Brumes de fjords/Conte du deux novembre

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CONTE DU DEUX NOVEMBRE


Parmi le charme atténué des meubles anciens, rêvait celui qui les avait si avidement, si obstinément acquis.

Sa collection de raretés antiques était peut-être sans rivale. Et, songeant aux années d’études et de fouilles, il se glorifia de sa longue patience et de la victoire consommée.

Une vieille horloge sonna lentement, doucement, d’un timbre comme alourdi par le poids du passé… Minuit…

Un nouveau jour éclosait dans les ténèbres.

Au fond des chambres ensommeillées, frissonna un léger bruit, léger comme un pas de femme, sinistre pourtant comme le craquement du bois d’un cercueil…

Et le vieil amateur, soudain réveillé de la paresse qui le berçait, sentit l’horreur de l’Inconnu le saisir dans la nuit.

Le bruit s’accentua, s’approfondit, se rapprocha, les coins d’ombre s’emplirent de mystère, et le silence se peupla de visions.

Tout un peuple de fantômes remua autour du vieillard pétrifié : spectres étranges et disparates, de toutes les époques, et de tous les pays.

Puisant enfin un peu de courage dans son épouvante, le savant parvint à distinguer parmi la foule d’ombres des formes et des visages. Son regard presque éteint s’arrêta sur un vieux noble anglais, dont le costume pittoresque évoquait le temps de la reine Anne… Le ventre replet faisait saillir le gilet de soie bleue semée de fleurs gracieusement roses. Le nez s’allumait, ardent, au milieu du visage congestionné… Le jovial revenant symbolisait la paix, l’ordre, le bien-être, la bonne chère, l’importance et la dignité. Et les lèvres sensuelles s’agitaient…

« Qui es-tu ? » interrogeait un écho de voix où perçait une inflexion de courroux.

« Comment usurpes-tu le bureau où, laborieusement, pendant de longues années, j’écrivis mes mémoires, souvenirs pâlis d’une jeunesse d’aventures et d’héroïques débauches ?

« Tu n’as même pas su découvrir le tiroir secret, si ingénieusement dissimulé, où dort, dans un éternel parfum d’amertume et de douceur, la dernière lettre que m’envoya la Bien-Aimée ! Car, de toutes les femmes qui passèrent dans mon existence, je n’aimai qu’une vierge.

« Elle avait des yeux de la couleur de l’eau de mer, des yeux doux comme un reflet ; de son corsage, à peine entr’ouvert, montait une odeur d’aubépine et de feuillages ; et jamais je ne la possédai… Mais que sais-tu de ces choses, toi qui dédaignes les étreintes et laisses couler les quelques heures de ton existence parmi l’ombre apaisée de l’Autrefois ?

— « Toi dont le sang placide n’a jamais brûlé de la fièvre des combats, qui n’as jamais aspiré comme la fumée des vins la vapeur rouge du sang versé, que fais-tu de mon épée glorieuse ? » gronda la voix profonde d’un Croisé dont l’armure blanchissait sous les rayons des étoiles.

« Lorsque je revins, rassasié de carnages, vers ma blanche châtelaine dont la tendresse était mêlée d’effroi, mes caresses avaient le relent âpre et voluptueux de la Mort… »

Un Chinois, dont le masque se tordait en d’affreuses grimaces et qui jetait avec volubilité d’incompréhensibles paroles, tournait autour du gong de bataille. Il semblait se lamenter de n’entendre plus le retentissement prolongé qui l’invitait aux massacres…

Une vieille ménagère hollandaise, à la ruche immaculée, pareille à un portrait de Rembrandt, cherchait en vain dans une commode pansue le linge délicat et doux au toucher qu’autrefois elle y rangeait avec tant d’ordre méticuleux…

Un jeune Florentin, aux yeux de fille perverse, éphèbe étrange, dont le corps avait des souplesses féminines, remettait à son doigt l’anneau dont l’émeraude creuse recélait jadis un poison secret et mortel…

Des pirates portugais se disputaient à coups de dague le butin payé de leur sang…

Des seigneurs de la cour de Louis XIII discutaient le mérite d’une pointe du Cavalier Marin…

Le vieil érudit sentait vaciller sa raison, lorsque ses yeux errants furent captivés par une délicate et poétique vision de marquise… La pâleur des cheveux poudrés atténuait la gaîté du jeune visage. Les impatientes lèvres semblaient brûler sous des baisers invisibles. Les mains avaient la douceur du velours. Les paupières palpitaient, et les prunelles s’embrumaient d’inexprimables langueurs.

Dans la voix, chantait l’écho des anciens aveux :

« Je m’attriste, disait-elle, à la pensée que ton lourd sommeil se vautre dans ce lit, enguirlandé de roses d’or, où j’ai si merveilleusement aimé !… Que sais-tu de l’amour, toi qui dors solitaire ? C’est sur un oreiller sans repos que jadis j’ai répandu la neige odorante de ma chevelure… Mes lèvres avaient le parfum d’une fleur et la saveur d’un fruit… Les instants de la nuit passaient ardents et brefs comme les éclairs d’été, et, lorsque je m’endormais enfin, brûlante et lassée, c’était pour rêver encore d’enlacements et d’étreintes…

« Le goût de l’amour me consume dans la mort, et je suis revenue, insatiable amante, afin de chercher l’ombre des baisers dont le souvenir me tourmente dans l’au-delà.

« Car rien de l’infini ne vaut l’heure d’incertaine volupté… »

Une lueur de crépuscule l’interrompit :

C’était l’aurore… La clarté grise s’élargit, se rapprocha, et, devant le jour qui dissipe les illusions et ramène la vérité, les fantômes se dissipèrent.