Budget de 1895 - Libéraux et Socialistes

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Budget de 1895 - Libéraux et Socialistes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 481-529).
BUDGET DE 1895

LIBERAUX ET SOCIALISTES

Les historiens futurs de la discussion du budget pendant la session ordinaire de 1894 auront bien de la peine à démêler la confusion au milieu de laquelle se sont agités, sans avoir pu aboutir, le ministère d’abord, la commission du budget ensuite, — et avec elle les diverses commissions parlementaires de réforme des impôts, — et enfin la commission extra-parlementaire de l’impôt sur le revenu, présidée, inspirée et dirigée par le ministre des finances lui-même.

La première raison de cette confusion c’est que personne ne se soucie d’avoir de principes, et que le soin d’améliorer les impôts, de réaliser l’équilibre et de fonder un budget définitif est laissé à cette catégorie spéciale de financiers qu’on pourrait appeler les inventeurs. On compte sur l’imagination des chercheurs plus que sur les leçons de l’expérience et que sur la critique scientifique des faits économiques.

Ceux qui jusqu’à présent prétendaient avoir le plus de principes — nous voulons parler des socialistes — s’emploient avec préméditation à les obscurcir, afin de recruter plus aisément les adhérens dont ils ont besoin en dehors des villes, parmi les travailleurs des champs et les petits propriétaires.

Les républicains libéraux, qui ont certainement plus de principes que les socialistes, et de plus sûrs et de plus scientifiques, se laissent aller au facile métier de la critique, et renoncent le plus souvent à produire ceux dont ils devraient être fiers et dont ils pourraient se targuer avec plus de confiance que leurs adversaires, par cette bien pauvre raison que les principes ne sont plus à la mode, et qu’il faut redouter d’être qualifié de doctrinaire.

Les radicaux, il faut bien se résoudre à le leur dire et ils ne s’en blesseront probablement pas, sont avant tout des politiques : aussi ne se donnent-ils guère la peine de réfléchir aux conséquences économiques des solutions financières qu’ils préconisent. Ils restent fidèles à ce mot d’un célèbre avocat qui disait naguère : « Il n’y a pas de questions économiques, il n’y a que des questions politiques. »

Et le centre républicain enfin, où il y a tant de bonnes volontés et tant de talens, paraît, dans bien des circonstances, disposé, par une sorte d’affolement, à sacrifier le budget et la richesse publique ou privée à tous ceux qui offrent leurs concours prétendu désintéressé au gouvernement pour aider à étouffer sous des lois quelconques l’anarchie et la secte des assassins.

Afin de jeter un peu de clarté sur cette obscure session, il est nécessaire de bien dégager les principes financiers des socialistes ainsi que les principes de ceux des radicaux qui en ont, pour les opposer aux principes des républicains libéraux. Il faut rechercher ensuite comment les principes pour la plupart du temps contradictoires de la coalition des socialistes et des radicaux, ont pu agir néanmoins et ont agi en réalité sur des hommes politiques qui n’ont cependant aucune inclination pour les socialistes ni pour les radicaux ; qui sont de sentimens très modérés ; mais qui restent, et ils en sont fiers, comme s’il y avait sujet de l’être, dans ce qu’on pourrait appeler une indépendance ridicule de toute science financière. On dirait qu’il y a des hommes politiques dont l’ignorance en ces sortes de matières est voulue, et qui trouvent commode de ne point avoir d’idées, afin de se décider plus aisément en faveur des solutions les plus disparates, jouant ainsi à rouge ou noir, selon leur intérêt politique du moment, le budget et la fortune de la France.

Les socialistes croient posséder la véritable doctrine historique et la véritable doctrine économique.

Leur doctrine historique est celle de l’Évolution. Evolution est un mot très vide de sens quand on l’applique à la science financière, mais ils espèrent, par suite de la confusion qu’ils s’efforcent de faire naître — entre l’Évolution et le Progrès — séduire les radicaux qui en sont d’ailleurs très justement épris. Ce n’est cependant autre chose, dans le sens où ils l’entendent, que la très pauvre doctrine de la fatalité en histoire, doctrine fort connue, très vieille et très usée, qu’ils se sont contentés de décorer, pour la rajeunir, d’ornemens d’un goût prétendu scientifique, que Darwin lui-même trouverait très douteux.

En faisant prendre l’Evolution pour le Progrès, ils espèrent trouver des complices inconsciens et faire triompher petit à petit, en marchant à pas comptés mais sans jamais reculer, la doctrine du bouleversement universel, terme sans lendemain de toute leur philosophie économique.

Les vrais socialistes, les révolutionnaires sans merci, ne sont effectivement pas pressés ; ils se contentent de désorganiser lentement la société moderne, convaincus que, par des destructions successives, dans lesquelles ils ont le talent de se faire aider par les radicaux et les innocens, ils préparent l’avènement de cette société mal définie, ou plutôt qui n’est pas définie du tout, par laquelle ils prétendent remplacer la société actuelle.

Leur doctrine économique et financière, on le sait, n’est autre chose que la nationalisation ou la mise en commun de la terre et des capitaux existans, nationalisation nécessaire et inévitable suivant eux pour mettre les outils du travail et les instrumens de la production — c’est-à-dire la terre et les capitaux immobilisés ou non — à la disposition de tout le monde.

L’idée d’une destruction lente de tout ce qui existe en vue d’un renouvellement du monde économique et moral est très nettement et très clairement exprimée dans le programme d’une grande association anglaise connue sous le nom de Société Fabienne, parce qu’elle s’est placée sous l’invocation de Fabius Cunctator. Les socialistes français ne renieront pas ce programme, qui est le leur aussi bien que celui de leurs coreligionnaires anglais.

« Pour le moment, lit-on en tête des publications de la Société Fabienne, vous devez temporiser avec cette inébranlable patience que Fabius a montrée dans sa guerre contre Annibal, n’ayant aucun souci de ceux qui blâmaient sa lenteur. Mais quand le moment sera venu, vous devrez frapper fort, toujours comme l’a fait Fabius, sans quoi votre patience aura été vaine et restera sans fruit. » — « L’association se compose de socialistes qui tendent à la réorganisation de la société par l’émancipation de la terre et des capitaux industriels, qu’il faut retirer des mains des propriétaires et des individus, afin de les mettre à la disposition de la communauté pour le profit général. »

On ne saurait dire avec plus de précision et plus d’audace ce que pensent et ce que veulent les socialistes de tous les pays.

Pour obtenir des alliés dans leur campagne de destruction graduelle et systématique de la société, les socialistes font appel à tous les sentimens, même aux meilleurs, mais ils ne se privent pas de faire appel aux plus mauvais. Ils s’adressent aux républicains et aux amis du progrès en s’en donnant pour les représentans les plus autorisés et comme étant les plus capables de diriger la marche en avant ; aux philanthropes et aux sentimentaux, en se donnant comme les défenseurs des opprimés contre la violence et l’injustice de leurs oppresseurs. Ils parlent de l’injustice de la répartition actuelle des impôts entre les citoyens, dont les plus pauvres sont accablés comme par une progression à rebours. Ils divisent, pour le besoin de leur propagande, la société moderne comme l’était la société de l’ancien régime, en deux classes ayant, disent-ils, dans la société capitaliste des droits inégaux, les pauvres et les riches, et ils établissent par de prétendus calculs le bilan des impôts payés par chacune de ces deux classes. Ils ne craignent pas de nier les lois naturelles de l’incidence des impôts et concourent, en les niant, à répandre l’opinion que le Parlement, quand il fait une loi, a tout fait ; que les mots qu’il a gravés sur la table des lois sont des actes ; et qu’il suffit d’avoir formulé un texte avec la pensée de produire un effet déterminé, pour que cet effet se produise nécessairement.

ils ont toujours à la bouche, quand il s’agit de faire voter des lois prétendues protectrices des ouvriers, la fameuse loi d’airain des salaires comme un reproche à ceux qui ne veulent pas détruire la société ; ils l’oublient d’ailleurs aussitôt, et se gardent bien de rappeler tout ce qu’ils ont dit du mal qu’elle fait grâce aux économistes, quand il s’agit de faire voter des dégrèvemens qui sont populaires parmi leurs électeurs.

Cette prétendue loi d’airain des salaires, loi qui serait implacable et à laquelle la société actuelle doit se soumettre quoiqu’elle en ait, qui ne cessera de peser sur le peuple jusqu’au jour où. la société de l’avenir aura remplacé la société capitaliste, devrait cependant, si elle produit l’effet qu’ils disent, les rendre plus indifférens qu’ils ne le sont aux impôts sur les ouvriers, puisque, dégrevés ou non, les ouvriers, en raison de la loi d’airain, sont censés, ce sont eux qui le prétendent, ne pouvoir jamais gagner plus que ce qu’il leur faut strictement pour entretenir une vie misérable. Un dégrèvement d’impôt ne pourrait dès lors avoir d’autre conséquence, d’après leur propre doctrine, que d’amener une baisse correspondante dans le taux des salaires, baisse qui serait, sans résistance possible, imposée par les patrons et qui empêcherait les dégrèvemens de produire une amélioration quelconque dans le sort des ouvriers.

Mais cette loi d’airain, si souvent invoquée par les socialistes dans les discussions politiques, est mise tout de suite par eux-mêmes de côté, aussitôt que les Chambres ont ouvert la discussion du budget. Il leur faut bien obtenir l’aide des radicaux et confondre leurs votes avec les leurs dans les urnes du scrutin ! Or les radicaux n’ont aucune notion de l’incidence naturelle des impôts. Les politiques purs, — les radicaux ne sont que des politiques purs, — croient en effet naïvement obtenir à coup sûr, pour les catégories de citoyens auxquelles ils s’intéressent, des dégrèvemens d’impôts par la simple promulgation d’une loi qui les en exempte. Les socialistes doivent donc voter les dégrèvemens que la loi des salaires rendra, suivant eux, inefficaces. Au fond ce n’est pas l’amélioration du sort des ouvriers par la réduction des impôts qu’ils poursuivent : cette considération est pour eux bien secondaire. Ils se soucient fort peu que les lois de dégrèvement soient ou ne soient pas efficaces. Leur unique objet est de créer des catégories d’exemptés au moyen des lois de finance, dans l’unique pensée de diviser la nation en classes. Le cadre pour eux vaut mieux que ce qu’il renferme.

Leur objectif est la destruction de la classe des capitalistes : ils poussent à la création d’impôts dont l’effet direct ou indirect pourrait, ou devrait aboutir à la suppression des capitaux anciennement accumulés, et à l’impossibilité d’en accumuler dans l’avenir par des efforts nouveaux.

Aussi les impôts qu’ils préconisent sont-ils nécessairement, d’abord, l’impôt progressif sur les capitaux possédés et sur les successions avec exemptions par grandes masses ou catégories, et ensuite l’impôt progressif sur les revenus de la classe des non-privilégiés, qui seule y serait assujettie par la loi. Il est bien entendu, car Fabius est toujours patient, que la progression serait d’abord établie sur des bases très modérées, qu’on commencerait par la gracieuse, comme disaient les Florentins, pour n’arriver que beaucoup plus tard à la déplaisante. Les cadres une fois formés, on aurait en effet tout le temps pour organiser à l’aise la liquidation générale des capitaux de l’ancienne société.

Les radicaux emboîtent le pas avec une remarquable ignorance de ces misérables choses économiques et disent amen à toutes les affirmations de la politique financière de leurs redoutables amis.

Il est clair en effet que c’est parce qu’ils n’ont aucune doctrine philosophique ou économique que les radicaux sont à la merci des socialistes, et ils s’abandonnent à eux parce qu’ils reconnaissent qu’ils ont trouvé leurs maîtres. Ils savent bien que, toute fausse que soit une théorie à prétentions philosophiques, elle n’en gratifie pas moins ceux qui s’en targuent, par cela seul qu’elle a une tournure philosophique, d’une très grande puissance d’action sur le peuple. Les Français aiment à philosopher ; et philosopher même dans le faux, a presque toujours été, — après les spectacles publics, les foires et les champs de courses, — la plus grande des jouissances populaires. Les courses en char et les subtilités théologiques ou philosophiques sont la mode de toutes les Byzances.

Il est en outre démontré par l’histoire de notre siècle que les socialistes, aussitôt qu’ils cessent d’avoir des doctrinaires à leur tête, perdent du coup toute leur influence et que leur autorité sur les masses ouvrières dont ils ont la prétention de disposer, s’évanouit aussitôt que leurs grands prêtres cessent d’achalander leurs mystères. Dépourvus de chefs à formules magiques, ils n’ont plus de valeur comme parti ; ils deviennent simplement un corps de troupes luttant par la force des armes, et déclarant la guerre à une portion considérable de leurs concitoyens. Ils ne sont alors que des fauteurs de guerre civile. Réduits à ce rôle, leurs chances de succès deviennent presque nulles, parce que l’espèce d’armée qu’ils conduisent au combat, si elle a les avantages des bandes du temps jadis, — c’est-à-dire l’audace et l’absence de scrupule, — en a aussi tous les inconvéniens, c’est-à-dire le détestable recrutement et l’impossibilité de se maintenir en armes. Leurs recrues mal encadrées fondent comme de la neige aux rayons du soleil par le contact prolongé avec des populations soucieuses de ne pas être dérangées dans leur travail.

Le jour où le socialisme contemporain n’aura plus de doctrinaires à sa tête, il ne trompera plus personne ; il ne sera plus pour tout le monde, pour les radicaux comme pour nous, que l’anarchie pure et simple. Il deviendra le brigandage hideux dont les sectaires inspirent la plus profonde répulsion à la grande majorité des Français.

Aussi est-il nécessaire que les libéraux fassent état, de leur côté, de leur doctrine historique et de leur doctrine économique. C’est par la puissance d’attraction d’une doctrine bien pensée et bien propagée qu’ils peuvent détacher les radicaux de l’alliance socialiste et concourir avec les autres républicains à former dans le Parlement une majorité de gouvernement. Ce n’est pas chose facile que de détacher des socialistes, les radicaux qu’on appelle radicaux de gouvernement, car il y en a un très grand nombre parmi eux qui n’ont pas le sens des idées générales. Ce sont ceux-là qui ramènent tout à la vieille politique de parti ; qui croient que les républicains pour être de vrais républicains doivent toujours monter à l’assaut du pouvoir, et s’y assurer un certain nombre de places fortes afin de gouverner le pays dans l’intérêt du parti. Mais, s’il y a un grand nombre de radicaux impénitens, il y en a cependant qui demeurent accessibles aux discussions de bonne foi. Il y a surtout dans leur voisinage des hommes qui ont craint de se séparer d’eux pour l’utilité électorale qu’ils tirent de leurs relations avec eux, quoiqu’ils ne les aiment pas, mais qui commencent à perdre confiance en eux parce qu’ils en ont moins peur.

Il est donc temps d’opposer drapeau à drapeau et tactique à tactique. Le meilleur des drapeaux est toujours celui de 1789, la meilleure des tactiques est toujours la franchise. Affirmons donc nos principes en face de ceux des socialistes ; donnons le sens exact de notre doctrine historique et économique et mettons-la sans équivoque en contradiction avec la doctrine historique et économique des socialistes.

Je voudrais dire aussi brièvement que possible comment il me semble qu’on y peut arriver.


I

Notre doctrine financière n’est pas une invention ; nous en trouvons le fondement dans la première grande assemblée de la Révolution française. Nous sommes et voulons être les héritiers des grands hommes de ce temps-là. Nous prétendons appliquer leurs idées, avec les développemens que la suite des années et le progrès ont dû y apporter, mais sans en modifier le sens.

Au lieu de chercher une revanche de 1789, nous voulons en assurer la victoire définitive. Nous ne sommes ni 1793, ni Brumaire, ni 1814, ni 1815, ni 1830, car 1830 s’est effondré dans 1815. Nous ne sommes ni révolutionnaires ni réactionnaires : nous sommes des républicains libéraux. En finance comme en politique, nous sommes 89. Il y en a qui trouvent banale notre fidélité à cette grande date : nous trouvons, nous, que c’est une chance heureuse pour un parti politique que d’être né à une date de l’histoire et de pouvoir être désigné par cette date. Nous portons le nom d’une victoire, la victoire de l’idée moderne sur l’idée ancienne ; et cela nous suffit.

Il n’est d’ailleurs pas difficile, pour ceux qui veulent conserver l’héritage de l’Assemblée constituante, de caractériser la politique financière de cette grande assemblée et de la justifier.

Elle a son origine dans l’école physiocratique du XVIIIe siècle, dont le fondateur a été Quesnay. Entre le docteur Quesnay et les économistes financiers modernes, il y a une chaîne ininterrompue de philosophes économistes dont les premiers anneaux sont Turgot d’abord, ensuite Dupont de Nemours, enfin J.-B. Say et ceux qui après lui ont fait faire de nouveaux progrès à la science.

L’Assemblée constituante a légiféré en matière de finances au moment où l’anneau de la chaîne était Dupont de Nemours, et c’est Dupont de Nemours qui a rédigé cette Adresse aux Français, code général de la finance de 1789, qui est un monument de notre histoire. Telle est notre origine et telle est notre filiation.

Nous avons donc une histoire, ce qu’on peut appeler une doctrine historique. Nous en avons tiré une conviction philosophique, ce qui fait que nous avons une doctrine économique. Nous ne sommes donc pas en état d’infériorité vis-à-vis de nos adversaires socialistes. Nous avons avant eux conçu une méthode, et par cette méthode nous avons abouti à une doctrine. Notre programme est l’application de cette doctrine. Tout s’enchaîne très naturellement dans notre conception de la justice en matière d’impôt et dans la méthode d’application qui en découle.

Rien n’est plus simple que notre histoire, rien ne sera plus clair que notre programme.

Le premier, le plus grand service qu’aient rendu les physiocrates à la science financière, est d’avoir établi sur des fondemens inébranlables la théorie des lois économiques et sociales naturelles. Nous croyons avoir perfectionné leur démonstration de la puissance de ces lois.

Nous disons comme eux qu’il est impossible de changer la nature humaine ni les lois générales qui assurent le développement et le progrès de l’homme. Nous ne sommes maîtres ni des lois physiques, ni des lois morales, ni des lois économiques. Une dépend pas de nous de les abroger. Nous n’avons qu’un seul champ de culture économique, restreint par la nature, soit ! mais ce champ nous paraît assez vaste pour pouvoir y récolter tout ce qui dans l’ordre économique intéresse l’humanité.

En matière d’impôt par exemple, nous avons reconnu — ce qui nous donne des avantages pratiques considérables sur nos adversaires et ce que je ne crains pas d’appeler notre supériorité dans la rédaction des lois — qu’il est puéril de vouloir faire payer les impôts, à notre volonté, par des contribuables arbitrairement choisis par le Parlement, et de prétendre les condamner à subir le poids des impôts alors qu’ils ont des moyens naturels et plus puissans que toutes les lois positives de rejeter sur d’autres le fardeau que des législateurs naïfs veulent mettre sur leurs épaules. Il y a des lois d’incidence auxquelles nous ne pouvons pas déroger.

Les physiocrates l’ont dit les premiers ; mais, dans l’éblouissement de leur admirable découverte, ils en ont tiré, — c’est un malheur qui a retardé les progrès de la science, — une conséquence tout à fait erronée.

Ils ont cru que toute richesse émanait de la terre, et dès lors que tout impôt recouvré sur la terre, avant la consommation des produits qui en sortent, devait se répartir après coup, nécessairement et tout à fait équitablement, entre tous les citoyens.

La richesse née de la terre et imposée à sa source doit, en se transférant de l’un à l’autre, donner lieu à un remboursement de l’impôt. L’impôt est payé par chacun au moment où la richesse sortie de la terre arrive en ses mains pour servir à sa jouissance.

En remontant par voie d’analyse, dans l’ordre inverse des phénomènes, de la consommation à la production, c’est-à-dire en suivant à rebours le moindre objet de consommation dans ses transformations diverses jusqu’à la parcelle d’où il a été extrait à l’état de matière première, on passe en revue tous les citoyens sans exception et on s’aperçoit que chacun d’eux a rendu naturellement à ceux qui l’ont précédé et qui lui en ont fait l’avance sa part personnelle dans la totalité de l’impôt dont, à l’origine, la parcelle seule a supporté tout le poids. Tout produit vient de la terre : tout prix payé pour un produit, — et le montant de l’impôt est une fraction du prix, — retourne à la terre.

Les successeurs des physiocrates se sont bien vite aperçus que cette vue était incomplète ; que la terre n’était pas l’unique source de la richesse économique ; que l’industrie, le commerce, le travail des mains et de l’intelligence ne sont pas des sources stériles et qu’ils engendrent également de la richesse.

L’exagération des physiocrates a donc été réduite à sa juste valeur, mais il n’en est pas moins resté dans la conscience des savans observateurs des faits économiques, cette notion supérieure qu’il y a des lois naturelles réglant l’incidence des impôts, que ces lois sont, il est vrai, difficiles à discerner, mais qu’on n’en saurait néanmoins nier la puissance. Il faut y obéir quand on veut créer, perfectionner, ou modifier un système d’impositions.

Nous reviendrons souvent sur l’action des lois naturelles dans le cours de cet exposé ; mais pour bien déterminer la politique financière de l’Assemblée constituante de 1789, en Irons d’abord dans la salle de ses séances et suivons ses discussions ; recherchons comment elle a conçu, à sa manière, qui est généralement la meilleure, les lois naturelles économiques et comment elle s’y est conformée.

Ce que nous apercevons du premier coup d’œil, c’est que ce sont les néo-physiocrates qui la dirigent dans ses délibérations d’ordre économique et financier. C’est là un fait capital sur lequel nous ne saurions trop insister. L’histoire et la doctrine conservent, comme conséquence de cette direction des néo-physiocrates, une très grande unité. C’est cette unité qui fait aujourd’hui notre force et qui nous permet de lutter avec la certitude du succès contre nos adversaires.


Le 24 août 1789, l’Assemblée constituante a fait sa première déclaration de principes en matière d’impôts. Elle a décrété, ce jour-là, l’art. 13 de la Déclaration des droits de l’homme :

« Art. 13. — Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. »

Et le 7 octobre suivant, Pétion lui-même faisait adopter l’art. 5 de la Constitution où il était dit que : « Toutes les contributions et charges publiques de quelque nature qu’elles soient seront supportées proportionnellement par tous les propriétaires à raison de leurs biens et facultés. »

Enfin cet article, devenu le paragraphe 2 du titre Ier de la Constitution de 1791, a été définitivement rédigé comme il suit : « 2° que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens, également, en proportion de leurs facultés. »

Universalité et égalité proportionnelle des impôts : tels sont les deux grands principes financiers de l’Assemblée nationale constituante. Il n’est question ni d’exemption par catégorie de citoyens ni de tarif progressif.

Ce sont les bases de la contribution foncière et de la contribution mobilière. La contribution mobilière est un impôt qui doit atteindre tous les citoyens, et il n’y a d’exception que pour les individus hors d’état de payer une contribution de trois journées de travail. La journée de travail servant d’étalon est celle dont la valeur est la plus faible qu’on puisse imaginer, « celle que gagne communément l’homme de peine, le journalier employé aux travaux communs de la terre, et dont le taux est fixé par chaque municipalité d’après l’arrêté de son département. » Pour Paris elle avait été évaluée à 20 sous. Les exemptés à raison du faible taux de leur journée sont considérés comme des indigens, et ils le sont en réalité ; leurs noms doivent être « inscrits soigneusement et sans exception à la suite du rôle. »

Jamais l’Assemblée constituante n’a voulu que les contribuables payassent les uns pour les autres, parce que c’était contraire au principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt.

C’est d’ailleurs un principe qui dérive du droit fondamental qu’ont les citoyens de consentir l’impôt auquel on les assujettit. S’ils ne payaient pas l’impôt, il n’y aurait aucune raison de leur laisser le droit de le discuter.

Le gouvernement populaire ne se serait pas établi et l’ancien régime aurait continué à être celui des temps modernes si les peuples n’avaient pas combattu, avec un succès que l’histoire a sanctionné, pour obtenir le droit de consentir les impôts dont ils étaient obligés de verser le montant entre les mains du roi, représentant l’Etat. C’est le pouvoir de la bourse qui a fait passer des rois aux contribuables, réunis en parlement, le pouvoir politique.

Cette idée de faire voter les impôts par ceux qui devaient les payer paraissait étrange aux détenteurs du pouvoir. En accordant à ses sujets le droit de consentir l’impôt, la royauté transformait les impôts obligatoires en une contribution volontaire, ce qui paraissait contradictoire aux défenseurs de l’institution royale.

Aussi Louis XVI a-t-il manifesté son étonnement dans des termes assez curieux le jour où Turgot lui a proposé de donner à son royaume une constitution fondée sur le principe du consentement libre de l’impôt par les représentais des contribuables. C’est Soulavie qui rapporte le fait, et, quoiqu’on ne doive accepter qu’avec beaucoup de réserve les extraits donnés par Soulavie des documens trouvés dans l’armoire de fer, il est bien difficile de ne pas ajouter foi dans cette circonstance à ce qu’il nous raconte.

Le Mémoire au roi sur les municipalités avait été soumis par Turgot à Louis XVI en 1775. Il concluait à une constitution du royaume dont les rouages administratifs consistaient dans des municipalités superposées. « La grande municipalité, dite la municipalité générale du royaume, dit Turgot vers la fin du mémoire, compléterait l’établissement des municipalités du premier degré ; ce serait le faisceau par lequel se réuniraient sans embarras dans les mains de Votre Majesté tous les fils correspondans aux points les plus reculés et les plus petits de votre royaume… Votre Majesté déclarerait ou ferait déclarer par son ministre des finances les sommes dont elle aurait besoin, et qui devraient être imposées sur la totalité des provinces pour l’acquittement des dépenses de l’État. »

L’expédition de ce mémoire avait été conservée par le roi qui ne la rendit point à Turgot. Louis XVI avait écrit sur les marges des observations. C’est cet exemplaire avec les notes marginales du roi que Soulavie a eu entre les mains. Turgot proposait en réalité — sous une forme assez insinuante il est vrai et sans pousser son système jusqu’au bout, — d’instituer ce que nous appellerions aujourd’hui un parlement autorisé à discuter et à voter dans une session annuelle un budget préalable, préparé et soumis à la représentation nationale par le ministre des finances.

L’observation consignée en marge par Louis XVI est la suivante :

« Ce serait peut-être le moyen de ne rien avoir. Mes parlemens sont dans l’usage d’accorder tout ce qu’on leur demande à la charge des peuples. Ils sont dans l’usage de tout refuser et de se laisser exiler quand on leur demande quelque impôt à leur préjudice individuel. En réunissant les propriétaires de mon royaume pour leur demander l’assise de l’impôt, c’est le moyen de les opposer à l’impôt demandé. L’abbé Terray a bien prouvé qu’on n’est bien sûr de l’impôt que lorsqu’il est levé par ordre de celui qui ne le paie pas ou qui en paie le moins. »

Dupont de Nemours, qui avait ses raisons pour n’avoir pas oublié le mémoire sur les municipalités, puisqu’il avait tenu la plume en l’écrivant, sinon sous la dictée, du moins sous l’inspiration de Turgot, avait connu sans aucun doute, en 1775, cette réponse de Louis XVI, et comme en réalité c’était lui qui dirigeait quatorze années après, en 1789, les délibérations du Comité des contributions de l’Assemblée constituante, il avait voulu, pour répondre à l’objection, que, dans aucun cas, aucune catégorie de citoyens ne pût imposer aux autres des impôts auxquels elle se serait elle-même soustraite. L’universalité de l’impôt a été, du fait de Dupont de Nemours, le principe financier fondamental de l’Assemblée constituante.

Pour achever d’ailleurs de démontrer le caractère particulier du système financier de l’Assemblée constituante, il suffit de parcourir son adresse aux Français en date du 16 juin 4791 et les fameuses instructions, à la rédaction desquelles il a concouru, sur la contribution foncière et sur la contribution mobilière, la première en date du 23 novembre 1790 et la seconde en date du 13 janvier 1791.

Les impositions prendront désormais le nom de contributions. C’est une participation volontaire à des dépenses qui seront limitées à ce que commandent ou commanderont le service et les intérêts de la nation. Cette participation, toute volontaire qu’elle soit, est nécessairement reconnue comme indispensable par ceux-là mêmes qui en acceptent le fardeau, car ils savent bien qu’elle ne pourrait être diminuée sans priver les citoyens de quelque service public « valant plus que la portion de concours que chacun y apporte. »

La contribution foncière embrassera donc tous les biens fonds ; elle sera d’une somme fixe par département, et les contribuables se la répartiront eux-mêmes entre eux, de sorte qu’ils auront tous intérêt à ce qu’aucun d’eux ne se procure une diminution qui augmenterait la charge de tous les autres. On donnera d’ailleurs aux propriétaires, comme garantie de l’équité dans la première répartition, et jusqu’à l’établissement de la péréquation par le cadastre, une réduction sur leurs cotes lorsqu’elles dépasseront en principal le sixième du produit net de leurs biens.

La contribution mobilière est fondée exactement sur les mêmes principes. Elle portera sur les capitaux mobiliers. Mais le produit des capitaux mobiliers n’est point facile à connaître, « surtout dans un pays où la Constitution, les principes, les droits, les lois et les mœurs proscrivent toute espèce d’inquisition. » On cherchera donc une indication sinon parfaitement exacte, du moins assez régulièrement approximative. Cette indication, ce sera le logement destiné à l’habitation de la famille.

On a dressé, pour tirer un parti équitable de cette indication, une table construite sous une forme progressive et destinée à établir une proportionnalité véritable entre le revenu présumé et l’impôt à percevoir.

Les instructions qui expliquent les grandes lois de l’Assemblée nationale sur les contributions directes entrent dans des détails très précis, et en les étudiant on pourrait trouver à notre usage bien des moyens de revenir aujourd’hui, pour le profit de nos finances et la bonne répartition des charges, à une meilleure méthode de recouvrement. Ce serait un excellent retour à la vérité de la primitive église économique, à celle de l’Assemblée nationale, et il faut nous préparer à ce retour.

Rappelons que « les marais, les terres vaines et vagues devaient être assujettis à la contribution foncière, quelque modique que soit leur produit, » et que « les particuliers ne pouvaient s’affranchir de la contribution à laquelle leurs marais, terres vaines ou vagues devaient être soumis qu’en renonçant à ces propriétés au profit de la commune. » Et l’instruction, en déterminant la méthode à suivre pour arriver à cet abandon, ajoute que c’est une disposition qu’on a introduite dans la loi « par respect pour le principe que toute propriété foncière doit supporter la contribution ».

L’instruction sur la contribution mobilière ne contredit en rien les principes posés en ce qui concerne la contribution foncière. C’était un faisceau de cinq lois. La première imposait aux citoyens actifs une taxe égale à la valeur de trois journées de travail ; la deuxième taxait les domestiques ; la troisième, les chevaux ; la quatrième, les revenus évalués proportionnellement sur l’indication donnée par le loyer. La taxe était donc établie sur le taux du loyer, mais elle variait en raison de coefficiens divers. Les coefficiens inscrits dans la loi formaient une échelle progressive. La contribution ainsi fixée n’était d’ailleurs perçue que déduction faite du revenu foncier du contribuable déjà frappé par l’autre contribution. On n’atteignait par la contribution mobilière que la différence entre le revenu global présumé du contribuable et son revenu foncier. Le net payé par le contribuable constituait l’impôt sur le revenu mobilier. La cinquième loi du faisceau imposait aux contribuables des deux impôts, le foncier et le mobilier, une taxe d’habitation générale, complémentaire des deux autres et qui était recouvrée sans déduction, sorte de centimes additionnels, non à l’impôt, mais à la cote générale.

La répartition se faisait entre les contribuables, comme pour l’impôt foncier, par les soins de répartiteurs dûment qualifiés. On n’avait, pas plus pour la mobilière que pour la foncière, accepté le mode de la quotité. Celui de la répartition donnait plus de garanties contre les exigences de l’administration, et aussi, pourrait-on dire contre les fantaisies des majorités parlementaires.

Si on ajoute à ces deux lois fondamentales de l’Assemblée nationale, d’abord le droit d’enregistrement des actes, conservé, dit Dupont de Nemours, parce qu’il donne aux actes une date authentiquerais sans les rigueurs dans le recouvrement auxquelles on répugnait alors et qui n’ont été ajoutées que par des lois ultérieures ; et ensuite ceux des impôts indirects abolis puis rétablis, malgré la répulsion très sensée de l’école physiocratique, on reconnaît que le système est très rationnel et très libéral : c’est celui des premiers constituans, les hommes de 1789, par opposition à celui des conventionnels, les hommes de 1793, ces ancêtres du socialisme moderne dont l’action, je ne le nie pas, date du commencement de la révolution. On en trouve des traces nombreuses dans les cahiers, et ils ont fait dans l’Assemblée constituante un grand nombre de tentatives heureusement infructueuses ; ils n’ont pas pu faire dévier les hommes de 1789 de la route libérale dans laquelle ils s’étaient engagés.

C’est justement parce que, quoique existans, et cherchant à s’affirmer par de nombreuses propositions, ils sont restés constamment en minorité, qu’on peut dire des principes de leurs adversaires, c’est-à-dire des principes des constituans nos ancêtres politiques, qu’ils ont bien été et qu’ils resteront bien réellement dans l’histoire les seuls principes financiers de l’Assemblée nationale de 1789.


II

Cette conception de l’impôt telle qu’elle nous a été léguée par l’Assemblée nationale doit être conservée avec soin, et il faut l’adapter, en la modifiant le moins possible, au système d’imposition de la république actuelle.

Elle repose sur les bases suivantes :

L’impôt est une contribution due par tous les citoyens, les uns en travail, les autres en abandon de revenu, tout le monde contribuant à fournir des ressources à la communauté, les uns par une augmentation de leur peine, les autres par une diminution de leur jouissance.

L’impôt sur les citoyens, perçu au moyen des rôles nominatifs, et qu’on a dénommé l’impôt direct, doit être réparti entre eux par les contribuables eux-mêmes.

Il doit être réel et porter sur les choses : la qualité des personnes propriétaires de ces choses ne devant pas en faire varier le tarif. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans le recouvrement des impôts de consommation, et c’est une des raisons qu’on peut invoquer en leur faveur. Ces sortes d’impôts sont en effet acquittés par les consommateurs, qui les paient au moyen d’une majoration de leur prix d’acquisition. Le marchand paie préalablement l’impôt de consommation aux agens des contributions indirectes, et il se rembourse plus tard en en portant le montant sur sa facture. Il ne s’enquiert pas de la qualité ni de la situation personnelle de son acheteur. Il recouvre le même impôt sur tous ceux qui s’approvisionnent dans sa boutique.

L’impôt enfin ne doit jamais être arbitraire ; les bases sur lesquelles il est établi ne peuvent être laissées à l’appréciation d’aucun des agens de la perception, qu’il soit un répartiteur local ou un délégué de l’administration.

L’impôt doit avant tout être rigoureusement proportionnel aux facultés. Il ne peut varier, comme c’était le cas sous l’ancien régime, suivant que le contribuable appartient à une classe de citoyens ou à une autre. Les exemptions par classes et les échelles progressives doivent donc être sévèrement prohibées.

Il faut enfin toujours se rappeler qu’il y a des lois naturelles d’incidence. On doit s’assurer que les impôts à établir peuvent se répartir selon les règles de la justice, et c’est pour cela que le choix des impôts est si difficile ; mais on ne peut en déterminer exactement la répartition par des formules législatives. Il est donc nécessaire de se défier de soi-même dans le choix des impôts, car il en est dont l’incidence naturelle peut produire d’autres effets que ceux que l’on poursuit.

Quand la loi décrète que tel impôt frappe sur la production et tel autre sur la consommation, ou, ce qui revient au même, que tel impôt porte sur le propriétaire et tel autre sur le locataire, elle fait le plus souvent une œuvre absurde.

Les impôts sont toujours portés sur la facture du fournisseur, que ce fournisseur soit un propriétaire d’immeuble fournissant un logement, ou un fabricant de toile fournissant une étoffe.

Le consommateur cherche à faire réduire la facture que le fournisseur a majorée en raison de l’impôt, et il peut y arriver par le refus d’une consommation devenue trop chère ou par d’autres combinaisons.

Quand un impôt nouveau est établi, ou quand un impôt ancien est relevé, il arrive tantôt que le prix de la chose vendue augmente et tantôt qu’il n’augmente pas. La lutte entre l’offre du producteur et la demande du consommateur amène ses conséquences nécessaires. La loi décrète l’augmentation de l’impôt foncier, et si au jour de cette augmentation le propriétaire n’est pas embarrassé de trouver des locataires, ce sont ses locataires qui paient la surtaxe. Si, au contraire, les locataires trouvent aisément à ce même moment des propriétaires qui leur offrent des logemens à louer, c’est le propriétaire qui la subit. La loi ne peut jamais déterminer l’incidence absolue d’un impôt, parce que, dans notre civilisation compliquée, et très heureusement compliquée, tout citoyen a le plus souvent des moyens très efficaces de rejeter sur les épaules d’un autre le fardeau de l’impôt que la loi a cru placer sur les siennes.

La grande bataille de l’incidence, pour ceux qui y prennent part, a beaucoup moins pour objet d’éviter l’impôt, qu’ils peuvent la plupart du temps repasser à d’autres, que d’éviter d’être le premier à le payer. Ce qu’on cherche, c’est de ne pas être percepteur pour compte de l’état, c’est d’échapper à l’obligation de verser au Trésor public, avant toute discussion avec les autres contribuables, l’argent qu’il exige : on sait bien en effet qu’on sort des écus de sa poche pour les donner à l’Etat, mais on ignore quand on sera remboursé ou même si on le sera jamais.

Quand les constituans de 1789 se sont élevés avec tant de force et beaucoup de raison contre les impôts de consommation, qu’ils n’ont conservés qu’à leur corps défendant, c’est surtout parce que leur méthode de perception ne pouvait produire que d’injustes effets. Le vrai mal de ces sortes d’impôts ne tient pas en effet autant qu’on le croit à ce que ce sont les moins aisés qui en sont le plus affectés, ni à ce que leur tarif, conçu à la façon d’une capitation, constitue par le fait une progression à rebours des facultés, faisant payer aux moins riches une plus forte proportion de leur revenu qu’aux plus riches. Les lois de l’incidence naturelle peuvent y pourvoir et y pourvoient en effet dans une large mesure.

Qu’importe en effet pour le contribuable que l’impôt soit ou ne soit pas progressif, à rebours ou autrement, et que le taux en soit modéré ou excessif, si celui qui en a la charge peut rejeter cette charge sur un autre, si les circonstances lui donnent la possibilité de la transférer au contribuable qui devrait être (en équité désigné pour la supporter ?

La taxe de l’impôt de consommation ne serait pas onéreuse au consommateur ouvrier si elle lui était remboursée dans son salaire au jour de la paie et s’il n’était pas forcé d’en faire l’avance quand souvent il n’en a pas les moyens, et surtout quand il n’est pas toujours assuré de s’en faire rembourser.

La vraie raison pour ne pas imposer ou pour n’imposer qu’à un tarif extrêmement réduit les objets de consommation de première nécessité, c’est donc la nécessité de l’avance et la difficulté du remboursement. Voici des consommateurs ouvriers : ils sont peu aisés, ils ont du travail, mais ils sont obligés avant d’être payés de leur travail, de vivre, et par conséquent d’acquitter l’impôt de consommation sur leur nourriture, et quand ils l’ont payé il peut leur arriver de ne pas pouvoir s’en faire rendre le montant. C’est déjà beaucoup pour eux de commencer par payer, car ils sont hors d’état de faire des avances sérieuses, et s’ils pouvaient en faire de moindres, ce ne pourrait être en tout cas que pour très peu de temps. Et puis, pourquoi leur faire courir le risque de ne pas être remboursés du tout d’une avance qui a un caractère industriel ? Si le paiement de l’impôt par l’ouvrier a le caractère d’une avance industrielle — et cela ne fait pas de doute — la chance du remboursement qui doit leur en être fait est un risque d’entreprise : c’est au patron, au fabricant, au commerçant, et en général à tous les intermédiaires à supporter ce risque comme les autres risques d’entreprise.

En matière de salaires, il ne faut pas l’oublier, les patrons sont intermédiaires entre les consommateurs et les ouvriers qui ont concouru à la fabrication.

Un ouvrier qui vend sa main-d’œuvre à un patron incorpore en quelque sorte sa main-d’œuvre dans le produit que son patron livre à sa clientèle.

Il s’alimente pour pouvoir travailler, et c’est en s’alimentant qu’il entretient l’énergie intellectuelle et la force musculaire sans lesquelles il ne pourrait pas travailler. Les denrées qu’il absorbe sont la matière première de son travail, et le prix qu’elles lui ont coûté doit être porté au compte du fabricant, tout comme celui des matériaux entrant dans la composition de l’objet fabriqué.

A l’époque où l’on a discuté l’annexion des communes suburbaines à la ville de Paris, dont les fortifications sont devenues la limite en 1860, on a été obligé de modifier le mode de perception de certaines taxes d’octroi pour permettre aux industries considérables de la zone annexée de continuer leurs opérations dans des conditions analogues aux anciennes. On a imaginé un système d’introduction temporaire, comme en matière de douane, pour faciliter l’entrée en franchise, sous condition de sortie ultérieure, des matériaux compris dans la liste des objets imposés à l’ancien octroi de Paris et destinés au reste de la France.

Les industriels ont réclamé le système de cette entrée en franchise pour le charbon de terre, en prétendant que le combustible était réexporté dans le produit qu’il avait concouru à former puisqu’il avait alimenté les machines sans lesquelles le produit n’aurait pas été créé. Il y a, entre cette proposition et celle que nous avons énoncée plus haut, un rapprochement à faire qui n’est certes point forcé. N’a-t-on pas dit du charbon de terre qu’il était le pain de l’industrie ?

L’ouvrier qui s’est nourri d’alimens taxés pour avoir la force de travailler et d’achever un produit, peut très raisonnablement être considéré comme un simple intermédiaire, comme le percepteur d’un impôt qui en réalité est destiné à un autre citoyen. Le coup qui l’a frappé, il doit trouver tout naturel de le répercuter ; il a le droit de le rendre au patron par lequel il est employé, car c’est au patron que l’impôt est, sinon en fin de compte, du moins provisoirement destiné. Le patron s’arrangera plus tard pour rendre le coup à son acheteur.

Dans l’hypothèse de la répercussion sur le patron l’impôt se trouve très naturellement et très justement transféré d’un contribuable de fait qui est l’ouvrier, à un autre contribuable, patron, fabricant, marchand en gros ou au détail. Ces patrons, fabricans et intermédiaires dont nous parlons, nous avons pu d’ailleurs les appeler également des consommateurs provisoires, car après avoir fait toutes les dépenses industrielles et commerciales nécessaires, ils vendent leurs produits à d’autres. C’est alors qu’ils ajoutent, avec juste raison, l’impôt qu’ils ont remboursé à l’ouvrier à leur prix de vente et qu’ils en transfèrent le montant à des acheteurs en dernier ressort, à des consommateurs qui sont bien ceux-là des consommateurs définitifs. Les patrons exercent ainsi contre leurs acheteurs un recours très équitable par la majoration de leurs prix de facture. C’est bien ce qui se passe la plupart du temps, et on peut dire que le prix des objets fabriqués comprend le prix de la nourriture, impôt compris, des ouvriers qui y ont incorporé leur main-d’œuvre. Mais pour que tout cet échelonnement de transferts puisse se réaliser, pour que cette translation, comme disent certains auteurs, ne s’arrête pas devant quelque obstacle, pour que la mobilisation de l’impôt s’achève avec précision et rapidité, il faut que le mouvement de la vente et du commerce ne subisse ni ralentissement ni temps d’arrêt, et que les objets fabriqués trouvent toujours acheteurs à un prix de balance, — c’est-à-dire à un prix de revient dans lequel est comprise la nourriture ouvrière.

Or le contraire arrive fréquemment. Les crises deviennent dans notre siècle très fréquentes. Elles frappent à certains momens toute l’activité industrielle et agricole d’une nation ; elles s’attaquent d’abord à une branche de travail, ensuite à une autre, comme un orage qui marche et détruit sur son passage les récoltes des différentes contrées qu’il traverse successivement. Si l’ouvrier n’est pas le débiteur définitif de l’impôt, s’il est comme un percepteur chargé d’en recueillir les espèces chez des tiers pour les verser ensuite au Trésor public, il peut en résulter pour lui une situation vraiment intolérable. Voilà un ouvrier dépourvu de ressources, n’ayant pas ou pouvant ne pas avoir de pécule, ne possédant pas ce qu’on pourrait appeler le fonds de roulement de la vie, et c’est cet ouvrier, ce pauvre, qui fait en réalité une avance à plus riche que lui, ou du moins à celui auquel incombe la charge de réunir le capital nécessaire à la production.

L’avance faite par l’ouvrier à son patron peut ne lui être remboursée que très tard, trop tard quelquefois. Elle peut même ne pas lui être remboursée du tout : c’est le cas quand celui qui devait être l’acheteur n’a plus besoin de l’objet fabriqué par la main de l’ouvrier et se refuse à l’acquérir, ou s’il ne consent à l’acheter qu’à la condition d’être tenté par une baisse de prix à laquelle le fabricant se refuse à consentir parce qu’elle le met en perte.

Il peut y avoir, et il y a mille autres raisons qui rendent irrecouvrable l’avance ouvrière — ce que nous avons appelé l’avance du pauvre — et alors c’est le pauvre qui perdra ce qu’il n’a pas et qui, sans aucune possibilité d’éviter ce malheur, verra se tarir la source même où il puise sa vie.

Tels sont les vrais principes de l’impôt que les législateurs de 1780 confessaient, que les législateurs modernes devraient avoir sans cesse présens à la mémoire s’ils veulent respecter la liberté des citoyens et s’ils ont la sagesse de se résigner à compter avec les lois naturelles de l’incidence.

C’est pour ne pas avoir suffisamment étudié les lois naturelles de l’incidence qu’on a imaginé à propos de ce qu’on appelle la juste répartition des impôts entre les citoyens une doctrine nouvelle, dont la conséquence produit l’exagération des charges publiques et rend impossible la réalisation d’un équilibre réel et stable entre les recettes et les dépenses de la nation.

Arrêtons-nous un instant sur cet ordre particulier de considérations.

C’est dans Turgot qu’on a lu probablement pour la première fois sur la juste répartition des impôts entre les citoyens une affirmation dont on a fait depuis, en l’exagérant singulièrement, un si mauvais usage. Turgot a dit en effet dans son mémoire à Louis XVI, le jour où il a accepté le ministère des finances, qu’on pouvait « par une répartition plus équitable des impositions, soulager sensiblement les peuples sans diminuer beaucoup les revenus publics. »

Dès les premiers temps de la Révolution on a très malheureusement transformé cette sentence et on a proclamé que les impôts ne paraissaient trop élevés que parce qu’ils étaient mal répartis ; qu’il était par conséquent inutile de chercher une autre solution à la question du budget et des finances que la répartition plus équitable des impôts existans. Le député Pierre Delley, dans la séance du 16 septembre 1790, a présenté l’argumentation sous la forme que voici : « M. Desaguiller a trouvé le moyen de faire porter à un homme trois mille livres pesant en divisant sur toutes les parties de ses libres musculaires cette énorme masse. Le même homme eût succombé sous un poids cinq fois moins considérable s’il l’eût porté sur un seul point ; » et il conseillait à l’Assemblée nationale de transporter la méthode de Desaguiller du cabinet du physicien dans le Comité des contributions.

C’est de la même manière qu’on s’exprime encore aujourd’hui. Rien n’est plus commode d’ailleurs que cette affirmation qui a la forme d’un axiome, pour défendre les gros budgets contre ceux qui voudraient les réduire, puisque le poids total n’est rien et que le mode de répartition est tout. Il est dès lors bien inutile de se préoccuper du poids total.

Les gros budgets d’aujourd’hui proviennent de la multiplicité des lois d’intervention, de protection, d’hygiène, etc., qui ont pour premier résultat de constituer un immense outillage spécial ; de faire des travaux publics exagérés ; et ensuite d’augmenter le nombre des fonctions et par voie de conséquence le nombre des fonctionnaires chargés de surveiller les citoyens afin de les empêcher de se mal conduire, et de les forcer à vivre dans les conditions les plus hygiéniques et les plus propres à garantir leur sécurité.

Turgot pouvait espérer réussir à diminuer le poids des impôts par une meilleure répartition parce qu’il voulait en même temps réduire le plus possible les attributions de l’Etat et que, comme Gournay, d’Argenson et les autres philosophes de son temps, il considérait que les citoyens étaient « trop gouvernés ». Dans cet ordre d’idées, on pouvait supprimer aisément les impôts de consommation ; c’eût été un grand bienfait, puisque l’incidence naturelle de ces sortes de taxes produit, dans certaines circonstances, des effets si fâcheux et même, comme nous l’avons dit plus haut, si cruels.

Il faut certainement les éliminer du budget. Mais la difficulté augmente avec l’accroissement des dépenses prétendues indispensables. Un petit budget alimenté uniquement par des contributions directes établies sur des bases justes et équitablement réparties, tel était l’idéal des physiocrates. Avec de gros budgets, il n’y faut plus penser.


III

Cet idéal du petit budget dans un gouvernement dont les attributions seraient réduites au minimum n’a pas pu se réaliser, et c’est la principale raison, outre celle tirée des erreurs fondamentales de la doctrine de Quesmay, qui a empêché l’Assemblée constituante de donner à la France le budget des purs physiocrates. Les purs physiocrates ont dû céder à des nécessités d’ordre supérieur. C’est alors qu’il s’est produit comme une transformation de leur école qui a pris sa forme philosophique et économique définitive par une alliance ou une fusion avec l’économie politique, que J.-B. Say a illustrée quelques années plus tard et dont il avait déjà le sentiment dans sa jeunesse, à l’origine de la Révolution.

L’alliance de l’école physiocratique et de l’école économique moderne est bien représentée par la rencontre du vieux collaborateur de Turgot, un des dominateurs du Comité des contributions de l’Assemblée nationale, et du jeune homme qui devait rendre française, en la précisant, la coordonnant et la perfectionnant par des corrections nécessaires, l’économie politique d’Adam Smith.

Dupont de Nemours et J.-B. Say se sont beaucoup connus ; ils ont beaucoup discuté entre eux toutes les questions économiques. Le physiocrate disait au jeune J.-B. Say que, « par la branche de Smith, il le considérait comme un petit-fils de Quesnay et un neveu de Turgot. » Il « l’invitait avec tendresse » à continuer ses travaux « dans la belle carrière où il employait son esprit d’observation et son talent distingué » ; il lui rappelait que l’économie politique des physiocrates « lui avait donné le plus de lait et le meilleur » et qu’il ne devait pas « battre sa nourrice » quand il cherchait à faire faire de nouveaux progrès à la science. « Vous avez le talent, lui disait-il, vous n’êtes qu’à moitié de votre carrière, j’ai fait les sept huitièmes de la mienne. » Et J.-B. Say, tout en réfutant avec une extrême vivacité la doctrine des physiocrates sur la stérilité de tout ce qui n’était pas la Terre, prodiguait au vieillard les témoignages d’un respect qu’il devait « à quatre-vingts ans employés à vouloir et à faire le bien. »

Le vieillard et le jeune homme se sont embrassés, et dans cet embrassement ils ont fondu leurs doctrines de haute philosophie économique dans l’économie politique moderne, seule barrière que les amis du progrès puissent opposer aujourd’hui aux idées rétrogrades du socialisme philosophique ou révolutionnaire.

À cette idée fondamentale, que l’impôt doit avoir pour objet de procurer à l’Etat les ressources nécessaires pour couvrir les frais des dépenses communes, le socialisme oppose une idée absolument inverse : celle que l’impôt a pour premier objet d’opérer entre les citoyens une plus juste distribution de la fortune ; et les philanthropes corrigent ce prétendu axiome en ajoutant que l’impôt ne doit avoir d’autre but que de moraliser le peuple.

La conception économique et libérale fait de l’impôt une contribution volontaire servant de dotation aux dépenses à faire en commun, en les réduisant dans l’intérêt de tous au chiffre le plus bas.

La conception socialiste considère l’impôt comme devant être l’instrument de la justice sociale, et la justice sociale naturellement est toujours entendue dans le sens de ceux qui se sont emparés de l’instrument, en règlent l’action et en tiennent le manche. Et comme cette doctrine fait de l’impôt — à la condition bien entendu qu’il porte sur la richesse accumulée ou en voie d’accumulation, la source du bien social — il n’y a pas de limite à son extension. Plus il y a d’impôts, d’impôts socialistes s’entend, plus la vie sociale réalise son idéal. Si l’impôt absorbe tout, tant mieux : c’est qu’il est venu à bout des riches, et qu’il ne reste plus dans la nation que l’État qui soit riche. L’État est enfin le seul capitaliste. Ayant absorbé les individus dans un collectivisme universel, il administre lui-même au profit de tous la fortune de la nation, jusqu’ici divisée en fortune privée et fortune publique, mais ne devant constituer, au jour du triomphe de la nouvelle école, qu’une seule fortune, celle de tout le monde. Le budget particulier des citoyens se trouve englobé dans le budget de la nation. L’État tout-puissant ne connaît plus de citoyens : il les a tous transformés en fonctionnaires. Ceci rappelle le mot d’un célèbre homme d’État qui a gouverné son pays au commencement de ce siècle avec une vigueur peu commune. Comme son confesseur, à son lit de mort, lui demandait de pardonner à ses ennemis, l’homme d’État répondait qu’il n’avait pas d’ennemis. — « Comment ! pas d’ennemis ? — Non ! je les ai tous fait fusiller. »

La conception des philanthropes part d’un point de vue différent. L’impôt pour eux est une peine et le dégrèvement une récompense. L’immoralité doit supporter une amende et la moralité doit en être affranchie. L’impôt doit être la sanction de la morale ; il est alors bon en soi. C’est l’expression de la conscience des bravés gens.

Qu’y a-t-il d’étonnant que ces deux doctrines, l’une si farouche à l’individu et le transformant en un organe passif de la machine sociale, et l’autre si tendre aux gens de bien, voulant augmenter leur part de bonheur, et convertissant les méchans en faisant naître chez eux l’espoir de participer à la joie des élus, se rencontrent dans la conclusion que Monthyon a formulée dans les termes qui suivent :

« L’objet supérieur de l’impôt doit être toujours de prendre à qui a un superflu pour donner à qui manque du nécessaire… Ce qu’il faut imposer, ce sont les jouissances de la richesse qui sont en contradiction avec la saine morale, qui sont en opposition avec l’intérêt général, qui offensent les mœurs et même l’humanité. »

Le propre de l’impôt serait, dans cette conception de Monthyon, une peine, et cette peine devrait être prononcée par un tribunal de sages, parlant au nom de la nation. Ne croirait-on pas entendre le cri de Platon : « Les peuples ne seront heureux que quand les philosophes seront rois ? » et les philosophes seront rois quand tous les professeurs de philosophie seront représentons du peuple. Ce qu’il y a de curieux chez Monthyon, c’est qu’au moment de passer à l’application et de juger la valeur d’un impôt déterminé, il donne des conclusions qui, étant toutes de sentiment, sont singulièrement flottantes. Il passe aisément de la proscription à la tolérance et de la tolérance à la réhabilitation de l’impôt tout d’abord condamné ! Voici par exemple l’impôt sur les liqueurs, qu’il considère d’abord comme une punition du vice de l’ivrognerie. L’amende sur les ivrognes ne saurait être trop élevée : il faut imposer les liqueurs et les charger d’une taxe très lourde. Mais il lui vient tout d’un coup cette réflexion, qu’il est des liqueurs « qui, suivant l’usage qu’on en fait, modéré ou excessif, disposent à la gaîté et à la satisfaction de tout ce qui existe, ou troublent la raison sont une source d’actes insensés, de violences, souvent de crimes. Au contraire, d’autres liqueurs rectifient le jugement, portent à la méditation, souvent à la censure. Le caractère des peuples doit donc déterminer à favoriser, restreindre, prohiber, par des impôts, l’usage de ces diverses liqueurs. »

Nous nous trouvons donc en présence de trois conceptions, ou plutôt de deux, car celle des philanthropes n’a pas de valeur économique ; elle a toujours produit dans l’application des effets contradictoires à son objet. L’une, le panthéisme d’État, est née du socialisme ; l’autre la libérale, a eu son berceau dans l’Assemblée nationale de 1789.

Les socialistes ou les radicaux, car il est difficile au point de vue financier de les distinguer les uns des autres, ont certainement le droit de se réclamer de la Convention, où des doctrines semblables à la leur ont été produites et ont été formulées en lois.

Les hommes qui ont été à la tête du mouvement s’étaient dévoilés de très bonne heure, comme nous l’avons déjà dit, et dès 1789 on a pu se rendre compte du but qu’ils poursuivaient. Mais en 1789 ils avaient contre eux une majorité très compacte, et, à moins de vouloir considérer les finances de la Révolution en bloc, comme on a voulu le faire pour ses actes politiques, on est bien obligé de reconnaître que nos doctrines sont de 1789, comme celles des socialistes et des radicaux sont de 1792 et de 1793.


IV

Des orateurs ont voulu contester cette affirmation. Il paraît que la date de 1789 a une valeur pour eux, puisqu’ils veulent nous la disputer et qu’ils réclament le droit d’en orner leur politique pour la rendre plus agréable ou moins suspecte ; mais c’est une prétention qui n’a aucune raison d’être. Elle n’est justifiée par aucun des faits de l’histoire : c’est un paradoxe historique qui peut être brillant quand il est porté à la tribune par un orateur qui a beaucoup de talent, mais c’est la négation même de la vérité.

On a cherché à prouver le bien fondé de cette singulière prétention en citant d’abord un discours de Mirabeau qui aurait conseillé à l’Assemblée nationale de se faire donner la liste des riches propriétaires afin de leur faire supporter, à la décharge des petits, tout le poids de l’impôt foncier, et ensuite en rappelant un rapport de La Rochefoucauld sur la contribution mobilière, rapport où il aurait fait applaudir l’éloge de l’impôt progressif. Ces deux exemples permettraient de soutenir que l’exemption par classe de citoyens et le tarif progressif n’avaient rien de contraire à la doctrine financière des constituans de 1789.

Le terrain de la discussion, sinon les exemples, est très bien choisi, car ce sont réellement les deux points sur lesquels les radicaux ont tout intérêt à concentrer la bataille. Vainqueurs sur ce terrain, ils seraient maîtres de tout.

L’immunité d’impôts au profit de classes entières de citoyens et la progression introduite dans les tarifs de perception des impôts sont en effet en contradiction absolue avec la doctrine libérale. On ne peut les faire triompher que par la condamnation définitive de l’école libérale. Ou la république sera libérale en matière de finances ou elle sera socialiste : la conciliation est impossible.

Mirabeau, dans la séance du 26 septembre 1789, a prononcé sur la banqueroute son célèbre discours, et il a produit sur l’Assemblée nationale un effet foudroyant. Les conclusions du grand orateur acceptant de confiance le plan financier de Necker furent approuvées et votées d’enthousiasme. On peut donc considérer ce discours comme ayant répondu à ce moment aux idées de l’Assemblée nationale : aussi nos adversaires se croient-ils le droit d’y chercher la doctrine financière de 1789, et nous ne nions pas qu’ils aient le droit de le faire.

« Il faut le combler, s’est écrié Mirabeau, ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires fonciers : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de gens. Ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? »

C’est bien là la doctrine socialiste de l’impôt pesant sur quelques-uns à l’avantage de tous les autres ; c’est bien là la négation de l’impôt général et proportionnel ; c’est bien là la forme la plus aiguë du progressif avec un tarif nul, c’est-à-dire l’exemption totale pour le premier degré, et un tarif excessif jusqu’à se saisir au besoin de toute la matière imposable pour le dernier degré.

Et c’est Mirabeau qui aurait donné un semblable conseil le 26 septembre à une Assemblée à laquelle il avait proposé, le 17 août précédent, d’insérer dans la Déclaration des droits de l’homme un article 13 où il proclamait que « tout citoyen sans distinction doit contribuer aux dépenses publiques dans la proportion de ses biens » !

Malheureusement pour nos adversaires, la vérité est tout autre, et nos contradicteurs se sont simplement trompés, pour n’avoir pas lu avec assez d’attention le compte rendu de la séance. Le 26 septembre, on mettait en discussion le dernier plan financier de Necker après l’échec de son emprunt. Les affaires de finance étaient arrivées, ce sont les expressions mêmes de Necker, « au dernier terme de l’embarras, » et il ne restait en caisse que 3 ou 4 millions, presque tout en billets de la Caisse d’escompte, pour commencer le mois suivant. Il fallait se procurer 70 à 80 millions pour répondre au service indispensable des trois derniers mois de l’année. Le ministre, « afin de se tirer de l’angoisse alarmante du moment présent, » demandait à l’Assemblée de décréter une contribution patriotique du quart du revenu, et de décider la conversion de la Caisse d’escompte en une banque nationale.

Mirabeau, l’adversaire et l’ennemi intraitable du ministre, proposa cependant d’adopter ces propositions sans les discuter ni les garantir, se fiant « au génie d’un citoyen auquel la nation avait montré, dans tous les temps, une confiance sans borne. » Et comme d’Eprémesnil, « avec l’intention d’être malin », comme on peut le lire dans le compte rendu, s’étonnait de trouver l’éloge de Necker dans la bouche de Mirabeau, celui-ci répliqua qu’il n’avait pas l’honneur d’être l’ami du ministre, mais que, le fût-il, il n’hésiterait pas à le compromettre plutôt que l’Assemblée nationale. On avait ou bien à donner des pleins pouvoirs à Necker ou bien à se rendre responsable de la banqueroute. « Qu’est-ce donc que la banqueroute si ce n’est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ? » Et alors, comparant à la banqueroute les autres procédés financiers auxquels on pourrait avoir recours, il prononce les paroles citées plus haut, dont on a tiré les conséquences que l’on sait. On aurait dû, pour être complet, y ajouter celles qui suivent et où la pensée se développe et s’éclaircit dans une puissante ironie : « Allons ! ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans les finances. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer… Vous reculez d’horreur ! hommes inconséquens, hommes pusillanimes. Eh ! ne voyez-vous pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel et, chose inconcevable, gratuitement criminel, car enfin cet horrible sacrifice faisait du moins disparaître le déficit… » Et l’Assemblée entraînée, ayant horreur de cet horrible sacrifice en même temps que de la hideuse banqueroute, accepte de confiance le plan de M. le premier ministre des finances.

Il est donc clair pour ceux qui connaissent l’histoire de l’Assemblée nationale que, pas plus dans cette circonstance que dans aucune autre, ni Mirabeau ni la majorité de l’Assemblée n’ont abandonné le principe de la contribution proportionnelle aux facultés. L’Assemblée n’a pas admis, en applaudissant le discours du grand orateur, de remplacer le principe de la proportion par celui de la pire des progressions, par l’exemption de catégories favorisées ; et Mirabeau n’a jamais demandé qu’on rejetât tout le fardeau des impositions sur quelques citoyens, ce qui aurait avantagé un grand nombre de privilégiés destinés à former la noblesse à rebours des révolutionnaires, la noblesse des moins fortunés.

On n’est pas autorisé davantage à prendre texte du rapport de La Rochefoucauld sur la contribution mobilière pour y trouver la preuve que l’Assemblée nationale aurait accepté le principe de l’impôt progressif.

La Rochefoucauld a été un homme de bien, un homme éclairé, comme on disait alors. Comme son parent La Rochefoucauld-Liancourt il était philanthrope, mais, quoique ami de l’Ami des hommes, il n’était certainement pas un des philosophes de l’économie politique, et en finance il aurait plutôt adopté les principes de Monthyon sur ce que les impôts doivent avoir pour effet de moraliser le peuple. Nommé rapporteur provisoire de la loi sur la contribution mobilière, il fit connaître la décision du Comité d’asseoir cette imposition sur les facultés des contribuables, en prenant pour base la qualité des citoyens et le prix du loyer des maisons qui est, disait-il, la mesure de l’aisance. « Cette mesure n’est pas d’une exactitude rigoureuse, continuait-il, mais c’est encore la moins imparfaite qu’on a pu trouver : il est en général vrai que chacun est logé selon ses facultés. » Et il ajoute les mots dont on abuse pour donner à la doctrine de l’Assemblée nationale une très fausse signification : « Si l’égalité proportionnelle est le caractère essentiel de la contribution foncière, il a paru à votre comité que celle sur les facultés devait d’abord être nulle pour les citoyens dont le revenu serait au-dessous d’une somme déterminée » (c’est l’exemption nominative et non par masse, des citoyens reconnus indigens) « et qu’elle pouvait sans injustice devenir progressive selon de certaines règles pour soulager les moins aisés en portant un peu plus sur les riches » (c’est le tarif progressif adopté pour rétablir l’égalité proportionnelle).

Pour dissiper tous les doutes qui auraient pu rester dans l’esprit des membres de l’Assemblée, Defermon fut chargé de rédiger le rapport définitif, et cette fois, la doctrine est exposée avec la plus extrême précision ; aucune confusion ne peut plus subsister.

Ce rapport définitif fut déposé le 17 octobre 1790, deux mois après le rapport provisoire de La Rochefoucauld : « Nous n’avons pas cru, dit Defermon, qu’il fût possible de se contenter des déclarations des contribuables ou de laisser aux répartiteurs le droit de taxer arbitrairement. Je vous ai développé les motifs qui nous ont éloigné d’adopter ces mesures, et nous avons pensé, messieurs, que la base d’évaluation la moins fautive et la seule générale serait le loyer d’habitation. Chaque tarif présente, à raison de la différence des loyers, une progression croissante, progression que nous croyons indispensable de vous proposer parce qu’il est reconnu que le pauvre prélève sur son revenu une somme plus forte pour la dépense de son loyer. Et comme c’est sur le revenu que l’impôt doit porter, il est nécessaire, pour le rendre proportionnel au revenu, d’attribuer une progression au taux d’imposition sur les loyers. »

Il est donc constant que l’Assemblée nationale, dans les deux cas qu’on a relevés pour appuyer la thèse contraire à la nôtre, n’a pas eu d’autre principe en matière d’impôt que la proportionnalité rigoureuse aux facultés des citoyens. Les constituans, constamment dominés par les principes des économistes de l’école moderne, dont Gournay, Turgot et Dupont de Nemours avaient été les précurseurs, n’ont jamais admis que des classes ou des catégories de citoyens pussent être soustraites à l’impôt, ni que les revenus pussent être frappés par des tarifs arbitrairement progressifs.


V

La politique financière anglaise étant en général considérée comme la politique financière libérale par excellence, on croit pouvoir par l’exemple du chancelier de l’Echiquier, sir William Harcourt, nous démontrer que la doctrine libérale s’accommode des exemptions par masses ou par catégories aussi bien que des impôts progressifs sur le capital ou sur le revenu. On a même été jusqu’à citer à l’appui de cette thèse le nom de M. Goschen, qui est cependant le libéral le plus résolument opposé aux tarifs progressifs ou d’exemptions par catégories qui soit dans le Parlement d’Angleterre. On représente cet ancien chancelier de l’Echiquier comme le partisan de la doctrine qu’il a justement combattue, non seulement par une discussion très méthodique et très serrée, mais encore avec une sorte de violence, et on a relevé une audacieuse et vaine affirmation de son adversaire anglais sans tenir compte de l’énergique et éloquente dénégation par laquelle il y a répondu.

En parlant du système économique de nos voisins, on feint d’ignorer qu’il s’est produit depuis quelques années un changement considérable dans la politique économique et sociale de l’Angleterre.

Ce sont les radicaux alliés aux socialistes et aux révolutionnaires, et comptant sur des voix isolées recrutées dans ce qu’on appelle en France l’extrême droite, qui sont aujourd’hui au pouvoir. Le parti, qui se soutient d’ailleurs avec une assez faible majorité, ressemble beaucoup à ce qu’on appelle chez nous la concentration républicaine ; concentration d’où on écarte petit à petit les libéraux pour donner des satisfactions de plus en plus complètes aux membres les plus avancés du parti radical. Enfin il faut ne pas oublier que la propriété en Angleterre a encore le même caractère qu’avait la propriété française avant la Révolution de 1789, et qu’à ce point de vue les radicaux et les libéraux peuvent se trouver souvent d’accord, comme ils se trouveraient d’accord chez nous si nous étions à la veille du 4 août.

La discussion du budget anglais de cette année, si malencontreusement invoquée par nos adversaires à la Chambre française, n’a donc pas le sens qu’on y a donné, et nous chercherons à le démontrer en en faisant une très courte analyse, d’après le compte rendu officiel publié par Hansard.

Sir William Harcourt, le successeur radical de M. Gladstone, a abandonné, comme le lui a démontré M. Goschen, la doctrine de son illustre maître, tant dans la réforme de l’income-tax que dans celle des droits de succession.

Il a proposé de prélever un penny de plus par livre sterling sur la cédule A des revenus fonciers de l’income-tax. Cette surtaxe d’un penny constitue en réalité un impôt nouveau ajouté à l’impôt ancien, avec lequel il ne se confond pas.

Elle est limitée aux revenus de 12 000 francs par an. Et non-seulement les revenus inférieurs à 12 000 francs ne sont pas frappés par la surtaxe, mais encore ils sont dégrevés pour partie de l’impôt ancien, non pas proportionnellement, mais au moyen du système gradué auquel on a donné le nom de dégressif. Enfin un droit en sus avec un tarif dont la progression est violente est ajouté aux droits existans sur les héritages fonciers.

Le budget de sir William Harcourt est donc une nouveauté en ce sens qu’il exempte des contribuables par catégories et qu’il prélève un droit de succession au moyen d’un tarif résolument progressif. La doctrine du chancelier de l’Echiquier sur le droit de l’État en matière de succession est littéralement celle que le père Tellier a exposée à Louis XIV : « Tous les biens de ses sujets sont au roi en propre, et quand il les prend, il ne prend que ce qui lui appartient. »

Pour bien établir que l’assimilation que nous faisons entre la doctrine du père Tellier et celle de sir William Harcourt n’est pas forcée, nous nous en référerons aux paroles mêmes du ministre (discours de sir William Harcourt du 16 avril 1894) :

« La nature ne donne à l’homme aucun droit sur ses biens terrestres au-delà du terme de sa vie.

« Le pouvoir attribué à la main d’un mort de disposer de ce qu’il possédait est une pure création de la loi.

« La taxe prend la part de l’Etat, et ce qui reste est divisé entre les autres personnes intéressées.

« Ce principe est si simple et si juste qu’il ne peut pas être discuté. »

Pris à partie par sir William Harcourt, qui prétendait avoir suivi l’exemple qu’il avait donné en 1889, M. Goschen, l’ancien chancelier de l’Échiquier du parti libéral, lui a cinglé une vigoureuse réplique : « Il est ridicule, lui a-t-il répondu, de se moquer des gens qui, en fait de taxation, en savent infiniment plus que l’orateur n’en a pu apprendre dans sa courte expérience des finances. Dans son budget il nous affirme qu’il a donné une nouvelle direction aux finances, et c’est chose curieuse que cette nouvelle direction coïncide avec la retraite de M. Gladstone, dont le bon sens, — car sir William Harcourt dit que c’est une simple question de bon sens, — ne l’a jamais porté à faire de propositions semblables. Le chancelier de l’Échiquier peut être le génie des finances de l’avenir destiné à déposer M. Gladstone et à le dépouiller de ce titre à son propre profit. » Et M. Goschen répète ces paroles prononcées jadis par M. Gladstone : « Je n’ai jamais été capable de découvrir de règle pour juger si une progression est maintenue dans des limites raisonnables. Il est clair qu’on peut pousser la progression jusqu’à un degré où elle devient confiscation. »

M. Goschen termine ainsi : « Mais sir William Harcourt n’admet pas que ce degré existe, puisqu’il professe cette autre doctrine, la nouvelle doctrine, que l’Etat a le droit de tout prendre. Comment en effet un pouvoir qui a le droit de tout prendre peut-il être accusé de méconnaître le point où la progression touche à la confiscation ? Aussi quand un orateur, trouvant que la progression était encore trop faible, lui demandait de faire un pas de plus, sir William Harcourt a-t-il répondu : « Oui, certainement, je veux aller aussi loin que la Chambre le permettra dans la taxation de la fortune. »

Et enfin, ce même M. Goschen, que nos adversaires n’ont pas craint d’invoquer au profit de leur politique financière, socialiste et radicale, dénonce le chancelier radical comme se laissant entraîner à la remorque des socialistes continentaux, qui recommandent le système de la progression parce que ce système n’a pas de limite nécessaire ni de limite naturelle, et que par l’impôt progressif sur le revenu et sur les successions il doit aboutir au transfert de la fortune de certains citoyens à d’autres citoyens : « Le chancelier de l’Echiquier forge une machine pour organiser une volerie fiscale qui peut n’être pas seulement modérée, mais qui peut devenir violente. »

Il n’y a donc aucune conséquence à tirer de la discussion du budget anglais en faveur d’une conversion des républicains libéraux français au système des socialistes français. Dans un cas, les Anglais tendent à réaliser dans la propriété la révolution que nous avons faite en 1789. Ce n’est pas un exemple qu’ils nous donnent, c’est au contraire un exemple que nous leur avons donné nous-mêmes et qu’il peut être bon pour eux de suivre ou de ne pas suivre ; c’est leur affaire. Dans l’autre cas, c’est la conversion des radicaux anglais au socialisme continental, et cette conversion ne nous regarde pas non plus. Elle ne peut avoir aucune influence sur nos convictions ou sur notre politique.

J.-B. Say a beaucoup connu, sous la Restauration, une Anglaise d’un rare mérite, Mme Grote, qui connaissait admirablement les choses de l’économie politique, et avec laquelle il a entretenu une correspondance sur les matières les plus élevées : « Pardon, madame, lui écrivait-il, si je vous parle tant de philosophie : c’est la solidité de votre esprit qui m’y excite. » Cette dame et son mari, le célèbre historien de la Grèce, avaient une grande influence dans la société anglaise. Ils étaient classés parmi les radicaux ; mais les radicaux anglais de ce temps-là n’étaient pas encore sous l’influence des continentaux, et le mari et la femme étaient, quoique radicaux en politique, des économistes convaincus.

Il y a une quinzaine d’années, la correspondante de J.-B. Say, toujours fidèle à l’économie politique, et dont l’esprit était aussi actif qu’un demi-siècle auparavant, me faisait part du chagrin qu’elle ressentait de voir apparaître au premier rang sur la scène politique de son pays des hommes dont elle disait que c’étaient des demi-savans allemands.

Ce sont en effet les continentaux, — nous disons ici les Allemands, — qui ont apporté en Angleterre le socialisme sous la forme que nous combattons aujourd’hui. Et M. Goschen, qui s’y connaît, parlant, dans son discours du 8 mai dernier, de l’impossibilité de trouver une limite naturelle aux tarifs progressifs, a dit que c’étaient les socialistes continentaux qui seuls jusqu’à présent avaient préconisé ce système.

Il n’y avait donc pas, à une époque qui n’est pourtant pas très éloignée de nous, d’intimité politique entre les radicaux et les socialistes anglais. La concentration d’aujourd’hui est nouvelle. Si elle dure, l’Angleterre est vouée au socialisme, mais il est possible qu’elle ne dure pas.

Beaucoup d’entre nous ont connu un homme d’Etat anglais fort remarquable, mort depuis quelques années, sir Louis Mallet, descendant du fameux Mallet-Dupan de Genève, et devenu Anglais depuis plusieurs générations. Sir Louis Mallet était radical, et cependant toutes ses sympathies étaient pour l’école de Manchester. On a beaucoup parlé de lui dans la dernière discussion du budget de sir William Harcourt. Il déplorait, lui aussi, l’invasion en Angleterre des idées continentales. Voici quelques paroles de lui qu’on a citées au cours de la discussion :

« Le principe de l’impôt progressif, qui a été l’idée favorite des écoles du socialisme continental, est une question que je ne puis discuter dans les limites que je me suis données.

« Elle a d’ailleurs été si approfondie par des discussions antérieures qu’il y a peu de choses nouvelles à en dire. M. Stuart Mill lui-même, qui favorise certains projets de limitation dans le droit d’hériter, fait observer qu’un tarif de cette nature employé pour l’impôt sur le revenu impose une pénalité à ceux qui travaillent le plus fort et font plus d’économies que leurs voisins. C’est une taxation partiale qui est une forme adoucie du vol. Si ce sujet n’a pas beaucoup attiré l’attention des économistes anglais, c’est que jusqu’à présent ce pays a conservé une certaine immunité des hérésies économiques qui ont quelquefois ébranlé les fondemens de la société sur le continent, et que le système nouveau n’est pas d’accord avec les quatre règles de l’impôt selon Adam Smith. » Et M. Goschen, s’interrompant dans sa citation, s’est écrié : « Hérésie économique ! C’est aujourd’hui la pierre fondamentale du budget du chancelier de l’Echiquier ! « Puis, reprenant la citation de sir Louis Mallet, il l’achève :

« Le but que doivent toujours se proposer les gouvernemens, c’est d’encourager ce qui développe l’industrie et l’épargne, et il n’y a pas de plus désastreuse folie que de considérer la richesse de la même façon que le moyen âge considérait les classes commerçantes, comme bonnes à exploiter par la rapacité fiscale. »

Nos radicaux français devraient donc se dire cousins des Allemands plutôt que des Anglais. Il ne faut pas changer sa marque de fabrique pour placer plus aisément sa marchandise.

La discussion anglaise du budget de sir William Harcourt ne pouvait donc faire aucune impression sur nous, et il n’est pas probable qu’elle en fasse davantage sur nos adversaires. Les points de vue sont autres. On aura de la peine à faire passer la Manche aux idées du chancelier de l’Echiquier d’Angleterre, idées qui n’ont rien gagné à s’imprégner de germanisme.

Ni dans l’histoire ancienne de l’Assemblée nationale française de 1789, ni dans l’histoire récente du budget radical d’Angleterre, on ne trouvera donc rien qui puisse nous empêcher de nous dire à la fois les héritiers des grands hommes de 1789 et les fidèles disciples de l’école de la liberté républicaine.


VI

Ayant écarté les obstacles qu’on veut opposer à notre discussion en nous reprochant de ne pas comprendre le libéralisme comme les Anglais, nous restons donc, en France, maîtres de notre terrain. Nous nous y trouvons en présence de deux systèmes financiers, celui de 1789 et celui de 1793 : nous n’hésitons pas à nous rallier au premier et à combattre le second.

Mais comment réaliser le système de 1789 et lui donner une élasticité suffisante pour parer aux difficultés du moment ? C’est une question d’un ordre particulier à laquelle il ne nous paraît pas difficile de répondre.

Il faut avant tout se bien persuader qu’il est impossible de rétablir l’équilibre troublé du budget français et de le rendre stable par la seule réforme des impôts. On ne saurait trop le répéter, les impôts ne sont pas trop lourds en ce moment par cette seule raison que leur répartition peut être mauvaise : s’ils sont trop lourds, c’est surtout parce que leur masse dépasse ce que le pays peut supporter sans souffrir.

Il faut donc faire des économies, non pas en gagnant quelques centaines de mille francs ou même des millions sur les comptes d’intérêt et d’amortissement des différentes catégories de dettes au moyen de combinaisons financières, ce qui est plus ou moins ingénieux et plus ou moins facile à réaliser : par le temps qui court un ministre a souvent plus de ressources dans son esprit que dans sa caisse. — Ce qu’il faut, c’est tarir résolument toutes les sources nouvelles de dépenses que l’initiative gouvernementale, dans beaucoup de circonstances, et l’initiative individuelle dans une mesure qui dépasse tout ce qu’on aurait pu imaginer, ouvrent ou ont ouvert avec tant d’imprévoyance. Ce ne sont pas les crédits de tel ou tel chapitre dont il faut réduire le montant, ce sont des ordres entiers de dépense dont il faut se résoudre à faire disparaître toute trace du budget.

Il y a évidemment trop de fonctionnaires, ce qui n’est pas la même chose que des fonctionnaires trop payés. On l’a dit, une gestion économe n’est pas toujours une gestion économique. On peut payer très bon marché tout ce qu’on achète, ce qui ne veut pas dire qu’on ne dépense pas trop d’argent. Notre gouvernement a une vie trop intense, il nous inspecte trop, il nous aime trop, il aime trop à nous protéger, il met trop de gouvernantes et de précepteurs à nos trousses pour nous empêcher de trébucher.

Sans un arrêt de la politique d’intervention à outrance et sans un retour à une législation économique plus libérale, il est inutile de nourrir l’espoir de réaliser un équilibre stable. Il est contradictoire de penser qu’on puisse faire des lois entraînant l’ouverture de crédit pour des millions et des millions au débit des exercices courans et prochains, et qu’on puisse néanmoins trouver un moyen pratique de balancer les dépenses avec des ressources suffisantes réelles, c’est-à-dire ordinaires, permanentes et puisées dans le revenu annuel des citoyens.

Il y a des hommes politiques convaincus que, par l’établissement d’un impôt sur le revenu, on obtiendra une répartition des charges publiques qui résoudra les deux questions de la justice en matière d’impôt et de l’équilibre du budget. Bien des gens sont disposés à les suivre par ignorance ou par faiblesse et à leur concéder tout au moins la permission de faire une expérience ; mais ils espèrent se tirer d’affaire en leur faisant croire qu’une série de modifications dans les bases et les tarifs de nos impositions directes actuellement en vigueur, est la même chose que cette grande réforme appelée de tous leurs vœux par les socialistes et qui consiste à introduire en France l’impôt sur le revenu. Il est puéril, pour se concilier les partisans de l’impôt sur le revenu, de rassembler en un faisceau nos impôts sur les différentes sources de produits uniquement pour se donner, comme si c’était un avantage, le droit d’inscrire, dans notre budget des recettes, à une bonne place, le mot magique d’impôt sur le revenu. On veut éblouir les socialistes et les radicaux par l’éclat de cette étiquette et les mettre ainsi hors d’état de nous nuire. Personne, qu’on en soit certain, ne se laissera prendre à cette prestidigitation. On pourra perfectionner les impôts sur les sources de produits, et je ne demande pas mieux, je le désire même, et les couvrir d’un large manteau sur lequel on peindra aux couleurs radicales la formule Impôt sur le revenu : on ne les changera pas pour cela en un impôt sur le revenu à la façon des socialistes et des radicaux. Il n’y a que les rois d’Espagne qui pouvaient faire d’un simple peintre un chevalier de Saint-Jacques, en traçant sur sa cape, avec un pinceau, une croix rouge, comme Philippe IV pour Velasquez : les ministres des finances de la démocratie ne transforment pas de nos jours, par un simple coup de pinceau, un libéral en socialiste. Les socialistes nous reconnaîtront sous tous les manteaux qu’on étendra sur nous, et cela leur sera d’autant plus facile que nous ne voulons pas nous cacher.

N’est-il pas décourageant de penser qu’on puisse avoir recours à de semblables enfantillages et que ce soit le gouvernement qui donne un pareil exemple de puérilité ? Ce n’est pourtant pas en changeant la langue qu’on change le fond de son discours ; quand on dit toujours la même chose, il importe peu qu’on le dise dans une langue ou dans une autre. Mais quand on change de langue pour faire croire qu’on change de langage, on risque fort de compromettre sa dignité.

En politique les mots ont une valeur qui n’a rien à faire avec le dictionnaire ; ils ont le sens que leur donnent les partis, et rien ne peut le leur faire perdre.

Tous les radicaux se comprennent quand ils parlent entre eux de l’impôt sur le revenu, et nous aussi nous les comprenons quand ils en parlent devant nous et qu’ils essaient de nous l’imposer. Ce n’est pas en donnant le nom d’impôt sur le revenu à une combinaison tout autre que la leur que nous renouvellerons dans la session de 1894 la scène du baiser Lamourette.

L’impôt sur le revenu que préconisent nos adversaires ne ressemble en rien à l’impôt sur les revenus tel que nous désirons l’établir. C’est pourquoi il n’est pas d’une politique honnête d’appeler du même nom leur impôt et le nôtre.

A l’origine, la différence ne paraît pas sensible. Il suffit de ne pas définir le mot de revenu et de le considérer indifféremment au point de vue de la personne qui en jouit, ou au point de vue des produits dont il est composé, pour rester sur un terrain qui semble commun. Mais, même en renonçant à préciser cette première différence de point de vue, on s’aperçoit qu’on n’est pas d’accord aussitôt qu’il est question du proportionnel et du progressif. Ce paraît n’être d’abord qu’une question de méthode ou de tarif, c’est-à-dire de forme et de mesure ; on ne peut pas faire cependant qu’il ne s’agisse du fond même de l’impôt.

On entend aujourd’hui dans notre langue politique, par impôt sur le revenu, un impôt qui frappe les citoyens dans leurs revenus, et non pas qui frappe les revenus dans la diversité de leur origine et de leur manifestation, et on appelle non pas d’un seul et même nom, mais d’autant de noms qu’il y a de sources différentes de produits, les nombreux impôts qu’il est possible d’asseoir sur chacune de ces sources. Ce sont des impôts en faisceau, ce n’est point un impôt. C’est un système composé de plusieurs impôts réels, ce n’est point un impôt personnel.

Il ne sert donc de rien de vouloir changer la signification des mots ; il est clair que nous ne pouvons pas rendre identiques, en les appelant du même nom, les deux modes d’imposition que nous opposons l’un à l’autre.

Le propre de l’impôt sur le revenu, au sens politique du mot, est de se prêter à des combinaisons diverses en raison de la personne du contribuable. Le propre de l’impôt sur les sources du revenu est au contraire de ne s’y pas prêter. Il est inflexible au regard des personnes.

Le premier peut être proportionnel ou progressif à la volonté du législateur ; le second est exclusivement proportionnel et ne peut s’accommoder du progressif sans se détruire.

On ne peut pas nier que ce ne soit une idée venant très naturellement à l’esprit que de faire supporter à la partie la moins aisée de la nation un impôt moindre que celui qu’elle acquitte dans le système proportionnel.

On peut dire de l’impôt progressif sur le revenu qu’il est l’impôt sur ce qui excède le nécessaire et qu’en respectant le nécessaire le législateur obéit à ce sentiment de fraternité auquel on doit donner quand on le peut, surtout dans une république, une satisfaction légitime. Mais si c’est un impôt de sentiment, et de sentiment honnête, il n’est pas prouvé que ce soit un impôt adapté aux conditions indispensables du bon gouvernement dans une grande nation, qu’elle soit en république ou en monarchie. La première condition d’un bon gouvernement, c’est de respecter l’égalité et de préserver les citoyens de l’arbitraire administratif. Or la proportionnalité seule peut, en matière d’impositions, assurer ces bienfaits. La règle en est fixe. Il n’y a qu’une seule règle proportionnelle au monde, et les plus grands mathématiciens, ceux auxquels il est réservé de pénétrer le plus loin dans les profondeurs de l’obscure et pour ainsi dire insondable théorie des nombres, n’ont jamais pu la transformer et y trouver des parties variables.

Il n’est personne qui puisse y donner carrière à son imagination : aussi rien n’est-il plus aisé, ce qui est une garantie inappréciable, que de reconnaître si dans l’application elle a été respectée ou faussée. Tout le monde y étant soumis, les contribuables ne forment à son égard qu’une seule classe. Ils savent tous sur quoi ils peuvent compter. Ils jouissent de la liberté sous la loi. Il n’y a pas dans la proportion de borne inconnue qu’ils soient exposés à rencontrer avant les autres au cours de leur travail et qui limite leurs efforts pour améliorer leur bien et augmenter leurs ressources. La loi qui les régit est une pure loi de finance, elle n’a rien de politique, elle ne peut être l’instrument d’aucun parti.

Si on transforme au contraire l’impôt proportionnel en impôt progressif, tout change à l’instant. La politique apparaît : dès lors elle se fait une place prépondérante et domine la finance. On peut dire du ministre qui l’applique et qui, pour employer l’expression technique, est chargé de l’administration et de l’exploitation de l’impôt, qu’il devient le Directeur du personnel de la nation. Il donne à ce personnel, c’est-à-dire aux citoyens, de l’avancement quand il lui plaît.

Le progressif a en outre cette conséquence funeste de diviser les citoyens en classes, et le choix de la base qui organise les classes par la progression ne peut être qu’arbitraire. Selon qu’on s’arrête à un tarif progressif ou à un autre, on fait de la politique en faveur d’une catégorie ou d’une autre de citoyens.

Dauchy a fait en l’an IV un rapport au conseil des Cinq-Cents, et je pourrais me borner à en reproduire les principaux passages, car il y expose très clairement les raisons que je cherche à faire prévaloir, et aussi parce qu’il puise une très grande autorité dans le fait qu’il l’a rédigé au lendemain des excès financiers de 1793 et sous l’impression qu’il en avait éprouvée. Le souvenir tout récent du désordre financier était à ce moment gravé dans la mémoire de tout le monde ; on en était obsédé comme nous l’avons été du souvenir des abominations de la Commune pendant les années qui ont suivi l’année 1871.

« Pour établir l’impôt progressif, il faut, dit-il, fixer des graduations, et là commence l’incertitude, l’arbitraire et tous les désordres qui en sont la suite. Quel sera le revenu exempt de la graduation ? Il doit nécessairement varier d’un département à l’autre, en raison de la fertilité du sol, des mœurs des habitans, de leur manière de vivre et de la quantité de monnaie. Dès lors les exceptions commencent. Que d’élémens divers il faut y faire entrer ! l’âge du contribuable, le nombre de ses enfans, son industrie. Dès que l’on a abandonné une règle simple et uniforme, l’on ne sait où se fixer ; les abus, les injustices s’introduisent de toutes parts. À la sévérité de la loi se joint encore la sévérité de ses agens, qui suivent l’impulsion qu’elle leur donne. »

Le rapporteur ne craint pas, en se rappelant ce qui s’était passé pour ainsi dire la veille du jour où il écrit, de faire remarquer à ses collègues que « les besoins de la république peuvent s’accroître ; la progression pourra être étendue ; un orateur véhément, jouissant d’une grande popularité, voulant l’accroître encore, se servirait de cette arme pour enlever à ce qu’il appellera des riches la presque totalité de leurs revenus. Il est si aisé dans un temps d’agitation d’entraîner la foule contre le petit nombre de ceux qui jouissent d’une fortune un peu élevée, qu’il est nécessaire qu’ils trouvent dans les lois la garantie de leur propriété et non le principe de leur ruine. »

Nous avons donc le droit de dire de l’impôt sur le revenu, tel que l’entendent nos adversaires, qu’il ne ressemble en rien aux impôts par lesquels nous voulons atteindre, sans ménagement d’ailleurs pour personne et avec les tarifs que l’équilibre réclame, le revenu imposable des citoyens.

Ce que veulent les radicaux socialistes, c’est un impôt de faveur pour leurs amis politiques, un impôt qui modifie la distribution de la richesse entre les Français et qui frappe une minorité négligeable parce qu’elle n’a pas le nombre pour elle.

Il faut niveler les fortunes et faire obstacle à l’accroissement du capital : tel doit être l’objet de l’impôt sur le revenu que les socialistes nous demandent de faire entrer dans le code de nos lois de finance, et que les radicaux, dont la tendance est de faire de la politique sans principes économiques, sont tout prêts à leur accorder.

Nous jugeons, au contraire, qu’il faut respecter la propriété de tout le monde et traiter avec justice tous les citoyens, même les riches. Tel est notre avis, mais cela paraît exorbitant à ceux qui croient que la justice consiste à laisser faire à leurs amis ce qu’ils veulent, et qui trouvent tout naturel de ne pas discuter avec des contribuables trop peu nombreux pour pouvoir se défendre.

Nous ne pouvons pas céder sur ce point ; et d’ailleurs ce serait sans nécessité, puisque nous pouvons atteindre les revenus autrement, sans faveur ni arbitraire, en nous attaquant à leurs sources diverses. Nous pouvons les atteindre sans bouleverser l’ordre social auquel nous sommes attachés, et en reprenant pour notre compte la tradition de l’Assemblée nationale de 1789.


VII

Examinons donc à la lumière de cette tradition les impôts directs qui sont le plus exposés aux expériences des inventeurs.

Cherchons comment on peut revenir par exemple à l’impôt foncier de la loi du 20 novembre 1790, et comment on peut corriger par ce retour les défectuosités qui nous frappent aujourd’hui et qui se sont, depuis cent ans, introduites dans l’assiette et le recouvrement de cet impôt. On pourra suivre la même méthode pour passer en revue les autres impôts anciens ou nouveaux, et on y trouvera, à n’en point douter, le moyen de réaliser certaines réformes heureuses qui justifieront, au lieu de la condamner la tradition à laquelle nous sommes attachés.

L’impôt foncier doit bien être une contribution réelle : c’est ce qu’il était et c’est ce qu’il doit être encore. « Elle est, dit l’instruction approuvée par l’Assemblée Constituante le 1er décembre 1790, absolument indépendante des facultés des propriétaires. On pourrait dire avec justesse que c’est la propriété qui seule est chargée de la contribution, et que le propriétaire n’est qu’un agent qui l’acquitte pour elle. »

Voilà un premier caractère qu’on tend malheureusement à obscurcir aujourd’hui dans la discussion et dans la pratique : il faut qu’il redevienne une vérité.

Ce doit être en outre un impôt de répartition, car c’est le seul moyen d’obtenir un contrôle sérieux sans vexation, tant dans l’intérêt de l’État, — car la contribution est d’une somme fixe, et le Trésor peut y compter, — que dans l’intérêt des contribuables, qui se surveillent les uns les autres.

Mais, pour que le système de la répartition produise tous ses effets favorables, il faut que les répartiteurs soient exclusivement les représentans des propriétaires. Ni l’administration ni les conseils municipaux ne doivent y intervenir. C’est une affaire entre propriétaires. La loi de 1790 n’avait pas pu prévoir l’action très politique des conseils municipaux et la diminution d’impartialité qui en est la conséquence.

Le revenu moyen, base de la répartition individuelle, doit, conformément à l’article 3 du titre Ier de la loi de 1790, se calculer toujours sur un certain nombre d’années, car il est impossible de considérer comme pouvant être régulier le produit annuel de la terre. L’apologue des vaches grasses et des vaches maigres est aussi vieux que l’agriculture. Mais il faut que le cadastre puisse être renouvelé aussi aisément que possible, à cause du changement de culture qui se produit nécessairement avec le temps dans les parcelles cotisées. Pour y arriver, il est nécessaire de le décentraliser, de le rendre facile à corriger et aussi peu coûteux que possible à refaire. Il faut autoriser les communes à réviser les évaluations, sans les obliger, quand cela n’est pas nécessaire, à recommencer les opérations géodésiques. Il faut aussi se demander si, conformément à l’adresse aux Français du 16 juin 1791, il n’y aurait pas lieu de rendre aux propriétaires dans les périodes de révision le droit d’obtenir une modération d’imposition si leur cote dépasse une certaine proportion de leur revenu. Il n’est pas question, bien entendu, de donner à des remises de ce genre un caractère qui soit en contradiction avec la loi fondamentale de la fixité de l’impôt. Ce ne pourrait être qu’un mode de discussion et de défense du droit des propriétaires au cours même de la révision des évaluations cadastrales, et une précaution contre les exagérations d’une mauvaise répartition départementale. C’était bien d’ailleurs dans ce même esprit que l’article 3 de la loi du 17 mars 1791 donnait aux propriétaires le droit de réclamer une réduction au cas où ils auraient été cotisés à une somme plus forte que le cinquième ou le sixième de leur revenu net foncier, car la décharge était alors portée au fond de non-valeur et ne se traduisait pas par un accroissement de la cote des voisins.

Le cadastre qui n’existait que dans peu de provinces devait amener une répartition proportionnelle et consacrer un même rapport entre la cote en principal et le revenu foncier ; mais le cadastre promis ne devait être entrepris que beaucoup plus tard, et dans l’intervalle les décharges pour excès d’imposition constituaient un moyen de réparer, au cours de l’établissement de l’impôt nouveau, les erreurs d’une statistique faite de très haut, quoique très savamment raisonnée. Malheureusement la période révolutionnaire devait laisser les choses en souffrance pendant un très long espace de temps, et pendant ce long espace de temps la clause d’exécution de la décharge pour excès d’imposition par rapport au revenu avait fini par détruire en fait le principe de fixité auquel l’Assemblée Constituante avait attaché pourtant tant d’importance. Arthur Young, qui a parcouru la France pour étudier son agriculture, fait de la variabilité de l’impôt foncier un très grand grief aux constituans. Il leur reproche, dans ses notes de voyage de 1792, d’avoir voulu poursuivre, sans s’attacher à la réalité des faits, leur doctrine théorique du produit net. « En se laissant entraîner par le jargon de produit net, en rendant l’impôt variable, on a soulevé tous les inconvéniens, toutes les incertitudes. Le même décret qui fixait l’impôt à 300 millions enjoignait aussi qu’il n’allât pas au-delà du cinquième du produit net (c’est le sixième qui ne devait pas être dépassé aux termes de la loi du 17 mars 1791). Tout homme put donc rejeter ce qui dépassait cette proportion. Les petits propriétaires, si nombreux en France, se réfugièrent derrière les équivoques du produit net. » Il est certain que le produit net n’est autre chose pour la petite culture que le mode de vie du cultivateur. Sa vie, plus ou moins large selon les années, est la seule mesure de son produit net.

La décharge pour défaut de proportionnalité doit donc être entendue comme fournissant une méthode de révision et non pas comme une correction de la fixité ; et par suite, la disposition qui la rendrait légale ne devrait pas entrer, si ce n’est à titre temporaire, dans la loi organique à refaire.

Outre la réforme nécessaire dans la méthode de révision du cadastre, il y en a une autre qui pourrait être tentée et dont les conséquences seraient d’une extrême importance pour l’agriculture : c’est l’extension nécessaire de l’article 13, titre II de la loi de 1790, dont l’interprétation a été restreinte, mais qui pourrait être élargie sans altérer le caractère d’universalité de l’impôt foncier.

Je fais allusion à l’article — qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’être en vigueur — où il est dit que les bâtimens servant aux exploitations rurales ne seront soumis à l’impôt foncier que poulie terrain qu’ils occupent. L’Instruction l’a restreint aux bâtimens inutilisés pour l’habitation des hommes ; on n’a fait exception que pour les bâtimens où les gardiens logent à côté de leurs animaux pour être à portée de les surveiller et de les nourrir.

Il convient de prendre le texte de la loi dans sa signification la plus générale : aucun des bâtimens servant aux exploitations rurales, logeant les hommes aussi bien que les animaux, ne devrait figurer aux rôles de la contribution foncière des propriétés bâties ; ils doivent tous n’y être portés que pour le terrain qu’ils occupent. Le bâtiment servant à l’exploitation rurale ne produit en effet rien par lui-même ; il n’est pas une source de revenus, et l’usage qu’en fait l’exploitant ne peut pas être porté dans un compte de recettes, avec le produit de la vente des fourrages ou des animaux de boucherie. On peut cotiser le terrain que le bâtiment d’exploitation occupe à un taux plus élevé que celui de son sol même assimilé aux meilleures terres, et une solution très acceptable, analogue à une de celles qui ont prévalu en 1791, serait de multiplier la surface du terrain par celui des étages, chaque étage étant considéré comme occupant un terrain en sus.

Il est fâcheux qu’on ait modifié dernièrement le caractère de la contribution sur la propriété bâtie en en faisant un impôt de quotité, parce que les intérêts des contribuables ne sont pas, dans la nouvelle loi, assez ménagés, ni leurs droits suffisamment garantis. Prendre pour base de la contribution foncière sur la propriété bâtie la valeur locative, est en outre une absurdité ; et — l’expression n’est pas trop forte pour ceux qui ont étudié dans le détail la statistique du nombre des maisons bâties sur toute l’étendue du territoire.

Dans les communes rurales, la grande majorité des maisons est habitée par leur propriétaire seul. Il y a en France 2 270 communes où on n’a pas pu découvrir une seule maison qui ne fût habitée par son propriétaire avec sa famille.

La loi de 1791 appelle les maisons habitées par leurs propriétaires, des maisons sans valeur locative, et elle a raison ; mieux vaudrait à coup sûr les imposer sur leur valeur vénale, bien plus facile à estimer.

Quant à la contribution mobilière, il faut la transformer et conserver le faisceau des taxes accessoires primitives qui y étaient attachées, y compris la taxe sur les domestiques.

La simple taxe sur les loyers est absurde, car elle représente un impôt sur une dépense et non pas sur une ressource, et si on la corrige par un coefficient progressif, on tombe nécessairement dans l’arbitraire.

D’un autre côté il est impossible d’en faire un impôt sur les facultés ; on l’a tenté, et on a toujours échoué devant l’impossibilité de se contenter de déclarations non vérifiées, et devant cette autre impossibilité plus grande encore de faire procéder par les agens du fisc ou même par un jury à l’évaluation des facultés.

Le ministre anglais radical lui-même sir William Harcourt a dit dans son discours du 10 avril 1894 : « J’ai examiné très soigneusement la question avec les administrateurs du revenu intérieur, et ils ont cette opinion très arrêtée que l’établissement de clauses pénales en cas de dissimulation, de même que toute inquisition irritante que nécessiterait la détermination du revenu global de chaque citoyen, rendrait la perception si odieuse que l’existence même de l’impôt sur le revenu serait mise en péril et que, selon toute probabilité, il serait impossible de le maintenir. »

On a proposé dans la dernière discussion de revenir à des jurys d’équité plus ou moins analogues à ceux qui ont été institués en 1797. Ces jurys n’ont pas fonctionné pendant longtemps, et cependant ils ont laissé dans l’esprit des populations des souvenirs qui se sont perpétués durant de longues années. Plus de trente ans après leur disparition, sous le gouvernement de Juillet, un député, M. Mestadier, disait le 20 janvier 1831 : « Nous ne reverrons plus ces prétendus jurys d’équité appréciant sur la commune renommée les richesses mobilières de leurs voisins et distribuant les charges publiques de manière à n’en garder qu’une très petite part pour eux et pour leurs amis. »

Le message du Directoire au conseil des Cinq-Cents en date du 16 fructidor an VI a porté d’ailleurs un jugement sévère sur la loi qui avait institué les jurys d’équité :

« Citoyens représentans, la loi du 14 thermidor an V portant établissement de la contribution personnelle, somptuaire et mobilière fut à peine publiée que des réclamations nombreuses se tirent entendre de toutes parts. Les difficultés qui se sont élevées sur la rédaction des rôles les ont fortifiées. Les suites qui résultent de sa mise en recouvrement ne permettent plus de se dissimuler la nécessité de prévenir les inconvéniens majeurs qui résulteraient d’une plus longue persévérance. La loi du 14 thermidor se ressent des circonstances dans lesquelles elle fut portée. Elle appartient à ces temps malheureux dans lesquels l’on n’accordait rien au Trésor public, où l’on ne faisait des fonds qu’en apparence et pour ajouter des difficultés sur des difficultés. »

Dans un rapport au conseil des Anciens, du 7 vendémiaire an VII, Ledannois, député de l’Eure, constate que la loi du 14 thermidor n’a produit que les plus mauvais résultats :

« La loi du 14 thermidor an V a confié à des jurys d’équité la répartition de la contribution personnelle-mobilière et somptuaire ; elle voulut suppléer par la conscience des membres qui composeraient ces jurys au peu de réalité qu’ont les bases de cette répartition. Mais, quelle qu’en ait été la cause, cette mesure n’a point rempli le but qu’on s’était proposé et la fixation des cotes personnelles et des cotes mobilières est vicieuse… J’éviterai à votre sensibilité le tableau vrai des inquiétudes, des peines et des larmes qu’a coûtées à un grand nombre de Français l’injuste fixation des cotes personnelles et des cotes mobilières, mais cette injustice ne peut être un problème… Par sa nature, cette contribution est à peu près sans bases dignes de confiance pour en faire la répartition. Cette répartition est arbitraire. »

Cette cause, quelle qu’elle soit, dont parle Ledannois, nous savons quelle elle est : c’est, comme l’a dit Mestadier, le peu d’équité des jurys qui distribuaient les charges sur ceux qu’ils n’aimaient point, et n’en gardaient qu’une petite part pour eux et leurs amis.

La contribution mobilière ne peut être remplacée que par une taxe d’habitation qui ferait, dans une certaine mesure, double emploi avec la contribution foncière sur les propriétés bâties, sauf qu’elle ne porterait pas sur les locaux d’industrie dont la valeur sert en partie de base à la contribution des patentes. Mais pour cette taxe d’habitation comme pour la contribution des propriétés bâties, il faut se délier de la valeur locative, base absolument arbitraire quand on l’applique à une habitation qui n’est pas louée.

La taxe d’habitation doit être un impôt de répartition. La formation de contingens fournit le seul moyen d’en corriger ce que sans cela elle pourrait avoir d’anti-proportionnel. Le projet de budget déposé par M. Burdeau fournit un excellent moyen de déterminer les contingens par départemens, arrondissemens et communes, et l’adjonction à la taxe d’habitation d’un impôt sur les domestiques l’améliore considérablement. Le tarif du projet de budget de M. Burdeau est trop dur pour les petits ménages, qui ont besoin à cause de leurs enfans d’avoir plus d’une femme à leur service.

Je ne me servirai pas du langage trop sensible pour le sexe en usage au XVIIIe siècle, mais il y a beaucoup de vrai dans ce passage du rapport de Sainthorent au conseil des Cinq-Cents à la date du 7 brumaire an VII :

« Nous avons été indécis sur le point de savoir si nous ne porterions pas dans les exemptions tous les domestiques femmes. La faiblesse de leur sexe ne leur permet pas les travaux durs de l’agriculture : elle leur commande en quelque sorte la domesticité avec les soins intérieurs du ménage. Et puis il est tant de ces malheureux êtres qui, dans ce sexe, ont besoin d’appui et qui ne peuvent pas, comme les hommes, exister par leurs propres forces ; il est aussi tant de maîtres qui les abandonneraient à la misère plutôt que de payer pour leurs services un faible impôt, que nous avons été disposés à les comprendre dans l’exception. » Sainthorent conclut cependant à les taxer en raison des nécessités de l’impôt et par « la certitude qu’un cortège de domestiques femmes tient aux superfluités. »

La méthode de taxation et le tarif en usage en Belgique valent mieux que la combinaison proposée dans le budget, et d’ailleurs la taxe d’habitation et le faisceau d’impôts dont elle peut être accompagnée doivent être ménagés en vue de l’abolition des octrois. La principale ressource de remplacement pour les villes à octroi sera cherchée sans doute dans une surtaxe communale à l’impôt mobilier perçu par l’Etat.


VIII

Pour en finir avec les contributions directes, il faut bien se persuader que, dans le cortège des taxes qui doivent entourer la contribution mobilière ou la taxe d’habitation, il est impossible de faire entrer l’impôt sur la rente. Quels que soient les raisonnemens insidieux par lesquels on arriverait à justifier un impôt sur la rente française, — et alors même qu’on réussirait à le faire voter par la majorité de la Chambre des députés et du Sénat, — il n’est pas difficile de se rendre compte du jugement qu’en porterait inévitablement l’histoire.

Ce serait considéré comme un manque de foi, comme une banqueroute dont le souvenir pèserait pendant des siècles sur la république.

Le ministre qui aurait eu le triste courage de proposer de frapper la rente d’un impôt, et qui aurait réussi à faire accueillir une semblable proposition par le Parlement, serait pour la postérité le ministre banqueroutier tout comme Philippe le Bel est le roi faux monnayeur. Il ne faut pas en douter, aucune justification ne serait jamais acceptée par l’histoire, et l’histoire aurait raison de n’en accepter aucune.

Lorsqu’on n’a pas de quoi payer ses créanciers, on se liquide ; on nomme ou bien on fait nommer par les tribunaux un liquidateur ; on procède à une liquidation amiable ou à une liquidation judiciaire ; on se met à la disposition de ses créanciers, on leur fait abandon de ses biens ; et quand on a été simplement malheureux, voire même imprudent, quand on est tombé au-dessous de ses affaires par le fait des autres ou par force majeure, on obtient un arrangement, un concordat à la condition de donner des garanties pour l’avenir au cas où on se retrouverait quelque jour dans une situation meilleure. La première des garanties consiste d’ailleurs à se retirer à soi-même la faculté d’emprunter de nouveau.

Ce sont là des règles de morale applicables aussi bien aux gouvernemens qu’aux particuliers. Il ne manque pas de gouvernemens obérés qui ont obtenu des concordats dans cet ordre d’idée. Mais c’est dans les pays obérés que la question se pose. Je ne sais pas s’il se trouvera un membre du parlement capable, — je ne le crois pas, — d’inscrire la France sur la liste des pays obérés ou, comme on dit aujourd’hui, à finances avariées.

Si, en pleine paix, dans un pays riche comme le nôtre, sans y être obligé, si ce n’est pour poursuivre une répartition prétendue plus équitable des charges publiques, le ministre des finances prélevait, de par la loi, sur un coupon de rente échu, une portion quelconque de la valeur de ce coupon, ce ne serait plus d’une liquidation amiable ou judiciaire qu’il s’agirait, ni même d’une simple faillite par impossibilité de payer, — car cette impossibilité de payer n’est pas prouvée ; — ce ne serait pas non plus courber la tête sous la force majeure, — où est la force majeure ? — ce serait bel et bien un manque de foi et le vrai nom de cette extraordinaire réforme de l’impôt, si elle aboutissait à retrancher un quartier, serait purement et simplement la banqueroute.

Un État est maître de ses lois d’ordre général, et quand il légifère, il donne des ordres ; ces ordres, il peut les retirer quand il lui plaît. Les pouvoirs publics font et abrogent les lois dans les conditions déterminées par la constitution du pays. Mais, quand un État emprunte, il ne fait pas une loi, il traite avec des tiers ; il fait un contrat. Il agit comme un homme, et s’il a pris un engagement, il doit le tenir en honnête homme.

Aucun raisonnement ne pourra jamais persuader à personne qu’un ministre puisse honnêtement proposer à son pays de manquer à des engagemens que les représentans de la nation ont pris en son nom. Si c’est par l’initiative individuelle que le Parlement est saisi d’une semblable proposition, le ministre des finances, s’il ne s’y oppose pas, perd du coup tout droit à la confiance des honnêtes gens.

Le désir de maintenir les dépenses publiques à un certain niveau, ou de ménager des catégories de contribuables, ou de faire des travaux utiles, ou d’assurer une protection plus efficace à certains intérêts plus ou moins recommandables, ne peuvent pas passer pour des cas de force majeure. Si on ne paie pas tout ce qu’on doit parce qu’on préfère simplement se dispenser de payer, on se déshonore, et il est impossible de croire qu’un ministre français et des Chambres françaises envisagent de sang-froid un acte pareil d’inconscience morale. Si jamais ce malheur était réservé à la France, notre pays aurait perdu le fruit de toute l’énergie dont il a fait preuve quand il s’est relevé des désastres de la cruelle année où il a failli périr. C’est une éventualité qui ne peut pas même être envisagée.


IX

Il ne reste donc, après les réformes dont nous avons dessiné à grands traits le programme, que l’économie à faire, pour arriver à l’équilibre, de beaucoup de lois nouvelles en délibération ou en projet, et que le ralentissement, sinon l’arrêt complet de certaines dépenses, suite nécessaire de lois prétendues protectrices, comme ces nombreuses primes distribuées à beaucoup d’industries, apparaissant en bloc au budget au lieu d’y figurer en dépenses, pour ainsi dire nominativement, au compte des citoyens favorisés qui en jouissent. Les lois qui ont concédé ces primes ne sont pas des contrats, et tout au plus pourrait-on les conserver à titre de garantie d’intérêts, sous réserve de les réduire au taux du jour.

La différence, tout compte fait, après qu’on aura réussi dans les réformes indiquées plus haut du côté des dépenses et du côté des recettes, cette différence, dût-elle être maintenue ou même élevée à une centaine de millions, pourra être très aisément comblée par une élévation sérieuse du droit actuel de consommation sur l’alcool.

Ce droit peut être perçu sur la fabrication libre ou monopolisée, comme on le voudra. Je crains le monopole, parce qu’il aura sans doute des conséquences qu’on se refuse à prévoir ; mais je préfère le monopole à l’abandon de la politique de relèvement du droit sur l’alcool. Il ne faut pas se faire d’illusion sur les résultats hygiéniques et financiers du monopole, qu’il s’agisse d’un monopole restreint à la rectification ou d’un monopole intégral, y compris celui de la vente, comme c’est le cas pour le tabac. La sévérité des lois qu’on se résoudra à faire pour réprimer la fraude sera le premier, peut-être le seul élément du succès. Ce serait d’ailleurs se faire illusion de penser qu’il est plus facile d’organiser la répression de la fraude dans le système du monopole que sous le régime de la liberté. Dans les deux hypothèses la difficulté sera la même.

Il y a cependant dans l’établissement du monopole, même restreint à la rectification, un danger particulier sur lequel on ferme assez volontairement les yeux ; c’est le danger de le faire servir, — et il y en a de nombreux exemples à l’étranger, — à protéger une industrie de distillation contre une autre, celle de la betterave par exemple contre celle du vin, ou réciproquement.

On sait aujourd’hui, à n’en pas douter et par expérience, que les combinaisons protectrices d’un genre particulier de distillation ont toujours eu pour résultat de diminuer d’abord les rentrées du Trésor, cela est bien entendu, mais aussi de développer presque sans limite la production de l’alcool, ce qui amène, — la conséquence est forcée, — une augmentation correspondante dans la consommation et accroît les ravages de l’alcoolisme.

Un agent russe chargé d’organiser le monopole de l’alcool dans un des gouvernemens orientaux de la Russie, sur les frontières de l’Asie, disait l’autre jour, en parlant non sans enthousiasme de la législation projetée, que les buveurs pourraient au moins n’être plus trompés et qu’ils ne consommeraient plus que du véritable alcool. « Aujourd’hui, ajoutait-il, on les exploite à ce point qu’on leur verse, quand ils sont ivres, de l’eau dans leurs s’erres en guise d’alcool : ils ne s’en aperçoivent pas, parce qu’ils ont perdu le goût avec leurs autres facultés ; on les trompe et on les vole indignement en leur faisant boire de l’eau. » Cette supériorité du monopole ne m’encourage pas à le préférer à la liberté.

Pour réussir dans la réforme nécessaire de nos finances, il faudrait avoir un gouvernement et un parlement sachant ce qu’ils veulent. Si on se borne à jeter de la poudre aux yeux des socialistes, cela ne servira de rien : il n’est déjà pas si facile de les aveugler. On se sera compromis sans compensation, et on aura simplement manifesté sa stérilité.

Il faut au contraire discuter franchement avec eux et leur dire très haut qu’on n’est pas de leur avis. Ils ont montré, quand par hasard ils n’ont pas fait de la politique d’obstruction, qu’ils savaient discuter. Il faut les provoquer à la discussion : ce serait une véritable œuvre de gouvernement ; et si on y arrive, il faudra les combattre à découvert sur un terrain véritablement sans broussailles. N’ont-ils pas déclaré qu’ils ne redoutaient pas la discussion ? N’en ont-ils pas donné un commencement de preuve dans quelques rares occasions, tout en se refusant, malheureusement le plus souvent, à se renfermer dans la question, en se plaisant à passionner le débat par des excès intolérables de langage et en se livrant à des personnalités plus intolérables encore pour lesquelles la Chambre des députés a toujours montré beaucoup trop d’indulgence ? Si le ministre des finances se réserve, par un mauvais esprit de conciliation ou, ce qui serait pire, par un défaut de conviction ; s’il refuse le corps-à-corps aux socialistes et se réfugie dans l’équivoque ; s’il cherche à ramener les uns par des mots et les autres par des concessions réelles, il se sera condamné lui-même et aura condamné le Parlement à l’impuissance ; nous n’aboutirons dès lors à rien. On aura ressuscité le vieil opportunisme sans y retrouver les avantages que bien souvent la république y a rencontrés. On sera retombé dans l’ornière d’où nous sommes sortis avec tant de peine, et on s’y sera embourbé dans les plus mauvaises conditions.

Il faut être en finances socialiste ou libéral. Certains radicaux chercheront toujours sans doute une troisième porte de salut, et s’ils reconnaissent un jour que personne n’est prêt à la leur ouvrir, beaucoup d’entre eux se résigneront sans beaucoup de regrets à n’être que des socialistes purs et simples.

Mais il y en a d’autres qui feront, il faut l’espérer, des réflexions plus judicieuses, et qui, s’apercevant que la politique pure, celle des politiciens, ne mène à rien, se sentiront forcés de pénétrer plus avant qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent dans l’étude des problèmes économiques et sociaux ; ceux-là viendront à nous.

Le devoir du gouvernement est tout tracé ! C’est à lui d’amener ceux qu’on appelle les radicaux de gouvernement à se débarrasser des sophismes politiques et anti-républicains, parce qu’ils menacent la liberté et l’égalité, dans lesquels ils sont encore enlizés. Mais pour être en état d’accomplir ce devoir, il faudrait que le gouvernement eût une opinion ferme. Les matières d’économie politique et de socialisme financier semblent malheureusement lui apparaître dans des nuages à contours indécis, si on se réfère à la discussion de l’été dernier. Depuis le jour où M. Dupuy a rompu à la tribune avec M. Peytral, nous n’avons pas eu de politique financière gouvernementale.

Le grand malheur de ce pays-ci sera-t-il donc toujours de n’avoir pas de gouvernement ? On s’est réjoui un jour, et on a eu raison, parce que les idées de gouvernement se sont affirmées pour combattre la désorganisation sociale et l’anarchie.

Est-on destiné à s’apercevoir que ce jour aura été sans lendemain, et devons-nous craindre que la conduite des affaires soit livrée au hasard quand il faudra combattre la désorganisation financière ?


LEON SAY.