Chronique de la quinzaine - 31 mars 1849

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Chronique n° 407
31 mars 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1849.

Nous vivons dans des temps où toutes les contradictions pèsent à la fois sur les consciences et les déchirent, où des devoirs également chers se présentent tous ensemble, si bien qu’on ne sait presque auquel obéir de préférence, — où des intérêts opposés se heurtent à chaque pas, si bien qu’il faut toujours en sacrifier quelqu’un. Nous croyons indispensable de préserver contre de nouvelles épreuves ce que la société retrouve, ou garde encore de forces ; nous ne sommes pas d’humeur à nous risquer hors de chez nous au service des passions que nous avons chez nous tant de peine à contenir ; nous nous réjouirions volontiers d’apprendre que ces orages extérieurs, allumés au foyer des nôtres, sont maintenant étouffés et dispersés. Nous ne pouvons cependant pas nous dérober aux atteintes d’un juste chagrin, lorsque nous sentons ce qu’il nous en coûte pour nous renfermer ainsi derrière nos frontières, pendant que les folies démagogiques appellent et nécessitent partout le progrès des influences et des armes de l’étranger. Nous sommes les champions décidés des règles éternelles de l’ordre social, nous avons le besoin de les relever, de les défendre à tout prix ; mais ce grand besoin n’étouffe pas l’ancien retentissement de la fierté nationale, et nous gémissons de voir le nom de la France pâlir au dehors à mesure qu’elle se consume dans ses luttes intérieures.

Ces réflexions nous viennent, on le comprend, au sujet des derniers événemens du Piémont : de quoi parler aujourd’hui, si ce n’est d’abord de cette lamentable infortune ? Et comment pouvait-on, après tout, augurer mieux de l’avenir, quand il n’y avait en présence que des forces si disproportionnées, non par le nombre peut-être, mais par l’énergie morale, qui abondait dans l’armée disciplinée de l’Autriche, qui manquait à la tête et dans le corps de l’armée piémontaise ? Loin de nous la seule pensée de reprocher maintenant leur défaite à ces derniers soldats de l’Italie, à ce roi qui a voulu jouer sa couronne sur un champ de bataille, à ces princes que les balles ont respectés malgré leur mépris pour les balles ; mais est-ce que ces braves troupes n’étaient pas inquiétées par les fausses rumeurs dont les démagogues de Gênes et de Turin les poursuivaient ? Est-ce que ces chefs n’étaient pas en quelque sorte désespérés d’avance et condamnés à succomber presque sans coup férir ? Regardez au contraire à Milan, dans le camp de Radetzky : la nouvelle de la dénonciation de l’armistice arrive, c’est une joie universelle ; les soldats, les officiers, remplissent de leurs démonstrations triomphantes les rues et les théâtres de la malheureuse capitale lombarde ; ils vont crier vive notre père Radetzky ! sous les balcons du vieux Maréchal, et ce sont eux sans doute qui lui dictent la précision éloquente de son ordre du jour : Marchons sur Turin !

Ils y ont marché : les généraux de Charles-Albert ont encore une fois perdu la partie à la suite des mêmes fautes ; leur ligne d’opérations a été coupée avec la même audace et le même bonheur. Après une campagne de deux jours, le roi abdique, et il faut un nouvel armistice pour arrêter l’ennemi victorieux à distance de Turin. Il ne s’agit plus désormais que d’obtenir la paix à des conditions qui soient tolérables. La France et l’Angleterre ont là une tout autre négociation que celle qu’elles avaient entreprise à Bruxelles. Ce n’est plus un allié à grandir, c’est un allié à sauver. Que la France s’y prenne donc de son mieux, qu’elle combine ses meilleures chances ; il y va pour elle d’un intérêt particulier. La diminution de cet utile voisin qu’elle a de l’autre côté des Alpes ne serait pas moins qu’une diminution de sa propre liberté. L’Autriche, on doit le dire, a d’avance donné les promesses les plus rassurantes ; certaine du succès, elle a prévenu qu’elle n’en abuserait pas ; elle n’entend rester en Piémont que jusqu’à la paix. Aussi vienne la paix au plus vite ! car cette occupation, même restreinte et provisoire, si ce ne peut être précisément un affront pour nous, ce n’en est pas moins un ombrage. Hâtons-nous, en notre propre nom, d’effectuer la paix par les moyens les plus actifs.

Telle était l’intention de l’ordre du jour proposé par le comité des affaires étrangères pour fixer l’opinion de l’assemblée nationale dans cette grave occurrence. Le ministère accueillait cet ordre du jour, qui l’autorisait à s’appuyer au besoin, dans son action diplomatique, d’une action armée sur un point quelconque de l’Italie. Le ministère acceptait ce concours de l’assemblée, mais ne le sollicitait pas encore. M. Billault, M. Ledru-Rollin, se sont dépêchés hier de le lui disputer en annonçant qu’ils lui refusaient leur confiance. M. Flocon demandait qu’en dépit du changement des circonstances, l’assemblée renouvelât son ordre du jour du 24 mai, et persistât à voter « l’affranchissement de l’Italie. » Aujourd’hui, M. Thiers, dans un discours étincelant de vérités, a montré que l’on n’avait point à faire la guerre, la guerre européenne, pour une simple question d’influence, et que ce n’était pas la faute des hommes modérés qui gouvernent à présent, si les exagérations de l’année dernière leur léguaient une situation pénible pour nos susceptibilités. Il a prouvé que la voie des négociations était encore la meilleure dans l’intérêt du Piémont. L’assemblée a voté l’ordre du jour du comité des affaires étrangères.

Pendant que ces terribles événemens s’accomplissent à nos portes et les ébranlent de leur contre-coup, nous-mêmes, hélas ! que faisons-nous ici ? Nous le disions tout à l’heure, telle est l’étrange fatalité de notre situation par rapport au dehors, qu’on n’en tire même point de quoi passionner les esprits. Vainement M. Ledru-Rollin se remuait hier de toute sa force pour réussir à s’échauffer lui-même ; la question n’en devenait pas plus brûlante, et elle est restée bel et bien dans le domaine naturel des avocats de profession jusqu’à ce que la haute raison de M. Thiers l’eût dégagée de leurs dossiers. L’assemblée, dont M. Thiers a su commander enfin l’attention, était, la veille encore, beaucoup moins émue que froide et embarrassée. Que ce soit tout-à-fait sa faute et qu’il y ait là contre elle un grief de plus, nous ne voudrions pas le prétendre : il est de ces positions fausses dans lesquelles tous les sentimens sont gênés ; mais où, par malheur, le sentimens d’une bonne partie de l’assemblée se donnent-ils carrière ? à quoi s’applique-t-elle et s’anime-t-elle de prédilection ? Il faut le confesser, c’est toujours à cette sourde guerre de défiance qu’elle livre maintenant sans relâche au parlement qui doit la remplacer. On oublie que le parlement sera, lui aussi, l’élu de la nation, qu’en le tenant d’avance pour suspect, on frappe d’une égale suspicion la souveraine autorité du vœu populaire, qu’on en appelle de la sorte des suffrages du lendemain aux suffrages de la veille, tandis que le sens de la constitution et le but même du vote universel seraient de subordonner les suffrages de la veille aux suffrages du lendemain. On oublie tout cela, et l’on se consume en précautions vis-à-vis des futurs représentans du pays, on ne pense qu’à se fortifier contre eux en cherchant à tout prix une popularité plus ou moins équivoque, ou bien à les affaiblir en leur léguant des embarras. Ceux qui s’avisent ainsi de tracasser l’avenir calculent évidemment comme s’ils étaient déjà sûrs qu’ils n’auront rien à y voir, et vraiment ils ne se trompent guère. Ce n’en est pas moins un fâcheux spectacle que celui-là, et l’assemblée, qui a mis tant de mauvaise grace à marquer le jour de sa retraite, aurait gagné à n’avoir pas ce temps de répit qu’elle s’est ménagé pour l’employer si médiocrement.

On conçoit que des hommes même modérés soient arrivés de leurs provinces, au milieu de cette fumée des révolutions de 1848, avec des illusions assez vives sur la valeur et la portée des réformes qu’ils se croyaient destinés à introduire dans le gouvernement de la France ; mais quand, au su de tout le monde, ces illusions doivent être dissipées, quand il n’est plus permis d’ignorer, par exemple, qu’on ne gouverne pas sans argent, et qu’il n’y a pas d’ordre possible au sein du désordre, comprend-on que l’on s’acharne encore à ruiner, sous prétexte d’économie, les services essentiels du budget, à sauvegarder, sous prétexte de liberté, les plus détestables instrumens de la licence et de l’anarchie ? Ç’a été là pourtant le principal travail d’une notable portion de l’assemblée durant tous ces derniers jours, qu’elle a consacrés à discuter le budget des dépenses et la loi sur les clubs. Non, nous ne nous figurons pas que parmi les honorables membres de l’opposition qui ont attaqué le budget ou protégé les clubs, il y en ait beaucoup qui croient par principe au budget des républicains rouges, comme l’appelle M. Mathieu (de la Drôme), encore moins tiennent-ils à l’indépendance absolue du droit de réunion ; c’est une chose remarquable, que les défenseurs les plus graves des clubs aient trouvé si peu de bien à dire en leur faveur ; ils ont plaidé leur cause comme des avocats d’office qui n’auraient pas tout l’amour du monde pour leur client.

Au fond, voici ce qu’il en est : à moins de céder à la témérité d’un beau désespoir, comme les héros clair-semés de la montagne, il n’est plus possible de s’affubler du bagage trop révolutionnaire des doctrines radicales. Certains politiques se persuadent cependant qu’on en peut encore tirer quelque grain d’un libéralisme supérieur au libéralisme vulgaire, et ne doutent pas qu’il ne leur soit séant d’en faire montre. Ils veulent par là se distinguer de la réaction ; hommes de paix et d’accommodement, ils proclament à peu près avec elle qu’ils n’entendent plus qu’on désorganise et qu’on agite ; ils ont la même horreur qu’elle pour les perturbations administratives et pour les scandales de la rue, mais ils ne sauraient se décider à rejeter complètement les systèmes qui rognent au hasard dans le budget, afin de le rendre plus démocratique, ou ceux qui fondent la démocratie sur la licence populaire. Cette contradiction a quelque chose qui sent encore les premiers temps de notre république, les premiers gouvernans qui l’ont conduite ; c’est toujours cette même naïveté d’amasser beaucoup de folies pour en extraire de la sagesse : on reconnaît là une éducation de la veille. Ceux qui l’ont reçue devraient seulement se garder aujourd’hui d’en être trop fiers. Il n’y a pas de quoi les servir beaucoup auprès du corps électoral, et lorsque la question est posée aussi nettement qu’elle va l’être entre la conservation et la destruction, ce n’est pas un bon moyen de succès d’avouer des intentions conservatrices sans désavouer les procédés destructeurs. Qu’importe ? on contrarie le ministère, et l’on s’imagine annuler ou discréditer dès l’abord la prochaine assemblée : agréable dédommagement pour des gens qui, après avoir perdu le pouvoir, ont encore à craindre de perdre leur mandat !

De ce point de vue, les débats parlementaires présentent cette quinzaine un intérêt spécial. Le budget a été l’occasion d’une petite guerre qu’il n’est pas mauvais d’étudier, pour se pénétrer davantage de l’esprit des hommes dont l’initiative a caractérisé la révolution de 1848. D’abord il est facile de voir, à la hâte avec laquelle on s’attaque au budget, que c’est un parti pris dans l’assemblée de 1848 de régler les vivres de l’assemblée de 1849. Ce premier budget de la république n’a pas même de rapporteur qui nous en déroule l’ensemble, et les budgets particuliers de chaque ministère sont loin d’être tous en état. On a discuté celui des travaux publics et celui de l’agriculture et du commerce ; combien y en a-t-il encore de prêts ? Il ne faudrait pourtant pas, à force de zèle, sabrer la besogne publique pour ne point la laisser à d’autres, et les rapporteurs des budgets en cours d’exécution devront se hâter beaucoup, s’ils veulent arriver avant le terme fatal. Autre remarque : on a saisi l’occasion pour renouveler encore le fameux parallèle entre l’administration financière de la république naissante et celle dont elle héritait. Nous croyions que M. Vitet avait ici même tranché la question, et qu’il n’y avait plus tant à se flatter d’avoir sauvé la patrie de la banqueroute, depuis qu’on savait à qui s’en prendre de cette extrémité. M. Garnier-Pagès et M. Goudchaux ont jugé à propos de rentrer en lice pour essayer encore une fois d’en sortir en montant au Capitole ; ils n’ont pas été à moitié de l’escalier. Nous ne doutons point de leur bon vouloir et de leur sincérité, mais ils ne comptaient pas assez à eux seuls pour l’emporter sur les nombreux collègues qui vidaient leurs caisses avec un si merveilleux ensemble, et les circonstances que leur faisait la politique de ces habiles collègues n’étaient pas de nature à combler les vides. M. Jules de Lasteyrie a touché du doigt le rapport intime qu’il y eut jadis entre le chiffre fatal de 45 centimes et la date émouvante du 12 mars, jour auquel M. Ledru-Rollin annonça dans ses circulaires l’intention de républicaniser la France. On alla par une pente irrésistible de la circulaire où la révolution s’étalait avec ses amplifications désastreuses jusqu’à l’impôt extraordinaire dont le taux, commandé par la situation, prouvait seulement combien les ressources de la France s’étaient vite resserrées sous la menace d’une république violente. Les éphémérides républicaines de M. de Lasteyrie étaient fort instructives ; on l’a pour la peine appelé royaliste, et il le méritait bien, car il avait ainsi endommagé les gloires rétrospectives dont les financiers de la veille cherchaient encore à parer leur déclin, dans l’espoir peut-être de se présenter avec quelques rayons devant leurs électeurs : les auréoles sont à si bon marché avec le suffrage universel !

Quoi qu’il en soit de ces réminiscences d’autrefois, nous n’avons aucun plaisir à nous y bercer, et ce ne sont pas d’agréables rêves ; nous aimons mieux vivre des consolations que nous fournit le présent, selon les assurances formelles de M. Passy. M. Passy a voulu probablement aller à l’encontre des économies exagérées qui prétendraient le rendre plus riche qu’il n’a besoin de l’être. Il a signalé un retour des affaires qui s’annoncerait à des signes incontestables, une augmentation certaine dans la rentrée des impôts indirects, augmentation qui serait de près de 2 millions, rien que pour la première quinzaine de mars. Ce progrès naturel des choses, cette meilleure situation découlant tout de suite dans l’ordre matériel des améliorations introduites dans l’ordre moral de la société, ne peuvent manquer de fortifier encore davantage la confiance publique en lui donnant la preuve du bon effet des mesures qui l’ont provoquée. M. Mathieu (de la Drôme) demanderait beaucoup plus pour opérer le soulagement du pays ; il ne lui faudrait pas moins que trois conditions d’absolue nécessité : supprimer tout impôt sur le sel, tout impôt sur les boissons, et restituer les 45 centimes. Sous le bénéfice de ces trois clauses, et en ôtant seulement cent mille hommes à l’armée (ceci n’est pas qu’accessoire), M. Mathieu (de la Drôme) nous garantirait une prospérité sans pareille, un vrai commencement des bonheurs de la république sociale : tel est le budget de la montagne, c’est à prendre ou à laisser. Laissons-le ! Remercions aussi M. Pierre Leroux de ses excellentes intentions. Il est d’avis de rembourser en papier le sixième des rentes ; ce serait toujours un petit acheminement aux assignats. Mieux vaut attendre plus long-temps la renaissance spontanée du crédit que de le forcer ainsi par ces moyens artificiels qui n’aboutissent qu’à le ruiner tout-à-fait. Si tout le monde était sûr que la philosophie de M. Pierre Leroux ne peut pas devenir un jour, par quelque coup de main, la politique de l’état, M. Pierre Leroux n’aurait plus même à proposer ses remèdes : son malade se porterait bien, la vraie souffrance qu’il éprouve étant l’appréhension d’être traité par lui.

Le budget des travaux publics a passé le premier au laminoir : c’est un hommage à rendre à M. Stourm, que ce budget est sorti bien réduit de ses mains. L’hommage lui sera-t-il très favorable dans l’opinion du pays ? Nous ne le croyons guère. La source la plus féconde dont l’état dispose pour alimenter la population ouvrière, c’est toujours la distribution des travaux publics. Nous n’avons donc pas été médiocrement étonnés de voir les plus ardens défenseurs du droit au travail retrancher avec la même ardeur les millions qui devaient procurer à tant d’indigens un pain honorable. Il est à penser qu’ils se seront beaucoup moins souciés d’être conséquens que de chagriner l’administration, en jetant le trouble dans les services. Ils se sont rangés en bataillon serré derrière le zèle économe et l’habileté pressante de M. Stourm. Les rares défenseurs du budget normal, et en particulier M. Napoléon Daru, qui a servi cette cause avec beaucoup de talent, n’ont rien ou presque rien gagné sur le système général de réductions. Le budget de l’agriculture et du commerce, soutenu avec fermeté par M. Buffet, a été plus épargné. Encore M. Marcel Barthe et M. Alcan auraient-ils voulu mettre des teinturiers et des potiers à la place de nos artistes des Gobelins et de Sèvres. L’assemblée nationale n’a pas osé suivre ces sévères démocrates dans leur antipathie pour les traditions et les monumens de la royauté ; elle n’a pas jugé que le noble luxe de pareils établissemens fût une superfétation parasite dans la France républicaine. Ce jugement honore l’austérité de M. Barthe et de M. Alcan, mais rien que leur austérité.

Où il faut voir encore le singulier esprit qui anime la majorité de l’assemblée, c’est dans la discussion de la loi sur les clubs. Le ministre de l’intérieur proposait de les interdire franchement et d’un seul mot ; la commission formulait un contre-projet, qui, sans prononcer l’interdiction absolue, embarrassait encore davantage l’exercice du droit. Il était évident que la commission tenait plus à ne pas ressembler au ministère qu’à le combattre : elle ne voulait pas dire comme lui que les clubs étaient proscrits, parce que c’était un langage de réactionnaire ; mais elle se passait presque à elle-même la chose, moins le mot. Là-dessus, grands écarts des excentriques : M. P. Leroux, par exemple, annonçant au ministère qu’on attire la colère céleste sur la France pour n’avoir pas sauvé les précieuses têtes des assassins du général Bréa ; puis, pour noyer ces épisodes, les interminables discours des avocats, de M. Favre, de M. Crémieux. M. Favre doit y prendre garde : il ne lui faut encore que quelques discours pour que l’élégance de sa faconde soit complètement discréditée par la monotonie de sa récitation, par l’uniformité de ses tremblemens nerveux, par la divulgation de ses procédés oratoires, qui ne cachent déjà plus assez le vide de son talent. Ce talent n’a presque plus de mystères, et il ne reste de mystérieux chez M. Favre que le mobile secret des erremens politiques qui le jettent successivement à la tête de tous les partis. Nous lui devons bien nous-mêmes quelques actions de graces pour le zèle avec lequel il s’unissait hier à M. Bixio dans l’intérêt du gouvernement. Quant à M. Crémieux, Dieu merci, nous ne lui devons rien : ce n’est pas sa faute s’il n’est point sorti quelque tempête de toute cette avocasserie dans laquelle il s’est complu à propos des clubs. Une majorité assez faible, il est vrai, avait adopté l’article 1er  de la loi : « Les clubs sont interdits ; » restaient encore à débattre toutes les précautions par lesquelles la minorité de la commission, substituant un nouveau projet au projet moins conciliant de sa majorité, s’appliquait à sauvegarder l’exercice légal du droit de réunion. M. Crémieux, rapporteur de la majorité de cette commission qui avait ainsi échoué devant le scrutin, s’est avisé de jouer au Jupiter tonnant ; il a pris au bond le vote de la veille pour déclarer que l’interdiction des clubs violait la constitution de la république, et, avec ses fidèles de la commission (les fidèles de M. Crémieux !), il s’est retiré sur l’Aventin. Il a été plus loin : il a imaginé d’inviter à le suivre, non plus seulement la majorité de la commission, mais la minorité de l’assemblée, et peu s’en est fallu que la retraite momentanée d’une partie des représentant ne rendit toute délibération impossible. M. Crémieux s’est encore un instant peut-être retrouvé dans ses émotions et dans ses jouissances du lendemain de février. Le pauvre type que tant d’impuissance vaniteuse réunie à cette turbulence puérile ! Quel « caractère de ce temps, » si nous avions un La Bruyère ! L’audace de M. Crémieux lui a semblé bientôt excessive à lui-même ; il est rentré dans son naturel. En même temps le bon sens général prévalait dans la minorité dissidente sur les tentations révolutionnaires ; elle est rentrée en séance, et la loi des clubs s’est achevée sans autre encombre, mais après six jours de débats, et fort amoindrie par les restrictions et les distinctions. Les distinctions y tiennent tant de place, qu’à force de distinguer entre la réunion et le club, on est arrivé à faire peut-être pire que les clubs, tout en commençant par les interdire. Encore le soin de juger les délits, immanquables avec tant de subtilités, a-t-il été donné au jury et non pas aux magistrats, ce qui empêchera l’établissement de toute jurisprudence. M. Faucher a inutilement demandé qu’on mît à l’ordre du jour de lundi la troisième lecture de cette loi malencontreuse. L’ordre public a cependant grand besoin d’être raffermi ; ce n’est pas le spectacle des tristes procès de Bourges et de Poitiers qui peut permettre de croire cet ordre bien énergiquement défendu : la justice, convenons-en, dans cette solennelle affaire du 15 mai, n’a pas toujours semblé pénétrée de la supériorité que son mandat lui donnait sur les accusés. Nous attendons le verdict du haut jury. Le jury parisien vient de prouver, part la condamnation du journal le Peuple et de son principal rédacteur, qu’il y avait des limites dans l’attaque, au-delà desquelles toute mollesse devait cesser dans la répression ; mais, contre cette propagande des mauvaises doctrines, il n’est guère que la propagande énergique des bonnes qui doive se promettre quelque succès. Aussi le comité de la rue de Poitiers va-t-il engager une campagne à laquelle nous croyons au moins autant d’utilité qu’à son manifeste. Soutenu par une souscription qui s’annonce sous de très favorables augures, il ne se bornera plus à l’action électorale ; il entreprend la réfutation systématique et quotidienne des théories pernicieuses qui corrompent les masses.

Au moment où nous terminons cette esquisse de notre situation intérieure telle qu’elle ressort après la secousse que viennent de lui imprimer les événemens d’Italie, voici d’autres complications qui se produisent, plus loin de nous sans doute, plus en dehors de nos intérêts, mais avec une portée que nous n’essaierons pas aujourd’hui d’apprécier. Les nouvelles qui nous arrivent à l’instant de Francfort nous annoncent que le roi de Prusse a été proclamé mercredi dernier empereur des Allemands par la constituante germanique. Sur 538 membres présens, 248 se sont abstenus, 290 ont réuni leurs votes en faveur de Frédéric-Guillaume. La diète a salué son choix d’un triple hourra qui s’est répété par toute la vieille cité impériale. Les cloches ont été mises en branle, les rues pavoisées aux trois couleurs germaniques, et une députation est partie pour aller inviter sa majesté prussienne à répondre aux vœux de Francfort. Il faut reprendre les choses de plus haut, si l’on veut se rendre quelque compte de cette soudaine péripétie. Point n’est besoin d’ailleurs de remonter bien loin : l’histoire se fait si vite qu’on va maintenant en fort peu de jours d’une révolution à une autre.

La charte autrichienne, octroyée le 7 de ce mois et promulguée en même temps que la dissolution de la diète de Kremsier, jeta dans celle de Francfort une agitation extraordinaire. On se rappelle l’échange de notes officielles émanées soit de la Prusse, soit de l’Autriche, durant les deux premiers mois de cette année, au sujet du plus ou moins d’étendue que pourrait avoir la fédération nouvelle proposée par la constituante de Francfort. L’oeuvre de Francfort s’était arrêtée aussitôt qu’elle avait heurté des intérêts sérieux. La patrie allemande absorberait-elle l’Autriche ? L’Autriche montrait ses territoires partagés entre tant de peuples de race différente, et repoussait le lien unitaire dans lequel on voulait l’enserrer trop étroitement. La patrie allemande se rétrécirait-elle assez pour laisser l’Autriche hors du cercle intime où elle se renfermerait, et pour se renfermer là sous la tutelle de la Prusse ? L’Autriche intervenait encore et s’opposait à la fondation de ce pouvoir central qui, réunissant toute l’Allemagne dans une même main, rompait à son détriment l’ancien équilibre. La plupart des états secondaires ne se sentaient pas mieux disposés pour la Prusse, et la Prusse elle-même, avec l’incertitude de langage qui lui est propre, avec ses réserves et ses détours habituels, parlait beaucoup d’unité allemande sans témoigner une grande envie d’en être l’instrument et le bénéficiaire.

Francfort s’épuisait au milieu de ces incertitudes prolongées avec toutes les ressources de la diplomatie ; la diète centrale se consumait dans son impuissance. La charte d’Olmütz l’a comme galvanisée. Tout l’empire autrichien se trouvait en effet constitué par cet acte solennel sans qu’il y eût entre lui et l’Allemagne le moindre rapport nécessaire ; l’Autriche se réservait ainsi de peser sur l’Allemagne sans y entrer plus avant que ne l’y forçait le pacte primitif, auquel elle revenait toujours. En même temps, les bruits les plus alarmans circulaient à Francfort. On attribuait aux inspirations russes la direction que la Prusse et l’Autriche donnaient à leur politique. On parlait d’une note arrivée de Pétersbourg à Berlin dans laquelle la Russie menaçait directement l’Allemagne en cas d’hostilités ouvertes contre le Danemark, ou d’acceptation de la couronne impériale par la Prusse. Si le Danemark était attaqué, la Russie, disait-on, débarquait vingt-cinq mille hommes à Alsen et assurait aux Danois 6 millions de roubles ; le roi Frédéric-Guillaume se laissait-il porter à l’empire, une escadre russe bloquait aussitôt ses ports de la Baltique, et deux cent mille hommes franchissaient la frontière polonaise. Il semblait que l’Autriche, forte de ces périls accumulés sur l’Allemagne, choisît ainsi son moment pour prouver qu’elle n’entendait pas accepter un état politique sorti de la révolution. Il semblait que la main de la Russie s’étendit jusque sur l’organisation intérieure des pays germaniques.

Il n’y a que cette excitation générale qui puisse expliquer la proposition formulée, le 12 mars, par M. Welcker. M. Welcker était encore la veille un partisan de l’Autriche contre la Prusse ; il demandait un directoire fédéral et non pas un empire. Plénipotentiaire de Bade auprès du pouvoir central, il redoutait, comme tous les libéraux du sud, l’ascendant trop absolu de la Prusse, et cependant, le 12 mars, il venait proposer à l’assemblée de décider d’urgence, avant le vote définitif de la constitution, que la dignité d’empereur héréditaire fût conférée au roi Frédéric-Guillaume, qu’on lui envoyât une députation pour lui annoncer son avènement, qu’on invitât l’empereur d’Autriche à rentrer avec ses états allemands dans le sein de la constitution et de la patrie allemande, enfin qu’on protestât contre l’isolement dans lequel ces états seraient maintenus. Lorsque M. Welcker parut à l’assemblée pour y soutenir l’urgence du décret dont il apportait le projet, ce fut une émotion indicible et une surprise universelle ; il ne cacha pas le motif du revirement qui s’était accompli dans ses idées. — Quand il votait, dit-il, contre l’impérialisme prussien, ce n’était ni par aversion pour la Prusse ni par préférence pour l’Autriche : il voulait seulement empêcher l’Autriche d’être exclue de l’union allemande ; il voulait épuiser tous les moyens pour sauver l’intégrité de L’Allemagne. Ces moyens ayant décidément tous échoué, il est temps que le reste de l’Allemagne sache renoncer à l’Autriche, qu’elle ne peut plus embrasser, pour faire, ainsi réduite, un corps solide et compacte. Ceux qui ont prophétisé dès l’abord la séparation d’avec l’Autriche peuvent s’en vanter aujourd’hui ; mais il n’est pas non plus défendu de se vanter de n’avoir pas dès l’abord désespéré de l’unité allemande. Les amis de l’impérialisme prussien ont du moins ainsi le droit de se féliciter que la rupture ne soit pas venue d’une décision trop hâtive de l’assemblée, et la couronne de Prusse évite une tache dont elle ne se serait point lavée. Le temps presse, les circonstances exigent une décision rapide et énergique, les intrigues des cabinets amoncellent sur nous les plus grands périls. La patrie est en danger, sauvons la patrie.

Ce fut sur ce texte et dans cette émotion que s’ouvrit à Francfort un débat qui n’a été clos que le 21 mars. De nouvelles notes autrichiennes avaient inutilement proposé la création d’un directoire de sept princes au lieu et place d’un empereur unique. Inutilement aussi, une note prussienne avait assez publiquement adopté cette base de transaction. L’assemblée de Francfort poursuivit avec vivacité l’idée de M. Welcker, et le ministère l’accepta par l’organe de M. de Gagern, comme l’expression fidèle de sa propre politique. M. de Gagern développa, dans son discours, la triste situation de l’empire factice dont il a guidé les destinées si précaires avec un talent et un patriotisme dignes d’une meilleure fortune. C’était pour lui, disait-il, une tâche bien douloureuse de montrer les plaies de ce jeune état dont il avait pris le soin avec tant d’espoir ; mais il le fallait, s’il voulait prouver combien il était nécessaire de finir au plus tôt la constitution en nommant tout de suite un chef définitif. Il n’entendait pas rompre absolument avec l’Autriche, il lui souhaitait une force réelle pour l’intérêt même de l’Allemagne ; mais il sentait que, d’ici à long-temps, l’Allemagne ne pouvait plus être intimement unie à l’Autriche. Restait la Prusse, qui, par ses variétés de races, d’intérêts et de confessions, était déjà, à elle seule, une petite Allemagne. Ce n’était pas à la Prusse de se fondre dans le corps allemand, la Prusse étant, au contraire, par elle-même un fort noyau, une solide citadelle autour de laquelle l’Allemagne pouvait se grouper. L’Allemagne irait donc tenir à Berlin ses états-généraux. — Ce discours, fait à l’adresse du parti prussien dont M. de Gagern a été le chef et l’initiateur, rompait droit au nom du gouvernement central avec tout le parti autrichien. Les députés nommés par les états allemands de l’Autriche au début du parlement de Francfort n’ont pas quitté leurs sièges, malgré les événemens qui ont de plus en plus séparé Francfort de l’Autriche. La récente constitution n’admet aucune relation intime entre l’Autriche et le reste de l’Allemagne ; elle régit dès à présent tous les sujets autrichiens, et néanmoins elle n’a pas même eu pour effet de rappeler les députés qui délibèrent à Francfort sur la future constitution germanique. Il ne déplaît pas sans doute au cabinet d’Olmütz d’entraver ainsi les projets d’unité allemande par les votes de ses nationaux, tout en se déclarant d’avance en dehors de cette unité. Aussi ce cabinet n’a-t-il pas consenti à recevoir la démission que lui offrait son plénipotentiaire à Francfort, M. de Schmerling, et il le maintient malgré lui dans une position anormale auprès d’un pouvoir dont il affecte de contester la prolongation. De leur côté, les députés des états allemands d’Autriche, considérant les progrès des Slaves dans leur propre patrie et craignant l’abaissement dont ils sont menacés chez eux, n’entendent pas se laisser rejeter du sein de l’Allemagne ; ils persistent à représenter leur pays particulier dans cette grande diète nationale, comme pour se rattacher davantage à la souche commune et s’y appuyer contre leurs ennemis intérieurs. On peut croire qu’ils sont loin d’être favorables à tous les systèmes exclusifs inventés par les doctrinaires prussiens, pour n’avoir qu’une Allemagne où l’on ne mettrait pas l’Autriche, afin que l’Allemagne appartînt plus sûrement à la Prusse.

Les députés autrichiens sont à Francfort au nombre de 121 ; la proposition de M. Welcker n’a été repoussée que par 31 voix ; 6 Autrichiens seulement se sont abstenus ; si les 115 autres avaient suivi leur exemple, il ne restait que 420 votans, et la proposition passait à 251 voix contre 169 ; elle n’avait plus contre elle que le fédéralisme républicain et les jalousies du séparatisme provincial. Dans une situation ainsi tendue et comme pour en aggraver encore la difficulté afin d’en précipiter la solution, M. de Gagern a cru devoir se retirer avec tous les membres de son cabinet. Il n’y avait là, en apparence, qu’un débat de constitution qui ne pouvait aboutir à une question de portefeuille ; mais ce débat entrait au plus vif dans les intérêts auxquels le ministère avait dévoué toute sa politique ; le résultat la renversait de fond en comble. Cette politique était à bout ; elle ne pouvait plus remplir les obligations matérielles qui lui étaient imposées par le rôle qu’elle ambitionnait. Comment être véritablement un empire d’Allemagne sans guerroyer en Danemark au nom de l’Empire ? et comment faire la guerre, quand la Prusse ne voulait pas s’y prêter ? et comment enfin y contraindre la Prusse sans l’investir elle-même de cette toute-puissance centrale dont il faudrait bien alors qu’elle acquittât les charges, puisqu’elle en porterait le titre ? L’échec de M. Welcker obligeait la politique de M. de Gagern à se déclarer en faillite : placé entre les délégués allemands du Schleswig, qui le priaient d’entamer la campagne, et les gouvernemens de Prusse et de Hanovre, qui se refusaient à ses injonctions, il ne savait plus probablement où donner de la tête, lorsque la démolition de tout le système d’impérialisme prussien, par le vote du 21 mars, lui a fourni un prétexte honorable de quitter le pouvoir.

Le dernier vote du 28, qui a remis les choses en l’état où les souhaitait M. Welcker, est-il une reconstruction définitive du plan de M. de Gagern, et peut-il l’autoriser à reprendre avec quelque chance le portefeuille qu’il a déposé ? Tout ce que nous avons à dire, c’est que c’est ici ou une vaine parade qui terminera une comédie politique infiniment trop prolongée, ou le commencement d’une des dissidences les plus profondes et les plus funestes pour la paix générale de l’Europe. Les impérialistes prussiens n’avaient pas perdu courage comme M. de Gagern. Le second débat sur la constitution allait s’ouvrir ; on devait, dans peu de jours, voter définitivement la grande charte nationale, voter l’article relatif au titre d’empereur, l’article relatif à l’hérédité de l’empire, voter enfin le nom même d’un élu impérial. M. Welcker avait espéré précipiter le dénoûment ; le cours naturel des discussions parlementaires ramenait maintenant l’occasion qu’il avait tâché de devancer. On pouvait, d’ici là peut-être, obliger les Autrichiens et leurs adhérens à s’abstenir : c’est en effet ce qui est arrivé au moment décisif. Le 27 mars, 267 voix contre 263 décrétèrent l’hérédité du titre impérial ; le lendemain, grace aux nombreuses abstentions, 290 voix ont suffi pour porter ce titre dans la maison de Brandebourg. Le vote a eu lieu au milieu d’une grande anxiété ; quelquefois seulement les saillies des dissidens venaient à la traverse : « Je ne nomme pas d’anti-César, » s’écriait l’un ; « je ne suis pas un prince électeur (Kurfurst), » interrompait l’autre.

Qu’est-ce que va résoudre la Prusse ? Voilà, dès à présent, une affaire de plus engagée dans l’Europe, déjà si émue. La Prusse acceptera-t-elle ? L’état unitaire est alors enfin établi ; mais, il ne faut pas non plus se le dissimuler, c’est aussitôt une rupture de la Prusse avec l’Autriche, une alliance offensive et défensive de l’Autriche avec la Russie, un surcroît de difficultés du côté du Danemark et de la Suède, encouragés par les grandes puissances : c’est la Bavière qui reprend sa vieille politique ; ce sont les petits états, Bade, Wurtemberg, Saxe, Hanovre, qui luttent comme ils peuvent contre l’hégémonie prussienne. Ce n’est pas nous qui disons tout cela, mais bien un judicieux journal qui parait depuis quelque temps à Berlin sous le patronage des libéraux de 1847, la Gazette constitutionnelle. Et, d’autre part, le gouvernement prussien repousse-t-il d’une façon décisive l’offre dangereuse qu’on va lui faire dans des circonstances si anormales et vis-à-vis de dispositions si peu engageantes ? Ou bien alors l’assemblée nationale de Francfort n’est rien qu’un fantôme qui doit du coup s’évanouir, ou bien la révolution est dans toute l’Allemagne, et c’est l’assemblée qui l’y jette.

Elle a en effet voté, dans sa séance suprême du 28, ce paragraphe significatif, immédiatement après celui qui détermine le mode de l’élection et de la proclamation de l’empereur : « L’assemblée nationale exprime la ferme confiance que les princes et les populations de l’Allemagne, s’unissant à elle par un accord patriotique et magnanime, poursuivront de toutes leurs forces l’accomplissement des décrets qu’elle aura promulgués. » C’est là qu’en est à présent la diète de Francfort ; elle ne peut plus vivre qu’à la condition d’en appeler aux peuples eux-mêmes du soin de rendre obligatoires les arrêts par lesquels elle veut enchaîner les gouvernemens et les faire solidaires de ses desseins, en leur imposant les grandeurs qu’elle fabrique. L’entêtement doctrinal des théoriciens allemands les a poussés, en dernier recours, à solliciter l’intervention des multitudes. La constituante de Francfort semble oublier que sa gloire a été d’avoir maintenu quelque temps l’apparence de l’ordre en Allemagne, et, pour mieux assurer ses projets, elle déclare qu’elle ne remettra ses pouvoirs qu’à la prochaine diète sortie du plein exercice de la constitution qu’elle a votée. Si cette constitution ne réussit pas à fonctionner avec son chef en tête, la constituante prolongera-t-elle indéfiniment son existence ? Encore un problème !

Le roi Frédéric-Guillaume a déjà beaucoup d’affaires chez lui sans avoir besoin de s’en créer ailleurs : un ministère mal assis et où M. d’Arnim est entré pour qu’il y eût au moins un personnage politique, une seconde chambre très douteuse, une capitale toujours inquiète et frémissante. L’anniversaire de la révolution du 18 mars a été l’occasion de regrettables désordres. Les soldats tiennent toute la ville, et Berlin, sous le commandement du général Wrangel, ressemble fort à Vienne sous celui du général Welden. Il y a d’ailleurs pour ces deux pays une préoccupation plus triste que le spectacle de leur existence intérieure ainsi gênée par leurs propres soldats : c’est la pensée de la pression qui pèse sur eux du dehors. Il est une calamité qui plus encore que l’état de siége doit leur montrer cruellement la déplorable conséquence des exploits de la démagogie : c’est la prépondérance que chaque jour passé sous ce régime violent assure de plus en plus à la Russie, prépondérance politique dans les conseils de leurs cabinets, prépondérance militaire sur le seuil de leurs territoires. En ce péril extrême qui menaçait l’année dernière les sociétés et les gouvernemens, la Russie seule s’est trouvée forte par son immobilité ; maintenant que le péril se dissipe, on s’aperçoit du profit qu’elle en a su tirer sans bruit, on la rencontre partout sur son chemin. Elle sera demain en Danemark, si le Danemark est menacé ; elle est dès à présent en Gallicie et en Transylvanie, et la prise récente d’Hermanstadt par le général Bern ne suffira pas à la décourager ; de nouveaux renforts s’avancent sur les principautés ; la vallée du Danube leur est tout entière ouverte. C’est encore la Pologne que la Russie combat en Hongrie, et ce combat vaut pour elle tous les sacrifices. Qu’aperçoit-on ainsi au bout de cette lutte désastreuse ? Ce n’est pas tant, il faut le dire, la restauration régulière d’un ordre général en Europe, la défaite des prétentions exagérées de l’esprit national ou de l’esprit de parti ; c’est aussi l’élévation croissante d’une influence naturellement hostile aux idées et aux libertés de l’Occident, c’est le progrès de l’ambition conquérante qui, d’année en année, s’approche davantage de Constantinople. L’occupation prolongée des pays moldo-valaques est un fait sur lequel nous ne pouvons assez revenir.

Ces pays commandent le cours du Danube jusqu’à Galatz ; ils sont une des voies de communication les plus importantes de l’Europe ; la Russie les a toujours convoités. C’est pour en écarter les Russes que Marie-Thérèse et son ministre Kaunitz consentirent en 1772 au partage de la Pologne. C’était pour s’y maintenir, comme il y réussit de 1806 à 1812, que l’empereur Alexandre consentit à laisser tomber sans objections les Bourbons d’Espagne. Vint enfin le traité d’Ackerman qui, en 1826, consacra le protectorat moscovite sur toute l’étendue des principautés danubiennes. Ce traité stipulait que les hospodars moldo-valaques seraient nommés pour sept ans, et révocables à la volonté des hautes puissances. Trois ans après, le traité d’Andrinople leur assurait une investiture viagère. La Russie demande aujourd’hui à la Porte d’en revenir aux termes du traité d’Andrinople ; il n’est pas difficile de voir dans quelles intentions. Nous comprenons bien que la Turquie ne se rende pas aisément à ces sollicitations dangereuses. Nous comprenons qu’elle préfère lutter encore plutôt que de céder ; elle n’est pas d’ailleurs un ennemi qu’on puisse impunément dédaigner. La Turquie n’en est plus à l’époque de Navarin ; elle pourrait mettre en mer aujourd’hui jusqu’à quarante vaisseaux dont huit ou dix à trois ponts ; elle a environ trois cent mille hommes disponibles, dont la moitié de soldats irréguliers qui ont déjà quitté les pachaliks d’Asie pour revenir sur Constantinople. Les finances ottomanes se sont considérablement améliorées depuis l’abolition des monopoles en 1838, et l’on a toute raison de supposer que Abbas-Pacha, reconnu comme gouverneur héréditaire de l’Égypte, apporterait toutes ses ressources à la disposition du sultan, auquel il vient de rendre hommage. L’Angleterre et la France ont déjà travaillé beaucoup en commun pour tâcher d’améliorer la condition de l’Italie et de sauvegarder dans cette contrée les intérêts généraux de l’Europe, qui les touchent si particulièrement. Lord Lansdowne s’en exprimait l’autre jour avec une loyauté dont nous remercions ce noble représentant des anciens whigs ; mais la France et l’Angleterre ont à l’autre bout de la Méditerranée des intérêts encore plus graves, et surtout des alliés plus dignes d’émouvoir leurs sympathies. Que le misérable fracas des contradictions qui restent encore à débrouiller en Toscane, à Rome et en Sicile, ne les empêche pas d’avoir l’œil ouvert sur les affaires du Danube et sur les périls de la Turquie ; il y a là du moins des hommes contre des hommes.

Nous ne nous chargeons pas de prévoir l’attitude que vont prendre les républicains de Rome et de Florence à présent que l’épée de l’Italie est brisée dans les seules mains capables de la tenir. Il n’est pas impossible que beaucoup des plus fameux imitent l’exemple de M. Brofferio, et sauvent la république en l’emportant avec eux loin des balles autrichiennes ; toujours est-il qu’il n’y a rien d’encourageant à négocier pour des patriotes qui, menacés par l’invasion imminente de l’étranger, ne savent encore que faire des emprunts forcés aux riches, afin d’avoir de quoi payer des condottieri et ménager leur peau. Voyez seulement à quoi nous mène l’a médiation sicilienne. L’ultimatum royal, débattu par les représentans de la France et de l’Angleterre, était d’un aveu unanime aussi raisonnable qu’on avait droit de l’attendre d’une si haute intervention ; on avait même obtenu que Palerme ne fût pas occupée par les troupes royales et restât exclusivement confiée à la garde de sa milice civique. On pouvait espérer que les Siciliens écouteraient les amiraux des puissances médiatrices, partis eux-mêmes, le 4 mars, pour appuyer cet ultimatum de leur présence et de leurs recommandations. Les nouvelles de Sicile ne paraissent pas jusqu’ici confirmer cet espoir, à moins que le triomphe de l’Autriche ne donne à réfléchir aux Palermitains.

C’est toujours la Hollande qu’il faut considérer quand on veut voir les vicissitudes politiques se dérouler avec le calme pacifique du bon sens. La mort du roi Guillaume II, qui n’avait encore que cinquante-six ans, a surpris tout le monde. Son successeur n’ayant pas jusqu’à présent une grande popularité, l’on aurait pu craindre quelque agitation. Il n’en a pas même été bruit, et le pays, confiant dans la bonté de son système constitutionnel, a tranquillement attendu la proclamation du 21 mars dernier, par laquelle le nouveau roi Guillaume III l’a tout de suite rassuré sur ses intentions ultérieures,


Manuel d’histoire de la philosophie, par D. Tomas Garcia Luna, professeur à l’Athénée de Madrid[1]. — Les études philosophiques ont été fort négligées en Espagne. En pouvait-il être autrement dans un pays où les formules les plus stériles de la logique et le droit canon étaient encore, il y a quinze ans, le complément officiel de la science ? L’esprit espagnol a tenté cependant plus d’une fois d’échapper au cercle de fer où l’emprisonnaient et les traditions d’une scholastique étroite et les ombrageuses susceptibilités de l’inquisition. Sans parler des écrivains ascétiques, tels que saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, Rivadeneyra, Malon de Chaide, Granada et Léon, chez qui le mysticisme sert souvent d’enveloppe aux plus audacieuses déductions du raisonnement, l’Espagne a fourni à la philosophie proprement dite un contingent assez nombreux. À des titres divers, Luis Vives, Simon Abril, Sanchez de las Brozas, Paton, Juan Huarte et Quevedo ont leur place marquée dans la filiation de la pensée humaine. S’ils sont restés obscurs pour nous, c’est qu’aucun d’eux n’a osé présenter un corps complet de doctrines. L’inquisition, toujours en quête de propositions mal sonnantes, brûlait, à la vérité, plus volontiers le livre que l’auteur ; mais ce premier avertissement avait bien son éloquence, et nul ne s’avisait d’y résister. Ainsi surveillé, l’esprit d’investigation philosophique se bornait à quelques aperçus isolés et sans corrélation apparente ; jamais le dernier mot au bout. Il y aurait une intéressante étude à faire : c’est celle qui irait chercher dans les innombrables sentiers de la littérature péninsulaire les élémens épars de cette philosophie à l’état latent, pour relier ces élémens entre eux et déduire de ce rapprochement le but commun que poursuivait en sens divers la pensée espagnole. Je ne crois pas m’abuser en disant qu’un pareil travail aboutirait à cette conclusion tout imprévue, que l’Espagne, à son insu comme à l’insu de l’Europe, a marché plutôt en avant qu’en arrière du mouvement général des idées. Quel est aujourd’hui le dernier mot de la philosophie ? L’abandon de toute théorie trop systématique, la conciliation des doctrines les plus absolues, en tant que cette conciliation est possible, l’éclectisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Or, l’éclectisme n’est-il pas le cachet universel de l’esprit péninsulaire ? L’horreur des extrêmes, la recherche des demi-jours, le juste milieu en tout (templanza), voilà bien, en effet, le trait caractéristique du génie de nos voisins.

Ces incessantes transactions entre l’idéal et le fini, entre l’absolu et la raison humaine, entre l’idée préconçue et l’idée déduite, peuvent avoir leurs écueils ; mais les avantages pratiques l’emportent ici sur les dangers. Toutes les écoles philosophiques qui ont fait leur temps n’ont péri que par l’exagération de leur principe : or, la tendance dont je parle est un préservatif souverain contre toute espèce d’exagérations. Que manque-t-il donc à l’esprit espagnol pour prendre le rang qui lui appartient dans la grande armée philosophique ? un drapeau. Ce drapeau existe, mais en lambeaux éparpillés, dans toutes les écoles. Pour retrouver ces lambeaux, il fallait à l’Espagne un guide, une histoire de la philosophie, et voilà le côté éminemment utile du livre de M. Garcia Luna. Ce livre, le premier de ce genre qui paraisse chez nos voisins, leur permettra de classer les notions philosophiques accumulées dans leur littérature, en assignant à chacune son type et sa filiation. Il est à regretter que l’auteur se soit borné à fournir les élémens du travail de comparaison qui manque à l’Espagne pour coordonner ses tentatives philosophiques, au lieu d’aborder ce travail lui-même. Nul, j’en ai la conviction, n’y aurait mieux réussi. M. Garcia Luna excelle, en effet, à saisir en quelques mots l’idée propre de chaque philosophe et de chaque école, les oppositions qui divisent entre eux ces philosophes et ces écoles, les points communs par où ils se touchent. Cette clarté concise qui fait le mérite de l’œuvre de M. Luna était d’ailleurs ici une nécessité. Il y avait une certaine audace à vouloir resserrer dans les limites d’un seul volume cette chose immense qu’on appelle l’histoire de la philosophie. Le succès pouvait seul justifier une pareille tentative, et cette justification est complète pour M. Luna.

G. d’A


V. de Mars.

  1. Madrid, imprenta de la publicidad, a cargo de M. Rivadeneyra.