Bug-Jargal/éd. 1910/XXXIV

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 468-470).
◄  XXXIII
XXXV  ►

XXXIV


— À ton tour à présent ! dit le chef en se tournant vers le dernier des prisonniers, le colon soupçonné par les blancs d’être sang-mêlé, et qui m’avait envoyé un cartel pour cette injure.

Une clameur générale des rebelles étouffa la réponse du colon. — Muerte ! muerte ! Mort ! Death ! Touyé ! touyé ! s’écriaient-ils en grinçant des dents et en montrant les poings au malheureux captif.

— Général, dit un mulâtre qui s’exprimait plus clairement que les autres, c’est un blanc ; il faut qu’il meure !

Le pauvre planteur, à force de gestes et de cris, parvint à faire entendre quelques paroles.

— Non, non ! monsieur le général, non, mes frères, je ne suis pas un blanc ! C’est une abominable calomnie ! Je suis un mulâtre, un sang-mêlé comme vous, fils d’une négresse comme vos mères et vos sœurs !

— Il ment ! disaient les nègres furieux. C’est un blanc. Il a toujours détesté les noirs et les hommes de couleur.

— Jamais ! reprenait le prisonnier. Ce sont les blancs que je déteste. Je suis un de vos frères. J’ai toujours dit avec vous : Nègre cé blan, blan cé nègre[1] !

— Point ! point ! criait la multitude ! touyé blan, touyé blan[2] !

Le malheureux répétait en se lamentant misérablement :

— Je suis un mulâtre ! Je suis un des vôtres.

— La preuve ? dit froidement Biassou.

— La preuve, répondit l’autre dans son égarement, c’est que les blancs m’ont toujours méprisé.

— Cela peut être vrai, répliqua Biassou, mais tu es un insolent.

Un jeune sang-mêlé adressa vivement la parole au colon.

— Les blancs te méprisaient, c’est juste ; mais en revanche tu affectais, toi, de mépriser les sang-mêlés parmi lesquels ils te rangeaient. On m’a même dit que tu avais provoqué en duel un blanc qui t’avait un jour reproché d’appartenir à notre caste.

Une rumeur universelle de rage et d’indignation s’éleva dans la foule, et les cris de mort, plus violents que jamais, couvrirent les justifications du colon, qui, jetant sur moi un regard oblique d’étonnement et de prière, redisait en pleurant :

— C’est une calomnie ! Je n’ai point d’autre gloire et d’autre bonheur que d’appartenir aux noirs. Je suis un mulâtre !

— Si tu étais un mulâtre, en effet, observa Rigaud paisiblement, tu ne te servirais pas de ce mot[3].

— Hélas ! sais-je ce que je dis ? reprenait le misérable. Monsieur le général en chef, la preuve que je suis sang-mêlé, c’est ce cercle noir que vous pouvez voir autour de mes ongles[4].

Biassou repoussa cette main suppliante.

— Je n’ai pas la science de monsieur le chapelain, qui devine qui vous êtes à l’inspection de votre main. Mais écoute ; nos soldats t’accusent, les uns d’être blanc, les autres d’être un faux frère. Si cela est, tu dois mourir. Tu soutiens que tu appartiens à notre caste, et que tu ne l’as jamais reniée. Il ne te reste qu’un moyen de prouver ce que tu avances et de te sauver.

— Lequel, mon général, lequel ? demanda le colon avec empressement. Je suis prêt.

— Le voici, dit Biassou froidement. Prends ce stylet et poignarde toi-même ces deux prisonniers blancs.

En parlant ainsi, il nous désignait du regard et de la main. Le colon recula d’horreur devant le stylet que Biassou lui présentait avec un sourire infernal.

— Eh bien, dit le chef, tu balances ! C’est pourtant l’unique moyen de me prouver, ainsi qu’à mon armée, que tu n’es pas un blanc, et que tu es des nôtres. Allons, décide-toi, tu me fais perdre mon temps.

Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fit un pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s’arrêta en détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout son corps.

— Allons donc ! s’écria Biassou d’un ton d’impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuer toi-même, ou de mourir avec eux. Le colon restait immobile et comme pétrifié.

— Fort bien ! dit Biassou en se tournant vers les nègres ; il ne veut pas être le bourreau, il sera le patient. Je vois que c’est un blanc ; emmenez-le, vous autres…

Les noirs s’avançaient pour saisir le colon. Ce mouvement décida de son choix entre la mort à donner et la mort à recevoir. L’excès de la lâcheté a aussi son courage. Il se précipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans se donner le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire, le misérable se jeta comme un tigre sur le citoyen C***, qui était couché près de moi.

Alors commença une horrible lutte. Le négrophile, que le dénoûment de l’interrogatoire dont l’avait tourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne et stupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêlé d’un œil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son supplice prochain, qu’il n’avait point paru la comprendre ; mais quand il vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête, l’imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressa debout ; il arrêta le bras du meurtrier en criant d’une voix lamentable :

— Grâce ! grâce ! Que me voulez-vous donc ? Que vous ai-je fait ?

— Il faut mourir, monsieur, répondit le sang-mêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victime des yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point de mal,

— Mourir de votre main, disait l’économiste, pourquoi donc ? Épargnez-moi ! Vous m’en voulez peut-être de ce que j’ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé ? Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnais pour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, mais grâce !

Le négrophile avait mal choisi son moyen de défense.

— Tais-toi ! tais-toi ! cria le sang-mêlé furieux, et craignant que les nègres n’entendissent cette déclaration.

Mais l’autre hurlait, sans l’écouter, qu’il le savait blanc et de bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effort pour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui le retenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements du citoyen C***. L’infortuné sentit la pointe du fer, et mordit avec rage le bras qui l’enfonçait.

— Monstre ! scélérat ! tu m’assassines !

Il jeta un regard vers Biassou.

— Défendez-moi, vengeur de l’humanité !

Mais le meurtrier appuya fortement sur le poignard ; un flot de sang jaillit autour de sa main et jusqu’à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrent subitement, ses bras s’affaissèrent, ses yeux s’éteignirent, sa bouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.

  1. Dicton populaire chez les nègres révoltés, dont voici la traduction littérale : « Les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres. » On rendrait mieux le sens en traduisant ainsi : Les nègres sont les maîtres, les blancs sont les esclaves.
  2. Tuez le blanc ! tuez le blanc !
  3. Il faut se souvenir que les hommes de couelur rejetaient avec colère cette qualification, inventée, disaient-ils, par le mépris des blancs.
  4. Plusieurs sang-mêlés présentent en effet à l’origine des ongles ce signe, qui s’efface avec l’âge, mais renaît chez leurs enfants.