Bubu de Montparnasse/04

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Revue Blanche (p. 79-106).


CHAPITRE IV


Dans la chambre d’hôtel, rue Chanoinesse, à midi, la fenêtre donnant sur la cour, avec ses rideaux gris et ses carreaux sales, envoyait un jour sale et gris. Le papier des murs à fond jaune, le parquet mal soigné, les quatre meubles et la malle formaient un intérieur de fille publique à cinq francs la semaine. La table en bois blanc, pénétrée d’humidité, les deux chaises éventrées, l’autre table avec la cuvette ne semblaient pas des choses vieilles, mais des choses tristes et moisies que le vice a rongées ; et il y avait le lit défait où les deux corps marquèrent leur place de sueur brune sur les draps usés, ce lit des chambres d’hôtels, où les corps sont sales et les âmes aussi.

Berthe, en chemise, venait de se lever. Ses épaules étroites, sa chemise grise et ses pieds malpropres, mince et jaune, elle semblait sans lumière non plus. Par ses yeux bouffis et ses cheveux écartés, au milieu du désordre de la chambre elle était en désordre et ses idées étaient couchées en tas dans sa tête. Les réveils de midi sont lourds et poisseux comme la vie de la veille avec l’amour, l’alcool et le sommeil. On éprouve un sentiment de déchéance à cause des réveils d’autrefois où les idées étaient si claires qu’on eût dit que le sommeil les avait lavées. Quand tu auras dormi, mon frère, tu n’auras rien oublié. Elle ressentit encore ce poids d’angoisse qui, depuis hier, l’empêchait de respirer. Elle se rappela tout, et cela s’appuyait à deux genoux sur sa poitrine comme un monstre en colère. Vraiment avec ses tempes aplaties, ses pommettes décolorées et ses lèvres lâches, on sentait qu’elle avait peu d’idées et peu de courage, et l’on sentait encore que la vie est mauvaise parce qu’elle frappe à grands coups sur les enfants qui font le mal sans en mesurer l’étendue.

Elle dit :

— Tu sais, Maurice, ça doit être ce que je pensais. J’en ai parlé hier à ma sœur Blanche. Elle m’a tout expliqué comment ça l’avait prise et c’est la même chose.

Il ne répondit pas un mot.

Elle remontait de jour en jour jusqu’à l’origine du mal, par besoin d’en connaître l’auteur. Il faut quarante jours, lui avait-on dit. Alors elle remontait d’homme en homme, suivant les circonstances, et de cuvette en cuvette. Tout le défilé d’amour avec ses mots et ses gestes parcourait les chambres d’hôtel, mais elle eût voulu, se plongeant dans le passé, l’arrêter de ses deux mains et reconnaître un homme et supprimer le jour où elle l’avait connu. Elle crut avoir trouvé, puis elle se dit que cela maintenant était inutile et que tout était inutile. Alors elle se plia et se laissa couler dans ses tristes sentiments.

Maurice rompit le silence.

— Je voudrais connaître celui qui t’a passé ça pour pouvoir lui casser la tête.

Rapidement elle s’habilla, ensuite elle descendit acheter un litre et de la charcuterie. Ils mangèrent en face l’un de l’autre sur la table humide. La carafe sale des locataires qui boivent l’eau gluante des hôtels meublés. Maurice, la tête baissée, mangeait avec force de grosses bouchées qui grossissaient ses mâchoires.

Il prit en même temps que sa casquette une pièce de cent sous posée sur la table de nuit et sortit.

L’après-midi d’août s’étendant au ciel bleu, tombait sur nos épaules comme un manteau lourd. Il suivait le quai aux Fleurs où les fleurs avaient soif et où les marchandes suaient pacifiquement en regardant les passants. La chaleur pesait sur sa tête et la chargeait d’un poids informe de pensées qu’il ne pouvait formuler, mais qu’il sentait remuer toutes ensemble. Pour la première fois de sa vie, il connaissait l’indécision. Le long des quais peu fréquentés, lui, qui d’ordinaire marchait sans analyse à son but, il marchait sans but et écoutait sonner ses pas. Il prit le quai de l’Horloge, marcha le long des murs du Palais de justice, qui sentent la prison, traversa la place Dauphine, le pont Neuf et suivit la ligne des quais parmi les arbres et les livres, avec de grands pas lourds, comme s’il eût voulu marcher sur ses pensées. Il ne regardait rien, pas même les terrassiers et les maçons de la gare d’Orléans, pas même les bateaux-mouches et les remorqueurs. Il marchait avec énergie dans le flot de pensées qui descendait en ses membres ainsi que chez les hommes d’action où les pensées se font gestes. Il fit demi-tour au pont de la Concorde, reprit la ligne des quais, puis enfila la rue Bonaparte pour se diriger vers Plaisance.

Le grand mot sortit, qu’il promenait à grands pas, et, comme un tonnerre, éclata, pendant qu’il marchait, et puis roula, battant sa marche comme un noir tambour. La vérole, Berthe et la vérole ! Il la sentait à ses côtés comme un compagnon rouge et sanglant, comme un hôte incroyable et féroce. Il prit la rue Bonaparte comme on se jette à l’eau quand des flammes nous mangent, et monta vers Plaisance. La vérole, Berthe et la vérole ! Il connaissait ses ennemis et les regardait face à face comme un homme qui n’a pas peur. Puis il savait combattre, puis il allait dans la vie sans regrets et sans honte, puis il acceptait le hasard tel qu’on le rencontre aux chemins de Paris avec le vol, le crime et les prisons. Mais la vérole, Berthe et la vérole ! Il aurait voulu la prendre et la secouer, les yeux dans les yeux, jusqu’à la mort et jusqu’à la victoire. Il pensait à des drames, à Roger la Honte, à des hurlements et à des défaites. Il se rappela son nom savant : la syphilis. La science implacable et tranchante qui nomme les maux et les connaît, il en eut peur parce qu’elle nous renverse dans les hôpitaux, parce qu’elle nous regarde et nous voit, parce qu’elle plonge dans notre vie ses mots et ses instruments comme si nous n’étions rien que de la chair, de la maladie et de la mort.

Mais ce mot, la vérole, était plus terrible encore. Certes, Maurice n’avait pas peur des mots. Les mots sont les fantômes des imaginations malades, au-dessus desquels il y a la vie qu’il faut vivre sans penser aux mots. Il était un « souteneur », un « individu sans aveu », et bien des fois cela le faisait rire. « La fille publique Berthe Méténier », aussi. Et qu’importaient les mots, pourvu que l’on vécût à sa guise ! Mais la vérole ! Il se rappela une histoire de son enfance. Il avait quatorze ans, lorsqu’un de ses voisins mourut à vingt-deux ans. Les voisines disaient : « Il est mort comme un vrai fumier. On dit qu’il était complètement pourri. » Être complètement pourri… Il lui venait d’autres souvenirs d’enfance et des idées de pureté. Jamais il n’avait été malade. Sa mère, qui venait de la province, eût dit : « Ce sont des maladies que l’on n’a jamais vues dans nos familles. » Être complètement pourri… Il imaginait des plaies rouges et suintantes, des bandages et de la charpie et se voyait étendu dans un lit d’hôpital avec un corps vert et complètement pourri. Du temps où il était ébéniste, un de ses camarades disait : « Si jamais il m’arrivait d’attraper la vérole, je me logerais deux balles dans la tête. »

Dans Plaisance, il alla tout droit chez sa mère. Elle vivait dans une boutique d’épicerie une vie sage et encombrée. Elle ne vendait guère que pour deux sous à cause des « magasins d’approvisionnement » qui prennent tout l’argent des quartiers. Elle restait à côté de son comptoir, servait et causait, avec l’allure familière et bavarde du petit commerce.

Une voisine, qui se trouvait là, dit : « Je crois que voici votre fils. »

Il avait cette politesse accentuée qui ramène les gens à de meilleurs jugements et qui fait que nos parents jamais ne nous renieront. Puis il alla dans l’arrière-boutique. Il s’accouda sur la table et vit danser les objets de cette chambre aux sons d’une musique de sa tête en vérole. D’habitude il les regardait comme on regarde une vie mesquine, pensait à ses idées de liberté et goûtait un sentiment de supériorité. Mais, cette fois, lui, Maurice, qui ne connaissait pas les regrets, il vit combien l’arrière-boutique était paisible et combien la paix était bonne. Cependant que sa tête toute remuée dansait et, comme une épave tourbillonnant sans fin, de gouffre en gouffre, tourbillonnait et dansait.

Il secoua ce cauchemar :

— Donne-moi un verre de vin.

Elle craignait d’ailleurs qu’il ne vînt lui demander de l’argent. Elle dit :

— Tu as l’air triste.

Il but et répondit :

— Oui, ce soir je m’emmerde.

Puis il se leva et partit.

Il s’enfuyait et marchait au milieu des maisons noires et populeuses, devant les boutiques et les bars de sa jeunesse, pendant que les voitures fracassaient les pavés ; il voyait passer les passants des faubourgs, depuis les femmes des ouvriers, qui dans la rue piaillent, jusqu’aux camarades en bourgeron bleu qu’une fille publique, leur femme, accompagne en riant, La vie s’éveillait et vivait avec une sorte de fièvre, depuis les cris et les courses des uns, jusqu’à l’alcool et l’amour des autres. L’atmosphère sentait comme à la porte des épiceries en gros et comme à la porte des marchands de vin. Alors, dans ce quartier de Plaisance, il pensa à son ami le Grand Jules et se sentit renaître à l’espérance. On ne sait pas comment renaît l’espérance. On marche dans la rue de Vanves, un après-midi d’août, on se souvient que le Grand Jules a eu la vérole, on se rappelle que Charlot, Paul et d’autres l’ont encore, et l’on pense qu’à ceux-là jamais la vérole n’a fait de mal. Ensuite on se dit : Mais rien ne prouve que j’aie moi-même la vérole. Et l’on essaie de se démontrer qu’on ne peut pas l’avoir, puisque Berthe a parlé dès le premier symptôme et qu’alors on s’est abstenu.

C’est ainsi qu’il arriva dans l’avenue du Maine, en pays connu. Il y a par-là des bars où sont les amis. Déjà Maurice pensait à les chercher, lorsque, regardant une terrasse, il aperçut le Grand Jules.

— Je pensais à toi. Te voilà.

Le Grand Jules buvait un « café-marc » à la terrasse d’un bar, tout seul, en regardant l’avenue. La casquette d’aplomb sur la tête, la tête solide et droite, il regardait les choses et les passants, et ses idées, fermes et calmes comme lui-même, occupaient chacune sa place ordinaire, fermes et calmes, et levant la tête. Maurice s’assit à son côté. Le Grand Jules l’aimait, quoiqu’il fût petit, à cause de sa volonté qui raidissait ses muscles et ses mâchoires. Maurice commanda un verre de vin. Les passants défilaient devant eux qui, pour s’occuper, les regardaient et les jugeaient d’une phrase brève et souvent ironique. Cela rappelait le jour de la Création, alors qu’Adam, le roi du monde, assis au pied d’un chêne, voyant passer les animaux, les examinait et les nommait.

À la fin, Maurice n’y tint plus.

— La vérole, toi qui as eu la vérole, est-ce que ça met sur le flanc ?

— Tu as la vérole ?

— Non, mais ça me pend au nez.

— Ha, ha, ha !… fit le Grand Jules, ça n’est pas au nez que ça pend. Bah ! La vérole ne fait pas de mal. Moi, il y a deux ans que je l’ai. On m’a fait prendre des pilules quand j’étais à la Santé. Je n’ai jamais rien eu. Au fait, tu la connais, c’est Francine qui m’avait passé ça. J’aurais pu ne pas y revenir, on m’avait prévenu d’avance, mais on ne lâche pas une femme parce qu’elle a la vérole.

Il expliqua ensuite qu’on avait des taches sur la peau et des plaques dans la bouche et que ça passait tout seul. Assis sur sa chaise, il expliquait la vérole avec des mots égaux, puis, quand il eut parlé, il pensa à autre chose. Ni la prison ni la vérole jamais ne l’avaient gêné parce que sa volonté était plus forte que tous les maux. Il cheminait d’un pas adroit au milieu des dangers et luttait sans colère et sans fièvre quand il avait résolu de lutter. J’ai dit qu’il était plus fort que la vérole.

Il fut étonné d’ailleurs que Maurice ne l’eût pas encore : Nous l’avons tous, répétait-il. Maurice commanda deux verres de marc et vida le sien d’un seul trait. S’il n’avait pas son mal, il était temps de quitter Berthe. Il pouvait ne pas l’avoir, puisqu’elle avait parlé dès le premier symptôme. Les femmes passent, se suivent et sont si nombreuses qu’un homme habile ne risque pas d’en manquer. Ces idées tortueuses rampaient et semblaient entourer son cerveau. Mais les idées du Grand Jules, jetées en avant, d’un jet sûr, vivaient devant ses yeux, et il les voyait debout, côte à côte, qui marchaient. Il vida son verre de marc d’un seul trait.

Chacun paya sa tournée, ils se levèrent. Il était quatre heures. Ils descendirent l’avenue du Maine, les mains derrière le dos, à pas lents, avec leurs regards assurés de marlous. De chaque côté de l’avenue large, les maisons semblaient basses, les étalages semblaient mesquins et les passant semblaient rares. C’est pourquoi Jules et Maurice semblaient grandis. Le pas lent du propriétaire, le regard assuré du maître, ils étaient dans leur quartier qu’ils connaissaient comme on connaît une partie de soi-même et sur lequel ils possédaient des droits. Maurice retrouvait un peu de foi : Je suis Maurice qu’on appelle aussi Bubu de Montparnasse. Dans ce quartier où marquèrent ses premiers pas, il se sentait agile et libre comme au premier jour et regardait les choses en pensant qu’autrefois il les connaissait, mais qu’aujourd’hui il les connaissait encore mieux parce qu’il avait plus d’expérience.

La foi. Celui qui s’examinait lui-même en imaginant toutes sortes de maux retrouve les forces anciennes qui l’animaient et sent qu’elles sont éternelles et combattront les maux. Ils croisèrent la môme Cécile, en cheveux, en tablier, qui, comme eux, passait avec aisance dans les rues de son quartier. Elle était brune, un peu épaisse, aux traits accentués, et faisait penser à des coups de couteau Elle dit :

— Je plaque Machin. Il parle de me décoller. Je lui ai dit : Oh ! là, là, mon petit ! T’as jamais cassé trois pattes à un canard.

Le Grand Jules souriait parce qu’elle était une de ses femmes. Il n’en voulait garder aucune auprès de lui, mais il s’était ménagé dans le cercle de ses opérations quelques droits à leur amour. Il en cueillait une chaque soir en rentrant et couchait avec elle sans phrase.

Maurice souriait parce qu’il était bien supérieur à ceux qu’on plaque.

Alors toute sa foi lui revint : Je suis Maurice qu’on appelle aussi Bubu de Montparnasse. Il se redressait, bombait la poitrine en tapant des talons, et depuis la tête jusqu’aux pieds sentait qu’il était Bubu de Montparnasse. Le Grand Jules, à son côté, suivait sa route, silencieux et plein de gloire comme une armée en marche. Il savait maintenant que la vérole fait partie de la vie des hommes. Depuis longtemps il le savait, mais il est des connaissances qui ne sont pas gravées profondément dans nos cœurs. Comme tous les hommes, Maurice arrivait à la science pleine après avoir beaucoup souffert. Être complètement pourri… Ces mots l’amusaient maintenant lorsqu’il pensait à Jules et à tous ceux qui n’étaient pas complètement pourris. La syphilis et la science qui nous fouillent pour chercher des maladies, ah ! la syphilis et la science se buttent contre nos volontés comme des médecins qu’on peut attaquer et piller au coin des rues. Et sa m mère et l’épicerie étaient des préoccupations misérables qui se baissent et se cassent en deux pour ramasser un sou. On appelle cela des accidents. Les accidents de la vérole ressemblent à la prison que l’on peut éviter, ou de laquelle on sort implacable et fortifié.

Et dans sa joie nouvelle, il lui venait des envies de boire. Boire c’est de la joie, et quand on est déjà plein de joie, boire, cela nous comble et nous enivre. Ils s’installèrent en face de la gare Montparnasse. Deux absinthes. De grosses voitures secouées, des fiacres aux vitres dansantes, des omnibus et des tramways avec leurs roulements et les cris de leur corne, des sifflets de locomotives, des passants en sueur, le soleil pesant de cinq heures, la poussière d’un soir d’août, et les départs et les retours, et cet aller de milliers d’hommes formaient une vie infernale avec des grues à vapeur, avec des wagons, avec des hommes, des voitures, des bêtes et des caisses, avec la civilisation des usines et des gares, avec tout ce qui roule et tout ce qui s’en va, avec le temps qui passe en hurlant. On dit : Ce sont deux souteneurs qui prennent leur absinthe, et l’on croit que l’absinthe reste calme au cerveau des souteneurs. Maurice avait retrouvé, auprès du Grand Jules, en descendant l’avenue du Maine, sa foi d’homme et marchait en savourant dans sa conscience tout le bien et tout le mal. La science du mal est bonne comme un bon fruit sur la route sèche et nous aide à marcher, entre la vérole et la prison, comme de grands voyageurs sans hypocrisie et sans peur. L’absinthe la remuait, la roulait dans leur cerveau avec de la fièvre et du bonheur. Je suis Maurice qu’on appelle aussi Bubu-de-Montparnasse. Maurice est un homme qui prend les femmes dans sa main et les façonne. Il prend Berthe la fleuriste, il la choisit belle et vierge, puis il en fait son plaisir, puis il en fait son métier. Il regarde autour de lui, comprend les choses d’un seul regard, et pour les bicyclettes, et pour les étalages, ses doigts sont rapides comme un coup d’œil. Il connaît la science plus compliquée des serrures, qui se compose d’un coup de doigté avec un coup de muscle et qui nous livre les hommes comme des enfants et les coffres-forts comme des jouets. Il connaît les pas silencieux qu’on appelle des pas de loup et sait regarder l’ombre avec des yeux de braise. Il connaît les coups qui font mal et ceux qui tuent, l’attaque et la défense, et les lames de couteau qui peuvent ouvrir un chemin quand l’homme est en danger. Il marche sans un souci dans les rues des villes pendant que les uns souffrent et pendant que les autres peinent ; il peut conquérir ce qui l’entoure ; il marche et semble un homme marchant dans sa maison. Il se sentait libre et plein dans ses idées, dans ses organes, dans sa vie pensée, dans sa vie vécue…

Le Grand Jules lui frappa l’épaule :

— Hé, Maurice, faut pas dormir !

Il répondit :

— Ça m’amuse, je pense à ma vérole.

Le Grand Jules éclata de rire :

— Tu penses à ta vérole !

Il commanda deux autres absinthes.

La seconde absinthe emplit Maurice de murmures et coulait comme une onde et venait entourer son cœur. Il la sentait bourdonner dans sa tête avec mille pensées éveillées qui roulaient, riaient et chantaient. Les échos du bien répondaient aux échos du mal comme des voix qui s’appellent et comme des pas qui s’en vont. Berthe se penchait pour l’aimer et riait en ayant la vérole. Le monde ressemblait à un homme qui boit des absinthes aux terrasses, innocent et vérolé. De grands sentiments se promenaient en criant, dans les rues, près des gares, comme l’Amour, comme la Foi, comme la Science. On voyait de la joie, les mouvements semblaient des danses, les hommes étaient petits auprès de celui qui songeait, et la Vie riait comme une femme que l’on connaît et que l’on sait conduire.

Tout à coup il se rappela la chanson. Chanson qui consoles, ô vieille chanson des véroles, qui fais de la musique sur les malades, tu nous rends doux et poétiques comme la souffrance des blessés :

De l’hôpital, vieille pratique…

Tu contiens une grande part d’amour et de résignation et tu contiens encore plus que de la résignation. Tu nous mets en croix sur nos calvaires, tu nous montres nos plaies, tu chantes les remèdes et tu ris des maux, tu danses à cause de nous et tu nous fais croire que nos souffrances sont glorieuses. Oh ! sois bénie ! Vieille chanson des véroles, dans l’hôpital où tu naquis, tu chantais de lit en lit dans tous les cœurs, tu divinisais les mourants et tu battais des ailes sur le front des véroles, vieille chanson des véroles !

« Celui à qui il a été donné de souffrir davantage, c’est qu’il est digne de souffrir davantage. » Tu fais penser à cette belle parole. Es-tu la science du bien, es-tu la science du mal ? Tu mets ton vieux corps près du nôtre, tu parles de mercure et tu parles d’amour. Tu dis : « Mon frère, c’est ta sœur qui s’assoit sur ton lit et qui met ses deux mains sur ton cœur guéri. »

Lorsque Maurice eut quitté Jules, il prit la rue de Rennes et pensait à rentrer chez lui. L’air plus frais de sept heures circulait entre les maisons et, rafraîchissant les fronts, adoucissait les idées après le quotidien. Les passants, un peu lourds, sentaient leurs épaules dégagées de besognes et montaient vers leurs maisons et vers leurs femmes avec de clairs sentiments d’été. Maurice valait bien mieux qu’à l’ordinaire. Un sang alcoolisé coulait dans ses membres avec des moments d’entrain, puis avec des moments de bonté. Pourquoi le cœur des hommes est-il si grand ? « Je suis tout drôle, ce soir, » se disait-il. Il passa devant un grand magasin d’épicerie et, regardant l’étalage, il vit des boîtes de mandarines. Petites mandarines, petits riens avec du jus, vous n’êtes pas faites pour les gueules des marlous. Il passa devant un autre magasin d’épicerie et cette fois-ci regarda s’il y avait encore des boîtes de mandarines. On croit la chose difficile. Il faut d’abord que le coup d’œil soit décisif. Personne ne voit. Il faut alors que le geste soit rapide et dégagé. Maurice mit la boîte de mandarines sous sa veste sans arrêter sa marche. Faire plaisir à Berthe, avoir des mains ouvertes pour donner un souvenir, un peu de son travail, un peu de son amour, quelques mandarines pour une bouche fine.

Il eut ensuite une idée de vérole ! Eh ! s’il n’avait pas la vérole ! s’il n’avait pas la vérole ! Alors il lui sembla que ce serait retrancher quelque chose à sa gloire. Il marchait avec tant de passion que ses jambes semblaient soulevées. S’il n’avait pas la vérole, il était grand temps de l’avoir. Il allait à son but, ses mandarines sous le bras, l’âme élargie, avec une voix si forte qu’il ne pensait même pas à jeter un regard en arrière.

Lorsqu’il entra dans sa chambre, Berthe faisait une petite cuisine pour le repas. Il dit :

— Vois donc. Je t’apporte une boîte de mandarines.

Elle sourit doucement :

— Oh ! Maurice ! mais il y a quelque chose pour que tu sois si aimable.

— Viens m’embrasser.

Elle s’approcha, et comme elle lui donnait son baiser franc sur les lèvres, il lui posa les deux bras autour des épaules et la retint. Il la baisa sur la bouche à son tour. Puis il continua : une fois très fort, une fois légèrement, puis très fort, puis moins légèrement… Pendant ce temps il l’approchait de lui, se la collait au ventre. Elle dit :

— Lâche-moi, tu vas me faire brûler mon fricot.

Il rit.

— Ça m’est égal.

Il la prenait à tour de bras, la soulevait un peu, la pliait en arrière, se l’attachait à la peau. D’habitude il n’était pas si pressé. Il l’entraîna, tout habillée, vers le lit. Berthe le regardait dans les yeux, avec son air triste :

— Il ne faut pas, Maurice. Tu sais que…

Il répondit :

— Je m’en fous.

Lorsqu’il la pénétra, il sentit son cœur fondre, se fit très doux et dit :

— Est-ce que je te fais mal, ma petite femme ?