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Bucoliques (Jules Renard)/Les Philippe

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LES PHILIPPE[1]



I


Il n’a pas de métier spécial ; il sait seulement tout faire. Il sait conduire un cheval, panser le bétail, tuer un cochon, faucher, moissonner, fagoter, mesurer et empiler du bois sur le petit port du canal, jeter l’épervier, cultiver un jardin. Il sait faire le serrurier, le menuisier, le tonnelier, le couvreur et le maçon. Mais, quelque travail qu’on lui commande, il ne l’accepte qu’après avoir réfléchi. Je crains toujours un refus.

— Philippe, pourriez-vous réparer cette cheminée qui finira par tomber sur la tête de quelqu’un ?

Philippe regarde longtemps la cheminée, calcule ce qu’il faudrait d’échelles, de briques, de mortier, et dit :

— Oh ! ma foi, monsieur, c’est possible.

— Philippe, voulez-vous planter là une pointe ?

Il observe l’endroit du mur que je désigne, la pointe, le marteau.

— Par Dieu ! dit-il, tout de même il y aurait moyen.


II


Je suis venu au monde avec mes deux bras, dit Philippe.

À leur mariage, ils avaient, sa femme et lui, quatre bras. Chaque nouvel enfant ajoute les deux siens. Si personne de la famille ne s’estropie, ils ne manqueront jamais de bras, et ils risquent seulement d’avoir trop de bouches.


III


Philippe habite la maison qu’habitait son père. Il a fait bâtir une grange près de la maison et la grange neuve est bien mieux que la vieille maison qui menace ruine. D’abord, on ne voit pas clair à l’intérieur de cette maison. Il faudrait remplacer la porte pleine par une porte-fenêtre ; mais on en parlera une autre fois. Ce qui presse, c’est le toit de chaume : il s’affaisse et s’éboulera si on ne change la grosse poutre du milieu.

— Il n’y a plus à reculer, se dit Philippe.

Il achète une poutre et la charroie devant la porte de sa maison, et c’est tout ce qu’il peut faire pour le moment. Il la mettra sur le toit, plus tard, quand il aura de quoi payer une couverture de paille. La poutre reste par terre, à la pluie, au soleil, dans l’herbe, et les gamins s’amusent à courir dessus, quand ils sortent de classe.


IV


Qu’avez-vous donc à la main ?

Je me suis coupé un morceau du poignet, dit Philippe.

Il souffre moins qu’il ne s’étonne. Il a pu, jusqu’ici, couper avec sa serpe, sans une égratignure, des arbres durs, gros comme la cuisse. Or il veut ce matin couper une mince petite baguette. Il faut croire qu’il vise mal et qu’il y met trop de force. Il manque la baguette et sa serpe lui entaille le poignet jusqu’à l’os. La blessure se cicatrisera, mais elle bâille bien grand. La baguette, restée au bois, l’a échappé belle.

— Je crois qu’il le fait exprès, dit sa femme. À chaque instant, il lui arrive des tours pareils.

Et elle raconte qu’une autre fois il vient de nettoyer un coin de la grange afin d’y battre du blé. Le sol est net comme une table. Philippe grimpe en haut, par l’échelle, pour descendre une gerbe. Sa fourche mal piquée cède et il tombe, en arrière, dans la grange. On le relève avec trois trous à la tête, trois trous qui faisaient une grosse bosse.

Je vois que Philippe, qui écoute sa femme, s’apprête à rire.

— Oui, monsieur, dit-elle, imaginez-vous qu’il tombe juste à la place qu’il avait si proprement balayée !

À ces mots, Philippe éclate de rire.

Mais Mme Philippe, qui est une femme courte et ronde, ne rit pas. Elle agite ses petits bras de lézard et me dit :

— Entendez-moi, monsieur, après chacune de ses bêtises, il reste des semaines sans travailler. Il est temps que ça finisse et je lui promets que, s’il recommence de faire le braque, je lui jette un pot d’eau bouillante à la figure.


V


C’était un beau canard à queue bouclée, gras et de riches couleurs, et qui portait son bec, comme une large barbe, au milieu du visage. Chacun se réjouissait de le manger, mais personne ne voulait le tuer. La servante même, qui le tenait par les pattes, faisait des grimaces. Heureusement Philippe travaillait non loin de là, au jardin ; il vit notre embarras et dit :

— Apportez-le moi.

Je prévoyais la scène. J’avais envie d’aller ailleurs. Je me forçai à rester. La servante tendit à Philippe le couperet de cuisine. Après en avoir tâté du doigt le tranchant, il préféra sa serpe. Il appliqua sur une bûche plate le ventre du canard. La tête dépassait un peu, ahurie, presque immobile.

— Attachez-lui la tête avec une ficelle, dit la servante. Je tiendrai le bout, sans quoi il va retirer la tête.

— Il n’aura pas le temps, dit Philippe.

Et d’un seul coup de serpe, tandis que nous fermions les yeux, il fit voler la tête du canard.

Puis il l’éleva en l’air et le laissa saigner.

Le canard décapité battait de l’aile et, d’un effort spasmodique, dressait son cou rouge et ruisselant.

Il avait la vie dure.

Et bientôt il rendit par le cou et non par le bec, (son bec était là-bas, au pied du mur), les dernières graines avalées.

— Il dé-mange, dit Philippe retourné à son travail.

Le canard mollissait. Toutefois ses plumes se gardèrent longtemps chaudes.

On félicita Philippe.

— C’est à croire, lui dis-je, que vous avez pris des leçons de Deibler.

Il répondit gravement :

— Jamais personne ne m’a montré.

— Et ça ne vous fait pas quelque petite chose ?

— De tuer un canard, non, dit Philippe. Peut-être que si c’était une autre bête !… Mais les canards, j’en tuerai tant qu’on voudra.


VI


Philippe et Mme Philippe ne sont jamais venus à Paris et Mme Philippe n’a pas envie d’y venir.

— Pourquoi ?

— Parce que, dit-elle, si j’avais soif dans les rues, comment donc que je ferais pour boire un coup d’eau ?

Au contraire, Philippe voudrait bien voir Paris. Il a même failli le voir. En ce temps-là, il était domestique chez le fermier Corneille qui lui dit :

— Je ne peux pas m’absenter cette semaine. Tu vas prendre ma place et accompagner le toucheur qui mène nos bœufs au marché de la Villette.

Déjà on avait embarqué les bœufs, et Philippe, qui portait une veste sous sa blouse, montait dans un wagon à bestiaux, à côté du toucheur. Il était content, il riait, il parlait fort, lorsque accourut le fermier Corneille :

— J’ai réfléchi, dit-il, je peux aller à Paris.

— Alors, moi, dit Philippe, je reste ?

— Naturellement, dit le fermier Corneille. Nous n’avons droit qu’à deux places dans le wagon à bestiaux. Et d’ailleurs, quand je ne suis plus à la ferme, personne, excepté toi, n’est capable de la garder.

Philippe s’en retourna, déçu d’une part et flatté de l’autre.


VII


Le ménage Philippe travaille dans le jardin. Philippe relève et noue les poireaux. Il leur fait, dit-il, des chignons. Mme Philippe, à genoux, allume en plein air la lessiveuse avec du papier et des bûchettes et elle écoute si le feu pétille. Elle dit bientôt :

— Je crois qu’il commence à faire la vie.

— Venez, leur dis-je, prendre une tasse de café.

Comme s’ils étaient sourds, il faut que je les appelle une seconde fois. Ils ont bien entendu et s’observent de loin. Puis, sans que je sache quel signe les a mis d’accord, ils quittent ensemble leur ouvrage, et, préoccupés d’arriver ensemble, ils s’approchent d’un même pas, les yeux baissés.

— Sucrez-vous.

Mme Philippe, la première, pince des doigts un morceau de sucre qu’elle pose avec précaution dans sa tasse.

— Sucre-moi aussi, dit Philippe.

— N’es-tu pas capable de te sucrer tout seul ? dit Mme Philippe qui me regarde.

— J’ai les mains trop sales, dit Philippe.

Mme Philippe pince un autre bout de sucre et le met sur la table.

— Le laisses-tu là ? dit Philippe.

— Faut-il donc, dit-elle, que je l’apporte jusque dans ta tasse ?

— On finit ce qu’on commence, dit-il.

Ils font ces manières autant par gêne que pour se taquiner. Et c’est encore Mme Philippe qui, la première, remue son café et se brûle les lèvres à la tasse fumante. Non qu’elle soit effrontée, mais elle veut prouver à Philippe qu’elle a moins peur que lui du Monsieur.


VIII


Qu’avez-vous mangé hier, madame Philippe ?

— Notre reste de lapin maigre.

— Pourquoi maigre ?

— Parce que nous ne l’engraissons pas avant de le tuer. Il reviendrait trop cher. Depuis trois jours, nous vivons dessus à six personnes. Je l’avais coupé en dix-huit morceaux. J’en ai fait cuire six dimanche avec des oignons, six lundi avec des carottes et six hier avec des pommes de terre.

— Et plus on allait, meilleur c’était, dit Philippe.

— Mais vous en aviez chacun gros comme une noix ?

— Regardez ce goulu-là, dit Mme Philippe ; il s’en donnait mal au ventre.

Philippe rit selon son habitude. C’est-à-dire qu’il ouvre la bouche comme s’il riait et que sa peau cuite fait des plis serrés autour de ses yeux. On n’est pas sûr qu’il rit. Les yeux clairs tranquillisent par leur gaieté puérile, mais la bouche, qui bâille inutilement, trouble un peu. Et quand cette bouche se ferme, la figure de Philippe cesse de vivre. Elle ressemble à une motte de terre dont sa barbe serait l’herbe sèche.


IX


Les Philippe peuvent s’offrir un lapin maigre par an ; mais il leur arriva une fois, en 1876, de si bien manger qu’ils ne l’oublieront jamais. Ils recevaient la visite d’un cousin éloigné, et Mme Philippe eut l’idée de le fêter par un repas où elle ne ménagerait rien.

Elle alla consulter Mme Loriot, la cuisinière du château.

— Je veux, dit-elle, faire à notre cousin une soupe qui le régale. Enseignez-moi une soupe.

— Quelle soupe ? dit Mme Loriot.

— Une soupe comme la vôtre, une soupe de riches.

— Oh ! moi, je connais tant d’espèces de soupes, dit Mme Loriot, que je vous engage à faire un pot-au-feu. C’est ce qu’il y a de meilleur et de moins difficile.

— Faudra-t-il mettre du pain dedans ? dit Mme Philippe.

— À votre place, dit Mme Loriot, j’y mettrais du vermicelle. C’est plus distingué.

Mme Philippe courut s’approvisionner, et, rentrée chez elle, vida un plein sac de vermicelle dans son pot, avec le bœuf et les légumes.

Et, le soir, elle servit d’abord le bouillon où chacun put déjà goûter quelques brins de vermicelle qui excitèrent l’appétit.

Puis elle servit les légumes et le gros du vermicelle.

Et elle servit enfin la viande de bœuf et le reste du vermicelle qui s’y était collé comme par un jour d’orage.


X


Madame Corneille fut une fermière économe, et il ne lui arriva qu’une fois dans sa vie d’offrir quelque chose à un de ses domestiques. Il faisait chaud, chaud, ce jour-là ; jamais peut-être il n’avait fait si chaud. Inoccupée et à l’ombre sur sa porte, elle regardait Philippe, alors domestique chez les Corneille, barbouiller de vert une charrue. Coiffé d’un vieux petit chapeau déteint, sans forme, et qui n’était pas de paille, il suait, il fondait, il gouttait. La peau de sa figure devenait rose tendre. Juste sous le soleil, il travaillait tête basse et observé par sa maîtresse, il écartait la couleur, comme un vrai peintre.

Mme Corneille, quoique dure pour les autres et pour elle, ne put se retenir.

— Venez boire un coup, Philippe, dit-elle bourrue.

Philippe ne prit pas le temps de s’étonner. Il vint, comme s’il obéissait à un ordre, et entra derrière Mme Corneille, après avoir quitté ses sabots. Mme Corneille tira du seau une bouteille qui rafraîchissait et elle emplit un verre.

— Avalez, dit-elle, à peine moins impérieuse que si elle eût donné de l’ouvrage.

Philippe but sans cérémonie, comme un trou dans une terre sèche, et brusquement il ôta de sa bouche le verre encore à moitié plein. Il frissonnait, les lèvres rétrécies, toussant et sourcillant.

— On croirait que vous grimacez, dit Mme Corneille. N’est-il pas bon ?

— Si, si, maîtresse, dit Philippe qui tâchait de rire.

— Vous dites si, comme vous diriez non. Le vin aurait-il un goût ?

— Non, non, maîtresse.

— Cette fois, vous dites non, comme vous diriez oui, fit Mme Corneille, du ton qu’elle prenait quand les choses allaient se gâter. Puisque notre vin n’a pas de goût, il vous déplaît donc ? J’aime mieux le savoir. J’irai vous en chercher du meilleur.

— Pour ne pas mentir, maîtresse, il a un petit goût suret, mais c’est plutôt agréable, dit Philippe mal à l’aise.

Il vida le verre, mit ses sabots et retourna colorier sa charrue au soleil.

— Et après, dis-je à Philippe qui hésitait, finissez. Pourquoi, en buvant, faisiez-vous la moue ?

— Parce que, dit Philippe, la maîtresse m’avait versé, au lieu de vin, du vinaigre.

— Du vinaigre ! Ah ! ah ! mon pauvre vieux Philippe !

— Oui, de ce vinaigre rouge qu’elle fabriquait et qui emportait la mâchoire.

— Et vous ne disiez rien ?

— Je n’osais pas.

— Ce n’était qu’une erreur de Mme Corneille.

— Je ne savais pas.

— Comment ? Supposiez-vous qu’elle vous attrapait ?

— Qu’est-ce que je devais croire ? Aujourd’hui même je me le demande. J’étais fort embarrassé. Je me disais : « Si la maîtresse ne le fait pas exprès, faut-il la mortifier, pour une fois qu’elle est gracieuse avec un domestique ? et si elle le fait exprès, si elle s’amuse, faut-il l’empêcher de rire ? » Et, dans le doute, je me taisais.

Mme Corneille s’est aperçue de la méprise ?

— Elle ne m’en a point parlé.

— Vous pouviez lui raconter l’histoire plus tard. Elle aurait ri.

— Elle ne riait guère, dit Philippe, et elle n’aimait pas avoir tort. Chaque fois que le mot me venait au bout de la langue, je ravalais ma langue.

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez eu le courage de boire le verre tout entier.

— C’était moins mauvais à la deuxième moitié.

— Cela vous brûlait ?

— Ça piquait un peu l’estomac. Comme la maîtresse regardait ailleurs, j’ai couru m’éteindre avec un pot d’eau fraîche. Les gencives m’ont écumé toute la nuit. Mais le vinaigre est sain. D’abord on est malade, et puis on se trouve fortifié. Je n’y pense plus.

— Peut-être que votre ancienne maîtresse y pense toujours. À votre place, je voudrais en avoir le cœur net.

— Un monsieur comme vous peut-il se mettre à la place d’un domestique ?

— Accordez-moi, Philippe, que vous avez de la bonté de reste.

— Je ne dis pas le contraire.


XI


En semaine, Philippe ne va pas à l’auberge, et le soleil seul cuit ses joues ; mais chaque dimanche, après vêpres, le vin achève de les cuire. Non que Philippe se saoule ; il boit avec mesure, pour se récompenser, et il fait durer le plaisir. Ce n’est que très tard qu’il éprouve une espèce de joie enfantine et bruyante qu’il connaît bien. Aussitôt il s’arrête de boire et quitte l’auberge. Sur la route, il exagère un peu son ivresse ; il s’amuse à gesticuler, à briser sa ligne de marche et il ne perd pas la tête quand arrive une voiture.

Puis, dès qu’il aperçoit notre maison, il s’inquiète.

— Qu’est-ce que le Monsieur dira ?

Il rentrait heureux et je vais gâter sa journée.

Il devine que je le guette de la terrasse du jardin, où j’ai l’habitude de respirer l’air du soir, et il faut qu’il passe devant moi, pour rejoindre sa femme, déjà couchée. Il hésite, immobile à la porte du jardin, et je l’entends souffler.

Enfin, résolu, il pousse la porte : son ombre frôle la mienne ; il lève son chapeau d’un geste humble et court, à peine visible, et murmure : « Bonsoir ! »

Et il tâche de bien suivre le milieu de l’allée, de peur d’écraser une fraise.

C’est l’heure où le coucou chante avec sa voix de poterie brute.

Demain matin, Philippe se lèvera encore plus tôt que d’ordinaire, il travaillera avec repentir, taciturne et le nez bas, comme pour enterrer l’odeur de vin restée à son haleine.


XII


Le soir, sa soupe mangée chez lui, dans l’obscurité, Philippe vient souvent respirer le frais à côté de moi. Il apporte sa chaise, s’installe à califourchon, sort ses pieds lourds de fatigue et les met sur ses sabots, à l’air. Il bourre à moitié sa pipe et la tend à son petit garçon, Joseph, qui court l’allumer lui-même au feu de notre cuisine et qui tire les premières bouffées. C’est ainsi que le petit Joseph s’apprend à fumer, puis il va s’asseoir dans un coin, et il baille jusqu’à ce que le goût du tabac ne lui fasse plus mal au cœur.

Tantôt j’interroge Philippe et il me questionne à son tour, par exemple, sur les étoiles. Je récite tout ce que je sais d’elles, et il me dit que le petit Joseph les connaît bien aussi et qu’il a déjà du plaisir à regarder le ciel.

— Où est-elle, gars, la Grande-Ourse ? lui dit-il. Indique voir au Monsieur ?

Le petit Joseph, sans se lever de son coin, sans ôter les mains de ses poches, remue à peine la tête, lance au ciel un coup d’œil qui s’arrête à la visière de sa casquette, et dit :

— La Grande-Ourse, elle est droit là.

Tantôt nous préférons nous taire, immobiles et mystérieux. Je ne distingue presque plus Philippe et le petit Joseph, car la nuit, profitant de ce qu’on bavardait, s’est glissée entre nous, comme une chatte, et nos voix, comme des rats peureux, restent dans leurs cachettes de silence.


XIII


Le petit Joseph n’ira plus à l’école, parce qu’il en sait assez long, et il a profité hier de la grande louée de Lormes pour se louer. Il gardera les moutons du fermier Corneille. Il est nourri et blanchi. On lui donne cent francs par an et les sabots.

Il couchera dans la paille, près de ses moutons, et il sera debout avec eux, dès trois heures du matin.

— Je me suis loué du premier coup, dit-il avec fierté.

Il portait un flocon de laine à sa casquette, ce qui signifiait : « Je me loue comme berger ». Ceux qui veulent se louer comme moissonneurs ont un épi de blé à la bouche. Les charretiers mettent un fouet à leur cou. Les autres domestiques se recommandent par une feuille de chêne, une plume de volaille ou une fleur.

Joseph arrivait à peine sur le champ de foire que le fermier Corneille l’attrapa :

— Combien, petit ?

Joseph ne dit pas deux prix. Il dit : « Cent francs », et le fermier le retint. Et comme Joseph oubliait de jeter par terre la laine de sa casquette, on l’arrêtait encore. Il se serait loué vingt fois pour une et chacun voulait l’avoir parce qu’il était doux de figure. Il s’amusait bien en se promenant. Au retour, il eut de la tristesse, mais son père Philippe le consola :

— Écoute donc, bête, tu seras heureux comme un prince ; tu auras un chien ; tu partageras avec lui ton pain et ton fromage, et il ne voudra suivre que toi.

— Oui, dit Joseph, et je l’appellerai Papillon !


XIV


Et Joseph connaît maintenant le plaisir d’avoir de l’argent à soi, dans sa poche. Il ne dépense jamais rien. Un sou de gagné, c’est un sou d’économisé. Il connaît le plaisir d’avoir un chien docile qui ramène les moutons lambins, et les serre de près, sans les mordre, et le plaisir d’avoir un fouet. Il fouaille de bons coups qui cassent les oreilles et retentissent par le village. La mèche usée, il s’assied au bord du fossé, quitte un sabot, une chaussette, noue le fouet à son orteil, et, la jambe raide, il se tresse, les doigts fréquemment mouillés, une longue mèche de chanvre neuf.


XV


Il se trouve plus heureux que son frère Gabriel qui s’est loué l’année dernière. Non que les maîtres de Gabriel soient méchants ; ils ne lui rendent pas exprès la vie dure, mais il faut qu’aux époques de labour il se lève chaque matin à deux heures. Il va chercher les bœufs au pré, pour qu’on les attelle à la charrue.

La nuit est noire et le pré loin. Gabriel traverse d’abord avec assurance le village endormi, mais, aussitôt qu’il a dépassé l’auberge, la peur le prend. Ses yeux, pleins de sommeil, distinguent mal, à droite et à gauche, le fossé, les arbres immobiles, le canal muet, la rivière chuchoteuse et, de temps en temps, une borne de la route. Mais ce qui l’impressionne le plus, c’est, quand il arrive au pré, d’ouvrir la barrière grinçante.

Le voilà seul dans les herbes où son pied tâtonne. Il perd la tête, il tombe à genoux et demande à Dieu pardon de ses péchés. Sa prière ardente et brève lui redonne du courage. Il devine que les bœufs sont cette blancheur là-bas. Il les écoute se dresser et respirer bruyamment, et il s’approche d’eux, les bras tendus.

— Holà ! Rossignol ! dit-il d’une voix faussée, où es-tu ?

Ce n’est pas Rossignol ! c’est Chauvin qu’il touche le premier. Il le reconnaît à son poil usé au flanc gauche par le timon. Le poil de Rossignol s’use au flanc droit. Et Gabriel reconnaît aussi les cornes de Chauvin. Celles de Rossignol sont égales et Chauvin n’en a qu’une tout entière ; l’autre est cassée et le bout manque.

Dès que Gabriel tient la plus longue dans sa main, il lui semble qu’il se réveille, que les ténèbres se dissipent et qu’il n’a jamais eu peur, et il serre fortement la corne. Chauvin s’ébranle d’un pas de laboureur ; Rossignol marche derrière avec docilité et les deux bœufs ramènent Gabriel au village.


XVI


À leur âge, me dit Philippe, j’étais loué depuis longtemps. Je me rappelle que la première fois que j’ai couché avec mes moutons, je ne savais pas où faire mon lit. J’ai mis une botte de paille dans le râtelier pour y dormir. Quand je me suis réveillé le matin, les barreaux tâtaient mes côtes. Il ne restait plus un brin de paille sous moi. Les moutons m’avaient mangé mon lit. Et je me rappelle que la nuit suivante, il faisait un gros orage. J’avais peur tout seul. Je me suis levé pour aller près de mon chien qui dormait sous un chariot dans la cour : c’était une compagnie.

En ce temps-là les petits bergers et les petits porchers étaient traités dur. On ne leur donnait que du pain.

— Rien avec ?

— Rien que l’eau de leur soupe.

— Pas de salé ?

— Ni salé, ni légumes, ni un œuf, ni un morceau de fromage. Je vous le dis : rien que du pain. Avant d’aller au champ ils coupaient au pain commun ce qu’il leur fallait pour la journée et c’était fini. Demandez aux fermiers Colin qui se sont retirés et qui vivent de leurs rentes. Mme Colin défendait au berger et au porcher de rester là, quand les autres domestiques se mettaient à table. On aurait pu passer en cachette, aux gamins, un peu de fricot.

— Quels avares, que ces Colin !

— Ils avaient raison, dit Philippe. C’est de cette manière-là qu’ils sont devenus riches. Aujourd’hui nos gamins ont de la chance. Ils se louent mieux que les autres domestiques. On les recherche parce qu’ils sont commodes. Une ferme a toujours besoin de deux servantes, d’une forte fille pour les gros ouvrages et d’une plus jeune pour l’aider. Mais celle-ci, on la remplace avec avantage par un gamin. Il peut faire tout ce qu’elle fait. Il peut encore porter la soupe au loin dans les champs, et il ne craint pas les ouvrages malpropres. Il faut un lit à une fille, à un gamin il ne faut que de la paille. Aussi on les paie de plus en plus cher, on les soigne comme des hommes.


XVII


C’est pourquoi la rage de se louer tient le dernier des Philippe à son tour, le petit Émile, qui n’a pas dix ans. Elle le tenait déjà l’année passée, et son père a dû le calotter. Elle le reprend plus fort cette année, mais Philippe refuse.

— Non, lui dit-il, quand je dis non, c’est non.

Quelque espérance reste au cœur d’Émile. Il obtient la permission d’aller voir, au moins, les autres se louer.

Il ne peut durer ce matin au lit. Enfin son père se lève ; ils partent et personne n’arrive avant eux sur la place où se fait la louée. Par jeu, Émile met à sa bouche une feuille de chêne en signe qu’il est à louer. Comme son père lui dit de l’ôter, il la mange. Il regarde venir les voitures pleines de monde et les bandes de domestiques qui tiennent la largeur d’une route. Tous ne sont pas des environs. Il en est qui viennent de loin. Émile observe de préférence les gamins de son âge qui circulent librement à la recherche d’un maître. Il ne fait pas attention aux colporteurs qui vendent des ceintures, des chaînes de montre et des porte-monnaie. Les femmes se mêlent, à part, aux filles qui veulent être servantes. On se dévisage, on attend des offres, on cause peu ou plutôt, tournant sur pied, on se récrie. Parfois un groupe se détache et entre à l’auberge.

Tout à coup un fermier passe devant Émile et s’arrête.

— Est-il loué, ce petit gars-là ? dit-il.

Émile, malade d’émotion, baisse la tête. Philippe répond pour lui :

— Non, il n’est pas loué et il n’est pas à louer.

Le fermier s’éloigne. Les lèvres d’Émile tremblent, grimacent et il se met à pleurer. On rit de son chagrin, autour de lui, moi le premier.

— Écoute, lui dis-je, si tu veux, je te loue à mon service. J’achèterai un cochon, et chaque jour, après la classe, tu viendras le prendre pour le mener au champ. Tiens, mets dans ton porte-monnaie tes quarante sous d’arrhes.

Émile croit que je me moque de lui comme les autres. Il se détourne, chine plus fort et du pied râpe la terre.

Philippe agacé le secoue.

— Si tu ne te tais pas, dit-il, je vas te flanquer une paire de calottes. Au moins tu sauras pourquoi tu pleures. Et si tu veux rester, reste, moi je rentre.

Et il fait semblant de le laisser là. Mais à peine a-t-il le dos tourné qu’Émile le rattrape et se cache dans sa blouse.


XVIII


Philippe ! Philippe ! il n’y a que le travail qui rende heureux.

— Oui, monsieur, dit Philippe qui bêche le jardin. Comme on le crie des fois : Honneur aux travailleurs !

— Certes, vous travaillez, Philippe, mais moi aussi je travaille.

— Vous travaillez, dit-il respectueux, en vous amusant.

— Détrompez-vous, Philippe, j’ai mes tracas, mes devoirs, comme tout le monde. Je travaille par nécessité. Quand il fait du soleil je préférerais me promener. Je fatigue beaucoup de tête.

— Sûrement, dit Philippe, vous fatiguez plus de tête que moi. Je ne fatigue que de corps.

— Pensez-vous, Philippe, que si la tête va mal, le reste du corps n’en souffre pas ? Le soir, dès que le feu de la lampe me brûle le front et les yeux, je me retiens d’aller me coucher.

— Vous n’y allez pas, dit Philippe, parce que vous ne voulez pas.

— Erreur, Philippe. Il faut que je veille, parce que je ne suis pas matinal, et je tâche de rattraper les heures perdues.

— Restez donc au lit, vous avez le temps de dormir.

— Du tout, du tout, et je donnerais gros pour avoir le courage de me lever matin. Je vous envie, vous êtes sur vos jambes au premier rayon de soleil et cela ne vous fait jamais de peine.

— Nous avons l’habitude, dit Philippe. L’hiver seulement, c’est moins agréable.

— C’est toujours dur pour moi. À midi, ce serait encore trop dur. Vous ne connaissez pas ce supplice ?

— Non, monsieur.

— Et le supplice d’être enfermé, le connaissez-vous ? Libre, vous vivez sainement dehors. Vous prenez de l’exercice, vous faites de l’hygiène sans le savoir. S’il vous fallait demeurer immobile à la maison, trois, quatre, cinq heures de suite, les coudes sur un bureau chargé de livres, vous en auriez vite assez.

— Je crois comme vous, dit Philippe, que cette vie ne me plairait guère.

— Et vous raisonnez juste, brave Philippe. Oh ! je ne demande à personne de me plaindre ! Je veux dire que nous avons chacun nos misères, vous les vôtres et moi les miennes.

— Ce n’est pas la même chose.

— Pourquoi, Philippe, pourquoi ? Vous qui hochez la tête et qui avez le double de mon âge, voulez-vous compter nos cheveux blancs ?

— J’aimerais mieux compter nos billets de banque.

— Mais, mon pauvre Philippe, je me tue à vous expliquer que si j’étais riche comme la dame du château, je travaillerais quand même et qu’on ne travaille pas que pour gagner de l’argent.

— C’est ce que je dis, rien ne vous force à travailler ; votre travail vous désennuie.

— Vous êtes vraiment têtu aujourd’hui. Tout à l’heure, vous aviez l’air de me comprendre. Vous ne me comprenez donc plus ?

— Si, si, monsieur, dit Philippe. Mais, c’est égal, je changerais bien.

  1. On retrouverait Les Philippe aux premières pages du Vigneron dans sa vigne.