Bug-Jargal/éd. 1910/VIII

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Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 394-396).
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VIII


Un long soupir, prolongé sur les cordes frémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles. J’étais hors de moi. « Roi ! — noir ! — esclave ! » Mille idées incohérentes, éveillées par l’inexplicable chant que je venais d’entendre, tourbillonnaient dans mon cerveau. Un violent besoin d’en finir avec l’être inconnu qui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d’amour et de menace s’empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et me précipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore les bras pour me retenir, que déjà je m’étais enfoncé dans le taillis du côté d’où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous les sens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l’épaisseur de toutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, je remuai toutes les hautes herbes. Rien ! rien, et toujours rien ! Cette recherche inutile, jointe à d’inutiles réflexions sur la romance que je venais d’entendre, mêla de la confusion à ma colère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon bras comme à mon esprit ! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni le rencontrer ! — En ce moment, un bruit de sonnettes vint me distraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était à côté de moi.

— Bonjour, maître, me dit-il, et il s’inclina avec respect ; mais son louche regard, obliquement relevé vers moi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable de malice et de triomphe l’anxiété peinte sur mon front.

— Parle ! lui criai-je brusquement ; as-tu vu quelqu’un dans ce bois ?

— Nul autre que vous, señor mio, me répondit-il avec tranquillité.

— Est-ce que tu n’as pas entendu une voix ? repris-je.

L’esclave resta un moment comme cherchant ce qu’il pouvait me répondre. Je bouillais.

— Vite, lui dis-je, réponds vite, malheureux ! as-tu entendu ici une voix ?

Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeux ronds comme ceux d’un chat-tigre.

Que quiere decir ustedQue voulez-vous dire ? par une voix, maître. Il y a des voix partout et pour tout ; il y a la voix des oiseaux, il y a la voix de l’eau, il y a la voix du vent dans les feuilles…

Je l’interrompis en le secouant rudement.

— Misérable bouffon ! cesse de me prendre pour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d’un canon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans ce bois un homme qui chantait un air espagnol ?

— Oui, señor, me répliqua-t-il sans paraître ému, et des paroles sur l’air… Tenez, maître, je vais vous conter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, en écoutant ce que les grelots d’argent de ma gorra[1] me disaient à l’oreille. Tout à coup le vent est venu joindre à ce concert quelques mots d’une langue que vous appelez l’espagnol, la première que j’aie bégayée, lorsque mon âge se comptait par mois et non par années, et que ma mère me suspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune. J’aime cette langue ; elle me rappelle le temps où je n’étais que petit et pas encore nain, qu’un enfant et pas encore un fou ; je me suis rapproché de la voix, et j’ai entendu la fin de la chanson.

— Eh bien, est-ce là tout ? repris-je impatienté.

— Oui, maître hermoso, mais, si vous voulez, je vous dirai ce que c’est que l’homme qui chantait.

Je crus que j’allais embrasser le pauvre bouffon.

— Oh ! parle, m’écriai-je, parle, voici ma bourse, Habibrah ! et dix bourses meilleures sont à toi si tu me dis quel est cet homme.

Il prit la bourse, l’ouvrit, et sourit.

Dies bolsas meilleures que celles-ci ! mais, demonio ! cela ferait une pleine fanega de bons écus à l’image del rey Luis quince, autant qu’il en aurait fallu pour ensemencer le champ du magicien grenadin Altornino, lequel savait l’art d’y faire pousser de buenos doblones ; mais, ne vous fâchez pas, jeune maître, je viens au fait. Rappelez-vous, señor, les derniers mots de la chanson : « Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s’unir à la nuit pour enfanter l’aurore et le couchant, qui sont plus beaux que lui. » Or, si cette chanson dit vrai, le griffe Habibrah, votre humble esclave, né d’une négresse et d’un blanc, est plus beau que vous, séñorito de amor. Je suis le produit de l’union du jour et de la nuit, je suis l’aurore ou le couchant dont parle la chanson espagnole, et vous n’êtes que le jour. Donc je suis plus beau que vous, si ufred quiere[2], plus beau qu’un blanc.

Le nain entremêlait cette divagation bizarre de longs éclats de rire. Je l’interrompis encore.

— Où donc en veux-tu venir avec tes extravagances ? Tout cela me dira-t-il ce que c’est que l’homme qui chantait dans ce bois ?

— Précisément, maître, repartit le bouffon avec un regard malicieux. Il est évident que el hombre qui a pu chanter de telles extravagances, comme vous les appelez, ne peut être et n’est qu’un fou pareil à moi ! J’ai gagné las diez bolsas !

Ma main se levait pour châtier l’insolente plaisanterie de l’esclave émancipé, lorsqu’un cri affreux retentit tout à coup dans le bosquet, du côté du pavillon de la rivière. C’était la voix de Marie. — Je m’élance, je cours, je vole, m’interrogeant d’avance avec terreur sur le nouveau malheur que je pouvais avoir à redouter. J’arrive haletant au cabinet de verdure. Un spectacle effrayant m’y attendait. Un crocodile monstrueux, dont le corps était à demi caché sous les roseaux et les mangles de la rivière, avait passé sa tête énorme à travers l’une des arcades de verdure qui soutenaient le toit du pavillon. Sa gueule entr’ouverte et hideuse menaçait un jeune noir, d’une stature colossale, qui d’un bras soutenait la jeune fille épouvantée, de l’autre plongeait hardiment le fer d’une bisaiguë entre les mâchoires acérées du monstre. Le crocodile luttait furieusement contre cette main audacieuse et puissante qui le tenait en respect. Au moment où je me présentai devant le seuil du cabinet, Marie poussa un cri de joie, s’arracha des bras du nègre, et vint tomber dans les miens en s’écriant :

— Je suis sauvée !

À ce mouvement, à cette parole de Marie, le nègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrine gonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeure immobile, sans paraître s’apercevoir que le crocodile est là, près de lui, qu’il s’est débarrassé de la bisaiguë, et qu’il va le dévorer. C’en était fait du courageux noir, si, déposant rapidement Marie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc et plus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et je n’eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de ma carabine. L’animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou trois fois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n’était plus qu’un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grand bruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées. Il était mort.

Le nègre que je venais de sauver si heureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillements du monstre ; alors il fixa ses yeux sur la terre, et les relevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de se rassurer sur mon cœur, il me dit, et l’accent de sa voix exprimait plus que le désespoir, il me dit :

Porque le has matado ?[3]

Puis il s’éloigna à grands pas sans attendre ma réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.

  1. Le petit griffe espagnol désigne par ce nom son bonnet.
  2. S’il vous plaît.
  3. Pourquoi l’as-tu tué ?