Bruges-la-Morte/12
XII
Hugues souffrait ; de jour en jour les dissemblances s’accentuaient. Même au physique, il ne lui était plus possible de s’illusionner encore. Le visage de Jane avait pris une certaine dureté, en même temps qu’une fatigue, un pli sous les yeux qui jetait comme une ombre sur la nacre toujours pareille et la pupille de jais. La fantaisie aussi lui était revenue, comme au temps de sa vie de théâtre, de se velouter de poudre les joues, de se carminer la bouche, de se noircir les sourcils.
Hugues avait essayé en vain de la dissuader de ce maquillage, si en désaccord avec le naturel et chaste visage dont il se souvenait. Jane raillait, ironique, dure, emportée. Mentalement, il se remémorait alors la douceur de la morte, son humeur égale, ses paroles d’une noblesse si tendre, comme effeuillées de sa bouche. Dix années de vie commune sans une querelle, sans un de ces mots noirs qui montent comme la vase du fond remué d’une âme.
Les différences entre les deux femmes se précisaient maintenant chaque jour davantage. Oh ! non, la morte n’était pas ainsi ! Cette évidence le navra, supprimant ce qui avait été l’excuse d’une aventure dont il commençait à voir la misère. Une gêne, presque une honte l’envahit : il n’osait plus songer à celle qu’il avait tant pleurée et vis-à-vis de laquelle il commençait à se sentir coupable.
Dans les salons où s’éternisent des souvenirs d’elle, il n’allait plus qu’à peine, troublé, confus devant le regard de ses portraits, un regard — eût-on dit — qui reproche. Et la chevelure continuait à reposer dans la boîte de verre, presque délaissée, où la poussière accumulait sa petite cendre grise.
Plus que jamais, il se sentait l’âme toute molle et désemparée : sortant, rentrant, sortant encore, chassé pour ainsi dire de sa demeure à celle de Jane, attiré à son visage quand il en était loin, et pris de regrets, de remords, de mépris de lui-même, quand il se retrouvait auprès d’elle.
Son ménage aussi allait à la débandade ; plus rien de ponctuel, d’organisé. Il donnait des ordres, puis les changeait ; contremandait ses repas. La vieille Barbe ne savait plus comment régler sa besogne, s’approvisionner. Triste, inquiète, elle priait Dieu pour son maître, sachant la cause…
Car souvent on apportait des notes, des factures acquittées, réclamant des sommes importantes pour les achats faits par cette femme. Barbe, qui les recevait en l’absence de son maître, demeurait stupéfaite : d’incessantes toilettes, des colifichets, des bijoux ruineux, toutes sortes d’objets qu’elle obtenait à crédit, usant et abusant du nom de son amant, dans les magasins de la ville où elle achetait sans cesse, avec une prodigalité qui rit de la dépense.
Hugues cédait à tous ses caprices. Pourtant elle ne lui en sut aucun gré. De plus en plus, elle multipliait ses sorties, s’absentant parfois une journée entière, et le soir aussi ; ajournant les rendez-vous pris avec Hugues, lui écrivant des billets hâtifs.
Maintenant elle prétendait avoir noué quelques relations. Elle avait des amies. Est-ce qu’elle pouvait toujours vivre seule ainsi ? À un autre moment, elle lui annonça que sa sœur était malade, une sœur qui habitait Lille et dont elle ne lui avait jamais parlé. Il lui faudrait aller la voir. Elle resta absente quelques jours. Quand elle revint, les mêmes manèges recommencèrent : vie éparse, absences, sorties, va-et-vient d’éventail, flux et reflux où l’existence de Hugues se trouvait suspendue.
À la longue, il conçut quelques soupçons ; il l’épia ; alla, le soir, rôder autour de sa demeure, fantôme nocturne dans cette Bruges endormie. Il connut le guet dissimulé, les haltes haletantes, les coups de sonnette brefs dont la titillation meurt dans les corridors qui se taisent, la veille en plein vent jusque tard dans la nuit devant une fenêtre éclairée, écran du store où passe en ombres chinoises une silhouette qu’on croit à chaque seconde voir apparaître double.
Il ne s’agissait plus de la morte ; c’est Jane dont le charme peu à peu l’avait ensorcelé et qu’il tremblait de perdre. Ce n’est plus seulement son visage, c’est sa chair, c’est tout son corps dont la vision s’évoquait pour lui, brûlante, de l’autre côté de la nuit, tandis qu’il n’en apercevait que l’ombre flottant dans les plis des rideaux… Oui ! il l’aimait elle-même, puisqu’il en était jaloux, jusqu’à en souffrir, jusqu’à en pleurer, quand il la surveillait, le soir, cinglé par le minuit des carillons, par les petites pluies, incessantes en ce Nord, où sans trêve les nuages s’effilochent en bruines.
Et il restait, guettant toujours, allant de long en large dans un court espace comme dans un préau, parlant tout haut en vagues paroles de somnambule, malgré la pluie qui s’activait — neige fondue, boues, ciels brouillés, fin d’hiver, toute la désolante tristesse des choses…
Il aurait voulu savoir, élucider, voir… Ah ! quelle angoisse ! et quelle âme avait-elle donc, cette femme, pour lui faire mal ainsi, tandis que l’autre — la si bonne, la morte — semblait à ces minutes suprêmes de sa détresse se lever dans la nuit, le regarder avec les yeux apitoyés de la lune.
Hugues n’était plus dupe ; il avait surpris des mensonges chez Jane, rejointoyé des indices ; il fut bientôt éclairé tout à fait quand plurent chez lui, selon une habitude en ces villes de province, les lettres, les cartes anonymes pleines d’injures, d’ironies, de détails sur les tromperies, les désordres qu’il avait déjà soupçonnés… On lui donnait des noms, des preuves. Voilà l’aboutissement de cette liaison avec une femme de rencontre où une cause, si avouable au début, l’avait entraîné. Quant à elle, il romprait ; voilà tout ! Mais comment remédier à la déchéance vis-à-vis de lui-même, à son deuil tombé dans le ridicule, à cette chose sacrée, qu’étaient son culte et son sincère désespoir, devenue la risée publique ?
Hugues s’affligea. Jane aussi était finie pour lui ; c’est comme si la morte mourait une seconde fois. Ah ! tout ce qu’il avait déjà enduré de cette femme fantasque, trompeuse !
Il alla chez elle un dernier soir pour se délivrer, dans l’adieu, du poids de douleur accumulé en son âme à cause d’elle.
Sans colère, avec un infini navrement, il lui raconta qu’il avait tout appris ; et comme elle le prenait de haut, mauvaise, avec un air de bravade : « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? », il lui montra les délations, les honteux papiers…
— « Tu es sot assez pour croire à des lettres anonymes ? » Et elle se mit à rire d’un rire cruel, découvrant ses dents blanches, des dents faites pour des proies.
Hugues observa : « Vos propres manèges m’avaient déjà édifié. »
Jane, devenue tout à coup furieuse, allait, venait, faisait claquer les portes battant l’air de sa jupe.
— Eh bien ! si c’était vrai ? s’exclama-t-elle.
Puis, après un instant :
— D’ailleurs, j’en ai assez de vivre ici ! Je vais partir.
Hugues, tandis qu’elle parlait, l’avait regardée. Dans la clarté de la lampe, il revit son clair visage, ses prunelles noires, ses cheveux d’un or faux et teint, faux comme son cœur et son amour ! Non ! ce n’était plus là la figure de la morte ; mais, frémissante en ce peignoir où sa gorge haletait, c’était bien la femme qu’il avait étreinte ; et, quand il l’entendit s’écrier : « Je vais partir ! » toute son âme chavira, se retourna vers un infini d’ombre…
À cette solennelle minute, il sentit qu’après les illusions du mirage et de la ressemblance, il l’avait aimée aussi avec ses sens — passion tardive, triste octobre qu’enfièvre un hasard de roses remontantes !
Toutes ses idées lui tourbillonnaient dans la tête ; il ne sut plus qu’une chose : il souffrait, il avait mal, et il ne souffrirait plus si Jane ne menaçait pas de partir. Telle qu’elle était, il la voulait encore. Il avait honte, intérieurement, de sa lâcheté ; mais il ne pourrait plus vivre sans elle… D’ailleurs, qui sait ? le monde est si méchant ? Elle n’avait même pas voulu se justifier.
Alors il fut pris tout à coup d’une immense détresse devant cette fin d’un rêve qu’il sentait à l’agonie (les ruptures d’amour sont comme une petite mort, ayant aussi leurs départs sans adieux). Mais ce n’est pas seulement la séparation d’avec Jane ni le bris du miroir aux reflets qui le navraient le plus à ce moment : il éprouvait surtout une épouvante de songer qu’il était menacé de se retrouver seul — face à face avec la ville — sans plus personne entre la ville et lui. Certes, il l’avait choisie, cette Bruges irrémédiable, et sa grise mélancolie. Mais le poids de l’ombre des tours était trop lourd ! Et Jane l’avait habitué à en sentir l’ombre arrêtée par elle sur son âme. Maintenant il la subirait toute. Il allait se retrouver seul, en proie aux cloches ! Plus seul, comme dans un second veuvage ! La ville aussi lui paraîtrait plus morte.
Hugues, affolé, s’élança vers Jane, saisit sa main et supplia : « Reste ! reste ! j’étais fou… » la voix molle, mouillée à des larmes — eût-on dit — comme s’il avait pleuré en dedans.
Ce soir-là, en s’en retournant au long des quais, il se sentit inquiet, dans l’appréhension d’on ne sait quel péril. Des idées funèbres l’assaillirent. La morte le hanta. Elle semblait revenue, flottait au loin, emmaillotée en linceul dans le brouillard. Hugues se jugea plus que jamais en faute vis-à-vis d’elle. Soudain, un vent s’éleva. Les peupliers du bord se plaignirent. Une agitation tourmenta les cygnes dans le canal qu’il longeait, ces beaux cygnes centenaires et séculaires, descendus d’un blason — dit la légende — et que la Ville fut condamnée à entretenir à perpétuité, cygnes expiatoires, pour avoir mis à mort injustement un seigneur qui en avait dans ses armes.
Or les cygnes, si calmes et blancs d’ordinaire, s’effarèrent, éraillant la moire du canal, impressionnables, fiévreux, autour d’un des leurs qui battait des ailes et, s’y appuyant, se levait sur l’eau, comme un malade s’agite, veut sortir de son lit.
L’oiseau semblait souffrir : il criait par intervalles ; puis, s’enlevant d’un essor, son cri, par la distance, s’adoucit ; ce fut une voix blessée, presque humaine, un vrai chant qui se module…
Hugues regardait, écoutait, troublé devant cette scène mystérieuse. Il se rappela la croyance populaire. Oui ! le cygne chantait ! Il allait donc mourir, ou du moins sentait la mort dans l’air !
Hugues frissonna. Était-ce pour lui ce mauvais présage ? La cruelle scène avec Jane, sa menace de partir, ne l’avaient que trop préparé à ces noirs pressentiments. Qu’est-ce qui doit de nouveau finir en lui ? Pour quel deuil ces crêpes de la nuit superstitieuse ? De quoi va-t-il encore une fois être veuf ?