Britannicus (éditions Didot, 1854)/Acte II

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Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 133-138).
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ACTE SECOND.





Scène première.

NÉRON, BURRHUS, NARCISSE, gardes.
NÉRON.

N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;
Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère ;
Ils l’écoutent lui seul : et qui suivrait leurs pas
Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :
Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour
Ne le retrouve plus dans Rome ou dans ma cour.
Allez : cet ordre importe au salut de l’empire.

(aux gardes.)
Vous. Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.


Scène II.

NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.

Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance,
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
Et ces sombres regards errants à l’aventure ?
Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.

NÉRON.

Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux.

NARCISSE.

Vous !

NÉRON.

Vous ! Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie.

NARCISSE.

Vous l’aimez !

NÉRON.

Vous l’aimez ! Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
Belle sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler ;
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image :
Elle m’est apparue avec trop d’avantage :
Narcisse, qu’en dis-tu ?

NARCISSE.

Narcisse, qu’en dis-tu ? Quoi, seigneur ! croira-t-on
Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

NÉRON.

Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère
M’imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée :
Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi ! Narcisse, tandis qu’il n’est point de Romaine
Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,
Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César ne les vienne essayer ;
Seule, dans son palais, la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;
Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer !
Dis-moi : Britannicus l’aime-t-il ?

NARCISSE.

Dis-moi : Britannicus l’aime-t-il ? Quoi ! s’il l’aime,
Seigneur ?

NÉRON.

Seigneur ? Si jeune encor, se connaît-il lui même ?
D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?

NARCISSE.

Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.
N’en doutez point, il l’aime. Instruits par tant de charmes,
Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes ;
À ses moindres désirs il sait s’accommoder ;
Et peut-être déjà sait-il persuader.

NÉRON.

Que dis-tu ? Sur son cœur il aurait quelque empire ?

NARCISSE.

Je ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis vous dire,
Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,
Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,
D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa servitude,
Entre l’impatience et la crainte flottant,
Il allait voir Junie, et revenait content.

NÉRON.

D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère :
Néron impunément ne sera pas jaloux.

NARCISSE.

Vous ? Et de quoi, seigneur, vous inquiétez-vous ?
Junie a pu le plaindre et partager ses peines :
Elle n’a vu couler de larmes que les siennes ;
Mais aujourd’hui, seigneur, que ses yeux dessillés,
Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
Attachés sur vos yeux, s’honorer d’un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
Venir en soupirant avouer sa victoire ;

Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé,
Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.

NÉRON.

À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
Que d’importunités !

NARCISSE.

Que d’importunités ! Quoi donc ! qui vous arrête,
Seigneur ?

NÉRON.

Seigneur ? Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse ;
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce
Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force !
Le ciel même en secret semble la condamner :
Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner ;
Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche ;
L’empire vainement demande un héritier.

NARCISSE.

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?
L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ;
Par un double divorce ils s’unirent tous deux ;
Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici, contraire à vos désirs,
N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.

NÉRON.

Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l’imagine
Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé ;
Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

NARCISSE.

N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ?
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle.
Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ;
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

NÉRON.

Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ;
Je m’excite contre elle, et tâche à la braver ;
Mais, je t’expose ici mon âme toute nue,
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je l’offense,
Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis,
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arrête trop : retire-toi, Narcisse ;
Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.

NARCISSE.

Non, non ; Britannicus s’abandonne à ma foi :
Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi,
Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient, surtout, de revoir ses amours,
Il attend de mes soins ce fidèle secours.

NÉRON.

J’y consens ; porte-lui cette douce nouvelle :
Il la verra.

NARCISSE.

Il la verra. Seigneur, bannissez-le loin d’elle.

NÉRON.

J’ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème ;
Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici.
Va retrouver ton maître, et l’amener ici.


Scène III.

NÉRON, JUNIE.
NÉRON.

Vous vous troublez, madame, et changez de visage !
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

JUNIE.

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

NÉRON.

Je le sais bien, madame, et n’ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

JUNIE.

Vous, seigneur ?

NÉRON.

Vous, seigneur ? Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux
Seule pour vous connaître, Octavie ait des yeux ?

JUNIE.

Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ?
À qui demanderais-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas :
De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats.

NÉRON.

Quoi ! madame, est-ce donc une légère offense
De m’avoir si longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ?
Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu’à ce jour,
M’avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour ?
On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée,
Qu’il vous ose, madame, expliquer sa pensée,
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter ;
Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,
Sans que j’en sois instruit que par la renommée.

JUNIE.

Je ne vous nîrai point, seigneur, que ses soupirs
M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
Il n’a point détourné ses regards d’une fille
Seul reste du débris d’une illustre famille :
Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l’objet de ses vœux.
Il m’aime ; il obéit à l’empereur son père,
Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…

NÉRON.

Ma mère a ses desseins, madame ; et j’ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine ;
Ce n’est point par leur choix que je me détermine.
C’est à moi seul, madame, à répondre de vous ;
Et je veux de ma main vous choisir un époux.

JUNIE.

Ah, seigneur ! songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?

NÉRON.

Non, madame, l’époux dont je vous entretiens
Peut, sans honte, assembler vos aïeux et les siens ;
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

JUNIE.

Et quel est donc, seigneur, cet époux ?

NÉRON.

Et quel est donc, seigneur, cet époux ? Moi, madame.

JUNIE.

Vous !

NÉRON.

Vous ! Je vous nommerais, madame, un autre nom,
Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.
Plus j’ai cherché, madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor ;
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit être lui seul l’heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
À qui Rome a commis l’empire des humains.
Vous-même, consultez vos premières années ;
Claudius à son fils les avait destinées ;
Mais c’était en un temps où de l’empire entier
Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.
Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C’est à vous de passer du côté de l’empire.
En vain de ce présent ils m’auraient honoré,
Si votre cœur devait en être séparé ;
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;
Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage :
Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l’univers à qui vous vous devez.

JUNIE.

Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois, dans le cours d’une même journée,
Comme une criminelle amenée en ces lieux ;
Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je me fie,
Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.
Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu’une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille ;
Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur,
S’est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de cette nuit profonde
Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde,
Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

NÉRON.

Je vous ai déjà dit que je la répudie :
Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.
N’accusez point ici mon choix d’aveuglement ;
Je vous réponds de vous ; consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ;
Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d’un refus sujet au repentir.

JUNIE.

Le ciel connaît, seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d’une gloire insensée :
Je sais de vos présents mesurer la grandeur ;
Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,
Plus il me ferait honte, et mettrait en lumière

Le crime d’en avoir dépouillé l'héritière.

NÉRON.

C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus…

JUNIE.

Et pour Britannicus… Il a su me toucher,
Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en cacher.
Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
Absente de la cour, je n’ai pas dû penser,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l’empire devait suivre son hyménée :
Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers, soigneux de les entretenir,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
Et n’a, pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

NÉRON.

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
Que tout autre que lui me paîrait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux :
Madame, il va bientôt paraître devant vous.

JUNIE.

Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée.

NÉRON.

Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ;
Mais, madame, je veux prévenir le danger
Où son ressentiment le pourrait engager.
Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l’offense ;
Et, soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.

JUNIE.

Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir.

NÉRON.

Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

JUNIE.

Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais !


Scène IV.

NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NARCISSE.

Britannicus, seigneur, demande la princesse ;
Il approche.

NÉRON.

Il approche. Qu’il vienne.

JUNIE.

Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur !

NÉRON.

Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur ! Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
Madame, en le voyant, songez que je vous voi.


Scène V.

JUNIE, NARCISSE.
JUNIE.

Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ;
Dis-lui… Je suis perdue ! et je le vois paraître.


Scène VI.

BRITANNICUS, JUNIE, NARCISSE.
BRITANNICUS.

Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux !
Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence,
N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence !
Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M’avez-vous, en secret, adressé quelque plainte ?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé,
Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse absence.

JUNIE.

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance :
Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ;
Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

BRITANNICUS.

Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi ! déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais bannissez, madame, une inutile crainte :
La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ;
Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
La mère de Néron se déclare pour nous.
Rome, de sa conduite elle-même offensée…

JUNIE.

Ah ! seigneur ! vous parlez contre votre pensée.
Vous-même vous m’avez avoué mille fois
Que Rome le louait d’une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage ;
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BRITANNICUS.

Ce discours me surprend, il le faut avouer :
Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
Quoi ! pour vous confier la douleur qui m’accable,
À peine je dérobe un moment favorable ;
Et ce moment si cher, madame, est consumé
À louer l’ennemi dont je suis opprimé !
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux !
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Oh ! si je le croyais… Au nom des dieux, madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

JUNIE.

Retirez-vous, seigneur ; l’empereur va venir.

BRITANNICUS.

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre[1] ?


Scène VII.

NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NÉRON.

Madame…

JUNIE.

Madame… Non, seigneur, je ne puis rien entendre.
Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.


Scène VIII.

NÉRON, NARCISSE.
NÉRON.

Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse : elle a paru jusque dans son silence !
Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer ;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante ;
Et je l’ai vu douter du cœur de son amante.
Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater :
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ;
Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.

NARCISSE, seul.

La fortune t’appelle une seconde fois,
Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.



  1. Dans toutes les éditions faites pendant la vie de l’auteur, on lit ce vers tel qu’il est imprimé ici ; on ne peut donc douter que Racine n’ait mis, à qui dois je m’attendre, et n’ait préféré l’exactitude du sens à celle de la grammaire. (G.)