz und Remond

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Correspondance entre Leibniz et Nicolas Rémond
Die philosophischen Schriften, vol. 3, p. 397


I.
Remond à Leibniz.

Depuis que j’ai lu les essais de Théodicée, je ne cesse de remercier Dieu de m’avoir fait naître dans un siècle éclairé par un esprit comme le vôtre. J’ai bien vu de beaux ouvrages en ma vie, mais je n’en ai vu aucun qui puisse être comparé à celui-ci, et après avoir quitté tous les livres pour m’attacher uniquement à Platon, je me trouve étonné de quitter encore Platon pour un moderne. Je ne parle d’autre chose depuis que je l’ai ouvert, et le plaisir que je goûte à le méditer est bien au dessus de celui que j’ai senti à le lire. Je souhaite que notre siècle reconnaisse bien le trésor qu’il possède en vous. Ce sera alors que je lui permettrai de se mettre au dessus de la Grèce et de l’ancienne Rome. Ce sont ces sentiments vifs et naturels d’admiration qui me forcent à prendre la liberté de vous écrire. Sans avoir l’honneur d’être connu de vous, c’est une passion, à laquelle on dit que je ne suis pas trop sujet et que je vous ai peut-être l’obligation de connaître. Je ne l’ai point cachée ce matin au bon P. Malebranche, qui m’est venu voir, quoique je sache bien qu’il ne fait grand cas que de ceux qui pensent en tout comme lui. Ce sentiment est assez commun aux hommes, mais je suis étonné de le trouver encore dans des personnes qui se croient philosophes. Enfin je ne juge plus du mérite des hommes que par le degré d’admiration qu’ils me témoignent par Monsieur de Leibniz. Peut-être que la vanité a aussi un peu de part dans cette pierre de touche que je me suis faite ; cependant je ne crains pas qu’elle me conduise à l’erreur. Le très petit nombre de bons esprits que nous avons et à qui je distribuai tous les premiers exemplaires de votre ouvrage dont je me saisis après une première lecture à peine commencée, en est charmé et m’en aiment davantage. C’est une nouvelle raison pour vous faire des remerciements. Depuis ce temps là j’ai donné ordre qu’on me ramassa jusqu’aux plus petites choses qui vous ont échappé et qui sont dispersées par ci par là. Si votre bonté voulait m’épargner cet embarras et me délivrer de la crainte où je suis d’en perdre quelque chose, si l’amour que vous avez pour la société humaine et à qui vous procurez les plus grands biens qui sont la vertu et la vérité qui y conduit, pouvait vous engager à les rassembler tous et à en former un corps par la division des sciences, puisque vous estes universel et en même temps singulier en chaque partie ou plutôt unique. Nous n’aurions plus besoin de tant de livres ni même de tant de vaines méditations, puisque nous saurions à quoi nous en tenir. Si la fortune n’avait pas été obligé de céder à votre mérite, j’offrirais tous les secours nécessaires pour une dépense qui me comblerait de richesses. J’ai déjà une grande obligation à M. Coste qui ne vous est pas inconnu et que Monsieur Le Clerc m’a fait l’honneur de m’adresser, car j’ai eu par son moyen le jugement très solide et très exquis que vous avez fait des œuvres de Milord Schaftsbury, et j’ai copié moi-même ce jugement avec plaisir pour le garder. Je vous assure que ce n’est pas sans le relire souvent toujours avec une nouvelle délectation. Heureux ceux qui sont à Hanovre et heureux, comme dit Platon, le sage et ceux qui entendent ses discours. Je vous demande encore mille pardons de ma hardiesse et un million de la prolixité de ma lettre, mais la vertu cujus sacra fero ingenti perculsus amore, et qui rend ordinairement silencieux, me fait aujourd'hui bien discourir. J’ai besoin de votre indulgence et vos ouvrages qui n’en demandent aucune, en témoignent beaucoup dans leur illustre auteur. Je vous supplie de ne me la pas refuser et de me croire avec un très profond respect et une admiration infinie etc.

à Paris ce 2 juin 1713.

[P. S.] J’avais prié M. Masson qui part pour Hanovre de vous faire ma très humble prière, mais comme tous vos ouvrages ne sont pas sur des médailles, j’ai peur qu’il n’oubliât ma commission ; ainsi j’ai pris le parti de le charger d’une lettre que je vous supplie de recevoir avec cette bonté, à qui votre esprit rend tous les charmes, que je suis sûr qu’elle donne à votre cœur.

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II.
Leibniz à Remond.

N’avez vous pas peur de me gâter, et de me donner trop de vanité, en m’écrivant une lettre dont les expressions en ma faveur sont au dessus de ce que je pouvais jamais attendre ? Je réponds un peu tard, ne l’ayant reçue que depuis quelques jours : car je suis à Vienne quasi toute l’année passée, et M. Masson qui s’en est chargé n’a passé à Hanovre apparemment que depuis peu, autrement la lettre m’aurait été rendue plus tôt.

Je trouve naturel, Monsieur, que vous ayez goûté quelque chose dans mes pensées, après avoir pénétré dans celles de Platon, auteur qui me revient beaucoup, et qui mériterait d’être mis en système. Je pense de pouvoir porter à la démonstration des vérités qu’il n’a fait qu’avancer, et ayant suivi ses traces et celles de quelques autres grands hommes, je me flatte d’en avoir profité, et d’avoir atteint dans un certain point au moins, :Edita doctrina Sapientum templa serena. C’est sur les vérités générales et qui ne dépendent point des faits, mais qui sont pourtant encore, à mon avis, la clé de la science qui juge des faits.

J’oserais ajouter une chose, c’est que si j’avais été moins distrait, ou si j’etois plus jeune, ou assisté par de jeunes gens bien disposés, j’espérerais donner une manière de Spécieuse Générale, où toutes les vérités de raison seraient réduites à une façon de calcul. Ce pourrait être en même temps une manière de langue ou d’écriture universelle, mais infiniment différente de toutes celles qu’on a projetées jusqu’ici, car les caractères et les paroles mêmes y dirigeraient la raison, et les erreurs (excepté celles de fait) n’y seraient que des erreurs de calcul. Il serait très difficile de former ou d’inventer cette Langue ou Caractéristique, mais très aisé de l’apprendre sans aucun Dictionnaire. Elle servirait aussi à estimer les degrés de vraisemblance (lorsque nous n’avons pas sufficientia data pour parvenir à des vérités certaines) et pour voir ce qu’il faut pour y suppléer. Et cette estime serait des plus importantes pour l’usage de la vie, et pour les délibérations de pratique, où en estimant les probabilités on se mécompte le plus souvent de plus de la moitié.

J’apprends que les Pères Journalistes de Trévoux ont donné quelque rapport de ma Théodicée. M. l’Abbé Bignon m’avait promis qu’on en mettrait un dans le Journal des Savants, mais jusqu’ici ceux qui travaillent à ce Journal ne l’ont point fait. Peut-être parce qu’ils n’approuvent point que j’ai osé m’écarter un peu de S. Augustin, dont je reconnais la grande pénétration. Mais comme il n’a travaillé à son système que par reprises, et à mesure que ses adversaires lui en donnaient l’occasion, il n’a pas pu le rendre assez uni, outre que notre temps nous a donné des lumières qu’il ne pouvait point avoir dans le sien. Messieurs vos Prélats délibèrent à présent sur des matières assez approchantes de celles de mon livre, et je serais curieux de savoir, si quelques uns des excellents hommes qui entrent dans leur assemblée, ont vu mon livre et ce qu’ils en jugent.

Outre que j’ay eu soin de tout diriger à l’édification, j’ay taché de déterrer et de réunir la vérité ensevelie et dissipée sous les opinions des différentes Sectes des Philosophes, et je crois y avoir ajouté quelque chose du mien pour faire quelques pas en avant. Les occasions de mes études, dès ma première jeunesse, m’y ont donné de la facilité. Étant enfant j’appris Aristote, et même les Scholastiques ne me rebutèrent point ; et je n’en suis point fâché présentement. Mais Platon aussi dès lors, avec Plotin me donnèrent quelque contentement, sans parler d’autres anciens que je consultai par après. Étant émancipé des Écoles Triviales, je tombai sur les modernes, et je me souviens que je me promenai seul dans un bocage auprès de Leipzig, appelé le Rosendal, à l’âge de 15 ans, pour délibérer si je garderais les Formes Substantielles. Enfin le Mécanisme prévalut et me porta à m’appliquer aux Mathématiques. Il est vrai que je n’entrai dans les plus profondes qu’a près avoir conversé avec M. Huygens à Paris. Mais quand je cherchai les dernières raisons du Mécanisme et des lois mêmes du mouvement, je fus tout surpris de voir qu’il était impossible de les trouver dans les Mathématiques, et qu’il fallait retourner à la Métaphysique. C’est ce qui me ramena aux Entéléchies, et du matériel au formel, et me fit enfin comprendre, après plusieurs corrections et avancements de mes notions, que les Monades, ou les substances simples, sont les seules véritables substances, et que les choses matérielles ne sont que des phénomènes, mais bien fondés et bien liés. C’est de quoi Platon, et même les Académiciens postérieurs, et encore les Sceptiques, ont entrevu quelque chose, mais ces Messieurs, venus après Platon, n’en ont pas usé si bien que lui.  

J’ay trouvé que la plupart des Sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient. Les Formalistes, comme les Platoniciens et les Aristotéliciens ont raison de chercher la source des choses dans les causes finales et formelles. Mais ils ont tort de négliger les efficientes et les matérielles, et d’en inférer, comme faisait M. Henry More en Angleterre, et quelques autres Platoniciens, qu’il y a des phénomènes qui ne peuvent être expliqués mécaniquement. Mais de l’autre coté les Matérialistes, ou ceux qui s’attachent uniquement à la Philosophie Mécanique, ont tort de rejeter les considérations Métaphysiques, et de vouloir tout expliquer par ce qui dépend de l’imagination.

Je me flatte d’avoir pénétré l’Harmonie des différends règnes, et d’avoir vu que les deux partis ont raison, pourvu qu’ils ne se choquent point ; que tout se fait mécaniquement et métaphysiquement en même temps dans les phénomènes de la nature, mais que la source de la Mécanique est dans la Métaphysique. Il n’était pas aisé de découvrir ce Mystère, parce qu’il y a peu de gens qui se donnent la peine de joindre ces deux sortes d’études. Monsieur Descartes l’avait fait, mais pas asses. Il était allé trop vite dans la plupart de ses dogmes, et l’on peut dire que sa Philosophie est à l’antichambre de la Vérité. Et ce qui l’a arrêté le plus, c’est qu’il a ignoré les véritables lois de la mécanique ou du mouvement, qui auraient pu le ramener. Monsieur Huygens s’en est aperçu le premier, quoique imparfaitement ; mais il n’avait point de goût pour la Métaphysique, non plus que d’autres personnes habiles qui l’ont suivi en cultivant ce sujet. J’ai marqué dans mon livre, que si M. Descartes s’était aperçu que la Nature ne conserve pas seulement la même force, mais encore la même direction totale dans les lois du mouvement, il n’aurait point cru que l’âme peut changer plus aisément la direction que la force des corps, et il serait allé tout droit au système de l’Harmonie préétablie, qui est une suite nécessaire de la conservation de la force et de la direction tout ensemble.

Je vous suis obligé du soin que vous prenez, Monsieur, de mes petits ouvrages. Si quelque Libraire vouloit mettre ensemble ce qu’il y a de moi dans les différents Journaux, il en pourrait faire un petit volume. Quand je serai de retour à Hanovre, j’en marquerai les endroits. La France doit avoir bien des habiles gens que je ne connais point, ne l’ayant point vue depuis près de 40 ans. Je le juge, parce qu’on ne m’a jamais instruit de votre mérite, Monsieur, qui paraît pourtant si éminent. Vous m’obligeriez fort si vous aviez le loisir de me donner quelque connaissance des personnes distinguées en savoir, mais plus encore, si vous vouliez continuer de me donner part de vos lumières. Monsieur de Martine, agent de Genève, me fera tenir vos lettres et vos ordres. Cependant je suis avec zèle etc. — Vienne ce 10 janvier 1711.

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III.
Remond à Leibniz.

Je ne me suis pas trompé, quand sur la lecture de vos ouvrages j’ai jugé de votre personne. La politesse qui paraît dans votre réponse justifie la liberté que j’ai prise et m’apprend que les plus grands hommes sont les plus accessibles, puisqu’au milieu de vos grandes études et des plus grandes affaires, vous savez trouver du temps pour satisfaire la curiosité des personnes qui s’adressent à vous.

Rien n’est plus digne de l’étendue de vos lumières que cette Spacieuse générale dont vous me faites l’honneur de me parler. Mais ne pouviez vous pas, Monsieur, en donner une esquisse plus marquée, et vous donner le plaisir de voir les premiers génies de l’Europe en faire un plan étendu et s’en attribuer ensuite l’invention : c’est un plaisir qui vous est familier, et qui m’a fait dire plus d’une fois qu’il suffisait de vous étudier pour être très habile.

C’est sur ce principe que j’ose vous demander pour le second labyrinthe ce même fil d’Ariane dont le développement a servi à nous tirer du premier. Vous voyez bien que je veux parler de vos pensées sur la Substance, sur le Continu, et sur l’Infini. Car c’est de là que vous tirez les conséquences les plus sûres même pour la morale et pour la conduite, comme vous le dites dans votre jugement sur les écrits du feu Mylord Schaftsbury. Montrez-vous donc à nous comme Vénus se fit voir à son fils

        et pura per noctem in luce refulsit
Alma parens, confessa deam, qualisque videri
Caelicolis, et quanta solet :  

ajoutez y ces beaux vers que Virgile a si heureusement imitez d’Homere

        omnem quae nunc obducta tuenti
Mortales hebetat visus tibi et humida circum
Caligat nubem eripiam.

et que ce soit pour nous faire voir comme Minerve à Diomede, ce qui est Dieu et ce qui est creature, oô piv Osèv oôSà xal avSpa. C’est en quoi consiste toute la philosophie.

Je lis peu nos journaux : mais j’ai eu la curiosité de voir comme on y avoit traité vostre Theodicée. Quid quaeris ? je n’en ai été nullement satisfait, tant j’ai trouvé de négligence dans les journalistes ; et j’ai presque eu le mesme sentiment que Giceron qui voiant outrager Pompée comparoit son déplaisir à celui qu’auroit Polyclete s’il voyoit défigurer son Jupiter ou sa Minerve. Une traduction du traité latin eust esté un extrait admirable du livre, et auroit eu aisément place dans un journal. Ce traité contient encore mieux vostre doctrine de la Theodicée, que le petit ouvrage de Timée le Locrien ne contient celle que Platon estend et explique dans son Timée. Mais c’est une chose déplorable que de voir périr les lettres de fond en comble. Ruit alto a culmine Troja. Le bon goust s’en perd tous les jours, s’il n’est deja absolument perdu, et l’on y substitue un goust plus mauvais que celui des Goths et des Lombards.

Pour nos Evoques, je les vois occuper à toute autre chose qu’à des spéculations si sublimes. Ils viennent de se separer après que le plus grand nombre a eu accepté la nouvelle constitution du Pape, qui a esté receue ensuite par lettres Patentes enregistrées au Parlement. 11 y a eu neuf Evoques dont M. le Card. de Noailles est le premier, qui n’ont pas voulu signer comme les 40 autres ; encore de ces neuf, il y en a un qui a signé depuis peuteslre par des veues peu métaphysiques.

Vous avez peutestre veu un long traité de l’action de Dieu sur les créatures qui a esté débité icy comme le sont les livres de parti ; car en moins d’un mois deux éditions ont disparu. Je souhaiterois fort en savoir vostre sentiment. Le Pere Mallebranche qui y est attaqué, préparé une defense de ses opinions.

Le P. Daniel qui, je crois, ne vous est pas inconnu, m’envoya hier deux brochures de sa façon sur un sujet fort approchant. Je lui ai presté en revanche vostre Theodicée.

L’histoire de vos pensées et de la methode que vous avez suivie, m’est un gage très precieux de vostre bonté. Heureux qui peut trouver de pareils chemins ou les suivre quand on les lui a montrez. L’union de la Métaphysique et des Mathématiques fait la perfection de la methode et des connoissances, et c’est ce qui a porté si long le merite de Platon. M. Pascal avoit compris la nécessité de cette union, mais il n’a pas eu le temps d’en tirer tout le fruit qu’il auroit peu. Toutes les fois que je lis quelque chose de cet auteur, je suis fasché qu’il ait si peu connu Platon, et j’ai quelque chagrin de le voir par le défaut de cette connoissance demeurer souvent en très beau chemin.

J’ai oui dire que vous avez fait une réfutation de Mr Lock, dont le système tout copié qu’il est d’ailleurs, fait la vanité des Anglois et gaste l’esprit des autres nations. Pour qui gardez vous ce trésor, et pour quoi ne pas publier un ouvrage qui feroit tant de bien aux hommes ? J’ai cru vous faire plaisir en vous envoiant des vers Latins que mon ami intime m’a adressez sur le chef d’oeuvre de l’impudence. C’est une traduction prétendue d’Homere avec une préfacé, où l’on peut voir en raccourci tout ce que la plus présomptueuse ignorance peut produire. Cet ami intime est Mr l’abbé Fraguier qui reunit en lui Platon et Virgile ainsi que vous le jugerez vous mesme. Aristote disoit de Platon qu’il ne devoit estre permis de le louer qu’à des gens qui seroient eux mesmes ires dignes de louange. C’est ce qui m’empesche de vous en entretenir plus longtems, en vous ajoutant seulement que sur le peu que je vous en dis, vous pouvez juger, à quel point il aime tout ce qui vient de vous. Au reste, quant à ce qui peut me regarder dans les vers, c’est là qu’il faut vous souvenir, s’il vous plaît, de pictoribus atque poetis etc. outre que l’amitié est bien autant en droit et en possession d’augmenter et d’embellir que la poesie. Voilà sa justification.

En voilà assez et peutestre trop pour vous. J’aurai cependant ces jours cy une nouvelle raison de vous escrire et je saisirai cette occasion de vous renouveler les assurances du respect, avec lequel etc.

à Paris ce 17 de Février (1714).

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IV.
Leibniz à Remond.

La continuation de vos Lettres est un accroissement de vos bontés pour moy. M. l’Abbé Fraguier m’a fait bien de l’honneur de me placer dans des vers Latins, où il vous donne des louanges si méritées, et c’est fort obligeant, que vous m’y avés voulu souffrir. Voicy une matière de réponse en vers latins aussi, ma veine toute tarie par le temps ayant repris quelque vigueur à la lecture d’une aussi belle piece que la sienne[1]. C’est tout de bon que je crois qu’un aussi excellent homme, également Poète et Philosophe, et sur tout Philosophe Platonicien, pourroit nous donner un poème sur les principes des choses, qui passerait infiniment ce que Lucrèce, et d’autres poètes philosophes nous ont donné, n’ayant point eu des sentimens assés elevés, au lieu que ceux de Platon sont plus sublimes, et ne laissent point d’avoir du solide ; de sorte que de la maniera que je prends les choses, encor ses hyperboles se vérifient bien souvent.

J’ay appris de M. le Comte de Sinzendorff, Ministre d’Estat et Ambassadeur de l’Empereur à Utrecht, que M. le Cardinal Polignac a fait un beau poème en vers latins héroïques de Natura Rerum, contre Lucrèce. Il sera apparemment fondé sur les principes de M. des Cartes, alliés peutetre avec ceux de M. Gassendi en partie, et embellis par le R. P. Malebranche et autres modernes. Et en effect, il y a aussi bien du bon là dedans, et j’ay coutume de dire que la Philosophie de M. des Cartes est l’antichambre de la véritable, où nous n’arriverons que peu à peu.

Si j’ay réussi à animer des excellens hommes à cultiver le Calcul des Infinitesimales, c’est que j’ay pu donner quelques échantillons considérables de son usage. M. Hugens en ayant sçu quelque chose par mes lettres, le méprisa, et ne crût point qu’il y avoit là dedans quelque mystère, jusqu’à ce qu’il en vit des usages surprenons, qui le portèrent à l’étudier un peu avant sa mort : luy, à qui un merite tout à fait eminent donnoit quasi droit de mépriser tout ce qu’il ne savoit pas. J’ay parlé de ma Specieuse Generale à M. le Marquis de l’Hôpital et à d’autres, mais ils n’y ont pas donné plus d’attention que si je leur avois conté un songe. Il faudroit que je l’appuyasse par quelque usage palpable, mais pour cet effect il faudroit fabriquer une partie au moins de ma Caractéristique, ce qui n’est pas aisé, sur tout dans Tétat où je suis, et sans la conversation de personnes qui me puissent animer et assister dans des travaux de cette nature.

La source de nos embarras sur la composition du Continu vient de ce que nous concevons la matière et l’espace comme des substances, au lieu que les choses materielles en elles mémés ne sont que des phenomenes bien réglés : et Spatium nihil aliud est praecise quam ordo coëxistendi, ut Tempus est ordo existendi, sed non simul. Les parties, autant qu’elles ne sont point marquées dans l’étendue par des phenomenes effectifs, ne consistent que dans la possibilité, et ne sont dans la ligne que comme les fractions sont dans l’unité. Mais en supposant tous les points possibles, comme actuellement existans dans le tout (ce qu’il faudroit dire si ce tout estoit quelque chose de substantiel composé de tous ses ingrédiens) on s’enfonce dans un labyrinthe inextricable.

J’en ay dit quelque chose autres fois à M. Hugony, qui me marque dans sa lettre avoir l’honneur, Monsieur, d’etre connu de vous. 11 a vu aussi mes Réflexions assés étendues sur l’ouvrage de M. Locke, qui traite de l’entendement de l’homme. Mais je me suis dégoûté de publier des réfutations des auteurs morts, quoyqu’elles dùssent parottre pendant leur vie, et etre communiquées à eux mémés. Quelques petites remarques m’échappèrent, je ne say comment, et furent portées en Angleterre par un parent de feu M. Burnet, Eveque de Salisbury. M. Locke les ayant vues en parla avec mépris dans une lettre à M. Molineux, qu’on peut trouver parmy d’autres lettres posthumes de Mr. Locke. Je n’en appris son jugement qu’après cette impression. Je ne m’en etonne point : nous estions un peu trop differens en principes, et ce que j’avançois luy paroissoit des paradoxes. Cependant un ami plus provenu pour moy, et moins provenu pour M. Locke, me mande que ce qu’on y a inséré de mes reflexions luy paroist le meilleur qu’il y ait dans cette Collection. Je n’adopte point ce jugment ne l’ayant point vue. M. Locke avoit de la subtilité et de l’adresse, et quelque espece de Métaphysique superficielle qu’il sa voit relever, mais il ignoroit la methode des Mathématiciens.

C’est dommage que M. Pascal, esprit tres mathématique et tres métaphysique en même temps, s’est affoibli de trop bonne heure (comme M. Hugons me l'a raconté autres fois) par certains travaux trop opiniâtres, et puis par trop d’application à des ouvrages théologiques, qui luy pouvoient procurer l’applaudissement d’un grand parti, s’il avoit pù les achever. Il donna même dans des austérités qui ne pouvoient etre favorables aux méditations relevées, et encor moins à sa santé. M. Perrier, son neveu, me donna un jour à liro et à ranger un excellent ouvrage de son oncle sur les coniques, et j’espérois qu’on le publieroit d’abord. On luy auroit conservé ^r, 1 par là l’honneur d’original en des choses qui en valoient la peine.

Je n’ay point encore vù le Traité nouveau de l’Action de Dieu sur les Créatures : on m’envoye la Réponse du R. P. Malebranche. J’ay touché celte matière dans ma Théodicée, autant qu’il me paroissoit nécessaire.

Je ne serois point fâché d’etre informé des brochures du R. P. Daniel, Jesuite, dont (pour le dire entre nous) le Voyage du Monde de des Cartes, quoyque plein d’esprit, ne me contente pas. Il ne paroissoit pas même trop informé des faits. Le P. Mersenne, par exemple, n’etoit pas tant Cartésien qu’il s’imagine. Ce Pere se partageoit entre Roberval, Fermât, Gassendi, des Cartes, Hobbes : et il ne se soucioit pas d’entror trop avant dans leur dogmes et leur contestations ; mais il etoit officieux envers tous et les encourageoit à merveille. Je suis avec zélé etc.

Vienne 14. Mars 1714.

Beilage.

Leibniz überschidte auf dsb Gebicht des Abbé Fraguier folgende Erwiderung :

Responsio mea
V. J. Nicolao Raemundo ut pro ïïomero Platonem curet, et novo Maroni
Fragario ut majora canat.
Viennae 14 Maji 1714.
Virgilius Gallus Grajo succurrit Homero
Carmine mirifico, quo se Fragarius acer
Extulit et doctos in Dardana suscitat arma.
Ad clypeum talem Phrygiae per inane phalanges
Ingenti tremuere metu : pars vertere terga,
Ut quondam caput ipse Paris, pars tollere vocem
Exiguam, inceptus clamor fru statur hiantes,
Invictusque suo cum vate triumphat Achilles.
Nec telis, RAEMUNDE, tuis ille indiget ultra.
Majus opus praeclare moves. Sunt altera bella,
Bella tua peragenda manu : sapientia vestram
Poscit opem, dii gladio succincta Platonis.

Hanc Cacus ex antro ingenti tenebrisque profundis Infestat, diramque exhalat in astra Mephitim Flammarumque globos fumo confundit opaco. Hinc variae scelerum facies mortalibus aegris Irrepunt, inopesque Dei terrestria mentes Sola petunt : latet aut patitur pro crimine Virtus. Tu vero Herculeos caestus Vulcaniaque arma Indue, Lernaeae feriens capita arduus hydrae. Tum specus ut pateat, disjecta repagula solve, Et tenebris immitte diem : fugientia monstra Errorum Fraudumque et Tartara clausa videbis ; Coelestes contra formas fulgere per orbem, Ambrosiaque animas et puro nectare pasci. In cantus divina novos Polyhymnia surgens, Fragari, tua plectra vocat, Tibi sanctus Apollo Parnassi melioris opes jugaque edita credit Conferat haud Tibi se Lucretius, Aoniusque *) Infelix. Unus poterit se tollere contra Oppositos Tibi Lucreti recludere fontes ; Nuper purpurea redimitus tempora mitra**) Festinctquc utinam prodire in luminis oras. Conspirat tamen hic nobis, coeptisquc favebit. Tolle caput mundana supra, qua Maximus Autor Ex centro radios in terram et sidera mittit, Et nostris ostende oculis de lumine lumen, Exemplumque Dei mentes, animataque cuncta, Atque Anima in quavis clausi fata omnia mundi, Ncc praeter Monadas quicquam subsistere fixum ; Et Monadum Harmonicen, qua nullum expressius audet Omnipotentis opus celebrare creantis honorem. Hinc Leges Natura tuae finesque supremi Consilii, nihil ut melius tibi fingere fas sit, Nec Bonitas plus quam Sapientia crescere possit : Et Causa Efficiens finali profluat ortu. Corporeae o Atomi fugite hinc, Elementaque frustra Credita ; particula in minima micat integer orbis, Nullum materies patitur chaos, organa cunctis Indita, et ornatu nihil aut nosccnte vacavit. Et Rector Deus est, Respublicaque optima mundi Praemiaque et Poenae nascuntur ab actibus ipsis. Quicquid in aetheria pulchrum Tibi finxeris Aula, Res est vota super : tanta hinc Fiducia sanctis, Tantus Amor, tam cana Fides, tam pura Voluptas.

  • ) Palearius. SKote ficibnijcnê.
    • ) Cardinalius Poliniacus scripsit carmen latinum de Natura rerum contra Lucretium.

Wotc fieibnijen*. Aspice, Fragari, quae Te divina canentem

Materia expectet, quantus Tibi volvitur Orbis, Iamquc Animas video se dedere, carmine captas Suavisono, veroque ardore assurgere in astra. Majores sperare nequit tua Musa triumphos.


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V.
Remond à Leibniz.

Je vous envoyé la réponse de Monsieur l’abbé Fraguier. Nous avons esté charmez de vos excellens vers, et de voir qu’au milieu des plus grandes affaires et des plus sublimes spéculations, vous saviez conserver ce beau feu et cet agrément qui suffirait seul pour faire le merite et la réputation d’un autre. Si j’en avois eu la permission, ils seroient deja imprimez, mais je suis si religieux que je n’oserai meme en accorder des copies sans avoir receu vos ordres auparavant.

Ou l’amitié me séduit ou vous serez fort content de ces vers cy, dans lesquels je ne trouve à redire que les louanges qu’on m’y donne : mais je le prends pour une exhortation : aussi bien est ce l’ordinaire des poètes de porter les hommes à la vertu par les mesmes pièces qu’ils destinent à la louange de Dieux ou de Heros. A cela près l’ouvrage me paroit si achevé, ut in arce poni possit quasi illa Minerva Phidiae. Je me suis souvenu en le relisant de Platon qui dit dans le Phédrus, que si la Sagesse pouvoit estre aperceue par les yeux du corps, elle exciteroit des amours* infinis ; il me sembloit que la poesie de Monsieur l’abbé Fraguier faisoit le mesme effet sur moi et d’une façon mesme encore plus vive, puisqu’on elevant l’imagination et éclairant en mesme tems l’intelligence, elle s’empare de toutes les facultez de l’ame pour la porter à l’amour de la vérité et à l’admiration de celui qui est capable d’y conduire les hommes. 11 m’a paru autant au dessus de Pindare que son Heros est au dessus des vainqueurs aux jeux de la Grece, et que les sciences de l’esprit sont plus excellentes que les qualitez corporelles. Recevez donc ces couronnes que les Muses elles mesmes et les Grâces ont composées à l’envie pour en orner la teste du plus sage et du plus éclairé de tous les mortels, et qu’elles ne vous en soient pas moins agréables pour vous estre présentées par un homme dont tout le merite consiste à connoitre une partie du vostre.

Au reste, Monsieur l’abbé Fraguier me disoit encore hier qu’en effet il n’estoit pas assez instruit sur vostre système pour oser en parler, mais que s’il en avoit jamais une idée bien nette, il se feroil un plaisir de traiter un sujet si particulier et si grand. Jusqu’icy, me disoit-il, 1rs poètes n’ont travaillé avec succez que sur des sujets très sensibles et presque connus do tous les hommes : et ils n’ont réussi qu’autant qu’ils les ont rendus plus sensibles encore et qu’ils les ont fait connoislre par plo* d’endroits ; mais ici tout seroit nouveau, et affoctcroil peu les sons, i’t moins qu’à force do posséder sa matière, ou ne trouvasl le secret de s’expliquer 1res clairement et de mettre sous les sens ce qu’on auroit parfaitement bien compris, cui lecta potenter urit rcs etc. Il faudroil pour rel.s avoir chaque proposition exprimée dans la dernicre justesse, sans métaphore, et comme les axiomes des Geometres ; il faudroil en avoir les conséquences les plus immédiates et les plus esloignées, et en user pour expliquer les passions et les effets naturels. Mais je suis bien esloigné d’en estre là, et mon esprit ne me fournit presque que des objections que je ne deiuesle pas bien, parceque je ne sais pas encor assez les positions. Knfin il me lit convenir qu’il avoit parlé juste, quand il avoit compare la connoissance que nous avons do vostre Systeme des Monades, a celle qu’on auroit du Soleil par des simples rayons échappez des nuages qui le couvriraient.

Nous avons icy Monsieur l’abbé Conti, noble Venetien, homme d'une grande naissance et d’un merite encore plus grand. II a un amour infini pour les sciences, et après avoir médité sur ce que vous avez laisse voir de vostre Systeme, il a proposé ses pensées à M. Wollius dans une lettre envoyée à M. Hermann, sous lequel je crois qu’il a estudié à Padoue. Il est extrêmement de nos amis. Je souhaiterois bien que cette lettre parvint jusqu’à vous.

On m’a dit que M. Wolfius a fait une petite dissertation sur l’Ame en Allemand. Je m’imagine qu’il aura travaillé sur vos principes ; pourvou seulement que vous ue la desapprouviez pas, je vous serois bien oblige de la faire traduire exactement en Latin ou en François et de tue l’envoier.

Monsieur le Card. de Polignac a paru très sensible à l’honneur que Äemonb an fieibnij.

617

vous luy faites dans vos vers dont il a été charmé ; il m’a chargé de vous en remercier de sa part, et vous prie d’accepter desapresent un exemplaire de son poëme qu’il vous enverra par moi dès qu’il l’aura fait imprimef.

Mons. Coste qui est encore ici pour quelques mois et qui me plait fort par la douceur de ses moeurs et par la justesse de son esprit, m’a promis de me faire un extrait en françois de ce qui peut vous regarder dans les lettres posthumes de M. Lock ; il juge aussi que ce qui y est rapporté de vos jugemens est tout ce qu’il y a de bon dans ce recueil. Je vous offre toutes les brochures nouvelles du P. Daniel, si M. Martine a une voye pour les faire tenir commodément, et soit pour avoir les livres qui pourront exciter votre curiosité, soit pour toute autre chose, je vous supplie très instamment de m’honnorer de vos commissions et do vos ordres qui seront executez avec beaucoup d’exactitude. Le bon pere de Mallebranche paroist un peu rebuté du mestier d’autheur. Les Jesuites et les Jansénistes le harcèlent également. Je tache à le soutenir de mon mieux contre le degoust, qui joint à l’age et aux infirmilez pourroit le réduire au silence. Je lui recommande toujours l’action de Dieu etc. Il y aura du plaisir à voir, comment un philosophe qui soutient l’inefficacité des causes secondes, s’y prendra pour détruire la prémotion physique. Il y a longtems que les auteurs de systèmes ont eu de la peine à en ajuster toutes les parties ù tous égards : témoin Gassendi, que vous me nommez dans votre lettre et sur lequel je voudrois bien avoir votre jugement un peu étendu, comme je le sais sur Descartes, pour l’avoir veu ces jours cy dans une de vos lettres à M. l’abbé Nicaise, insérée dans le Journal des Savans 43 d’Avril 4693. Je l’ai releue bien des fois avec un plaisir que je ne puis vous exprimer. Comme j’aime fort la personne de M. Gassendi, je suis bien aise de soumettre mon inclination à vos lumières.

Du reste, je vous dirai à l’honneur de nostre nation que l’on y blasme tout à fait le procédé des Anglais à vostre esgard, et que toutes les personnes qui en peuvent juger en sont indignées. Comptez donc, Monsieur, que ce siecle n’est point ingrat ; jugez là dessus de ce que seront les autres.

Je n’ajouterai rien ici aux complimens que Mons. l’abbé Fraguier vous fait dans ses beaux vers. Je vous dirai seulement que nos sentimens 618

Seibntg an Stemonb.

à l’un et à l’autre les surpassent encore de beaucoup. Je suis avec bien du respect etc.

à Paris ce 5 de May 4744.

Mon frere de Montmaur m’a prié de vous presenter de sa part la nouvelle édition de son analyse etc. Mons. l’abbé de St. Pierre m’a promis de vous le faire rendre par un gentilhomme Allemand de sa oonnoissance qui s’en retourne à Vienne.

Quand vous serez rendu à Hanover, je ne manquerai pas de vous faire souvenir de votre parole. J’ai rendu exactement vos lettres aux personnes à qui elles etoient adressées.

VI.

Scibntj an 9îentonfc.

Vienne Juillet 4744.

J’esperois de joindre à cette lettre quelque Eclaircissement sur les Monades que vous paroissés demander, mais il m’a crû sous la main, et bien des distractions m’ont empeché de l’achever si-tot. Et vous savés bien, Monsieur, que ces sortes de considérations demandent du recueillement. Ainsi je n’ay point voulu tarder d’avantage de repondre à l’honneur de votre lettre, où je trouve la continuation d’une bonne opinion extraordinaire que vous avés de mes méditations, que je souhaiterois de pouvoir meriter, en levant les difficultés qui peuvent encore vous arrester. Il est vray que ma Theodicée ne suffit pas pour donner un corps entier de mon Systeme, mais en y joignant ce que j’ay mis en divers Journaux. c’est à dire, de Leipsig, de Paris, de M. Bayle, et de M. Basnage, il n’en manquera pas beaucoup, au moins quant aux principes. Il y a à Venise un savant François, nommé M. Bourguet, qui m’a fait des objections ; je crois qu’il est connu de M. l’Abbé Conti. Mais ces objections ont été envoyées à M. Herman, et je les trouveray à mon retour à Hanover ; car je n’ay pas voulu qu’on les envoyât icy, où je suis un peu trop empeché. Messieurs Herman et Wolfius ont receu les remarques de M.. l’Abbé Conti sur mon système ; j’espere qu’ils m’en feront part, et je tacheray d’en profiter. Vous n’estes pas le premier, Monsieur, qui m’ait parlé de cet âeibnij an ftemonb.

619

illustre Abbé, comme d’un esprit excellent, % et j’ay de l’impatience d’en voir des productions pour en faire usage ; car je ne doute point qu’elles ne servent à m’eclairer.

Monsieur Wolfius est entré dans quelques uns de mes sentimens ; mais comme il est fort occupé à enseigner, sur tout les Mathématiques, et que nous n’avons pas eu beaucoup de communication ensemble sur la philosophie, il ne sauroit connoitre presque de mes sentimens que ce que j’en ay publié. J’ay vù quelque chose que des jeuned gens avoient écrit sous luy ; j’y trouvay bien du bon, il y avoit pourtant des endroits dont je ne convenois pas. Ainsi s’il a écrit quelque chose sur l’Ame, en Allemand / ou autrement, je tacheray de le voir pour en parler. Puisque mes vers n’ont point déplu ny à Vous, Monsieur, ny à M. l’Abbé Fraguier, je m’etonne moins que M. le Cardinal de Polignac n’en a pas été mal satisfait. Je vous supplie, Monsieur, de marquer mes respects à Son Eminence, et de la remercier par avance du précieux present qu’Elle me destine. Je souhaite qu’il paroisse au premier jour, afin que j’en puisse profiter encore pour perfectionner mes propres pensées. Je vous supplie aussi de faire mes complimens à M. l’Abbé Conti, dont j’honore beaucoup la personne et le merite.

11 y a icy Mons. le Comte Jttrger, d’une des meilleures familles d’Autriche, qui pense à faire un tour en France où il a été autres fois. Il a déjà été le premier des chambellans de l’Empereur Joseph, et il a esté employé dans des Ambassades comme Envoyé extraordinaire en Angleterre et à Turin ; et outre qu’il fait tout ce qui peut orner un Courtisan, il a une connoissance extraordinaire, sur tout de cette partie de la Physique, qui donne la resolution des corps par le feu. Mais il a encore cela de singulier, qu’étant un grand estimateur de l’Art General du celebre Raymond Lulle, il sait s’en servir non pas comme le vulgaire pour faire des discours en l’air, mais pour méditer et pour en faire des applications aux realités. 11 préféré Lulle à tous les modernes, même à M. des Cartes. Comme il pourra prendre la resolution d’aller en France, quand je ne seray plus icy, il m’a demandé, Monsieur, que je vous en écrivisse par avance, afin qu’il aye un jour l’honneur de votre connoissance, ayant été charmé de vos lettres. Ses belles qualités l’introduissent aisément par tout, mais il sait estimer les personnes qui vous ressemblent, et dont il seroit à souhaiter que le nombre fût plus grand.

Quand j’etois jeune, je prenois quelque plaisir à PArt de Lulle ; mais je crûs y entrevoir bien des défectuosités, dont j’ay dit quelque chose dans un petit essai d’ecolier intitulé de Arte Combinatoria, publié Pan 4666, et qui a esté reimprimé par après malgré moy. Mais comme je ne méprisé rien facilement (excepté les arts divinatoires, qui ne sont que des tromperies toutes pures) j’ay trouvé quelque chose d’estimable encore dans Part de Lulle, et le Digestum Sapientiae du Pere Ives, Capucin, m’a fort plû, parce qu’il a aussi trouvé le moyen d’appliquer les généralités de Lulle à des particularités utiles. Mais il me semble que M. des Cartes est d’une toute autre profondeur. Cependant la Philosophie, quoyqu’elle ait avancé de beaucoup nos connoissances, a aussi ses défectuosités, qui ne sauroient maintenant vous etre inconnues. Quant à M. Gassendi, dont vous désirés de savoir mon sentiment, Monsieur, je le trouve dfun savoir grand et étendu, très versé dans la lecture des anciens, dans l’histoire profane et ecclesiastique, et en tout genre d’érudition ; mais ses méditations me contentent moins à présent qu’elles ne faisoient quand je commençois à quitter les sentimens de l’Ëcole, écolier encore moy même. Comme la Doctrine des Atomes satisfait à l’imagination, je donnay fort là dedans, et le vuidc de Democrite ou d’Epicure, joint aux corpuscules indomptables de ces deux auteurs, me paroissoit lever toutes les difficultés. 11 est vray que cette hypothèse peut contenter des simples physiciens, et supposant qu’il y a des tels Atomes, et leur donnant des mouvemens et figures convenables, il n’y a gueres de qualités materielles auxquelles il ne seroit possible de satisfaire, si nous connoissions assés le detail des choses. Ainsi on pourrait se servir de la philosophie de M. Gassendi pour introduire les jeunes gens dans les connoissances de la nature, en leur disant pourtant qu’on n’employe le vuide et les atomes que comme une hypothèse, et qu’il sera permis de remplir un jour ce vuide d’un fluide si subtil, qu’il ne puisse gueres intéresser nos phenomenes, et de ne point prendre l’indomptabilité des Atomes à la rigueur. Mais étant avancé dans les méditations, j’ay trouvé que le vuide et les Atomes ne pouvoient point subsister. On a publié dans les Mémoires de Trévoux quelques lettres que j’avois échangées avec M. Hartsoeker, où j’ay allégué quelques raisons generales tirées des principes plus elevés, qui renversent les Atomes, mais j’en puis alléguer bien d’autres, car tout mon système s’y oppose.

Öeibnij ûn fRemonb.

621

Pour ce qui est des disputes qui ont été entre M. Gassendi et M. des Cartes, j’ay trouvé que M. Gassendi a raison de rejetler quelques prétendues démonstrations de M. des Cartes touchant Dieu et l’Ame ; cependant dans le fond je crois que les sentimens de M. des Cartes ont été meilleurs, quoyqu’ils n’ayent pas été assés bien demonstrés. Au lieu que M. Gassendi m’a paru trop chancelant sur la nature de Paine, et en un mot sur la Theologie naturelle.

11 paroist par une lettre de M. Lock à M. Molineux, insérée dans les lettres posthumes de M. Lock, que cet habile Anglois ne suffirait pas volontiers des objections. Comme on ne m’avoit point communiqué ce qu’il avoit repondu aux miennes, il ne m’a point été permis d’y répliquer. Je ne say pas si elles se trouvent entières dans ce recueil. J’ay dit mon sentiment dans la Theodicée sur la question de l’Action de Dieu et des Créatures, si agitée maintenant ; et il me semble qu’en approfondissant la chose, je suis obligé de m’y tenir. Cependant je ne seray point fâché de voir un jour ce qu’on a objecté au R. P. Malebranche, et ce qu’il y aura repondu. Ces matières manquent de clarté, faute de bonnes définitions.

J’ay vu la première Edition de l’ouvrage profond de Mr. de Montmaur auprès d’un ami ; mais je seray ravi d’en recevoir la seconde, qui sera sans doute enrichie de recherches nouvelles et importantes. Je voudrais qu’un habile homme traitât en Mathématicien et en physicien de toute sorte de jeux. L’esprit humain brille dans les jeux, presque plus qu’en tout autre chose.

Mons. l’Abbé Fraguier donnant par des vers d’une eminente beauté du relief à des pensées aussi mediocres que les miennes, que ne ferait il pas s’il traitoit un grand sujet et des matières relevées ? Si je pouvois contribuer par quelques eclaircissemens à l’encourager pour l’execution du beau dessein qu’il paroist avoir, de donner du corps et de la couleur aux pensées de la plus sublime philosophie, j’aurais rendu un grand service aux hommes. En attendant, je vous supplie, Monsieur, de luy faire mes remercimens 1res humbles etc.

Beilage.

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Btibni) an ftemonb.

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J’ay appris de M. Hugony, que vous trouvés quelque difficulté sur mes Unités ou Monades. Je voudrois savoir, en quoy elle consiste. Je tacheray cependant de m’expliquer. Je crois que tout l’univers des Créatures ne consiste qu’en substances simples ou Monades, et en leur Assemblages. Ces substances simples sont ce qu’on appelé Esprit en nous et dans les Genies, et Âme dans les Animaux. Elles ont toutes de la perception (qui n’est autre chose que la représentation de la multitude dans l’unité), et de l’appetit (qui n’est autre chose que la tendance d’une perception à un autre) qui est appelée passion dans les animaux, et volonté là où la perception est un entendement. On ne sauroit même concevoir qu’il y ait autre chose que cela dans les substances simples et par conséquent dans toute la nature. Les Assemblages sont ce que nous appelons corps. Dans cette Masse on appelé matière ou bien force passive ou résistance primitive ce qu’on considere dans les corps comme le passif et comme uniforme par tout ; mais la force active primitive est ce qu’on peut nommer Entelechie, et en cela la masse est variée. Cependant tous ces corps et tout ce qu’on leur attribue, ne sont point des substances, mais seulement des phenomenes bien fondés, ou le fondement des apparences, qui sont differentes en differens observateurs, mais qui ont du rapport et viennent d’un même fondement, comme les apparences differentes d’une même ville vue de plusieurs cotés. L’Espace bien loin d’estre substance, n’est pas même un Estre. C’est un ordre, comme le temps, un ordre dos coexistences, comme le temps est un ordre entre les existences qui ne sont pas ensemble. La continuité n’est pas une chose ideale, mais ce qu’il y a de reel, est ce qui se trouve dans cet ordre de la continuité. Dans l’ideal ou continu le tout est antérieur aux parties, comme l’unité Arithmétique est antérieure aux fractions qui la partagent, et qu’on y peut assigner arbitrairement, les parties ne sont que potentielles ; mais dans le reel le simple est antérieur aux assemblages, les parties sont actuelles, sont avant le tout. Ces considérations levent les difficultés sur le continu, qui supposent que le continu est quelque chose de reel, et a des parties Seifrnift an ftcmonb.

623

avant toute division, et que la matière est une substance. 11 ne faut donc point concevoir retendue comme un Espace reel continu, parsemé de points. Ce sont des fictions propres à contenter l’imagination, mais où la raison ne trouve point son compte. 11 ne faut pas concevoir non plus que les Monades comme des points dans un espace reel, se remuent, se poussent ou se touchent ; il suffit que les phenomenes le font ainsi paroitre, et cette apparence a de la vérité en tant que ces phenomenes sont fondés, c’est à dire consentans. Les mouvemens et les concours ne sont qu’apparence, mais apparence bien fondée et qui ne se demente jamais, et comme des songes exactes et perseverans. Le mouvement est le phenomene du changement suivant le lieu et le temps, le corps est le phenomene qui change. Les loix du mouvement, étant fondées dans les perceptions des substances simples, viennent des causes finales ou de convenance, qui sont immaterielles et en chaque monade ; mais si la matière estoit substance, elles viendroient de raisons brutes ou d’une nécessité géométrique, et seroient tout autres qu’elles ne sont. 11 n’y a point d’action des substances que les perceptions et les appétits, toutes les autres actions sont phenomenes comme tous les autres agissans. Platon paroit en avoir vû quelque chose, il considere les choses materielles comme peu reelles, et les Académiciens ont révoqué en doute si elles etoient hors de nous, ce qui se peut expliquer raisonnablement, en disant qu’elles ne seroient rien hors des perceptions, et qu’elles ont leur realité du consentement des perceptions des substances apercevantes. Ce consentement vient de l’Harmonie préétablie dans ces substances, pareeque chaque substance simple est un miroir du même Univers, aussi durable et aussi ample que luy, quoyque ces perceptions des Créatures ne sauroient être distinctes qu’à l’egard de peu de chose à la fois et qu’elles sont diversifiées par les rapports ou pour ainsi dire, par le points de veue des miroirs, ce qui fait qu’un même Univers est multiplié d’une infinité de façons par autant de miroirs vivans, chacun se représentant à sa mode. On peut donc dire que chaque substance simple est une image de l’univers, mais que chaque esprit est par dessus cela une image de Dieu, ayant connoissance non seulement des faits et de leur liaisons expérimentales, comme les Ames sans raison, qui ne sont qu’empiriques, mais ayant aussi connoissance de la nécessité des vérités eternelles, entendant les raisons des faits et imitant l’Architecture de Dieu, et aussi capable par là d’entrer en société 624

öeibitij cm fôemônb.

avec luy ei de fournir un membre de la cité de Dieu, Etat le mieux réglé qu’il est possible, comme le monde aussi est la plus parfaite de toutes les structures, et le meilleur composé physique et le meilleur composé moral. Mais j’ay peur que cette lettre pleine de pensées si abstraites et éloignées des imaginations receues ne vous rebute. Je ne voudrais pas même que vous meditassiés trop à la fois là dessus : il vaut mieux y revenir. J’ay voulu vous marquer cependant, combien je vous estime et vous honnore, en vous écrivant ce que je n’écrirais pas facilement aux autres. Aussi cette lettre ne doit estre que pour vous. Bien d’autres la trouveraient ou absurde ou inintelligible.

VII.

Seitmig an Oîcmonb.

Vienne 26 d’Àoust 4744.

J’espere que ma réponse du mois passé vous aura été bien rendue. Je me sers maintenant de l’occasion de M. Sulli, horologer Anglois, dont le merite n’est pas ordinaire, et qui est bien versé dans les Mathématiques, pour vous envoyer un petit discours que j’ay fait icy pour Mgr. le Prince Eugene sur ma Philosophie. J’ay esperé que ce petit papier contribuerait à mieux faire entendre mes méditations, en y joignant ce que j’ay mis dans les Journaux de Leipzig, de Paris, et de Hollande. Dans ceux de Leipzig je m’accommode assés au langage de l’Ecole, dans les autres je m’accommode davantage au style des Cartésiens, et dans cette derniere pièce je tache de m’exprimer d’une maniéré qui puisse être entendue de ceux qui ne sont pas encore trop accoutumés au style des uns et des autres.

Si après cela, Monsieur, vous trouvés encor des difficultés dans ce que j’ay donné au public, vous aurés la bonté de les marquer. Elles me donneront occasion de mieux éclaircir la matière. Si j’en avois le loisir, je comparerais mes dogmes avec ceux des anciens et d’autres habiles hommes. La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est très souvent fardée, et très souvent aussi enveloppée et même affoiblie, mutilée, corrumpue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens, ou (pour parler plus generalement) dans les antérieurs, on tirerait l’or de la boue, le dia¬ £eibni$ on ftemonb.

625

i

mant de sa mine, et la lumière des tenebres ; et ce seroit en effect perennis quaedam Philosophia.

On peut meme dire, qu’on y remarqueroit quelque progrès dans les connoissances. Les Orientaux ont eu des belles et grandes idées de la Divinité ; les Grecs y ont adjouté le raisonnement et une forme de science. Les Peres de l’Eglise ont rejetté ce qu’il y avoit de mauvais dans la Philosophie des Grecs. Mais les Scholastiques ont taché d’employer utilement pour le Christianisme, ce qu’il avoit de passable dans la Philosophie des Payens. J’ay dit souvent, aurum latere in stercore illo scholastico barbariei ; et je souhaiterais qu’on pût trouver quelque habile homme versé dans cette Philosophie Hibernoise et Espagnole, qui eût de l’inclination et de la capacité pour en tirer le bon. Je suis asseuré qu’il trouverait sa peine payée par plusieurs belles et importantes vérités. Il y a eu autres fois un Suisset, qui avoit mathematisé dans la Scholastique : ses Ouvrages sont peu connus, mais ce que j’en ay vu m’a paru profond et considérable. Jules Scaliger en a parlé avec estime ; mais Vives en a parlé avec mépris. Je me fierais davantage à Scaliger ; car Vives estoit un peu superficiel.

Je ne trouve pas que les sentimens du R. P. Mallebranohe soyent trop éloignés des miens. Le passage des Causes occasionnelles à l’Harmonie préétablie ne paroist pas fort difficile. Un certain M. Parent, qui est de l’Académie Royale des Sciences, et qui a voulu me refuter par cy par là, veut faire croire que je n’ay rien adjouté à la doctrine des causes occasionnelles ; mais il ne paroist point avoir considéré que selon moy, les loix des corps ne sont point dérangées, ny par Dieu ny par Tarne. Le R. P. Dom François Lami, Bénédictin, a aussi voulu me refuter dans son Livre de la Connoissance de soy même. Il ne m’a voit point entendu comme il falloit, et je crois que ma réponse aura été mise dans un des Journaux de Paris. Je ne sache point qu’il ait répliqué. Je ne say pas non plus s’il y a eu une recension de ma Theodicée dans le Journal des Savans. Au reste, je prends la liberté de vous recommander M. Sulli, et je suis avec zele etc.

P. S. J’espere partir bientost d’icy, et je ne say si je ne feray pas un tour en Angleterre. Si je dois recevoir l’honneur de vos lettres, on peut tousjours les adresser à Hanover.

m.

40

620

ttemonb an Seibnij.

VIII.

föemonb an ßeibnij.

J’ai été oonsolé de ne point recevoir l’éclaircissement que vous me faites l’honneur de me promettre sur les Monades par ces mots qui m’annoncent un profit infini et les plaisirs plus qu’infinis qui le suivent naturellement, il m’a cru sous la main. J’ai dit bien des fois que la plus longue note de Grotius me paroissoit toujours la meilleure ; je puis dire bien mieux la même chose de vos écrits dont je recherche tous les jours ce qui s’en peut trouver en quelque lieu que ce soit. J’ai lu, relu et médité une partie de ce qui en est répandu dans les differens Journaux, la Theodicée m’en a paru plus belle ou plustost plus divine. C’est la Venus de Medicis en choses intellectuelles, et soit que j’en contemple le tout ensemble, soit que j’en examine chaque partie, oépaç p’&X81 s*00~ prfamoc. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les sentimens que l’ouvrage inspire passent à l’ouvrir, on admire l’un et on adore l’autre. Je ne vous déclaré que ce que je sens et ce qui se passe en moi. Si je suis charmé du système, je le suis encore plus, s’il est possible, de la personne. L’homme y paroit aussi grand que le philosophe et vous m’avez prouvé la vérité de ce que j’avois toujours eu dès qu’on est supérieur aux autres par les lumières, on l’est aussi par la sagesse. Je vous rends mille grâces de m’avoir confirmé dans un principe qui me paroit d’ailleurs si raisonnable. En vérité, n’est ce pas cet accord qui constitue le vrai merite, et à quoi serviroient les connoissanoes les plus sublimes et les plus exactes, si elles ne rendoient pas plus modéré, plus vertueux et plus parfait ? Je vous avouerai en passant qu’à cet égard M. Gassendi me paroit avoir eu quelque avantage sur M. Descartes, au moins autant qu’on en peut juger par leurs écrits et c’est ce qui m’avoit gagné le coeur en faveur de M. Gassendi bien plus que sa philosophie n’avoit contenté mon esprit.

J’ai oui parler des objections de M. Bourguet, et Monsieur l’abbé Conti a eu la bonté de me communiquer celles qu’il a envoyées à M. Wolfius. Elles m’ont paru profondes, mais il s’en faut bien que j’en aie trouvé aucune indissoluble ni mesme assez forte pour ebransler votre système qui sera toujours l’admiration et fera toujours le contentement des bons esprits, fflemonb an Betbnq.

627

qui se donneront le loisir de le méditer dans toute son etendue qui est immense avec la simplicité de ses principes.

Vous nous feriez plaisir de faire traduire en Latin ou en françois la dissertation de M. Wolfius sur l’Ame. Mais je ne le desire que dans la .supposition qu’elle contient vos pensées ou qu’elle vous sera une occasion de nous les communiquer. Il faut avouer que la matière est interessante et difficile, quoique vous l’ayez deja eclaircie, à ce qui me semble, autant qu’elle peut l’estre en cette vie et par tous les secours de la Theologie naturelle la plus lumineuse.

Je commence deja à vous remercier très humblement de l’honneur que vous me préparez dans la personne de Monsieur le Comte Jorger. Je tacherai de me faire instruire du moment qu’il arrivera ici, pour le prévenir en allant l’assurer de mes respects et en mesme tems de mon admiration pour son illustre ami. Si magnum est laudari a laudato viro, quid a Leibnizio ? Il me trouvera bien ignorant sur toutes choses et principalement sur ce qui regarde Raimond Lulle, dont jusqu’à vous je n’avoi8 pas oui parler d’une maniéré à me donner de la curiosité pour les écrits. Mais tout vous est bon, et vous savez mieux que Virgile colligere gemmas ex stercore. Je mettrai votre Comte aux mains avec nostre Chymiste Homberg. Je ne fais pas grand cas d’un artiste qui se croit un grand philosophe, mais j’en fais beaucoup du philosophe qui se sert de l’Artiste comme celuicy se sert de sa pincette. Outre M. Lock dont les Anglois firent tant de vanité, ils ont un M. Cudworth dont ils parlent avec de grandes exaggeratione. Il ne m’est connu que par les extraits que Monsieur le Clerc a faits de ses oeuvres dans sa bibliothèque choisie. Nous ne sommes pas en tout du mesme sentiment sur ce philosophe. Je conviens avec lui qu’il marque beaucoup d’esprit et une grande érudition, mais 4°. quoique sur quelques articles mesme assez importants il m’ait paru juger de Platon plus sainement que le commun des savants, il s’en faut bien que je le trouve un parfait Platonicien, comme Ciceron trouvoit Caton un parfait Stoicien. A cette occasion je vous demanderais volontiers, par quel sort le plus sage des philosophes n’a gueres fait que des fous principalement depuis J. C. 2°. Je ne puis concevoir ni recevoir ces Natures Plastiques qui sont si cheres à M. le Clerc ; je lui ai avoué ingenuement ma grossièreté et qu’elles ne me paroissoient pas lever les difficultés ni mesme les diminuer en rien. 40*

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fflemonb an Setbnig.

M. le Clerc dans sa derniere lettre, après m’avoir parlé avec de grands eloges de M. Cudworth et avec beaucoup de tendresse de ces Natures Plastiques, me parle d’Henry Morus, ami particulier de M. Cudworth, comme d’un visionnaire. Quand mon relieur m’aura apporté ses ouvrages, je verrai ce qui en est ou plustost ce qui m’en semblera. Le titre de visionnaire se donne souvent à des gens qui à la rigueur ne le meriteroient pas.

Apres tout ces Anglois ont leur merite, quoique inférieurs au chancelier Bacon qui me paroit avoir été un grand genie et du premier ordre.

Madame a été extrêmement touchée de la perte qu’elle a faitte à la mort de la princesse Sophie. J’avois conçu une haute estime pour son merite par le gout extraordinaire et par la grande confiance qu’elle avoit pour vous. Elle honnoroit son sieole et l’attachement sincere que vous aviez pour elle, l’honnoroit encore davantage. Il y a ici un Allemand, bon et honnete homme, de vos amis et qui compte d’avoir bientôt l’avantage de vous voir è Hanover ou à Wolfenbute ! . J’aurai l’honneur de vous écrire par lui et de vous instruire exactement de ce qui regarde les lettres et les gens de lettres de ce pays cy. Permettez moi seulement de vous parler avec toute la liberté d’un philosophe et toute la confiance d’un ami et comme si j’avois l’honneur de vous entretenir dans votre cabinet.

Mais cette paix si heureuse ne vous donneroit elle pas envie de venir faire un tour dans un pays où vostre merite est si reconnu ? Sans l’aversion invincible que j’ai pour les pays septentrionaux et pour le froid, ennemi de la nature, ennemi mortel de toute nature delicate et qui m’a presque rendu Manichéen, ce que n’auroient jamais pu faire les argumens de M. Bayle, j’irois assurément en Allemagne pour y voir un homme dont un quart d’heure de conversation me donneroit plus de plaisir que ne paroit m’en donner le soleil de l’Italie. Si vous saviez combien j’aime le soleil, vous sentiriez toute la force de mon admiration et toute la vivacité des désirs qu’elle m’inspire.

Je vous supplie de me pardonner la longueur de ma lettre et l’ennui qu’elle vous aura donné. Cependant je finis encore malgré moi en vous faisant mille remerciemens très humbles de la part de M. l’abbé Conti et de M. l’abbé Fraguier qui sont très sensibles à l’honneur de votre sou¬ dtemonb an ßeibnig.

629

venir, en vous suppliant d’avoir toujours de la bonté pour moi et de me croire pour toute ma vie avec un attachement inviolable etc. à Paris ce 2 de Septembre (4744).

IX.

fôemonb an ßeitmij.

Je vous avouerai qu’après avoir lu une partie de ce que vous avez communiqué au public de votre système philosophique, je croiois en avoir une idée assez distincte. L’excellent écrit que vous m’avez fait l’honneur de m’envoier par M. Sully m’a confirmé, et quoique vous y usiez encore de beaucoup de reserve, je vous trouve plus déclaré dans ce dernier ouvrage. Si les hommes ne veulent point accorder l’usage des métaphores et des comparaisons, qu’ils accordent donc la liberté d’expliquer ou du moins d’exposer ce qu’on pense sans détour. Ce ménagement que les Philosophes ont toujours eu pour le vulgaire, a mis bien souvent de l’obscurité dans leurs écrits et a beaucoup nui à la connoissance du vrai. Les Payens n’ont pas laissé d’estre un peu timides, ainsi il n’est pas étonnant qu’on le soit devenu beaucoup davantage ; il y a bien des raisons pour cela.

11 m’a semblé que vous feriez bien de faire un second tome à la Theodicée, qui commenceroit par votre Dynamique, ensuite viendroient différents écrits sur ces mémés sujets, repandus dans les Journaux. Ce recueil seroit terminé par ce dernier écrit. Ce second tome serviroit d’eclaircissemens à la Theodicée et formeroit un corps complet de doctrine. J’ai rassemblé et copié moi mesme pour mon instruction et pour mon plaisir une partie de ces pièces détachées, mais je vous en demande une notice exacte, afin que rien ne m’échappe. En vérité, je vous exhorte à faire imprimer ensemble cette collection qui donneroit un grand jour à differens endroits de la Theodicée et qui exposeroit aux philosophes toute la beauté et toute la profondeur de vos sublimes et divines méditations. Le projet de comparer vos dogmes avec ceux des antérieurs me charme, mais vous seul pourriez l’executer. Une petite dissertation sur ce sujet enrichiroit bien le recueil que je vous demande. Ce que je connois 630

ftemonb on fieibnij.

dans les anciens ne s’y oppose point, et je suis sur que vous les ramoneriez presque tous à vos sentimens.

La philosophie orientale dont vous me parlez n’est gueres connue. Stanley a prétendu nous la mettre au net, mais Stanley n’estoit point philosophe. Qu’est ce qui reunit tout hors Monsieur de Leibniz ? C’est cependant très digne de curiosité. Je ne crois pas qu’on ait encore rien fait de fort bon sur un sujet si important et si digne d’une attention particulière.

Les Chinois sont plus connus, et j’ai lu un petit traité du R. P. Longobardi, Jesuite, dont j’ai été très satisfait. Je voudrois savoir, si vous le connoissez, et avoir, si cela ne vous incommodoit pas, votre jugement un peu etendu sur le système de ces gens là, dans lequel j’ai cru trouver bien du bon. 11 m’a paru par un petit dialogue que le R. P. Mallebranche a fait imprimer que cet habile homme pensoit assez comme moi, car selon cet écrit il y a peu de différence entre le lettré et le Malebranchiste, ils seroient d’accord aisement.

La nouvelle que vous allez en Angleterre m’a comblé de joie. Serez vous si prés de la France, sans etre tenté de venir y faire un tour ? Je vous avoue que je prefercrois l’honneur de vous entretenir quelque tems à la couronne d’Angleterre.

Je suis avec beaucoup de respect etc.

à Paris ce 12 d’Octobre 4744.

X.

fflemonb an ßcibnij.

Tout le monde vouloit ici que vous fussiez arrivé en Angleterre avec la princesse de Galles ; on l’avoit mandé d’Hanover, on l’avoit écrit de Londres, et il y avoit mesme des gens à qui vous n’avez jamais écrit, à qui vous n’ecrirez jamais, qui avoient receu de vos lettres dattées de Windsor. Je le souhaitois fort dans l’esperance que bientost dégoûté de ce pays là, vous seriez tenté de venir faire un tour ici où la grande admiration qu’on a pour vous étouffe l’envie naturelle aux hommes. Mais je 8avois deja (car j’avois écrit en Angleterre pour estre bien instruit) que SRemonb an Seifen !).

631

vous n’attristiez point les Anglois par votre presence importune, uris en im fulgore tuo, et la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire d’Hanover le 47 de Decembre*), m’a apprit que vous comptiez de passer tout l’hyver dans votre cabinet. Je souhaite que vous en sortiez sain, gaillard, et dispos cum Zephyris et hirundine prima. Je ne doute point que vos collections historiques ne soient très curieuses et très sures, et vous saurez les rendre instructives par une belle préfacé. J’ai été charmé de celle de votre Diplomatique ; il n’appartient qu’à vous et à Grotius de faire des Prolegomenes, les autres n’en font que pour débiter du verbiage.

11 est vrai, Monsieur, que votre dernier écrit m’a donné de nouveaux plaisirs et de nouvelles lumières. Vous estes curieux, dites vous, d’en savoir la raison et vous la dites vous mesme. La maniéré dont vous vous y estes expliqué est plus populaire : cette humanité de votre part m’a mis à portée de comprendre mieux vostre système et par conséquent a augmenté mon admiration. 11 me reste quelques scrupules que j’ose vous avouer, dans la confiance que j’ai en vos bontez. Les voicy proposez très simplement :

4. Je souhaiterois une explication un peu etendue et eclaircie par quelques expériences de cette proposition, à laquelle d’ailleurs je puis refuser mon consentement : il n’y a donc point de métempsycose, mais il y a metamorphose. Je vous avouerai que dans ma première jeunesse j’ai cru pendant quelque tems la métempsycose. 2. Comment (physiquement parlant et sans emploier des termes abstraits ni métaphoriques) par quels moiens, par quels degrez une Monade centrale et dominante qui constitue dans un certain tems un animal, peut venir dans un autre à faire ou plustost à estre un Monsieur de Leibniz.

3. Dans ce système aucun dereglement est il possible, est il concevable, soit dans le physique, soit dans le moral ? 4. Qu’est ce que l’Inertie de la matière, s’il n’y a que des Monades, c’est à dire que des forces jointes ensemble ? Quand vous serez fatigué de la recherche des veritez individuelles, vous me ferez un très grand plaisir de m’instruire et de m’edaircir sur ces •) ©iefer »rief fe&U.

632

ftcmonb an ßeibnij.

veritez universelles. Le soleil répand sa lumière avec la mesme bonté sur tous les objets et je puis vous comparer à lui sans craindre de donner dans le Phebus.

J’ai copié moi mesme et je relis souvent la recension que vous avez faitte des ouvrages de feu mylord Sohaftsbury. C’est un petit écrit qui seul pourroit faire juger de vous. Le bon M. Coste qui est présentement en Angleterre, y a été retenu par la veuve de ce mylord, pour entreprendre, à ce que je croîs, l’éducation de son fils unique. Il m’a promis de traduire le traité systématique sur le vrai merite. Je l’y ai engagé plus pour les autres que pour moi, qui ne crois pas, que sur la morale on puisse n’en ajouter à Platon qui en a fait un système complet, et qui me paroit démontré dans son grand dialogue qui devroit avoir pour titre de la vertu à la place de celui qu’il a cependant dès le tems d’Aristote de la Republique. Mais il est bon d’entretenir souvent les hommes du juste et de l’injuste et de les ramener aux vrais principes qui conviennent à la dignité de leur nature. Car il me paroit que les Philosophes mesme ou ceux qu’on appelé ainsi dans ces derniers siècles, ont cru l’estre plustost par inventer des systèmes métaphysiques, c’est à dire donner un tour nouveau aux anciens, ou par des expériences manuelles de Physique que par une grande élévation d’ame et une regle parfaitte de moeurs. Ainsi on pourroit dire de la Philosophie ce que vous avez dit dans cette admirable préfacé de la Theodicée sur la Religion et qu’on la fait plus consister dans les formulaires que dans la pieté. 11 me semble qu’au moins à cet égard les anciens quoique payens et appelez assez sottement par feu mon bon ami M. Despreaux ces antiques damnez ont un grand avantage sur les postérieurs Chrétiens. Outre cela depuis quelque tems la detestable doctrine d’Hobbes, Spinosa, Lock etc. tant de fois refutée par Socrate dans la personne de Calliclés et dans celle de Thrasymaque, gaie beaucoup d’esprits qui se croient fort par nier l’existence de Dieu et celle de la vertu, que je ne crois pas une seule erreur, mais deux erreurs qui quoique grossières sont distinctes et à la rigueur independentes. Ces raisons m’ont fait prier Mr Coste de traduire en françois ce petit traité. J’ai mesme souvent regret à la perte de celui de Brutus de Virtute ; je crois néanmoins qu’il estoit bien sec malgré son gout pour le style de Lysias. Je me flatte que vous serez de mon avis en ce que je pense sur la pluspart des philosophes modernes dont j’en excepte ffiemonb an Seibni).

633

quelques uns et sur tout mon ami Gassendy, malgré ses dogmes qui ne sont pas très purs, sans parler de Monsieur de Leibniz, plus grand que tous en tout.

Si les remarques que vous avez faittes sur l’utilité de la raillerie contiennent quelque chose de plus que ce que vous avez mis dans votre recension, je vous supplie très humblement et très instamment de me les envoier avec la notice que vous m’avez promise de me donner aussitost que vous seriez retourné à Hanover, de tous vos ouvrages soit imprimez à part soit dispersez dans les differens Journaux. Mais que ces envois n’incommodent point M. Martine, addressez les moi tout simplement par la poste au Palais Royal ; plus les pacquets seront gros et plus je les recevrai avec plaisir. Plut à Dieu que je dépensasse la moitié de mon revenu à paier le port de vos lettres.

Votre M7 de Sully est un homme admirable et qui ne me paroit pas si réglé que les horloges qu’il fait. En arrivant il me vient voir trois jours de suite ; je le reçois comme un homme qui me vient de votre part et qui m’apporte un trésor ; je l’envoie mesme à tout ce qu’il a curiosité de connoitre. Depuis ce tems là, je n’en ai pas oui parler. Je le crois cependant encore à Paris, puisque M7 le D. d’Aremberg ne s’en est pas encore retourné. J’ai prié un ami de Mons. d’Aremberg de dire à M. de Sully, que si vous l’aviez cru encore à Paris, il auroit eu de vos nouvelles.

Mons. l’abbé Conti et Mons. l’abbé Fraguier m’ont chargé de vous souhaiter une bonne et heureuse -année. Ils vous font mille complimens. J’attends de M. l’abbé Fraguier un poeme perfectum ingenio, elaboratum industria. J’ai aequis trois bustes de marbre, admirables, de Platon, de Soorate et d’Aristote, dont j’ai orné mon cabinet. 11 veut les couronner de fleurs, et les Grâces sont présentement occupées à les lui cueillir dans le jardin des Muses. Aussitost que j’aurai receu mon bouquet, je vous en ferai part. Gela me donne une pensée. Je voudrois bien qu’on fit une édition de votre Theodicée en deux volumes, qu’on y emploiast de très beau papier et de très beaux caractères ; je voudrois aussi avec votre permission qu’on y mit au commencement la piece de vers que M. l’abbé Fraguier a eu l’honneur de vous addresser ou mesme les trois pièces qui se suivent celle qu’il m’addressa et qui attira la vostre avec sa réponse, et qu’on mit à la fin du livre votre dernier écrit qui a pour titre 634

Seibnq an ttemonb.

Principes de la nature et de la Grâce fondez en raison. Dite» moi votre sentiment sur ce projet, car de cela non plus que de la notice que j’attends, je ne ferai aucun usage qu’avec votre agrément et mesme que par vos ordres.

Avant que de finir, trouvez bon que je m’offre à vous instruire exactement de tout ce qui se fera ici de nouveau sur les sciences et sur les bonnes lettres, mais c’est à condition que vous me fournirez une voye pour vous faire tenir très promtement ce que vous me marquerez exciter votre curiosité. Je crois vous avoir deja demandé cette mesme laveur. J’ai donné à Monsieur Asberg, conseiller du Duc de Wolfenbutel, une grande lettre pour vous. Je crois que vous l’aurez receue présentement. C’est un très honnete homme et très aimable que Monsieur Asberg, et très digne de l’honneur de votre amitié.

à Paris ce IX de Janvier

4745.

Mille pardons de la prolixité de ma lettre. Je touimerai encor la page, puisque sans y faire reflexion et donnant un peu trop dans la simplicité philosophique, je finissois à l’antique. Je reprends donc les maniérés modernes et françoises et je vous assure que je suis et serai toute ma vie avec le plus profond respect etc. XI.

Seibnij an ftemonb.

{ Vos lettres marquent tousjours également votre bonté et vos lumières ; k *

je voudrois meriter les unes, et satisfaire aux autres. La défiance que j’avois de ma santé m’a empeché d’accompagner Mad. la Princesse de Galles : en effect la goutte m’a pris depuis ; elle n’est point fort douloureuse, mais elle m’empeche d’agir autrement que dans le cabinet, où je trouve tousjours le temps trop court, et par conséquent je ne m’ennuye point. Ce qui est un bonheur dans le malheur. Je viens à vos difficultés, et je vous en remercie, Monsieur, car je ne demande pas mieux que d’en recevoir des personnes de votre sincérité et de votre pénétration.

ßeibnij an Stanonb.

635

(4) Quant à la Métempsycose, je crois que l’ordre ne l’admet point ; il veut que tout soit explicable distinctement, et que rien ne se fasse par saut. Mais le passage de l’ame d’un corps dans l’autre seroit un saut étrange et inexplicable. 11 se fait tousjours dans l’animal ce qui s’y fait présentement : c’est que le corps est dans un changement continuel, comme un fleuve, et ce que nous appelons génération ou mort, n’est qu’un changement plus grand et plus prompt qu’à l’ordinaire, tel que seroit le saut ou la cataracte d’une riviere. Mais ces sauts ne sont pas absolus et tels que je desapprouve ; comme seroit celuy d’un corps qui iroit d’un lieu à un autre sans passer par le milieu. Et de tels sauts ne sont pas seulement défendus dans les mouvemens, mais encor dans tout ordre des choses, ou des vérités. C’est pourquoy j’ay montré à Mr. Hartsoeker, dans des lettres qui ont été insérées il n’y a pas long tems dans les Mémoires de Trévoux, que la supposition du vuide et des Atomes nous meneroit à de tels sauts. Or comme dans une ligne de Geometrie il y a certains points distingués, qu’on appelé sommets, points d’inflexion, points de rebroussement ou autrement, et comme il y a des lignes qui en ont d’une infinité, c’est ainsi qu’il faut concevoir dans la vie d’un animal ou d’une personne les temps d’un changement extraordinaire, qui ne laissent pas d’etre dans la regle generale : de même que les points distingués dans la courbe se peuvent determiner par sa nature generale ou son Equation. On peut tousjours dire d’un animal, c’est tout comme icy, la différence n’est que du plus au moins.

(2) Puisqu’on peut concevoir que par le développement et changement de la matière, la machine qui fait le corps d’un animal spermatique, peut devenir une machine telle qu’il faut pour former le corps organique d’un homme : il faut qu’en même temps l’ame de sensitive seulement soit devenue raisonnable, à cause de l’harmonie parfaite entre l’ame et la machine. Mais comme cette harmonie est préétablie, l’etat futur etoit déjà dans le present, et une parfaite intelligence reconnoissoit il y a long temps dans l’animal present l’homme futur, tant dans son ame à part, que dans son corps à part. Ainsi jamais un pur animal ne deviendra homme, et les animaux spermatiques humains, qui ne viennent pas à la grande transformation par la conception, sont de purs animaux. (3) 11 y a sans doute mille dereglemens, mille desordres dans le particulier. Mais il n’est pas possible qu’il y en ait dans le total, même de i

636

Ôeibnij an fttmonb.

chaque Mooade, parce que chaque Monade est un miroir vivant de l’Univers suivant son point de veue. Or il n’est pas possible que l’Univers entier ne soit pas bien réglé, la prevalence en perfections étant la raison de l’existence de ce système des choses, preferablement à tout autre système possible. Ainsi les desordres ne sauraient estre que dans les par^ties. C’est ainsi qu’il y a des Lignes de Geometrie, desquelles il y a des parties irregulieres ; mais quand on considere la ligne entiere, on la trouve parfaitement réglée suivant son Equation ou la nature generale. Donc tous ces desordres particuliers sont redressés avec avantage dans le total, même en chaque monade.

(4) Quant à l’inertie de la matière, comme la matière elle même n’est autre chose qu’un phenomene, mais bien fondé, resultant des monades, il en est de même de l’inertie, qui est une propriété de ce phenomene. Il faut qu’il paroisse que la matière est une chose qui resiste au mouvement, et qu’un petit corps en mouvement ou en force ne puisse pas en donner à un grand en repos, sans perdre de la sienne ; autrement l’effect surpasserait sa cause, c’est à dire, dans l’état suivant il y aurait plus de force, que dans l’état precedent ; ainsi il parait que la matière est une chose qui resiste au mouvement qu’on tache de luy donner. Mais dans l’interieur des choses, comme la realité absolue n’est que dans les monades et leur perceptions, il faut que ces perceptions soyent bien réglées, c’est à dire, que les réglés de convenance s’y observent y comme est elle qui ordonne que l’effect ne doit point surpasser sa cause. Si la matière estoit une substance, comme on la conçoit vulgairement, elle ne pourrait point (sans miracle) observer les réglés de la convenance, et laissée à elle-même, elle observerait certaines loix brutes, dépendantes d’une nécessité mathématique, absolument éloignées de l’experience. J’en ay dit quelque chose il y a bien des années dans un des Journaux de Paris, en repondant, je crois, à un M. l’Abbé Gatelan ; et je suis fâché de n’estre pas maintenant en estât d’en marquer l’année et le nombre. Au reste, comme les Monades sont sujettes aux passions (excepté la primitive), elles ne sont pas des forces pures ; elles sont le fondement non seulement des actions, mais encore des résistances ou passibilités, et leur passions sont dans les perceptions confuses. C’est ce qui enveloppe la matière ou l’infini en nombre. Vous voyés, Monsieur, que je fais des efforts pour tacher de vous contenter tousjours, comme vous voyés, par les mêmes principes : mais je fîcibnij an Stemonb.

637

ne say si j’ay réussi. S’il vous reste des difficultés, plus «lies seront expliquées, plus seray j’en état d’y entrer et de me rendre, ou de vous satisfaire.

J’ay tousjours esté fort content, même dès ma jeunesse, de la morale de Platon, et encore en quelque façon de sa Métaphysique : aussi ces deux sciences vont elles de compagnie, comme la mathématique et la physique. Si quelcun reduisoit Platon en système, il rendroit un grand service au genre humain, et l’on verroit que j’y approche un peu. Feu M. Boileau a parlé un peu trop en Janséniste, en appelant les anciens ces antiques damnés. Les Jesuites sont plus raisonnables sur ce chapitre. Mais je crois que M. Boileau a voulu railler. Quand j’etois jeune garçon, les etudians de mon age chantoient : Summus Aristoteles, Plato et Euripides, oeciderunt in profundum.

Je ne savois pas que Mylord Shaftsbury etoit l’auteur du petit livre sur l’utilité de la raillerie, lorsque je fis des remarques là dessus. Aussi ne les donnay je à personne, me contentant de les avoir fait lire à Madame l’Electrice. Je trouvay par après que M. le Comte de Shaftsbury s’etoit merveilleusement corrigé dans le progrès de ses méditations, et que d’un Lucien il etoit devenu un Platon : metamorphose asseurement fort extraordinaire, et qui me le fait fort regretter. Ainsi je luy parlay tout d’un autre ton, en faisant des reflexions sur ses caractères. Cependant je vous enverray une copie de mes premières remarques. Mais voicy maintenant de petites reflexions d’une toute autre nature, que je prends la liberté, Monsieur, de vous envoyer, et je vous supplie, après les avoif lues, et même fait copier (si vous le voulés) de les mettre dans la lettre sub sigillo volante, adressée à M. l’Abbé de St. Pierre, que je vous prie de faire cacheter et de l’envoyer ainsi à M. l’Abbé Varignon avec la lettre pour luy ; car c’est lui qui m’a envoyé celle de Mr. l’Abbé de St. Pierre, avec son ouvrage du Projet de la Paix perpétuelle, sur lequel l’auteur m’a demandé mon sentiment. Ce Projet marque beaucoup de bonne intention, et contient des raisons solides. Il est très seur que si les hommes vouloient, ils se pourraient délivrer de ces trois grands fléaux, la guerre, la peste, et la famine. Quant aux deux derniers, chaque Souverain le peut ; mais contre la guerre il faudrait cet accord des Souverains qu’il est difficile d’obtenir. Cette matière curieuse pouvoit recevoir de plus grands embellisemens, sur tout par l’Histoire.

638

Seifrntg an ftemonb.

Je m’imagine que M. Sully, 1’Anglois, est enfoncé dans quelque ouvrage mécanique, et qu’il sera assidu chez Messieurs de l’Academie ; car il est fort appliqué à sa profession. Je ne say s’il vous aura donné un petit Traité sur la maniéré de bien gouverner les horloges à pendule et les montres à spirale, qu’il a fait imprimer à Vienne. Il y a joint une petite lettre sur l’invention de ces choses, que je luy ay écrite. Il est asseurement capable d’y faire quelque chose de bon. Et comme il est jeune, laborieux et ingénieux, je l’ay exhorté à entreprendre un ouvrage complet sur l’horlogerie, qui nous manque encore. Il y a mille jolies inventions qui meriteroient d’etre décrites. Ainsi fungor vice cotis. Cependant vous ferés bien, Monsieur, de le faire appeler : il m’a paru modeste et officieux ; il a pentétre eu peur de vous importuner. Je n’espere pas qu’il sera allé quelque part : en ce cas il auroit tort de n’avoir pas pris congé de vous ; et j’espere encor plus qu’il ne sera point tombé malade.

Vous aurez la bonté, Monsieur, de marquer à M. l’Abbé Conti et à M. l’Abbé Fraguier, combien je leur suis obligé de leur bontés et de leur bons souhaits, que je rends de tout mon coeur pour beaucoup d’années. M. Hermann et M. Bourguet m’ont dit des merveilles de M. l’Abbé Conti. Je souhaite qu’il fasse part au public de ses méditations belles et singulières. M. l’Abbé Fraguier ne m’est pas seulement connu par votre moyen, il y a long temps qu’on me l’a loué comme un excellent poëte, et comme un excellent philosophe ; encore dernièrement M. le Comte de Bonneval m’a fait son eloge à Vienne. J’attends avec impatience l’ouvrage dont vous me parlés, Monsieur, et qui rendra vos toiles statues vivantes. Le R. P. de Tournemine m’a fait savoir qu’on a fait reimprimer mon ouvrage à Paris, et qu’il ne se debite pas mal. S’il etoit vendu, on pourroit songer à une nouvelle Edition, et vous en sériés le maitre, Monsieur, et me feriez plus d’honneur que je ne merite, en voulant prendre soin de ce qui la pourroit embellir, comme feroient sans faute les deux beaux poëmes de M. l’Abbé Fraguier. Si quelque personne profonde et sincere à Paris nous vouloit donner quelques objections dignes d’etre résolues, on en pourroit profiter. J’accepte de tout mon coeur l’offre obligeante que vous me faites, Monsieur, de me communiquer des nouvelles de votre republique des lettres. Mais vous avés oublié de m’en donner de M. votre frere, qui est si profond, et sur le souhait que j’ay fait qu’il veuille se donner Seibnift an ftemonb.

639

le loisir de traiter mathématiquement et physiquement de toute sorte de jeux, et de les expliquer plus distinctement pour des étrangers, ou pour des gens qui ne les connoissent pas assés, et même pour la postérité. Je l’ay dit plus d’une fois : les hommes ne paraissent jamais plus ingénieux que dans les jeux et dans le badinage ; et les philosophes en doivent profiter pour perfectionner Fart des arts, qui est Fart de penser.

Je crois que la voye de M. de Martine sera tousjours la meilleure pour une communication prompte et seure.

N’y at—il pas aujourdhuy à Paris une poste particulière pour la ville, comme il y en a à Londres qui s’appela penny-post ? On y peut faire rendre seurement et promptement des lettres, en les envoyant seulement au bureau du quartier, sans avoir besoin d’envoyer des valets bien loin. Je ne say si le bureau d’adresse a été rétabli à Paris ; il y a été commencé et abandonné plus d’une fois. Cependant celuy de Londres subsiste ; on l’appele House of intelligence. Oserais je encor vous faire une priera, Monsieur ? II y a un habile homme à Paris, Auditeur de la chambre des Comptes, qui a donné une seconde Edition de l’ouvrage généalogique du P. Anselme sur la Maison Royale et les Officiers de la Couronne de France, où il a mis beaucoup du sien. 11 promet un ouvrage sur les origines et genealogies des Maisons Souveraines de l’Europe. Je voudrois le connoitre et entrer en quelque commerce avec luy, parce que je suis quelques fois arrêté sur ces origines, que je ne puis me dispenser de toucher. Ainsi je vous supplie de m’informer de son nom et de ses circonstances. Mons. d’Hozier vit il encore ? Je suis avec zèle et obligation, Monsieur, votre etc.

Hanover H. Février 4715.

P. S. Dans le Journal Literaire de Hollande des mois de Juillet et d’Aoust il y a un endroit pag. 459, où il est dit que FAcademie de Bourdeaux donnera un prix à celuy qui expliquera le mieux les variations du Baromètre. M. le Duc de la Force, Protecteur de l’Académie, fera donner une Medaille à celuy à qui l’Académie adjugera le prix. Je doute qu’on puisse apporter quelque chose de fort nouveau là dessus, après la raison que j’ay donnée, pourquoy ordinairement le baromètre est plus haut dans un temps serein, et plus bas quand il va pleuvoir, qui est que les gouttes qui tombent ne pesent plus dans le cylindre d’air. M. de Fontenelle parle 640

ftemonb an ßeibnij.

amplement de mon explication dans l’Histoire de l’Academie des Sciences de Fan 474 4 . Les irrégularités qui font manquer la regle, viennent principalement des vents. Je suis cependant curieux d’apprendre ce qu’on y décidera le premier May prochain.

XII.

9iemonb an Seibnij.

Vous me ferez grand plaisir de me donner des nouvelles de vostre santé. La goutte est un mal douloureux, et je vous avoue que malgré mon respect pour les Stoiciens, je ne puis pas croire que la douleur ne soit pas un mal. Je ne suis pas fâché que cette incommodité que vous me dites estre legere vous retienne dans vostre cabinet ; mais je le suis extrêmement de ce qu’elle vous a empesché d’accompagner Mad. la princesse de Galles en Angleterre. Je me flattois que ce pays en estant si proche, vous ne pourriez pas résister à tous nos empressements. Tout ce qu’il y a ici d’hommes dignes de ce nom, vous respectent et vous admirent ; quel ravissement en particulier pour moi et combien je cueillerais de fleurs pour en orner la teste du plus sage et du plus éclairé des humains. Je vous rends mille très humbles grâces de la bonté, avec laquelle vous avez daigné repondre à quelques édaircissemens que j’ai osé vous demander sur vostre système ; rien ne sauroit estre ni plus profond ni plus lumineux. Si vous aviez reoeu une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire par Mons. Àsberg, Conseiller du Duc de Wolfenbutel, vous m’auriez dit aussi votre sentiment sur la philosophie des Chinois, sur laquelle j’ai beaucoup médité. Je souhaitois de savoir là dessus vos pensées pour regier les miennes. Ce que j’ai veu de meilleur est un petit écrit du P. Longobardi, que les Missions étrangères firent imprimer en 4704. Le R. P. Mallebranche en a bien profité dans son dialogue entre le Chinois et le Chrétien. C’est une piece assez curieuse. Votre préfacé sur Novissima Sinica est d’un homme supérieur et plein de grandes veues, mais vous n’entrez pas dans l’examen du système philosophique des Lettrez qui me paraissent gens d’esprit et de méditation ; il est vrai que non erat his loous. Autant que je puis juger des fragments de Stemonb an Seibnig.

641

Confucius que nous avons en Latin et penetrer jusqu’au philosophe à travers le Jesuite qui le cache souvent. J’y trouve tout à fait le système de Platon au moins quant à la morale et à la métaphysique, omnia esse quam ordinatissima, quae regula valet in Physicis sicut in moralibus. On pourroit reunir dans ce point bien des sectes qui paraissent contraires par s’expliquer d’une maniéré differente. La nouvelle édition des oeuvres de feu Mylord Shaftsbury, corrigée avec soin par l’Âuteur les dernieres années de sa vie> doit paraître présentement en Angleterre embellie de vos admirables jugemens sur ces mémés oeuvres. 11 est vrai que vos reflexions m’enchantèrent et je les relis souvent. Voyez par là, combien je vous serai obligé, si vous voulez bien me faire part de vos premières remarques ; tout ce qui vient de vous m’est si precieux que je n’en suis pas tout à fait indigne. Le livre de M. l’abbé de St» Pierre va acquérir un grand merite, par ce qu’il lui a attiré de votre part. Voila ce qu’on peut appeler savoir l’histoire et quel en est le véritable usage. Je le copiai d’abord et je le garde comme un trésor, dont cependant je fais part à tout ce que j’en crois digne. Il m’obligea indirectement il y a quelques années de lire son projet et je lui demandai pardon de l’avoir trouvé beaucoup meilleur que je ne l’avois imaginé. La connoissance qu’on a de l’ouvrier a nui ici à la réputation de l’ouvrage ; on croit qu’il ne peut sortir rien de bon de la teste de l’abbé de St. Pierre.

Mons. de Sully est revenu et m’a donné son petit livre qui est très curieux ; mais je l’ai exhorté à donner un traité complet de l’horlogerie et de commencer par définir et expliquer toutes les pièces qui composent une machine si admirable. 11 a goûté ma proposition. Je crois qu’il demeurera ici et je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi. J’ai fait lire son livre à Mons. Varignon qui me le rapporta hier. Nous parlâmes toujours de vous ; il vous rend justice, et c’est ne donner aucune borne à son admiration. Depuis le marquis de l’Hôpital dont la société etoit douce et avec qui j’ai fort vécu dans ma jeunesse, Mons. Varignon est le seul mathématicien qui m’ait paru un homme aimable. Les autres ne sont qu’abbrutis par ces connoissances et j’ai pensé souvent à ces deux especes de Geometrie que Platon distingue, dont l’une ne fait que des artisans et l’autre convient au philosophe, quoique MT Varignon soit encore plus un honnete homme qu’un philosophe dans le sens de Platon. III. 41

642

fflemonb an Seibni).

On a beaucoup discouru ici de ce libelle de Mr Keill, inséré dans les Journaux littéraires de Hollande, et les petits Cartésiens y ont applaudi. Je serois fâché que vous y repondissiez en vostre nom, et quoique je croie l’écrit de M. Newton, cependant comme il ne paroit pas, je ne crois pas qu’il vous convienne d’entrer en lice avec M. Keill. J’aimerois mieux qu’il parut qu’on eut tiré de vous les eclaircissemens, preuves, lettres etc. Je me plains fort de M. le comte de Bonneval, s’il ne vous a rien dit de moi, car nous avons été autrefois fort amis. En cas qu’il m’ait oublié, vous me ferez plaisir de me rappeler dans l’honneur de son souvenir.

Le Pere Tournemine vous a dit vrai, les essais de Theodioée ont été reimprimez ici, mais l’édition est moins belle que celle de Hollande qui n’est pas trop belle. Si je m’en meslois, je serois bien difficile sur le papier et sur les caractères. J’en ferois deux volumes et je voudrois rassembler dans le second ce qui est epars dans les differens Journaux et qui peut avoir rapport à differens endroits de la Theodicée, comme sur l’harmonie préétablie, sur les idées, sur la Dynamique, qui me semble estre le fondement de votre système etc. et finir ce recueil d’eclaircisscmens par votre dernier écrit dont vous m’avez fait part et que vous avez composé en faveur de M. le pr. Eugene. J’y joindrois votre belle piece de vers à M. l’abbé Fraguier et les deux qu’il a faittes avec quelques fragments de vos lettres qui auroient rapport à des articles differens du recueil. Je voudrois que cela fit un corps complet de morale et de métaphysique ; pour cela il faudroit savoir si vous n’avez rien à ajouter aux Essais, 2. que vous eussiez la bonté de me fournir une note exacte de ce qui doit composer le second volume. Je me chargerai du reste. Le Tournemine n’est que vanité et ignorance, si j’ose vous dire ce que je pense et ce qu’en pensent les savants Jesuites.

Mon frere de Montmaur vous est bien obligé de toutes vos honnetetez. Je l’exhorte à profiter de vos conseils dont il reconnoit l’utilité. 11 m’a assuré qu’il avoit eu l’honneur de vous écrire en vous envoiant la derniere édition de son livre, et je l’ai assuré de mon costé que vous n’aviez receu ni son livre ni sa lettre. Il me paroit fort en commerce avec Messieurs Bernoully, il y a quelques mois qu’il m’en amena un (je crois que c’est le neveu), il ne me parut estre autre chose qu’une machine montée à la Geometrie. Tout esprit qui regarde les mathématiques comme une ttemonb nn fidbirig.

643

fin me paroit petit ; elles ne doivent estre que des moiens des instruments ; au moins je le crois ainsi, quand je vois principalement ce que Platon chez les Anciens et ce que Monsieur de Leibniz en ont fait. L’Auditeur de la chambre des comptes qui avoit travaillé sur l’ouvrage du P. Anselme, s’appeloit Mr Fourmy ; il estoit habile homme, c’est vous dire qu’il est mort, mais M. d’Hozier est encore en vie. Il y a un Mr Rousseau et un MT de Clerambaut qui ont de la réputation pour ces généalogies et ces sortes d’antiquitez. Je ferai là dessus ce que vous m’ordonnerez, et il n’y a personne au monde qui ne se tienne fort honoré d’estre en quelque commerce avec vous.

Il paraîtra dans douze ou quinze jours un petit livre du P. Mallebranche sur le livre de l’action de Dieu etc. Il prétend y avoir traitté fort exactement l’article de la liberté. Sa vieillesse n’est pas en repos, car un jeune Jesuite fait imprimer contre tous ses ouvrages un gros in 4°, divisé en trois parties ; il l’examine comme philosophe et comme Theologien, comme philosophe en tant que Cartésien et en tant que P. Mallebranche ce qu’il a de commun avec son maître et ce qu’il a changé ou ajouté à ses dogmes. L’ouvrage est bien fait ; j’en ai lu une grande partie en manuscrit.

J’ai parcouru le nouveau tome des mémoires de l’Academie des Sciences ; il m’a paru plus foible, moins rempli de choses qu’à l’ordinaire ; il y a de jolies observations de M. Maraldy sur les Abeilles ; l’eloge de Mr Cassini n’est pas mal. Si Fontanelle n’avoit pas un faux gout de bel esprit et qu’il put résister à des traits de plaisanterie un peu bourgeoise, ce qu’il écrit vaudroit mieux.

Son disciple Mr de la Motte est bien malmené par Mad. Dacier. Notre pays est trop aimable, nous en sommes à disputer si Homere est un bon ou un mauvais poete, il y a guerre ouverte entre les caffez et les gens de lettres.

O saeclum insipiens et inficetuml est tout ce qu’on peut tirer de moi.

Le P. Hardouin achevé sa table des Conciles qu’il fait avec grand soin et qui vaudra un commentaire. Il m’a promit de nous donner une nouvelle édition de Pline fort augmentée, et il va s’y mettre incessamment, elle est toute preste. Je souhaiterois qu’on ajouta à chaque article 41*

644

ßcibnij an SRemonb.

de celte histoire naturelle ce que le teins a fait trouver depuis Pline ; il me semble que ce seroit un beau dessein.

J’aurai l’honneur de vous instruire exactement de ce qui se décidera dans l’Àcademie de Bourdeaux. Je suis avec beaucoup de respect, d’admiration et de reconnoissance etc.

Mons. l’abbé Conti et Mons. l’abbé Fraguier vous font mille complimens. Vous estes toujours au milieu de nous, à Paris ce 1. d’Avril 1715.

xm.

Seifmij an Otemoni).

Ne*) prenés pas en mauvaise part, je vous en prie, que j’aye été si long temps sans repondre. Je n’ay pas été trop bien, et j’ay été bien occupé. La goutte par bonheur ne me cause pas de grandes douleurs : aussi est ce plustot un arthritis vaga ; mais en recompense elle m’empoche quelques fois d’agir. 11 y a eu des semaines oh je ne pouvois point écrire, et depuis quelques semaines je n’ay pas été en estât de marcher ; une ouverture à la jambe est survenue. Porté comme je suis à me flatter, je m’imagine que cela ne doit pas avoir si tot de trop mauvaises suites. Et quand le contraire arriveroit, mon erreur aura été agreable, et m’aura préservé des chagrins qu’une autre opinion plus timide me pourroit causer. Je n’ay pas encore veu ce que les Peres Lombardi et Malebranche ont donné sur la Philosophie des Chinois ; et je serois bien aise d’en avoir plus d’information, puisque vous y trouvés, Monsieur, quelque chose de considérable, et de ressemblant aux sentimens du divin Platon. J’ay fait savoir à M. le Comte de Bonneval que vous vous souveniés de luy avantageusement, et je ne doute point, Monsieur, d’apprendre par la réponse de mon Ami, qu’il vous en est bien obligé. J’ay receu enfin un exemplaire de l’édition de Paris de ma Theodicée, qui est in 12°, et en caractère plus menu que celle de Hollande. M. le Baron d’imhof, qui est allé en Angleterre complimenter le Roy de la

  • ) $on bicfcm ©riefe i|t nur ein furjer Kulgug unter ben Seibnijifôen ÜDfrmufcripten uorfyinben.

ßeibnij an ÈRcmonb.

645

Grande Bretagne de la part de M. le Duc de Wolfenbuttel, sur son avenement à la Couronne, et qui ira de là en France complimenter le Roy sur la paix avec l’Empire, vous portera encore quelques bagatelles de ma part : mes premières Remarques sur un Livre de Milord Shaftsbury, et une espèce de Dialogue contenant quelques Reflexions sur certains Entretiens du R. P. Malebranche. 11 y a bien long temps que j’ay fait ce Dialogue, et ce n’est pas grand chose.

Ma Dynamique demanderoit un ouvrage exprès ; car je n’ay pas encore tout dit ny communiqué ce que j’ay à dire là dessus. Vous avés raison, Monsieur, de juger que c’est en bonne partie le fondement de mon système, parce qu’on y apprend la différence entre les vérités dont la nécessité est brute et géométrique, et entre les vérités qui ont leur source dans la convenance et dans les Anales. Et c’est comme un Commentaire sur ce beau passage du Phaedon de Platon, que j’ay cité quelque part dans un Journal, qu’en supposant qu’une Intelligence produit toutes choses, il faut trouver leur sources dans les causes finales. Socrate y blâme Ânaxagore, qui avoit dit qu’une Intelligence vooç avoit produit les choses, et après cela n’avoit parlé que du concours des corpuscules, sans employer cette Intelligence et sans marquer les fins des choses. Pour varier un peu, M. d’Imhof vous apportera aussi une Dissertation courte, mais un peu paradoxe, que j’ay faite sur l’Origine des François, sur leur premier, second, troisième et quatrième gites. Je prouve par des passages formels, mais peu observés, des Anciens, qu’ils sont venus originairement de la Mer Baltique ; que leur second gîte a été entre la riviere du Mein et les montagnes du Harz ; le troisième entre le Weser et le Rhin ; et le quatrième dans les Gaules. Je vous prie, Monsieur, de n’en rien dire encore aux amis, jusqu’à ce que vous ayez receu cet Ecrit, que je vous supplieray de faire alors bien copier, afin que M. le Baron d’Imhof le puisse presenter à M. le Marquis de Torcy, car quand M. d’Imhof a passé icy, le temps ne me permettoit pas de le faire bien copier. Comme M. Keill écrit d’une maniéré un peu grossière, je ne luy répondrai pas. Pourquoy se chamailler avec de telles gens ? Je pense à repondre à ces Messieurs par des realités, quand j’en auray un peu plus le loisir. Je n’ay pas même encore lu le Livret de M. Keill avec attention. Cependant en le parcourant je n’ay rien remarqué qui paroisse prouver ce qu’il prétend. Messieurs les Cartésiens vulgaires sont bien aises d’avoir 646

Stibnig en fftemonb.

quelque chose à dire contre moy. Il faut les laisser parler, puisqu’ils ne jugent point avec connoissance de cause.

Je suis fâché que M. Fourmy, Auditeur des Comptes, soit mort ; j’aurois été bien aise de voir ce qu’il auroit donné sur l’Origine des Maisons Souveraines de l’Empire. M. Rousseau et M. Clerambaut ont ils publié quelque chose ? Je pourrois peutetre les consulter un jour sur quelques Maisons Souveraines qui etoient autresfois en France et qui sont eteinles. Peutetre que M. Fourmy a laissé quelque chose, ce qu’on pourroit savoir de ses héritiers.

Faites moy la grâce, Monsieur, de me dire comment s’appele le Jesuite Antagoniste du P. Malebranche. 11 me semble que toutes les matières agitées entre ces Messieurs là sont finales et terminées démonstrativement.

Sans doute, Monsieur, que ce seroit une belle chose si quelqu’un adjoutoit à Pline, ce qui a été découvert par les Modernes. Quoyque le R. P. Hardouin soit un homme de grand savoir, je crois qu’il faudrait pour cela un habile Médecin ou Mathématicien, comme feu M. Perraut le Médecin, ou feu M. Thevenot. M. de Fontanelle, stylé dans ces matières depuis qu’il est Secrétaire de l’Academie des Sciences, pourroit peutetre composer un Pline moderne.

On m’a dit que Mr. votre frere est allé faire un tour en Angleterre, avec quelques Mathématiciens de Paris. Quand j’apprendray son retour, je me donneray l’honneur de luy écrire, car je ne manqueray pas tout à fait de matière. Quelqu’un m’a dit que M. l’Abbé Conti est aussi allé faire un tour en Angleterre.

Je ne say si Messieurs de l’Academie de Bourdeaux adjouteront beaucoup à ce que j’ay donné sur la raison du Baromètre, au moins qui soit réglé. Car les changemens qui ne repondent pas en tout à l’hypothese, viennent principalement des vents.

J’ay oublié de vous dire, Monsieur, qu’autresfois Milady Masham, fille de M. Cudworth, grande Patrone de M. Locke, m’envoya le système intellectuel de feu M. son Pere, où je trouvay beaucoup de savoir, mais non pas assez de méditation. M. Morus etoit Platonicien et Origeniste ; mais il avoit de plaisantes opinions sur la nature de l’Ame, qu’on peut voir dans son Livre de l’Immortalité de l’Ame, traduit de l’Anglois. Je ne say si M. Des Rillettes, grand ami de M. le Duc de Roannez, ßeibnij an fflcmonb.

647

de M. Arnaud et de M. Nicole, vit encore. 11 me raconta comment le Chevalier de Meré avoit donné occasion aux Mathématiciens de méditer sur le hazard, de Alea. Cela me donna occasion de dechifrer quelque chose dans les Oeuvres Posthumes de M. do Meré, où il écrit à M. Pascal, ce que M. Bayle n’avoit point entendu.

Je suis avec beaucoup de zèle etc.

Uanover oe 28 de Juin 4745.

XIV.

geitmig an Stemonb.

J’espere*) que la lettre que je me suis donné l’honneur de vous écrire depuis peu, aura été rendue. Maintenant je prends la liberté, Monsieur, de vous donner avis que M. le Baron d’imhof, Envoyé Extraordinaire de M* le Duc de Wolfenbuttel, sera bien tot à Paris, comme il me le mande par une lettre écrite de Londres le 46 de Juillet, où il marque qu’il partira sans faute dans la semaine suivante, pour la Cour de France. Or il a bien voulu se charger d’un petit paquet pour vous, que je ne doute point qu’il ne vous fasse rendre bien tot après son arrivée. Cependant j’ay voulu vous en avertir, Monsieur, parce qu’il ne s’arrêtera gueres en France, après avoir exécuté sa Commission ; et je souhaitecois qu’il donnât à M. le Marquis de Torcy un Discours que j’ay composé sur l’Origine des François, que je ne serois point fâché qui fût présenté au Roy, si ce Ministre le trouve à propos. Je vous l’envoye maintenant. Ce no sont que peu de feuilles ; j’y découvre quelques notices inconnues à M. de Valois, et à d’autres habiles Ecrivains, parce que j’ay veu des Auteurs anciens, qui leur avoient été inconnus. Or je souhaiterois que cette piece fût copiée par une bonne main, et reliée bien proprement in octavo, pour pouvoir etre présentée à M. le Marquis de Torcy par M. le Baron d’imhof, et j’ose vous supplier, Monsieur, d’en avoir soin ; et si vous trouvés quelque chose qui ne soit pas assés bon François, vous m’obligerés de le corriger. On pourroit mettre, mais seulement dans la Copie qui pourroit etre

  • ) Son btefem Srief Mit ba6 Original unter ben Seibni&ifÿen Stonufcripten.

648

Seibnift an fflemonb.

présentée è M. le Marquis de Torcy, les vers suivans, placés au revers du Titre :

Exiguis egressa locis Gens Francica tandem

Complexa est sceptris solis utramque domum.

MAGNE TIBI LODOIX debet fastigia tanta,

Et capit ex uno Natio fata Viro.

Madame m’a fait la grâce de me faire savoir par une personne avec la-

  1. quelle Elle entretient commerce icy, qu’Elle me permet de luy faire adresser

les lettres que je voudrais envoyer à Monsieur l’Abbé de St. Pierre. Je luy ay envoyé la copie d’un Discours Allemand, qu’un savant Landgrave de Hesse a fait autresfois sur une proposition semblable à la sienne, et dont il a accusé la réception. Mais si Madame me permettoit d’adresser encore à son Altesse Royale les lettres que je me donnerais l’bonneur de vous écrire, cela irait mieux ; et je vous laisse juger, Monsieur, si vous trouverés à propos de luy demander cette permission. Je serais bien aise, Monsieur, d’apprendre si M. votre frere se trouve maintenant à Paris, ou dans le voisinage, car on m’a dit qu’il avoit fait un tour en Angleterre. S’il en est de retour, ou s’il est en France, je me donneray l’honneur de luy écrire.

Je crois vous avoir marqué que vous trouverés quelqu’une de mes bagatelles dans le paquet que M. le Baron d’imhof vous apportera. 11 y aura mes Remarques sur le Discours de Mylord Shaftsbury, touchant l’usage de la Raillerie : item une maniera de petit Dialogue sur quelques sentimens du R. P. Malebranche. Mais on peut dire que ce sont des Discours Exoteriques, et nullement Acroamatiques. 11 y aura encore un ou deux exemplaires de ma Theodicée. C’est que d’abord que ce livre fut publié, un de mes amis allant en France fut chargé de ma part d’en donner un à M. de Fontenelle, et un autre à M. Martine, qui fait nos affaires à Paris ; mais quelques personnes de considération luy ayant enlevé ces deux exemplaires, il ne put y satisfaire. Ainsi je ne say si je puis oser vous supplier, Monsieur, de faire donner ces deux exemplaires à ces deux Messieurs là, avec un mot de compliment de ma part, qui marque la cause du retardement.

Monsieur le Duc d’Aremberg avoit veu à Vienne le Discours que j’avois destiné à M. le Prince Eugene, et que je vous ay envoyé aussi par Mr. Sully. Or M. le Duc m’ayant fait prier dernièrement par Mr. Sully de luy en laisser prendre une copie, je ne say, Monsieur, si je n’abuse ffiemonb an SUibnig.

649

pas de tos bontés en vous priant de luy communiquer ce Discours, en cas que Mr. Sully vous le demande.

Je comprends bien, Monsieur, ce que vous me dites au sujet de deux personnes connues dans la republique des lettres, l’un Religieux, l’autre Abbé, qui m’honorent de quelque correspondance, et se montrent officieux à mon égard. Et vous jugés bien qu’il est juste que je leur marque réciproquement de la considération, quoyque je ne sois pas tousjours dans leur sentimens, et qu’ils ne se donnent point la peine d’entrer dans les miens. Et si je me trompe, j’aime tousjours mieux me tromper à l’avantage qu’au desavantage des personnes. Je suis encor de cette humeur en lisant les auteurs. J’y cherche non pas ce que j’y pourrois reprendre, mais ce qui y merite d’etre approuvé, et dont je pourrois profiter. Cette methode n’est point la plus à la mode, mais elle est la plus équitable et la plus utile. Cependant quoyqu’il y ait peu de personnes et peu de livres où je ne trouve quelque chose dont on pourroit profiter, je say faire différence comme il faut, entre les uns et les autres, par rapport à l’estime et par rapport à la confiance.

Repassant sur le contenu de cette lettre j’en suis quasi tout honteux, et tenté de la dechirer, parce qu’elle ne contient que des commissions dont je vous charge, et j’ay peur qu’elles n’aillent à l’importunité. Mais votre bonté me rassure, et je remets le tout à votre commodité, étant avec zèle etc.

Hanover 29. Juillet 4745.

XV.

tRemonb an Ôeilmij.

On copie exactement vos savantes recherches sur l’origine des François, et je ferai relier ce manuscript d’une façon convenable. Mais comme le Roy Louis XIV est mort et que malgré les projets risibles de quelques fous malintentionez, Monseigneur le Duc d’Orleans est déclaré Regent du Royaume, je crois qu’il seroit à propos que vous m’envoyassiez d’autres vers que les premiers ; vous serez plus heureux. Puisque vostre escrit sera lu et par conséquent très prisé, il voudra mieux que je le lui pre650

ffiemonb an Stibnig.

sente de votre part ; le don sera reçu plus agréablement que s’il passoit par les mains de M. de Torcy.

Votre dialogue sur le Mallebranchisme et vos jugements sur la dissertation de Milord Shaftsbury m’ont fait un plaisir infini. J’ai encore été plus charmé de votre lettre latine sur les principes de Pufendorf ; j’aurai la vanité de vous avouer que j’en ai toujours jugé de même, je ne le compare point à Grotius, quoique Grotius mesme ainsi que tous les Jurisconsultes ne prenne gueres la Justice qu’après la société établie, il faut donc monter jusqu’à Platon qui considere la vertu dans l’homme pris à part et qui prouve que l’ordre qui se trouve ou qu’il établit dans les facultés de son ame, dans sa republique intérieure qui a un magistrat né, une populace, et des troupes qui peuvent se ranger du bon ou du mauvais costé, que cet ordre, dis je, fait sa perfection et son bonheur, le rend ami do Dieu qui est l’ordre même etc. Ce système est d’une simplicité et d’une fécondité qui me ravissent toujours ; il est indépendant (selon Platon) des punitions et des récompenses dont il ne laisse pas d’approuver l’usage hors à l’egard de ceux qu’un bon naturel aidé d’une éducation très eclairée peut faire connoitre et aimer la dignité et la beauté de la vertu en elle même. De cela seul on tire les principes du droit positif jusqu’aux cas les plus éloignez et dont la décision devient très aisée. J’ai fait rendre à Mr Martine et à M. de Fontenelle les Theodicées que vous leur aviez destinées, et ils vous en rendent mille grâces. M. de Sully a l’excellent écrit que vous avez composé pour Monsieur le prince Eugene et que vous m’avez fait l’honneur de m’envoier ; M. le Duc d’Àremberg a souhaité de le voir, quoiqu’à la vie qu’il mene ici, il ne paroisse pas fort occupé de métaphysique.

M. Coste a eu la bonté de me copier et de m’envoier d’Angleterre les judicieuses remarques, que vous avez faittes sur le livre de l’Entendement humain de M. Lock.

Mons. l’abbé Conti qui m’écrit très souvent, est charmé de ce pays là ; il me paroit que M. Newton n’a rien de caché pour lui ; je suis donc présentement très instruit des sentimens particuliers des Philosophes Anglois. Les dernieres pages du livre de M. Newton sont bien embrouillées, sa conversation est plus libre et plus dégagée.

M. llugony est bien loin d’ici ; quand je scaurai où il reside, je ne manquerai pas de lui faire tenir la lettre que vous m’avez envoiée pour lui.

ffiemonb an ßeibnij.

651

Puisque vous m’avez montré quelque curiosité pour le livre de M. Terrasson, je vous l’envoie, atque his suppliciis te remunerabor. J’y joins le livre du P. Du Tertre, Jesuite, contre la philosophie du P. Mallebranche qui se meurt.

Dans ce petit écrit des missions étrangères il n’y a rien de curieux que la dissertation du P. Longobardy ; elle m’a paru instructive et bien exposer les opinions de Lettrez. J’y ai joint le petit dialogue du P. Mallebranche, c’est là dessus principalement que je vous supplie de m’ecrire un peu au long. Je vous avoue que je trouve du bon dans quelques dogmes de ces Chinois et je serais ravi que vous voulussiez bien y donner quelques moments pour mon instruction.

Mais n’avez vous point lu un petit livre de M. Colens Anglois sur la liberté de penser ? il a été traduit en françois et vous feriez bien, Monsieur, d’y ajouter vos reflexions dont jo suis tous les jours plus charmé. Si ce livret n’est point venu jusqu’à vous ; je vous l’enverrai par M. le Baron d’Imhoff, dont le caractère sage et poli me plait tout à fait, à Paris ce 4 de Septembre 1745.

XVI.

ftemonb an ßeibnij.

Aussilost que votre petite dissertation sur l’origine des François sera copiée, je ferai relier le manuscript suivant vos ordres et j’aurai l’honneur de le presenter de vostre part à S. A. R. Je vous envoie une lettre pour vous que Monsieur l’abbé Conti m’avoit laissée en partant pour l’Angleterre, et j’y joins quelques articles extraits de ses lettres qui regardent Mr Newton ; j’ai perdu ou je n’ai pu retrouver la derniere qui contenoit plus de choses, sur lesquelles j’aurois été fort aise d’avoir vos sentimens.

Si Mr. le Baron d’imhoff n’est point parti, je lui donnerai ce paquet, car il a pris congé, ou j’userai de la permission que Madame m’a donnée. Cet Envoyé paroit homme doux et sensé.

Au moins ne me voyez pas plus occupé depuis la Regence. Je ne demande ni ne veux rien ; je vois de mon petit appartement le tumulte 652

ftemonb an ßeibnij.

de ]a cour et l’agitation des courtisans, mais je vois tout cela dans un calme entier.

Suave mari magno etc.

Actuellement le Regent pense et agit comme un vrai Romain, c’est à dire du bon tems de la Republique et avant les Graques, il veut rétablir ce malheureux royaume ; c’est une grande affaire, et il faut pour cela une paix sure, un long tems et une bonne administration en tout. Comme ses intentions sont parfaittes, je souhaite qu’il prenne des moiens convenables, et son esprit me le fait esperer.

Il me paroit que la tolérance sera assez de son gout dans les choses de religion. Je souhaite que dans l’affaire de la Constitution il soit aussi neutre qu’il croit l’estre ; cela me semble nécessaire pour prévenir un schisme toujours dangereux, car je suis pour la paix, fut elle fondée sur des erreurs. Mr le Cardinal de Rohan qui sort de mon cabinet, est charmé de son esprit et de ses maniérés, c’est vous dire que tout le monde en est très content.

Dans le moment un noble Italien qui vient de Londres m’a apporté une lettre de M. l’abbé Conti dont je vous ferai part ; il ne me mande rien des affaires presentes d’Angleterre, mais je sais que les deux partis sont fort animez. Milord Stair qui est mon ami intime et homme de beaucoup d’esprit n’en disconvient pas.

M. llomberg et mort il y a quelques semaines après une très longue maladie, et le pauvre P. Mallebranche est aussi parti. Ils avoient des opinions bien differentes et se ressembloient assez par l’egalité et la douceur de leurs moeurs, car à Dieu ne plaise que je les compare ensemble sur tout le reste ; je les aimois bien l’un et l’autre, et je respecterai toujours beaucoup la memoire du P. Mallebranche qui estoit un très grand et un très bel esprit.

Je finis pareeque je suis un peu las de copier mon abbé Conti qui me paroit dans l’enthousiasme, pour moi je serai comme Marot là me tiendrai où à present me tiens.

Apres un trait si galant, il ne me reste plus qu’à vous assurer des sentimens de respect et d’admiration etc.

à Paris ce 18 d’Octobre 1715.

Vutgüge auS Êonti’J ©riefen an Äemonb.

653

3ïu8jügc au$ Êonti’ê SBricfen an Stemonb.

30 Juin.

M* Newton ne parle de l’ame et du corps que par rapport aux phenomenes, il proteste d’ignorer parfaitement la nature de ces deux etres. Par corps il n’entend que ce qui est étendu, impénétrable, pesant etc., par ame ce qui pense, ce qui sent en nous etc. Il dit qu’il n’ensuit pas davantage.

Le Docteur Clark va plus loin : il prétend qu’on ne sauroit prouver que l’ame soit quelque chose qui appartienne au corps, et voicy son raisonnement : on démontré que tout corps est divisible, mais on scait par les phenomenes que la substance pensante est quelque chose d’indivisible. Comme ces deux proprietez sont contradictoires, elles ne se sauroient trouver dans le mesme sujet ; par conséquent on ne peut prouver que le corps et l’ame soient la mesme chose. Je crois de ne me tromper pas en disant que cela ne prouve autre chose que l’existence de la force dans les corps : dans les corps il y a une force, et cette force n’est point les corps ; par conséquent elle a des proprietez différentes des corps. Mr Newton prétend de prouver par les phenomenes que l’espace est une propriété de la divinité ; selon lui ou plustot selon ses disciples la pesanteur est produite par une cause qui n’est point mécanique : comme chaque partie de la matière est pesante, on voit qu’il y a dans chaque partie quelque chose qui agit et qui agit avec ordre et par conséquent avec intelligence. Gomme cet estre est répandu dans toute la matière, il est, selon lui, étendue : mais son etendu n’empesche point qu’il ne soit indivisible. L’espace ne se peut pas diviser, et croire que l’Espace est rien, c’est la plus grande folie du monde selon les Anglois. L’espace n’a aucun changement comme les corps, et comme il contient les corps, qu’il est le lieu des corps, qu’il est eternel, qu’il est immense, il a bien plus de perfections que les corps. Si vous demandez ce qu’il y a dans les espaces vuides de matière, les Newtonistes vous repondent, que comme l’espace est une propriété de la divinité, il y a tout ce qui accompagne la divinité.

Mr Newton croit que le système des corps qui est à present et qu’on 654

Kulgögc ou« Conti1« Briefen an IRemonb.

appelé le monde, ne sera point eternel, mais qu’il aura des changemens. Selon lui la terre diminue toujours et le peu de resistence qu’il y a dans les Espaces celestes change peu à peu le mouvement des Planetes. Il y a des Newtonistes qui prétendent que les Cometes entrent quelquesfois dans le soleil et qu’elles fournissent par là la lumière qui sort du soleil pour la lumière : on croit ici qu’il s’ecule toujours du soleil de petits corps qui font la lumière.

Ce qui semble beau dans le système de M. Newton, c’est qu’il ne suppose rien et n’admet dans les choses que ce qu’il y voit ; puis par sagacité il tire des conséquences dont personne ne se seroit avisé. Il ne decide point sur les principes, mais si vous lui accordez qu’il y a certaines loix que l’experience nous fait voir, il tire delà les plus belles propositions qu’on ait jamais veues.

42 de Juillet.

On a publié dans les actes de la Société Royale l’extrait du Commerce epistolicum avec des remarques à la fin touchant la philosophie. On fait voir la différence qu’il y a entre la methode de Mr Newton et celle de Monsieur de Leibniz. On prétend que dans celle de M. Newton il y a plus d’original et que tout ce que Monsieur de Leibniz a ajouté ne sont que des noms qui mal à propos introduisent des questions dans les mathématiques. On justifie après la physique de M. Newton. Il y a, dit on, une philosophie expérimentale et une philosophie conjecturale. La première ne fait que tirer des conséquences des expériences qu’elle compare : la seconde fait des hypothèses et tache par là d’expliquer la cause des phenomenes. M. Newton ne s’est appliqué qu’à la philosophie expérimentale ; des phenomenes de la force, de la pesanteur, de la force electrique et de la force magnétique il tire des conséquences, il ne se soucie des causes : il ne decide pas si la cause de la pesanteur est mécanique ou non, il n’en scait rien ; c’est aux Cartésiens et aux Leibniziens de la démontrer, s’ils peuvent. Voila en peu de mots toute sa justification. Mr Newton ne veut pas expliquer ce que c’est que cet esprit très subtile dont il parle à la fin de ses Principes ; il scait certainement qu’il est materiei, il n’en cherche pas davantage ; il n’a pas assez d’experiences pour aller plus loin ; il est different de l’esprit ou du principe hylarctrique. On fait après un parallele entre la maniéré de philosopher de M. Newton et de Monsieur de Leibniz.

fcutyiige aut (Ëontt’t ©riefen an ötemonb.

655

Mr Newton ne decide point sur la cause de la pesanteur, Monsieur Leibniz dit qu’elle est mécanique. L’un dit que les premières parcelles de la matière sont dures par le pouvoir et par la volonté du créateur ; l’autre qu’elles sont dures par les mouvements conspirants. Mr Newton n’ose affirmer que les motions de la machine animal soient mécaniques ou non, Monsieur de Leibniz donne ces mouvemens à l’harmonie préétablie. Mr N(ewton) dit que Dieu est omnipresens, mais qu’il n’est pas comme l’ame dans le corps ; Monsieur de Leibniz appelé Dieu Intelligentia supramundana, d’où il s’ensuit, dit on, que Dieu ne peut pas faire quelque chose dans les 0017)8 que par miracle. On le querelle fort sur le mot de miracle.

ce 30 d’Aoust.

Je vais trois fois la semaine chez MT Newton et quand je reviendrai à Paris, je vous assure que vous serez content de lui et de moi. Vous ne pouvez pas croire combien il est scavant dans l’ancienne histoire et les reflexions justes et exactes qu’il fait sur les faits. Il a beaucoup lu et beaucoup médité sur l’ecriture sainte, mais il en parle avec une grande sagesse, bien du bon sens, en dépouillant les expressions du sens allégorique et le réduisant à l’histoire. Comme il scait beaucoup l’ancienne histoire des Egyptiens et des Phéniciens ou plustost qu’il a beaucoup médité sur ce que de ces peuples en disent Herodote, Diodore, Eusebe, Manethon etc. il fait usage du caractère et du genie de ces peuples pour bien expliquer le sens de l’ecriture qui a été écrite par des Orientaux, c’est à dire par des gens qui parloient de la meme maniéré. Il croit qu’on ne peut pas prouver par l’ecriture que la matière a été créée, car le mot créer dans l’ecriture ne signifie que former. Il pense que les Etoiles et ce que nous appelons le Ciel a été avant la formation de la terre qui etoit enveloppée dans un grand abysme. Moyse, dit il, a écrit l’histoire de la génération de la terre comme un homme qui étant dans les tenebres ecrivoit successivement ce qu’il voit paroitre. Cependant M. Newton ne pense point qu’absolument on puisse dire que la matière est eternelle, ce qui est eternel est nécessaire et parfait ; or s’il y a un vuide, la matière n’est pas tout. C’est un raisonnement fort simple, mais bien fort.

11 croit qu’on peut fort bien demonstrer par les phenomenes que Dieu 656

ßeibnig an ttemonb.

existe, mais il distingue la nature et Dieu. La nature n’a point de domaine ni de providence et elle n’agit point par des causes finales ; Dieu au contraire a tout cela.

XVII.

Seibnij on SRemonb.

Hanover ce 4 de Novembre 4745.

Je viens de recevoir votre paquet, et je vous remercie des pièces curieuses dont vous m’avés fait part. Je ne vous dis rien sur le procès d’Homere, mais comme après les livres Sacrés, c’est le plus ancien de tous les Auteurs dont il nous restent des ouvrages ; je voudrais qu’on tachât d’éclaircir les difficultés Historiques et Géographiques que la grande antiquité fait naitre dans ses ouvrages, et principalement dans l’Odyssée, touchant l’ancienne Geographie : car tous fabuleux que sont les voyages d’Ulysse, il est tousjours seur qu’Homere l’a mené dans des pays dont on parloit alors, mais qu’il est difficile de reconnoitre maintenant. Je passe aux pièces Philosophiques qui regardent le R. P. de Mallebranche (dont je regrette fort la perte) et qui tendent à éclaircir la Theologie naturelle des Chinois. La réfutation du système de ce Pere, partagée en trois petits Tomes, est sans doute d’un habile homme, car elle est nette et ingenieuse, j’en approuve même une partie, mais une partie en est outrée. On y témoigne trop d’eloignement des sentimens de Descaries et du P. de Mallebranche, lors même qu’ils reçoivent un bon sens. Il seroit temps de quitter ces animosités, que les Cartésiens se sont peutetre attirés en témoignant trop de mépris pour les anciens et pour l’école, où il y a pourtant aussi des solidités qui meritent nôtre attention : ainsi on doit se rendre justice de part et d’autre, et profiter des découvertes des uns et des autres : comme on a droit de rejetter ce que les uns et les autres avancent sans fondement.

(4) On a raison de refuter les Cartésiens, quand ils disent que l’ame n’est autre chose que la pensée, comme aussi quand ils disent que la matière n’est autre chose que l’etendue. Car l’ame est un sujet ou concretum qui pense, et la matière est un sujet étendu, ou doué d’étendue.

ßcibnij cm Stemonb.

667

G’est pourquoy je tiens qu’il ne faut point confondre l’espace avec la matière, quoyque je demeure d’accord, que naturellement il n’y a point d’espacé vuide : l’école a raison de distinguer les Concrets et les Abstraits, lorsqu’il s’agit d’exactitude.

(2) J’accorde aux Cartésiens que l’Ame pense tousjours actuellement, mais je n’accorde point qu’elle s’aperçoit de toutes ses pensées. Car nos grandes perceptions et nos appétits, dont nous nous apercevons, sont composés d’une infinité de petites perceptions et de petites inclinations, dont on ne sauroit s’apercevoir. Et c’est dans les perceptions insensibles que se trouve la raison de ce qui se passe en nous, comme la raison de ce qui se passe dans les corps sensibles, consiste dans les mouvemens insensibles.

(3) On a grande raison aussi de refuter le R. P. de tfallebranche en particulier, lorsqu’il soûtient que l’Ame est purement passive. Je crois d’avoir demonstré que toute substance est active, et l’ame sur tout. C’est aussi l’idée que les anciens et les modernes en ont eue, et l’Entelechie d’Aristote, qui a fait tant de bruit, n’est autre chose que la force ou l’activité, c’est à dire un Etat dont l’action suit naturellement, si rien ne

  • Tempeche. Mais la matière première et pure prise sans les ames ou

vies qui luy sont unies, est purement passive : aussi à proprement parler n’est elle pas une substance, mais quelque chose d’incomplet. Et la matière seconde (comme par exemple le corps organique) n’est pas une substance, mais par une autre raison ; c’est qu’elle est un amas de plusieurs substances, comme un étang plein de poissons, ou comme un trouppeau de brebis, et par conséquent elle est ce qu’on appelé Un um per accidens, en un mot, un phenomene. Une véritable substance (telle qu’un animal) est composée d’une ame immaterielle et d’un corps organique, et o’est le Composé et ces deux qu’on appelé Unum per se. (4) Quant à l’efficace des causes secondes, on a encore raison de la soùtenir contre le sentiment de ce Pere. J’ay démontré que chaque substance ou Monade (telles que sont les Ames) suit ses propres loix, en produisant ses actions sans y pouvoir etre troublée par influence d’une autre substance simple creée ; et qu’ainsi les corps ne changent pas les loix Ethico-Logiques des ames, comme les ames ne changent point non plus les loix Physico-mecaniques des corps. C’est pourquoy les causes secondes agissent véritablement, mais sans aucune influence d’une subm. 42

658

fieibuig an Memonb.

stance simple creée sur une autre ; et les ames s’accordent avec les corps et entre elles en vertu de l’harmonie préétablie, et nullement par une influence physique mutuelle, sauve l’union métaphysique de Famé et de son corps, qui les fait composer unum per se, un animal, un vivant. On a donc eu raison de refuter le sentiment de ceux qui nient l’Action des causes secondes ; mais il faut le faire sans renouveller les fausses influences telles que sont les especes de l’Ecole.

(5) Le P. Mallebranche s’estoit servi de cet argument : que l’etendue n’étant pas une maniéré d’étre de la matière, doit estre sa substance. L’Auteur de la Refutation distingue (Tom. 1. p. 94) entre les maniérés d’etre purement negatives et les maniérés d’etre positives ; et il prétend que l’etendue est une des maniérés d’elre de la seconde sorte, lesquelles il croit pouvoir etre conçues par elles mêmes. Mais il n’y a point de maniérés d’estre positives, elles consistent toutes dans la variété des limitations, et toutes ne peuvent etre conçues que par l’étre dont elles sont les maniérés et les façons. Et quant à l’étendue on peut dire qu’elle n’est pas une manière d’etre de la matière, et cependant qu’elle n’est pas une substance non plus. Qu’est elle donc ? dirés vous, Monsieur. Je réponds, qu’elle est un attribut des substances, et il y a bien de la différence entre * les attributs et les maniérés d’étre.

(6) 11 me semble aussi que l’auteur de la Refutation ne combat pas bien le sentiment des Cartésiens sur l’infini, qu’ils considerent avec raison comme antérieur au fini et dont le fini n’est qu’une limitation. 11 dit (p. 303 du 4. Tome) que si l’esprit avoit une veue claire et directe de l’infini, le Pere de Mallebranche n’auroit pas eu besoin de tant de raisonnemens pour nous y faire penser. Mais par le même argument on rejetteroit la connoissance très simple et très naturelle que nous avons de la divinité. Ces sortes d’objections ne valent rien : car on a besoin de travail et d’application, pour donner aux hommes l’attention nécessaire aux notions les plus simples, et on n’en vient gucres à bout qu’en les rappelant de leur dissipation à eux mémés. C’est aussi pour cela que les Théologiens, qui ont fait des ouvrages sur l’eternité, ont eu besoin de beaucoup de discours, de comparaisons et d’exemples, pour la bien faire connoistre, quoyqu’il n’y ait rien de plus simple que la Notion de l’Eternité. Mais c’est que tout dépend de l’attention en de telles matières. L’Auteur adjoute (Tom. 4. p. 307) que dans la prétendue connoissance de l’infini, ßeibnij on fflemonb.

659

l’esprit voit seulement, que les longueurs peuvent etre mises bout-à-bout et repetées tant qu’on voudra. Fort bien, mais cet auteur pouvoit considerer, que c’est déjà connoistre l’infini, que de connoistre que cette répétition se peut tousjours faire.

(7) Le même Auteur examine dans son second Tome la Theologie naturelle du P. de Mallebranche, mais son début me paroit outré, quoyqu’il déclaré de ne représenter que les soubçons d’autruy. Ce Pere disant que Dieu est l’Estre en general, on prend cela pour un Etre vague et notional, comme est le genre dans la Logique ; et peu s’en faut qu’on n’accuse.le Pere de M. d’Àtheisme ; mais je crois que le Pere a entendu non pas un Etre vague et indéterminé, mais l’Etre absolu, qui diffère des Etres particuliers bornés, comme l’Espace absolu et sans bornes diffère d’un Cercle ou d’un quarré.

(8) Il y a plus d’apparence de combattre le sentiment du P. de M. sur les idées. Car il n’y a aucune nécessité (ce semble) de les prendre pour quelque chose qui soit hors de nous. Il suffit de considerer les idées comme des Notions, c’est à dire comme des modifications de notre ame. C’est ainsi que l’Ecole, M. des Cartes et M. Arnaud les prennent. Mais comme Dieu est la source des possibilités et par conséquent des idées, on peut excuser et même louer ce Pere d’avoir changé de termes et d’avoir donné aux idées une signification plus relevée en les distinguant des Notions et en les prenant pour des perfections qui sont en Dieu, auxquelles nous participons par nos connoissances. Ce langage mystique du Pere n’étoit donc point nécessaire, mais je trouve qu’il est utile, car il nous fait mieux envisager nostre dépendance de Dieu. Il semble même que Platon parlant des idées, et S. Augustin parlânt de la vérité, ont eu des pensées approchantes, que je trouve fort raisonnables, et c’est la partie du système du Pere de Mallebranche que je serois bien aise qu’on conservât avec les phrases et formules qui en dependent, comme je suis bien aise qu’on conserve la partie la plus solide de la Theologie des Mystiques. Et bien loin de dire avec l’auteur de la Refutation (T. 2. p. 304) que le système de S. Augustin est un peu infecté du langage et des opinions Platoniciennes, je dirois qu’il en est enrichi, et qu’elles luy donnent du relief.

(9) J’en dis presque autant du sentiment du P. M. quand il asseure, que nous voyons tout en Dieu. Je dis que c’est une expression qu’on peut 42*

660

Seibni) on ttemonb.

excuser el même louer, pourveu qu’on la prenne bien, car il est plus aisé de s’y méprendre que dans l’article précédant des idées. 11 est donc bon de considerer, que non seulement dans le système du P. M/ mais encore dans le mien, Dieu seul est l’objet immédiat externe des Âmes, exerçant sur elles une influence reelle. Et quoyque l’Ecole vulgaire semble admettre d’autres influences par le moyen de certaines especès,. qu’elle croit que les objets envoyent dans l’ame, elle ne laisse pas de reconnoitre que toutes nos perfections sont un don continuel de Dieu, et une participation bornée de sa perfection infinie. Ce qui sufflt pour juger qu’encore ce qu’il y a de vray et de bon dans nos connoissances est une’ émanation de la lumière de Dieu, et que c’est dans ce sens qu’on peut dire que nous voyons les choses en Dieu.

(40) Le Troisième Tome réfuté le système de la Theologie revelée du Pere de Mailebranche, par rapport sur tout à la grâce et à la prédestination. Mais comme je n’ay point assés étudié les sentimens Theologiques particuliers de cet auteur, et comme je crois d’avoir assés éclairci la matière dans mes Essais de Theodicée, je me dispense d’y entrer à present. Il resteroit maintenant de vous parler, Monsieur, de la Theologie Naturelle des Lettrés Chinois, selon ce que le Pere Longobardi Jesuite et le P. Antoine de S. Marie de l’ordre des Mineurs nous en rapportent dans les Traités que vous m’avés envoyés pour en avoir mon sentiment, aussi bien que sur la maniéré dont le R. P. de Mallebranche s’est pris pour donner à un Chinois lettré quelque entrée dans notre Theologie, mais cela demande une lettre à part. Celle que je viens d’écrire étant déjà assés prolixe, je suis avec zele etc.

XVIII.

geifmi$ an $emottï>.

Hanover ce 6 de Decembr. 4715.

Comme je vous ay écrit depuis peu par M. Hulin, compagnon de voyage du jeune M. Pequet, cette lettre sera courte, mais l’inclose en recompense est assés longue et même double. Elle est écrite autant pour vous, Monsieur, que pour M. l’Abbé Conti, car vous m’avés témoigné de ficibnig on ffltmonb.

661

le désirer. Je vous ay encore écrit par ia voyc ordinaire dernièrement, sousmettant’ à votre jugement des petites reflexions sur l’ouvrage contre le R. P. Malebranche, que vous m’aviés envoyé. Je défends ce Pere, et je l’abandonne, selon. J’ay vù depuis peu la Logique du P. Buffler*). Elle ne me satisfait nullement, quoyqu’il y ait quelques bons endroits. 11 paroist peu informé des Mathématiques, puisqu’il s’imagine plaisamment, que les Mathématiciens se mettent en peine de demonstrer que le globe de la terre se pourroit soutenir sur une cguille, et bagatelles semblables. Si Monsieur Homberg a laissé quelque chose par écrit, il sera bon de le conserver. Ayés la bonté de vous en informer, Monsieur, comme aussi s’il n’a pas eu quelque aide du collaborateur, informé un peu de ses observations et veues, dont il n’a pas encore fait part au public ; c’est à fin qu’elles ne se perdent point. Il estoit Allemand, originaire de Halberstat, mais comme il estoit né aux Indes orientales, il s’appeloit quelques fois Indien.

Votre suave mari magno etc. me plait extrêmement, cependant il ne faut point se priver des occasions de faire du bien, pour pourvoir seulement à son repos : aussi suis j’asseuré que vous ne le faites pas. Non nobis tantum nati sumus, partem nostri sibi amici vindicant, partem patria, egö ut scis, addo : Deus totum. Mgr. le Regent merite notre admiration ; on m’a communiqué cet Anagramme que vous aurés vu sans doute : DUC D’ORLEANS REGENT. C’EST L’AGE D’OR RENDU. Son Altesse Royale s’y prend comme il faut pour cela, et il faut esperer que la providence secondera ses bonnes intentions. Il fait bien de tenir la balance droite entre les partis. Les Jésuites n’ont pas tant de tort dans le fond, mais ils ont tort dans les maniérés de s’estra érigés en persécuteurs. Je crois que si leur adversaires etoient les inaistres, ils seroient aussi intraitables qu’eux. Il est bon cependant de faire sentir aux Romains que les gens en deçà des Alpes ne veulent pas etre leur dupes.

Comme les malintentionnés d’Ecosse ou d’Angleterre ne seront point secondés de dehors, leur mouvemens ne sauroient durer : des coups fourrés sont plus à craindre.

  • ) Les Principes du Raisonnement exposés en deux Logiques nouvelles avec les

Remarques sur les Logiques qui ont eu le plus de réputation de notre temps par le P. Buffier de la Compagnie de Jesus, à Paris chez Pierre Witte. 1714. 12°.

662

ftentonb an Seibnift.

Je ne suis pas fâché que M. l’Abbé Conti se soit Anglisé un peu et pour un temps (pourveu qu’il soit le même pour ses amis) ; il reviendra à nous par rapport aux sentimens, quand le charme des impressions presentes sera passé. En attendant, pendant qu’il donne dans le sens de ces Messieurs, il en profitera mieux. Cependant je luy envoyé un petit préservatif, à fin que la contagion n’opere trop fortement sur luy. Et je suis avez zele etc.

XIX.

9temonfc an ßeitmij.

Aussitost que j’ai eu le petit traité de l’origine des François bien copié et relié convenablement, j’ai eu l’honneur de le montrer è Madame que je trouvai toute instruitte et qui en avoit deja parlé à S. A. R. Le lendemain comme j’etois chez Madame la Duchesse d’Orleans le soir, S. A. R. y descendit ; j’epvoiai quérir mon present qui fut reçu avec tous les agremens possibles ; il en lut d’abord les vers dont il me parut flatté et le commencement de la dissertation, puis ordonna qu’on le porta dans son cabinet et qu’on le mit sur sa table. Il me fit l’honneur de m’ordonner de vous faire bien des remerciemens. Le peu de courtisans qui se trouvent présents crurent d’abord que c’estoit quelque mauvais livre de ma façon, mais je les détrompai bien vite et dès que j’eus prononcé vostre nom, le respect prit la place des plaisanteries et l’on parla des vous comme de l’ornement du genre humain. J’eus l’audace de vous louer comme si j’en avois été digne et je vous supplie de me le pardonner. J’ai été charmé de votre jugement sur le livre qui contient la réfutation du P. de Mallebranche, ainsi que tout ce que vous avez écrit à Monsieur l’abbé Conti. Sur toute sorte de sujets vous estes le même, toujours Monsieur de Leibniz. J’en ai fait un paquet (bien entendu que j’en avois tiré de bonnes copies) que le premier courier de Milord Stair portera en Angleterre.

Je vous avoue que je n’ai pas seulement eu la curiosité de voir la logique du P. Buffier, parcequ’etant au collège et n’aiant pas dix ans, le P. Buffier qui etoit mon préfet me sembloit un hanneton ou un farfadet et ftemonb an Eeibnig.

663

je ne pouvois depuis m’empescher de rire quand je voiois dans les affiches aux coins de rues l’art de bien raisonner par le P. Buffier. 11 est possible que suave mari mag no me plaise un peu trop, mais j’avoue qu’fl me plaist tous les jours davantage. J’ai fait dans ma jeunesse un dialogue sur les emplois publics, où il y avoit du bon, parceque j’y faisois grand usage des principes établis par Platon. Quoique le gouvernement present soit meilleur que le précédant et qu’il convienne mieux à un homme de bien, cependant je ne trouve encore rien d’assez fort pour me faire abandonner otium literatum quo nihil est jucundius et in hac faece Romuli nihil magis expetendum.

Les papiers de feu M. Homberg sont entre les mains de M. Geoffroy qui est de l’Academie des Sciences de Paris et de la Société Royale de Londres ; on les fera imprimer le plustost qu’il se pourra. 11 y a un cours entier de Chymie et un petit traité de la Generation. Il ne sa voit’ pas écrire, mais il estoit exact et vrai dans ses opérations. Toute la philosophie selon lui estoit dans l’usage de la pincette, et ainsi il faisoit peu de cas des anciens et des modernes. J’en riois souvent avec lui, car il n’estimoit que les Ghymistes et entre les Ghymistes il n’estimoit que lui mesme. D’ailleurs très bon homme, d’une société sure et douce, fort modéré et d’un très grand desinteressement, il a soutenu une longue mort avec fermeté. Du reste vous vous estes addressé à M. l’abbé Conti, pour savoir comment on fait un phosphore du miel et du seigle, j’espere que je le préviendrai et que je vous enverrai bientost ces eclaircissemens. M. le Duc d’Orleans s’est réservé à lui personnellement la direction de l’Academie des Sciences ; ainsi je crois que vous ferez une chose très utile et qui lui sera très agreable de communiquer les veues droites, étendues, lumineuses que vous avez pour le progrez des sciences qui vous doivent deja tant.

Mon frere de Montmaur est dans sa terre depuis plusieurs mois ; si vous voulez lui faire l’honneur de lui écrire, j’aurai le soin de lui faire venir vostre lettre.

Monsieur le Duc d’Aremberg est revenu, et il est présentement à Paris. Pour M. de Sully, je n’en entends point parler. Je n’ai pas manqué de donner vostre lettre au S. Hugoni qui est présentement à Strasbourg capitaine reformé dans le regiment de Picardie. Messieurs Hulin et Pequet le jeune m’ont apporté hier un paquet de 664

Scifaift an fflemonb.

vostre pari. Ils m’ont attristé en m’apprenant qu’ils vous dvoient laissé avec la goutte. Je suis étonné qu’avec une incommodité si douloureuse vous conserviez cette meme force et cette meme liberté d’esprit. Je vous supplie de m’en donner des nouvelles, car je prends en vous un interest de disciple, et si je l’ose dire, de fils. Je ferai venir des libraires pour les engager à faire ce que vous souhaitez. J’avois pensé au P. Germont Jesuite, connu par ses disputes contre feu le R. P. Nabillon, qui va donner la loy Salique. C’est un homme de savoir et de mérite, il pouvoit enrichir son édition de ce petit traitté de origine Francorum. Je ne lui en parlerai point que je n’aie eu vostre réponse. Vous recevrez cette lettre par Madame qui a eu la bonté de me dire il y a deja longtems qu’elle vouloit bien estre nostre correspondante. Je finis en vous suppliant de me conserver toujours quelque part dans l’honneur de vos bonnes grâces etc.

à Paris ce 23 de Dec. 1715.

Je ne vous quitte pas des Chinois.

XX.

getfcm$ an 0temonb.

Hanover ce 47 de Janvier 4746.

Je vous dois des grands remercimens de la peine que vous avés prise pour une petite feuille volante de ma façon, et que Madame et vous, Monsieur, avés fait valoir auprès de Monseigneur le Regent. C’est assés que ce grand Prince a daigné d’y jetter les yeux, et que le commencement n’a point déplu à S. À. Royale. Ces Seigneurs qui étoient presens alors, ne m’auront connu apparemment que par ce que vous avés eu la bonté de leur dire de moy, et cela n’ayant été peutétre que trop avantageux, ne peut avoir du poids que par votre autorité.

J’ay peur que le R. P. Germon ne sera pas trop de mon sentiment touchant la loy Salique, comme (pour le dire entre nous) je ne suis pas trop du sien, lorsqu’il a écrit contre le P. Mabillon, et lorsqu’il étale les prétendues corruptions des livres par les heretiques. 11 faudroit publier non seulement des pièces achevées de M. Uomberg, SeiÉmij an dtetnonb. 665 mais encore des essais, expériences et conjectures, car la Physique est sou¬ vent conjecturale. Vous m’obligerés, Monsieur, par la communication du phosphore de miel et de seigle, et par le dernier sur tout, parcequ’il ne vient point ex regno animali. Je suis ravi de l’honneur que Monsgr. le Duc d’Orléans fait aux scien¬ ces, lorsqu’il en fait un cas réservé pour luy. Il faut que M. le Duc d’Àntin soit un Seigneur habile, puisque S. A. R. l’a chargé de la direction de celle des Inscriptions: mes Origines des François sont un peu de la com¬ pétence de cette Académie. J’ay oui dire que M. le Marquis de Torcy avoit formé il y . a deja du temps une espeoe d’Académie de Politique, qui seroit une pepiniere de Ministres publics. J’espere que. M. Sully vous aura rendu au moins mon papier que je vous avois envoyé, Monsieur, par luy, et dont il vous avoit demandé une copie pour M. le Duc d’Arenberg; car je ne voudrois pas qu’il se perdit, cela n’estant point pour tout le monde. Bien loin d’avoir oublié les Chinois, j’ay fait un discours entier sur leur Theologie, touchant Dieu, les Esprits et l’Ame. Et il me semble qu’on peut donner un sens très raisonnable à leur auteurs anciens. 11 ne me paroist point que la conférence du Philosophe Chrestien avec le Philo¬ sophe Chinois, imaginée par le pere de Malebranche, convienne assez aux personnages. Grâces à Dieu, mes maux arthritiques ne sont point fort douloureux, quand je me tiens en repos. Ainsi jusqu’icy ils ne m’empechent point de travailler la plume à la main, excepté quand ils attaquent la main droite. Puisque la santé est la plus importante chose après la vertu, je pense à quelque projet pour etre soumis aux lumières de Monseigneur le Regent, touchant les moyens de mieux avancer en Medecine. Je tiens qu’en pre¬ nant des mesures convenables, on pourroit plus avancer en 40 ans qu’au¬ trement en 400, et que S. A. Royale étant dans la vigueur de son âge, pourroit encore goûter Elle même les fruits de ses soins là dessus. Je suis avec zele etc. P. S. Je vous supplie, Monsieur, de fermer la lettre à Mons. votre frere, avant que de la luy envoyer: je la laisse ouverte, namque tu solebas

Meas esse aliquid putare nugas.
666 - Rémond de Montmort à Leibniz.

Beilage.

Der Brief Remond's de Montmort und dir verfpätete Antwort Leibnizens mögen hier eingeschaltet werden.

Remond[2] de Montmort à Leibniz.

A Paris ce 10 fév. 1714.

Il y a une fatalité étonnante pour que vous receviez ni les lettres ni les livres que j'ai l’honneur de vous envoyer. Dans le temps de la 1ère édition de mon livre Essai d’Analyse sur les jeux de hasard, M. l’abbé Bignon eut la bonté de se charger d’un Exemplaire pour vous et d’une lettre. Je sais que ni l’un ni l’autre ne vous ont été rendus. II y a environ six mois que je remis à mon frère un exemplaire de la nouvelle édition de ce livre avec une lettre. Il me dit hier que vous ne les aviez point reçus, quoiqu’il eut pris une voie qui lui paraissait sûre. Il l’a donné à un Gentilhomme Allemand, homme connu, qui allait à Vienne et qui s’était aussi chargé d’un livre de M. l’abbé de St. Pierre. Mon frère m’a fait part de plusieurs lettres dont vous l’avez honoré. Je les ai lues avec l’admiration que j’ai pour tout ce qui vient de vous.

Il paraît depuis quelques jours un livre de Mme Dacier qui fait du bruit. Il a pour titre Causes de la corruption du Goût. Elle se propose dans cet ouvrage 1° de justifier Homère contre la Critique que M. de la Motte a faite de l’Iliade dans le discours qu’il a mis à la tête de ce Poème qu’il nous a donné en vers à sa manière ; 2° de faire voir que le Poème de M. de la Motte est infiniment au dessous de celui d’Homère ou plutôt qu’il ne vaut rien. Ce Poème de M. de la Motte n’a pas eu ici beaucoup de réputation, mais le discours a été regardé comme un chef d’œuvre soit pour la justesse de la Critique soit pour l’élégance du style. Je ne suis pas capable de juger des raisons de Mme Dacier, je vous dirai seulement qu’il y a partout un air dur et pédant qui dégoute le lecteur. M. de la Moite va répliquer et ne manquera pas de matière. M. l’abbé Terrasson, Philosophe, homme de belles lettres, et assez bon Géomètre, a sous la presse un livre en 3 vol, in 12, dans lequel il se propose d’établir des règles pour juger solidement des ouvrages d’esprit de tout genre. Il prétend démontrer que selon ces règles le fameux Poème du Divin ßeibnij an ftemonb be SRonmort. 667 Homere n’est qu’une miserable rapsodie indigne de l'admiration que les savants superstitieux ont pour luy depuis 2000 ans. Voila Mr la querelle qui occupe icy les gens de lettres. Le Pere Renau a donné un livre, mais ce ne sont que des elemens. On dit icy que l’academie de Berlin est tombée depuis la mort du dernier Roy de Prusse. Ce seroit dommage; le volume qu’elle a donné fort enrichi par vous nous avoit fait concevoir de grandes esperances. Je vous supplie donc, Monsieur, de m’apprendre une voye sure, car je veux vous payer le tribut qui vous est du comme au grand dictateur de la Republique des lettres. Je vous avoue aussi, Monsieur, que si par hazard mon livre avoit le bonheur de meriter quelque approbation de vous, ce seroit chose extrêmement flatteuse pour moy. Enfin je voudrois sçavoir si vous approuvez la liberté que j’ay prise de vous citer dans l’avertisse¬ ment sur tout vers la fin. Je vous prie de croire, Monsieur, que per¬ sonne n’honore plus que moy les admirables talens qui vous ont acquis un nom immortel parmi les hommes et n’est avec plus de respect et de pas¬ sion etc. Si vous recevez cette lettre et que vous voulez me faire l’honneur de m’ecrire, ma demeure est dans le cul de sac de Guimené proche la place Royale. ReUrnig au Stcmonb be SRoitmort* Je croyois que vous étics encor en Angleterre, ayant prié Monsieur votre frere de m’apprendre votre Retour. Enfin il me mande que vous estes déjà chez vous depuis plusieurs mois. Ainsi je ne dois pas différer davantage de vous écrire et de vous remercier de toutes vos bontés. Le gentilhomme qui me devôit porter quelque chose à Vienne, ne m’y aura plus trouvé. Votre excellent ouvrage m’a réjoui extrêmement. Les hommes ne sont jamais plus ingénieux que dans l’invention des jeux; l’esprit s’y trouve à son aise. C’est pourquoy j’ay souhaité qu’un homme aussi habile que vous l’étes, Monsieur, se mit à les examiner. Vous avés rempli mon attente. J’eusse souhaité les loix des jeux un peu mieux décrites, et les termes expliqués en faveur des estrangers et de la postérité. Je souhai- terois que vous achevassiés tous les jeux qui dependent des nombres. Un Eveque de Tournay, nommé Balderic, qui vivoit dans l’onzieme siecle, a laissé une Chronique de Cambray, où il parle lib. t. cap. 88 d’un jeu 668

fieibnq ait dtemoiib be SÄomnort

d’Eveque, inventé par l’Eveque Wieboldus ; les vertus et les passions y entrent, mais on a de la peine à le décbifrer. On trouve certaines rhitbmomachies dans les vieux Manuscrits, et le Duc Auguste de Wolfenbutel, grand pere de celuy d’apresent, ayant publié son livre en Allemand sur les Echecs, y a joint un tel ancien jeu.

Je vois, Monsieur, que vous avés extrêmement bien traité des sommes des sériés des nombres. 11 y a un endroit dans les Actes de Leipzig, où j’ay montré, que les series des nombres rationaux, où la variante n’entre point dans l’exposant, sont ou sommables ou reduisibles à la somme des 4 14 4 4

—. ou des —, ou des — etc. On pourroit venir à bout des —, — etc. x’ xx7 xs r x 3x

parce qu’on les peut faire dépendre des quadratures, et les quadratures se peuvent donner assés près de la vérité ; mais sur —, Series la plus simple de toutes, je ne me satisfais pas encor, car commençant du plus 4 1 4

grand terme et descendant comme pour sommer — + — + — + etc. et con- 1*o t

1 4 4

tinuant à l’infini, ia Series est infinie, au lieu que -7- + T + -0- + eto* * 1 4 y

l’infini fait une somme finie. Quand la variante entre dans l’exposant, et on demande les sommes des Series, ce sont des problèmes à enquerre le plus souvent, sur tout si x dans l’exposant àlloit au quarré ou au delà. Apres les jeux qui dependent uniquement des nombres, viennent les jeux, où entre encor la situation,, comme dans le Trictrac, dans les Dames, et sur tout dans les Echecs. Le jeu nommé leSolitaire me plut assez. Je le pris d’une maniéré renversée, c’est à dire, au lieu de défaire : un composé de pièces selon la loy de ce jeu, qui est de sauter dans une place vuide, et oster la piece sur laquelle on saute, j’ay cru qu’il seroit plus beau de rétablir ce qui a esté défait, en remplissant un trou sur lequel on saute, et par ce moyen on pourroit se proposer de former une telle ou telle figure proposée, si elle est faisable, comme elle est sans doute, si elle est défaisablë. Mais à quoy bon cela ? dirat-on. Je reponds :, ä perfectionner l’art d’inventer. Car il faudrait avoir des méthodes pour venir à bout de tout ce qui se peut trouver par raison. Apres les jeux où n’entre que le nombre et la situation, viendront les jeux où entre le mouvement, comme dans le jeu du billard, et dans le jeu dé paume) Un âribnij an Äemonb.

669

tel jeu est une contestation entre deux vaisseaux qui tachent de se gagner la vènt, supposé qu’ils soyent également bons voiliers. Enfin il seroit à souhaiter qu’on eut un cours entier des jeux, traités mathématiquement. Vous aurés veu, Monsieur, ce que j’ay dit in Miscellaneis Berolinensibus sur le jeu des Chinois, où l’on joue sans se battre, et on ne fait que s’enfermer et affamer, pour ainsi dire, pour obliger l’ennemi à se rendre. Je voudrois qu’on rétablit ludum antiquum latrunculorum, qui ne ressemble à aucun des modernes. La principale loy de ce jeu étoit fort raisonnable : quand ma piece est touchée par deux ennemis à la fois, elle est perdue ; cum vitreus gemino miles ab hoste perit. C’estoit comme des larrons qui venoient fondre sur leur proye ex insidiis. 11 me semble, Monsieur, que vous avés été en Angleterre au beau spectacle de l’Eclipse : mais je m’imagine que vous aurés encor profité du voyage en bien d’autres maniérés. Les Anglois sont profonds, mais ils se sont un peu gâtés depuis quelque tems, en s’appliquant trop aux controverses politiques et tbeologiques. Vous m’obligerés, Monsieur, en me faisant quelque part de vos méditations et observations. La guerre sur Homere ne finira pas si tost, à ce que je voy. Au lieu de disputer sur le merite de l’un des plus anciens auteurs, il faudroit tacher de l’éclaircir, par exemple sur la Geographie* de son temps. Ce seroit une affaire pour Messieurs Boivin ou Terrasson. L*Académie de Berlin n’est point tombée, mais elle ne bat que d’une aile ; peutetre qu’elle se remettra. Si vous me faites la grâce, Monsieur, de m’envoyer quelque chose, soit lettre soit livre, le meilleur sera de l’envoyer à M. de Martine, resident de Geneve, nostre correspondant, car il trouve de temps en temps des occasions d’envoyer quelque chose en Allemagne. Je suis avec zele etc. Hanover 17. Janvier 1716.

XXI.

getbtttg an 9temonb.

27. Janvier 1716.

En revoyant ce que j’avois écrit à Monsieur l’Abbé Conti, j’ay remarqué qu’on pourroit méprendre mon problème, que je l’ay prié de proposer en Angleterre sans me nommer. C’est pourquoy je souhaiterois qu’il 670

ttemonb un Beibni).

ad joutât ces mots : on allégué cet exemple des Hyperboles, non pas pour en demander la solution, car la question a des facilités particulières dans les coniques, mais seulement pour se faire entendre, et Ton demande une methode generale.

J’ay peur que M. l’Abbé Varignon ne soit malade, car je n’ay point eu de ses nouvelles depuis quelque temps : un ami m’a envoyé un exemple du quarré cubique que M. Sauveur avoit proposé dans le nombre impair des cellules. Et depuis il a poussé sa solution jusqu’au nombre pair, et m’en a envoyé un exemple, qu’il destinoit aux curieux strenae loco, à la nouvelle année. Je n’en ay rien appris encor de H. l’Abbé Varignon, ni de la première solution, ny de la derniere. Mais je seray content si j’apprends seulement qu’il les a receues. Car il faut laisser à sa commodité, quand il voudra y faire réponse. On seroit seulement bien aise de savoir ce que M. Sauveur et d’autres personnes qui s’exercent dans les nombres en disent, et on ne demande point que M. Varignon se donne luy même la peine d’examiner la matière. Oserois je vous supplier, Monsieur, de vous en informer, pour contenter mon ami ? J’ay achevé mon discours sur la Theologie naturelle des Chinois. C’est quasi un petit Traité, aussi grand que celuy du pere Malebranche. *) XXII.

9)emonb an fieibnij.

Le P. Germon a lu vostre écrit de origine Francorum, et il est vrai qu’il n’est pas de vostre avis sur quelques articles. J’ai été assez heureux pour juger comme vous dans la dispute que ce Jesuite a eue contre le P. Mabillon, quoiqu’il y ait des observations curieuses et meme assez embarrassantes dans ce qu’il lui a proposé. Je crois bien que les heretiques ont falsifié des textes, mais je crois aussi que ceux qui se disent orthodoxes ont bien plus gâté et corrumpu les livres. Les hommes se croient tout permis pour soutenir la vérité. Ce principe est bon, étant un peu modifié. Le mal est qu’ils honnorent du nom de vérité leurs opinions particulières, et c’est ce qui a causé et ce qui causera bien des malheurs dans ce monde.

•) S>er ©cfiIuÉ fe&It.

ftemonb an Beibnq.

671

Le P. Tournemine a voulu absolument que voqtre dissertation lui fut communiquée. Le P. Germon a de la probité, clu discernement et du savoir ; il n’en est pas de meme du P. Tournemine qui n’a qu’une vanité très arrogante, nul sens et une érudition fautive et superficielle. Nous aurons dans les Journaux de Trévoux qui sont secli quisquilia une belle dissertation de ce grand homme qui rectifiera bien vos idées. Il est également prest sur tout ; je dis souvent en riant qu’il me fait croire un mauvais Principe.

J’ai deja eu l’honneur de vous dire que les papiers de feu Monsieur Homberg ont été remis en bonnes mains. M. Geoffroy qui a sa place dans l’Académie des Sciences en fera part au public, et c’est lui qui m’a promis les differens phosphores que vous souhaitez. Vous avez raison de croire Mons. le D. d’An tin un seigneur très habile ; il l’est en effet, quoiqu’il soit illiteratissimus. L’abbé Anselme prédicateur et qui l’a elevé est celui qui a soing de l’Academie des belles lettres et inscriptions.

Monsieur l’abbé Bignon a conservé quelque sorte d’inspection sur celle des sciences par la faveur d’un de mes amis qui l’a soutenu auprès du Regent. Mon frere de Montmaurt en est, ce qu’ils appellent, je crois, un associé libre, car ils sont très heureux à inventer des mots. La petite Académie de politique fondée par M. de Torcy ne produira pas de grands ministres, il en sortira tout au plus tanquam ex equo Trojano de petits secrétaires d’Ambassade.

Apres une très longue absence M. Sully me vient voir il y a peu de jours ; il doit avoir l’honneur de vous écrire. Je crois qu’il s’est déterminé à s’establir ici.

Je suis inquiet de vos maux arthritiques, car ils sont douloureux, et la douleur est un vrai mal, quoiqu’en veuillent dire les Stoïciens, ou tout au moins pour ne leur pas deplaire, c’est rejectaneum quid. Si vostre estât vous fait penser à la Medecine, je ne doute point que vous n’y découvriez des routes sures et des méthodes nouvelles, et vous estes trop homme de bien pour n’en pas faire part aux autres. Je crois que si le genre humain vous obeissoit, il seroit sage et sain. J’ai donné à mon frere la lettre que vous lui avez fait l’honneur de lui écrire, et je ne doute point qu’il ne m’apporte sa réponse au plustost. Au reste il me paroist que l’addition que vous m’avez envoiée au pro672

Stemonb on Scibnig.

bleme, estoit nécessaire. Les Analystes Anglois et François n’en paroissoient pas fort embarrasses et on devoit meme en mettre la solution dans les Transactions philosophiques. J’envoie cette addition à Mr l’abbé Conti, et je ne doute point qu’elle ne rabatte l’orgueil des Anglois. J’aurai l’honneur de vous en instruire. M. l’abbé Conti est tous les jours plus charmé de l’Angleterre et plus amoureux de Mr Newton. 11 a eu l’honneur de souper avec le Roy d’Angleterre et aux propos de table il paroit bien que ce grand Prince a vécu avec Monsieur de Leibniz. Sa Majesté Britannique voulut savoir de lui l’historique de vostre dispute avec MT Newton. Je lui écris sur tout cela, comme je dois, c’est à dire suivant ce qui je dois à la vérité et à mon attachement déclaré pour vous, car vous devez compter, Monsieur, d’avoir en moi un admirateur 1res sincere et un ami tres fidele.

J’attends vostre discours sur les Chinois avec une impatience qui tient de l’inquietude. Mon repos en est troublé. Ne perdez donc pas, je vous supplie, la première occasion de me l’envoier. Je vous fais mes complimens sur la Rebellion d’Ecosse finie. J’en ai receu moi mesme de très malins sur ce sujet, parceque je suis le seul homme de ce pays qui voie l’Ambassadeur d’Angleterre, mais 4. j’ai toujours cru que l’interest personnel de M. le D. d’Orleans etoit d’estre bien uni avec le Roy George, 2. indépendamment de l’observation des traittez, que je crois estre une chose aussi utile qu’honnete, je n’ai jamais approuvé la petite politique de ceux, qui croient se procurer la paix chez eux par exciter des troubles chez leur voisins. Ma lettre a été interrompue ici par la visite de M. Varignon, qui est en bonne santé. Vous devez avoir receu de ses nouvelles, c’est un homme dont j’estime fort le merite et le savoir. Je vous assure qu’il vous rend bien justice ; jugez par là de ses sentimens pour vous. Je ne puis vous mander aucune nouvelle littéraire. Monsieur Huet m’envoia hier un livre qu’il vient de faire au pluslost de publier sur le commerce et la navigation des anciens. Le sujet est très curieux et je ne doute point qu’il ne soit traitté fort savamment. Monsieur l’abbé Fraguier vous fait ses très humbles compliments. Nous parlons souvent de vous ensemble. Je suis avec mon respect etc. à Paris ce 45 de Mars 4746.

fieibnij an ftemonb.

XXIU.

Scibnij ait SWemonb.

673

Hanover ce 27 de Mars 4746.

Je*) vous remercie des soins que vous prenés de mes petits Ecrits. Je serois bien aise de savoir particulièrement en quoy le R. P. Germon n’est pas de mon avis ; cela me servira ou à éclaircir la matière ou à me corriger. Mais il seroit peutetre de la bienseance que mon Ecrit, avant qu’on en parlât dans le Journal de Trévoux ou ailleurs, fût communiqué à Messieurs de l’Àcadémie Royale des Belles Lettres, où, comme je crois, présidé aussi M. l’Abbé Bignon. Je vous supplie, Monsieur, d’y songer, et, si vous le trouvés à propos, de le communiquer de ma part à cet illustre Abbé, pour etre produit dans l’Académie, et le prier de me faire communiquer les objections. Mais si c’est aujourdhuy l’affaire de M. l’Abbé Anselme, vous aurés la bonté, Monsieur, de luy addresser cela. C’est ainsi que mon Ouvrage sera plus propre ù etre reimprimé avec des corrections et des augmentations. Voilà à quoy il sert de faire imprimer de petits Essais, afin qu’ils deviennent en même temps plus grands et meilleurs.

Mes petits maux sont fort tolerables, et même sans douleur, quand je me tiens en repos. Us ne m’ont point empeché de faire un tour à Brunswic, pour souhaiter un heureux voyage à Madame la Duchesse, Mere de l’imperatrice régnante, qui va trouver sa fille pour assister à l’accouchement. Et ces maux, s’ils ne deviennent point plus grands, ne m’empecheront point dans la suite de faire de plus grands voyages. Mais à present je travaille à achever, mes Annales de l’Empire d’Occident, qui sont presque de trois siècles, et même des plus tenebreux. Je rectifie quantité de points même sur l’Histoire de France. L’Ouvrage sera en état d’etre imprimé avant la fin de cette année. J’ay eu des moyens de lever presque toutes les difficultés chronologiques. Après cela, si Dieu me laisse quelque temps de reste, ce sera pour pousser quelques méditations, et pour les pousser jusqu’à la démonstration.

M. Glarke, Chapelain du Roy de la Grande Bretagne, attaché à M.

  • ) Son biefem unb bem folgenben ©riefe fehlen bie Originale,

m. 43

674

fieibnig an ftemonb.

Newton, dispute avec moy pour son Maitre, et Madame la Princesse de Galles a la bonté de prendre connoissance de notre dispute. Je luy envoyay dernièrement une démonstration que l’Espace, qui est idolum tribus de plusieurs, comme parle Verulamius, n’est plus une Substance, ny un Etre absolu, mais un ordre comme le temps. C’est pour cela que les Anciens ont eu raison d’appeler l’Espace hors du monde, c’est à dire l’Espace sans le corps, imaginaire. Je crois que M. l’Abbé Conti prend connoissance de notre Dispute, et en a communication, quoyqu’il ne me dise plus rien depuis ce que vous m’avés envoyé de sa part. Jusqu’icy on n’a pas bien vu les conséquences de ce.grand principe que rien n’arrive sans une raison suffisante, et il s’ensuit entre autres, que l’Espace n’est pas un Etre absolu.

Je suis fort content que M. l’Abbé Conti estime M. Newton, et en pro6te : et comme il ne me connoit gueres, je ne serois point surpris s’il panchoit plus de son coté ; mais je serois fâché qu’il eût fait quelque chose à mon égard, à quoy j’aurois eu sujet de ne me point attendre. Je l’avois prié de proposer un Probleme sans me nommer ; je crois qu’il l’aura oublié. Mais la resolution en certains cas particuliers, comme en Coniques, n’est rien ; je n’en avois parlé que pour faire entendre le Probleme en general. Le fils de M. Bernoulli, jeune garçon de grande esperance, l’a bien résolu dans un cas particulier des Coniques. Mais M. Bernoulli en a donné une solution generale, et c’est là où l’on attend ceux qui se vantent de mieux savoir le calcul des différences, que M. Bernoulli et mes amis en France. M. l’Abbé Yarignon m’a fait un detail de l’audience que l’Académie des Sciences a eue de Monsieur le Regent, et cela m’a charmé. De ce beau début ne peuvent suivre que des conséquences belles, et même importantes pour le bien general.

Je suis bien aise, Monsieur, que vous soyés ami de Milord Stairs, et vous m’obligerés en luy marquant mes respects, quoyque je luy sois inconnu. Je suis bien assuré que le vrai interest de la France, et de Monsieur le Regent est tel que vous dites, et je ne voudrois pas que des pointillés portassent les gens à s’en ecarter. Je suis même persuadé que dans l’etat present des choses, le feu Roy, s’il vivoit encore, y penseroit plus d’une fois, avant que de s’écarter de la Paix d’Utrecht, sur tout après la Suède bannie de notre Continent. Car toute l’Allemagne a maintenant les mains libres pour secourir l’Angleterre et la Hollande, qui ne manqueficibnij an îRemonb.

675

roient pas d’entrer conjointement en guerre, si l’on violoit le Traité d’Utrecht, et seroient capables de le soutenir, quand même l’Empereur seroit obligé de faire la guerre aux Turcs, comme je crois qu’il arrivera selon toutes les Lettres de Vienne, si les Turcs poussent la guerre contre les Vénitiens.

Je trouve fort raisonnable que la Sorbonne soit pour la supériorité des Conciles, et pour les Libertés Gallicanes ; mais je ne voudrois pas qu’on prit trop le parti de la prétendue grâce efficace par elle-même, et d’autres sentimens outrés des Disciples de St. Augustin. Je crois avoir développé et distingué ces choses dans ma Théodicée, et je voudrois savoir ce qu’en jugent les Théologiens qui ne sont pas trop pour outrer les matières. Il faut que je sois un peu plus libre pour achever tout à fait mon Discours sur la Theologie naturelle Chinoise. Je vous demande pardon, Monsieur, d’ecrire si peu lisiblement, la poste presse, et je suis avec zèle etc.

P. S. Oserois je vous charger de ma Lettre pour son Altesse Royale Madame ?

XXIV.

ßei&nij an tRemonb.

Aux Eaux de Pirmont, à la Cour du Roy de la Grande Bretagne ce 45 d’Aout 1746.

Je prends la liberté de vous recommander M. Nemitsch, qui a été à Paris il n’y a pas long temps, et qui y retourne maintenant avec un jeune Comte de Waldeck, dont il est Gouverneur. Je vous supplie, Monsieur, de luy etre favorable, aussi bien qu’à ce jeune Seigneur, frere du Comte Regent. Vos genereuses bontés pour moy et pour des étrangers, sont si seures que je me flatte de votre permission. Monsieur Nemitsch ayant eu l’avantage d’avoir été connu à son premier voyage de M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, et de M. l’Abbé Baluze, il pourra me procurer le sentiment de ces deux grands Hommes sur mon petit Ouvrage de Origine Francorum, sur les objections du R. P. de Tournemine, et sur ma réponse, que j’espere que ce Reverend Pere aura 43*

676

geibni) an ftemonb.

fait mettre dans les Mémoires de Trévoux, aussi bien que ses objections qui s’y trouvent. Car c’est sur le jugement des personnes d’un merite si eminent qu’on peut faire fond.

Ainsi je vous supplie, Monsieur, de communiquer à M. Nemitsch mon petit Traité Latin imprimé, que j’avois pris la liberté de vous envoyer avec quelques corrections, pour en faire part à ces deux Messieurs, et pour les supplier de ma part, de peser des raisons de part et d’autre, et de dire ce qui leur paroit le plus vraisemblable. Je souhaite pour l’amour du Public et pour l’honneur non seulement de la France, mais encore du siecle, qu’on puisse encore jouir de ces excellens hommes aussi long temps qu’il sera possible. Il paroit qu’ils sont tous deux amis du B. P. de Tournemine, l’un demeurant chez les RR. PP. Jesuites, l’autre ayant adressé quelque chose depuis peu à ce Pere, mais je n’en compte pas moins sur leur équité, et je compte même sur celle de cet illustre Jesuite, à qui M. l’Abbé de S. Pierre aura fait rendre apparemment ma Réponse, que j’ay pris la liberté, Monsieur, de vous envoyer ; et je m’imagine qu’elle aura déjà paru ou paroitra bientost dans les Mémoires de Trévoux. J’espere aussi que M. de Montmort aura receu ma réponse, et je seray ravi de continuer de profiter de ses communications instructives. Je seray bien aise de voir un jour aussi ce qu’il aura écrit à M. Brook Taylor, Anglois. M. Clarke, ou plutost M. Newton, dont M. Clarke soutient les dogmes, est en dispute avec moy sur la Philosophie ; nous avons déjà échangé plusieurs Ecrits, et Madame la Princesse de Galles a la bonté de souffrir que cela passe par ses mains. Le Roy m’a fait la grâce de dire icy, que l’Abbé Conti viendra un jour en Allemagne, pour me convertir. 11 faut voir. Je suis avec zèle etc.

XXV.

tHemonb an fieibnij.

Je vis hier M. Nemitsch et je lui donne suivant vos ordres vostre traitté Latin de Origine Francorum. M. Baluze a quelques connoissances pour en juger, mais je vous assure que M. Huet dont j’aime la personne et dont j’admire le savoir n’est point competent, il ne connoit point ces tems là, encore moins le P. Tournemine qui aime à combattre Stemonb an Seibnq.

677

contre tout ce qu’il y a de grand avec des forces mediocres : aussi est il toujours battu. MT l’abbé de Longrue que j’appele ordinairement un bon Dictionnaire Historique, est ce que nous avons de plus fort pour ces sortes de connoissances, et je le lui ferai communiquer, non pour en juger (qui peut estre vostre juge en ce monde ?) mais pour l’admirer. Mon frere de Montmor m’a communiqué la lettre qu’il préparé pour M. Taylor ; je crois qu’il ne manquera pas de la soumettre à vostre jugement. Mais ne me ferez vous nulle part de vostre dispute avec Monsieur Clark ? C’est un homme dont je fais cas et j’ai veu dans les extraits que M. le Clerc a faits de ses ouvrages, des pensées qui m’ont plu. Je voudrais bien estre instruit des points principaux de la controverse, où je ne doute point que vous ne conserviez la supériorité que vous avez sur tous les hommes.

Je croiois que M. l’abbé Conti suivrait à Hanover Sa Majesté Britannique, et j’estois bien assuré que dans les premières conversations vous le convertiriez, mais il est demeuré en Angleterre, et j’apprends qu’actuellement il est à Oxford. On me mande qu’il se plaint de mon silence ; je crois plustost qu’il se plaint de mes lettres. Je vous supplie de faire rendre cette lettre à Mr l’abbé du Bois. C’est un homme de beaucoup d’esprit, qui aime fort le Regent et qui en est fort aimé. Il a travaillé à nous reunir, et je crois qu’il y a réussi. Vous savez qu’il demeure chez Monsieur Stanhope. Je ne doute point que vous ne vous voyez souvent, que je serais heureux d’estre en tiers avec vous. Je me flatte toujours que vous ferez un voiage en ce pays cy et que je pourai

vivas audire et reddere voces.

Je suis avec mon respect etc.

à Paris ce 2 d’Octobre 1716.

XXVI.

geilmij an Oîemonb.

Vostre silence depuis plusieurs semaines m’a mis en peine. Je craignois pour votre santé, et même pour celle de Monsieur votre frere. Je suis ravi d’etre tiré de peine par rapport à cela sur l’un et sur l’autre.

678

Seibni) an Memonb.

J’attends avec impatience ce que Mons. de Montmort me voudra communiquer. J’ay donné occasion peutetre dans ma lettre à quelques éclaircissemens, et à quelques notices que j’attends de luy. Je ne doute point que sa lettre à M. Taylor ne soit belle et bonne. M. Huet, ancien Eveque d’Avranches, est d’un savoir si universel et d’un si bon jugement, que je crois qu’il pourra encor juger comme il faut de mon essay.

Il est vray que M. Baluze est plus versé dans l’Histoire postérieure. Comme je n’avois point l’honneur de connoistre M. l’Abbé de longue Rue autrement que par réputation, je n’osois m’adresser à luy ; mais vous m’obligerés, Monsieur, de recourir aussi à son jugement. Un Dictionnaire Historique vivant est une merveille. Il y a un Prince en Allemagne qui l’est presque. C’est M. le Duc de Saxe Zeiz. Mons. Clarke et moy nous avons cet honneur que nostre dispute passe par les mains de Madame la Princesse de Galles. J’ay envoyé ma quatrième réponse, et j’attends la sienne sur laquelle je me regleray, car dans la derniere je suis plus prolixe pour finir bientost. Il a fait quasi semblant d’ignorer ma Theodicée, et m’a forcé à des répétitions. J’ay réduit Testât de notre dispute à ce grand Axiome, que rien n’existe ou n’arrive sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoy il en soit plutost ainsi qu’autrement S’il continue à me le nier, où en sera sa sincérité ? S’il me l’accorde, adieu le Yuide, les Atomes, et toute la Philosophie de M. Newton. Quand nous aurons fini, je ne manqueray pas de vous en faire part, et j’espere que Madame la Princesse de Galles m’en donnera la permission.

M. l’Abbé du Bois a tellement voulu etre incognito icy, que je n’ay point osé m’ingerer de chercher l’honneur de sa connoissance, et les derniers jours qu’il a été visible, je n’ay point été oisif. Je vous suis bien obligé de m’avoir adressé une lettre pour luy, qui m’auroit servi de moyen pour m’introduire. Mais comme elle est venue trop tard, je la renvoyé. Au reste, je suis avec zele etc. Hanover 19. Octobr. 1716.


  1. *) Siche die Beilage.
  2. Pierre Rémond de Montmort, le mathématicien, et non Nicolas-François Rémond, son frère, chef des Conseils du duc d'Orléans, auteur des lettres précédentes et suivantes.