Bug-Jargal/éd. 1910/XLII

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 489-492).
◄  XLI
XLIII  ►

XLII


Nous sortîmes du quartier des nègres du Morne-Rouge. Je m’étonnais de marcher libre dans ce camp barbare où la veille chaque brigand semblait avoir soif de mon sang. Loin de chercher à nous arrêter, les noirs et les mulâtres se prosternaient sur notre passage avec des exclamations de surprise, de joie et de respect. J’ignorais quel rang Pierrot occupait dans l’armée des révoltés ; mais je me rappelais l’empire qu’il exerçait sur ses compagnons d’esclavage, et je m’expliquais sans peine l’importance dont il paraissait jouir parmi ses camarades de rébellion.

Arrivés à la ligne de gardes qui veillait devant la grotte de Biassou, le mulâtre Candi, leur chef, vint à nous, nous demandant de loin, avec menaces, pourquoi nous osions avancer si près du général ; mais quand il fut à portée de voir distinctement les traits de Pierrot, il ôta subitement sa montera brodée en or, et, comme terrifié de sa propre audace, il s’inclina jusqu’à terre, et nous introduisit près de Biassou, en balbutiant mille excuses, auxquelles Pierrot ne répondit que par un geste de dédain.

Le respect des simples soldats nègres pour Pierrot ne m’avait pas étonné ; mais en voyant Candi, l’un de leurs principaux officiers, s’humilier ainsi devant l’esclave de mon oncle, je commençai à me demander quel pouvait être cet homme dont l’autorité semblait si grande. Ce fut bien autre chose quand je vis le généralissime, qui était seul au moment où nous entrâmes, et mangeait tranquillement un calalou, se lever précipitamment à l’aspect de Pierrot, et, dissimulant une surprise inquiète et un violent dépit sous des apparences de profond respect, s’incliner humblement devant mon compagnon, et lui offrir son propre trône d’acajou. Pierrot refusa.

— Jean Biassou, dit-il, je ne suis pas venu vous prendre votre place, mais simplement vous demander une grâce.

Alteza, répondit Biassou en redoublant ses salutations, vous savez que vous pouvez disposer de tout ce qui dépend de Jean Biassou, de tout ce qui appartient à Jean Biassou, et de Jean Biassou lui-même.

Ce titre d’alteza, qui équivaut à celui d’altesse ou de hautesse, donné à Pierrot par Biassou, accrut encore mon étonnement.

— Je n’en veux pas tant, reprit vivement Pierrot ; je ne vous demande que la vie et la liberté de ce prisonnier.

Il me désignait de la main. Biassou parut un moment interdit ; cet embarras fut court.

— Vous désolez votre serviteur, alteza ; vous exigez de lui bien plus qu’il ne peut vous accorder, à son grand regret. Ce prisonnier n’est point Jean Biassou, n’appartient pas à Jean Biassou, et ne dépend pas de Jean Biassou.

— Que voulez-vous dire ? demanda Pierrot sévèrement. De qui dépend-il donc ? Y a-t-il ici un autre pouvoir que vous ?

— Hélas oui ! alteza.

— Et lequel ?

— Mon armée.

L’air caressant et rusé avec lequel Biassou éludait les questions hautaines et franches de Pierrot annonçait qu’il était déterminé à n’accorder à l’autre que les respects auxquels il paraissait obligé.

— Comment ! s’écria Pierrot, votre armée ! Et ne la commandez-vous pas ?

Biassou, conservant son avantage, sans quitter pourtant son attitude d’infériorité, répondit avec une apparence de sincérité :

Su alteza pense-t-elle que l’on puisse réellement commander à des hommes qui ne se révoltent que pour ne pas obéir ?

J’attachais trop peu de prix à la vie pour rompre le silence ; mais ce que j’avais vu la veille de l’autorité illimitée de Biassou sur ses bandes aurait pu me fournir l’occasion de le démentir et de montrer à nu sa duplicité. Pierrot lui répliqua :

— Eh bien ! si vous ne savez pas commander à votre armée, et si vos soldats sont vos chefs, quels motifs de haine peuvent-ils avoir contre ce prisonnier ?

— Boukmann vient d’être tué par les troupes du gouvernement, dit Biassou, en composant tristement son visage féroce et railleur ; les miens ont résolu de venger sur ce blanc la mort du chef des nègres marrons de la Jamaïque ; ils veulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeune officier serve de contrepoids à la tête de Boukmann dans la balance où le bon Giu pèse les deux partis.

— Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer à ces horribles représailles ? Écoutez-moi, Jean Biassou ; ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier au camp des blancs, d’où j’ai réussi à m’échapper, j’ignorais la mort de Boukmann, que vous m’apprenez. C’est un juste châtiment du ciel pour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle ; Jeannot, ce même chef de noirs, qui avait servi de guide aux blancs pour les attirer dans l’embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vient aussi de mourir. Vous savez, ne m’interrompez pas, Biassou, qu’il rivalisait d’atrocité avec Boukmann et vous ; or, faites attention à ceci, ce n’est point la foudre du ciel, ce ne sont point les blancs qui l’ont frappé, c’est Jean-François lui-même qui a fait cet acte de justice.

Biassou, qui écoutait avec un sombre respect, fit une exclamation de surprise. En ce moment Rigaud entra, salua profondément Pierrot, et parla bas à l’oreille du généralissime. On entendait au dehors une grande agitation dans le camp. Pierrot continuait :

— … Oui, Jean-François, qui n’a d’autre défaut qu’un luxe funeste, et l’étalage ridicule de cette voiture à six chevaux qui le mène chaque jour de son camp à la messe du curé de la Grande-Rivière, Jean-François a puni les fureurs de Jeannot. Malgré les lâches prières du brigand, quoique à son dernier moment il se soit cramponné au curé de la Marmelade, chargé de l’exhorter, avec tant de terreur qu’on a dû l’arracher de force, le monstre a été fusillé hier, au pied même de l’arbre armé de crochets de fer auxquels il suspendait ses victimes vivantes. Biassou, méditez cet exemple ! Pourquoi ces massacres qui contraignent les blancs à la férocité ? Pourquoi encore user de jongleries afin d’exciter la fureur de nos malheureux camarades, déjà trop exaspérés ? Il y a au Trou-Coffi un charlatan mulâtre, nommé Romaine-la-Prophétesse, qui fanatise une bande de noirs ; il profane la sainte messe ; il leur persuade qu’il est en rapport avec la Vierge, dont il écoute les prétendus oracles en mettant sa tête dans le tabernacle ; et il pousse ses camarades au meurtre et au pillage, au nom de Marie !

Il y avait peut-être une expression plus tendre encore que la vénération religieuse dans la manière dont Pierrot prononça ce nom. Je ne sais comment cela se fit, mais je m’en sentis offensé et irrité.

— … Eh bien ! poursuivit l’esclave, vous avez dans votre camp je ne sais quel obi, je ne sais quel jongleur comme ce Romaine-la-Prophétesse ! Je n’ignore point qu’ayant à conduire une armée composée d’hommes de tous pays, de toutes familles, de toutes couleurs, un lien commun vous est nécessaire ; mais ne pouvez-vous le trouver autre part que dans un fanatisme féroce et des superstitions ridicules ? Croyez-moi, Biassou, les blancs sont moins cruels que nous. J’ai vu beaucoup de planteurs défendre les jours de leur esclave ; je n’ignore pas que, pour plusieurs d’entre eux, ce n’était pas sauver la vie d’un homme, mais une somme d’argent ; du moins leur intérêt leur donnait une vertu. Ne soyons pas moins cléments qu’eux, c’est aussi notre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sont là pourtant nos exploits de chaque jour. Faut-il, répondez, Biassou, que le seul vestige de notre passage soit toujours une trace de sang ou une trace de feu ?

Il se tut. L’éclat de son regard, l’accent de sa voix donnaient à ses paroles une force de conviction et d’autorité impossible à reproduire. Comme un renard pris par un lion, l’œil obliquement baissé de Biassou semblait chercher par quelle ruse il pourrait échapper à tant de puissance. Pendant qu’il méditait, le chef de la bande des Cayes, ce même Rigaud qui la veille avait vu d’un front tranquille tant d’horreurs se commettre devant lui, paraissait s’indigner des attentats dont Pierrot avait tracé le tableau, et s’écriait avec une hypocrite consternation :

— Eh ! mon bon Dieu, qu’est-ce que c’est qu’un peuple en fureur !