Brumes de fjords/L’Épouse acariâtre

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L’ÉPOUSE ACARIATRE


Le meunier du village avait épousé la fille d’un fermier.

Elle avait de pâles yeux bleus, mais sa bouche se fronçait d’un pli méchant.

Le mariage du meunier fut assombri d’infortune,

Car sa femme était acâriatre et jalouse,

Ses paroles tourbillonnaient comme le vent dans les ailes du moulin.

Dès l’aurore, et durant tout le jour, et durant le soir et la nuit,

Le meunier subissait les incessants reproches et les âpres querelles,

Parce que, dans la petite église, il avait longuement regardé la plus blonde des filles du village.

Sa vie, pendant de longs mois, fut plus amère que celle du captif au fond de la geôle.

Enfin, l’épouse acariâtre et jalouse mourut.

Et le meunier, dont les cheveux grisonnaient déjà, s’épanouit dans la félicité.

Mais il dissimula sa joie sous des apparences de douleur,

En tout lieu, il vanta hautement les mérites de l’épouse défunte.

Il parla d’amour à la plus blonde des filles du village.

Elle lui répondit en souriant.

Et, dans l’âme du meunier, fleurit le rêve des noces heureuses.

Or, parmi les ténèbres, il entendit tournoyer les grandes ailes du moulin ;

Leur souffle puissant lui apportait un écho de bruits plaintifs.

Il reconnut la voix de l’Épouse défunte.

La Morte lui disait avec tristesse :

« Tu as frémi d’horreur au son de mes plaintes inachevées.

« Et tu as craint un instant que je ne surgisse de la tombe où tu m’as ensevelie avec des larmes feintes et de faux sanglots.

« Certes, je fus la femme acariâtre, à la jalousie toujours en éveil,

« Mais je fus aussi la vierge amoureuse qui pâlissait au soupir des aveux.

« Je fus la blanche épousée qui tremblait, lorsque, âprement, tu ravageas sa couche liliale.

« Évoque les heures nocturnes où tes lèvres s’enivraient de la saveur de mon corps.

« Songe aux longs sommeils dans la tiédeur de nos chairs mêlées.

« Revis, ô mon époux ! les nuits où je t’aimais et où tu m’as aimée. »

Le meunier sentit se réveiller en lui le regret des caresses d’autrefois.

Il oublia les tourments, les soucis et les querelles, et ne retrouva plus dans sa mémoire que l’enchantement du premier amour.

Tout son être sombré en une immense douleur, s’enfuit vers le fjord.

Et son cadavre flotta longtemps sur les ondes vertes.

Ainsi mourut le meunier du village.

L’aube de ses noces inaccomplies resplendissait dans l’azur serein.