Britannicus (éditions Didot, 1854)/Acte V

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Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 147-151).
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ACTE CINQUIÈME.





Scène première.

BRITANNICUS, JUNIE.
BRITANNICUS.

Oui, madame, Néron, qui l’aurait pu penser ?
Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ;
Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.
Il éteint cet amour source de tant de haine ;
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire
Il semble me céder la gloire de vous plaire,
Mon cœur, je l’avoûrai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes !
Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n’ont émus ni soupirs ni terreur,
Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur !
Ah, madame !… Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?
D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux
Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?
Qu’est-ce que vous craignez ?

JUNIE.

Qu’est-ce que vous craignez ? Je l’ignore moi-même ;
Mais je crains.

BRITANNICUS.

Mais je crains. Vous m’aimez ?

JUNIE.

Mais je crains. Vous m’aimez ? Hélas ! si je vous aime !

BRITANNICUS.

Néron ne trouble plus notre félicité.

JUNIE.

Mais me répondez-vous de sa sincérité ?

BRITANNICUS.

Quoi ! vous le soupçonnez d’une haine couverte ?

JUNIE.

Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte ;
Il me fuit, il vous cherche ; un si grand changement
Peut-il être, seigneur, l’ouvrage d’un moment ?

BRITANNICUS.

Cet ouvrage, madame, est un coup d’Agrippine :
Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître ;
Je m’en fie à Burrhus ; j’en crois même son maître :
Je crois qu’à mon exemple, impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.

JUNIE.

Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre :
Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.
Je ne connais Néron et la cour que d’un jour ;
Mais, si j’ose le dire, hélas ! dans cette cour

Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !
Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence !
Avec combien de joie on y trahit sa foi !
Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !

BRITANNICUS.

Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?
Non, non, il n’ira point, par un lâche attentat,
Soulever contre lui le peuple et le sénat.
Que dis-je ? il reconnaît sa dernière injustice ;
Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse.
Ah ! s’il vous avait dit, ma princesse, à quel point…

JUNIE.

Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point ?

BRITANNICUS.

Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s’en défie ?

JUNIE.

Et que sais-je ? Il y va, seigneur, de votre vie :
Tout m’est suspect : je crains que tout ne soit séduit ;
Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,
Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.
Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez
Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ;
Si Néron, irrité de notre intelligence,
Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ;
S’il préparait ses coups tandis que je vous vois ;
Et si je vous parlais pour la dernière fois !
Ah, prince !

BRITANNICUS.

Ah, prince ! Vous pleurez ! Ah, ma chère princesse !
Et pour moi jusque-là votre cœur s’intéresse !
Quoi, madame ! en un jour où, plein de sa grandeur,
Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,
Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux,
Refuser un empire, et pleurer à mes yeux !
Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes :
Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
Je me rendrais suspect par un plus long séjour :
Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour,
Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,
Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.
Adieu.

JUNIE.

Adieu. Prince…

BRITANNICUS.

Adieu. Prince… On m’attend, madame, il faut partir.

JUNIE.

Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.


Scène II.

BRITANNICUS, AGRIPPINE, JUNIE.
AGRIPPINE.

Prince, que tardez-vous ? partez en diligence.
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les conviés
Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez.
Ne faites point languir une si juste envie ;
Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie.

BRITANNICUS.

Allez, belle Junie ; et, d’un esprit content,
Hâtez-vous d’embrasser ma sœur qui vous attend.
Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces,
Madame ; et de vos soins j’irai vous rendre grâces.


Scène III.

AGRIPPINE, JUNIE.
AGRIPPINE.

Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux,
Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?
Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?

JUNIE.

Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,
Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?
Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle.
Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,
Le changement, madame, est commun à la cour ;
Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.

AGRIPPINE.

Il suffit ; j’ai parlé, tout a changé de face :
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d’une paix jurée entre mes mains ;
Néron m’en a donné des gages trop certains.
Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses
Il m’a renouvelé la foi de ses promesses ;
Par quels embrassements il vient de m’arrêter !
Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter.
Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue :
Il s’épanchait en fils qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
Mais bientôt reprenant un visage sévère,
Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d’où dépend le destin des humains.
Non, il le faut ici confesser à sa gloire,
Son cœur n’enferme point une malice noire ;
Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté,
Abusaient contre nous de sa facilité :
Mais enfin, à son tour, leur puissance décline ;

Rome encore une fois va connaître Agrippine ;
Déjà de ma faveur on adore le bruit.
Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit :
Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.
Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus !
Que peut-on faire ?

JUNIE.

Que peut-on faire ? Ô ciel, sauvez Britannicus !


Scène IV.

AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.
AGRIPPINE.

Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…

BURRHUS.

Madame, c’en est fait, Britannicus expire.

JUNIE.

Ah ! mon prince !

AGRIPPINE.

Ah ! mon prince ! Il expire ?

BURRHUS.

Ah ! mon prince ! Il expire ? Ou plutôt il est mort,
Madame.

JUNIE.

Madame. Pardonnez, madame, à ce transport,
Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.


Scène V.

AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.

Quel attentat, Burrhus !

BURRHUS.

Quel attentat, Burrhus ! Je n’y pourrai survivre,
Madame ; il faut quitter la cour et l’empereur.

AGRIPPINE.

Quoi ! du sang de son frère il n’a point eu d’horreur !

BURRHUS.

Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.
À peine l’empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l’embrasse, on se tait ; et soudain
César prend le premier une coupe à la main :
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
« Ma main de cette coupe épanche les prémices,
« Dit-il. Dieux, que j’appelle à cette effusion,
« Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
La moitié s’épouvante et sort avec des cris ;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage,
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D’aucun étonnement il ne paraît touché ;
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
« A souvent sans péril attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,
D’une odieuse cour j’ai traversé la presse ;
Et j’allais, accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

AGRIPPINE.

Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.


Scène VI.

NÉRON, AGRIPPINE, BURRHUS, NARCISSE.
NÉRON, voyant Agrippine.

Dieux !

AGRIPPINE.

Dieux ! Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort : je reconnais les coups ;
Je connais l’assassin.

NÉRON.

Je connais l’assassin. Et qui, madame ?

AGRIPPINE.

Je connais l’assassin. Et qui, madame ? Vous.

NÉRON.

Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable.
Et, si l’on veut, madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ;
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

AGRIPPINE.

Non, non, Britannicus est mort empoisonné ;
Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.

NÉRON.

Madame !… Mais qui peut vous tenir ce langage ?

NARCISSE.

Eh, seigneur ! ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?
Britannicus, madame, eut des desseins secrets
Qui vous auraient coûté de plus justes regrets :
Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie ;
De vos propres bontés il vous aurait punie.
Il vous trompait vous-même ; et son cœur offensé
Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.
Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie,
Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,

Sur ma fidélité César s’en soit remis,
Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis :
Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :
Mais vous…

AGRIPPINE.

Mais vous… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu te vas signaler ;
Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer :
Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ;
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies ;
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ;
Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours,
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.

NÉRON.

Adieu : tu peux sortir. Narcisse, suivez-moi.


Scène VII.

AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.

Ah ciel ! de mes soupçons quelle était l’injustice !
Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse !
Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?
C’en est fait, le cruel n’a plus rien qui l’arrête ;
Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à votre tour.

BURRHUS.

Ah, madame ! pour moi, j’ai vécu trop d’un jour.
Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !
Qu’il ne m’eût pas donné, par ce triste attentat,
Un gage trop certain des malheurs de l’État !
Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;
Sa jalousie a pu l’armer contre son frère :
Mais s’il vous faut, madame, expliquer ma douleur ;
Néron l’a vu mourir sans changer de couleur,
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.
Qu’il achève, madame, et qu’il fasse périr
Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,
La plus soudaine mort me sera la plus chère.


Scène VIII.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
ALBINE.

Ah, madame ! ah, seigneur ! courez vers l’empereur ;
Venez sauver César de sa propre fureur ;
Il se voit pour jamais séparé de Junie.

AGRIPPINE.

Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?

ALBINE.

Pour accabler César d’un éternel ennui,
Madame, sans mourir elle est morte pour lui,
Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie,
Mais bientôt elle a pris des chemins écartés,
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
Que de ses bras pressants elle tenait liés :
« Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse,
« Protége en ce moment le reste de ta race ;
« Rome, dans ton palais, vient de voir immoler
« Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
« On veut après sa mort que je lui sois parjure ;
« Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
« Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
« Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »
Le peuple, cependant, que ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l’environne,
S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui,
D’une commune voix la prend sous son appui ;
Ils la mènent au temple où depuis tant d’années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux
César les voit partir sans oser les distraire.
Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire
Il vole vers Junie, et, sans s’épouvanter,
D’une profane main commence à l’arrêter.
De mille coups mortels son audace est punie ;
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d’objets en même temps frappé,
Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ;
Le nom seul de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés

N’osent lever au ciel leurs regards égarés ;
Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,
Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.
Le temps presse : courez. Il ne faut qu’un caprice ;
Il se perdrait, madame.

AGRIPPINE.

Il se perdrait, madame. Il se ferait justice.
Mais, Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports :
Voyons quel changement produiront ses remords ;
S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.

BURRHUS.

Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !