Bug-Jargal/éd. 1910/XLIV

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Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 495-496).
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XLIV


Il me tardait d’être seul avec Pierrot. Son trouble quand je l’avais questionné sur le sort de Marie, l’insolente tendresse avec laquelle il osait prononcer son nom, avaient encore enraciné les sentiments d’exécration et de jalousie qui germèrent en mon cœur au moment où je le vis enlever à travers l’incendie du fort Galifet celle que je pouvais à peine appeler mon épouse. Que m’importait, après cela, les reproches généreux qu’il avait adressés devant moi au sanguinaire Biassou, les soins qu’il avait pris de ma vie, et même cette empreinte extraordinaire qui marquait toutes ses paroles et toutes ses actions ? Que m’importait ce mystère qui semblait l’envelopper ; qui le faisait apparaître vivant à mes yeux quand je croyais avoir assisté à sa mort ; qui me le montrait captif chez les blancs quand je l’avais vu s’ensevelir dans la Grande-Rivière ; qui changeait l’esclave en altesse, le prisonnier en libérateur ? De toutes ces choses incompréhensibles, la seule qui fût claire pour moi, c’était le rapt odieux de Marie, un outrage à venger, un crime à punir. Ce qui s’était déjà passé d’étrange sous mes yeux suffisait à peine pour me faire suspendre mon jugement, et j’attendais avec impatience l’instant où je pourrais contraindre mon rival à s’expliquer. Ce moment vint enfin.

Nous avions traversé les triples haies de noirs prosternés sur notre passage, et s’écriant avec surprise : Miraculo ! ya no esta prisonero[1] ! J’ignore si c’est de moi ou de Pierrot qu’ils voulaient parler. Nous avions franchi les dernières limites du camp ; nous avions perdu de vue derrière les arbres et les rochers les dernières vedettes de Biassou ; Rask, joyeux, nous devançait, puis revenait à nous ; Pierrot marchait avec rapidité ; je l’arrêtai brusquement.

— Écoute, lui dis-je, il est inutile d’aller plus loin. Les oreilles que tu craignais ne peuvent plus nous entendre ; parle, qu’as-tu fait de Marie ?

Une émotion concentrée faisait haleter ma voix. Il me regarda avec douceur.

— Toujours ! me répondit-il.

— Oui, toujours ! m’écriai-je furieux, toujours ! Je te ferai cette question jusqu’à ton dernier souffle, jusqu’à mon dernier soupir. Où est Marie ?

— Rien ne peut donc dissiper tes doutes sur ma foi ! — Tu le sauras bientôt.

— Bientôt, monstre ! répliquai-je. C’est maintenant que je veux le savoir. Où est Marie ? où est Marie ? entends-tu ? Réponds, ou échange ta vie contre la mienne ! Défends-toi !

— Je t’ai déjà dit, reprit-il avec tristesse, que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sa source ; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peut combattre contre ta vie. Je le voudrais d’ailleurs, que la chose serait encore impossible. Nous n’avons qu’un poignard pour nous deux.

En parlant ainsi il tira un poignard de sa ceinture, et me le présenta.

— Tiens, dit-il.

J’étais hors de moi. Je saisis le poignard et le fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s’y soustraire.

— Misérable, lui dis-je, ne me force point à un assassinat. Je te plonge cette lame dans le cœur, si tu ne me dis pas où est ma femme à l’instant. Il me répondit sans colère :

— Tu es le maître. Mais, je t’en prie à mains jointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutes de celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais ton frère ; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore, tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien que je ne veux pas te résister. Je t’en conjure au nom même de Maria… Il ajouta péniblement : — De ta femme. — Encore une heure ; et si je te supplie ainsi, va, ce n’est pas pour moi, c’est pour toi !

Son accent avait une expression ineffable de persuasion et de douleur. Quelque chose sembla m’avertit qu’il disait peut-être vrai, que l’intérêt seul de sa vie ne suffirait pas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cette suppliante douceur, et qu’il plaidait pour plus que lui-même. Je cédai encore une fois à cet ascendant secret qu’il exerçait sur moi, et qu’en ce moment je rougissais de m’avouer.

— Allons, dis-je, je t’accorde ce sursis d’une heure ; je te suivrai.

Je voulus lui rendre le poignard.

— Non, répondit-il, garde-le, tu te défies de moi. Mais viens, ne perdons pas de temps.

  1. Miracle ! Il n’est déjà plus prisonnier !