Brumes de fjords/Les Rivaux

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Brumes de fjordsLemerre. (p. 52-55).

LES RIVAUX


J’ai connu des âmes sans repos dont la pensée demeure parmi les vivants.

Dans un village de Nordfjord, deux hommes se haïssaient d’une haine profonde,

Car leurs richesses étaient égales, et, dès leur enfance, ils avaient été rivaux.

Le bruit de leurs querelles attristait le soir.

Enlinceulée des voiles du crépuscule, la Mort descendit dans le village :

Elle apparut à l’un des rivaux et l’emmena par la route des neiges sans avril.

Le survivant se réjouit en s’attablant au banquet,

Et l’aurore ne put dissiper son ivresse.

Il tenait le bonheur dans le creux de sa main,

Son domaine s’élargit, ses trésors s’amoncelèrent, il aima, et il fut aimé.

Celle qu’il aima et dont il fut aimé était plus claire que les sources du printemps.

On voyait dans ses yeux l’ombre violette des fougères sur les montagnes,

Vierge, elle aimait pour la première fois.

L’aube claire des épousailles approchait ;

Mais le Mort guettait silencieusement la joie de son rival.

Il le guettait dans le silence des chemins.

Il n’avait point respiré les lys des tombeaux dont le parfum donne l’oubli.

Il ne dormait qu’à demi dans la tiédeur consolante de la terre.

Et, du fond des solitudes éternelles, il fit signe à son rival.

À l’appel du mort, le vivant se glaça.

J’ai connu des âmes sans repos dont la pensée demeure parmi ceux qu’elles ont haïs ou qu’elles ont aimés…

Et le vivant tomba malade mystérieusement.

Mystérieusement, il s’en alla vers les chemins des neiges sans avril.

Car, du fond des solitudes éternelles, le Mort lui avait fait signe, le Mort l’avait appelé par son nom.

J’ai connu des âmes sans repos dont la pensée demeure parmi les vivants.