Chronique de la quinzaine - 14 mars 1849
14 mars 1849
Pour des gens habitués comme nous le sommes à d’interminables commotions, pour des gens blasés par l’abus des sensations et des secousses politiques, voilà vraiment quinze jours de repos. À peine une séance orageuse dans l’assemblée nationale, à peine un banquet, et quel banquet ! à l’association fraternelle des cuisiniers démocrates !
La constituante a fait et parfait sa loi sur le conseil d’état, malgré l’affluence des amendemens. Le conseil d’état sera composé de quarante membres, et non pas de trente-deux, comme il avait été convenu ; ce sont toujours huit places à prendre. Les avis du conseil seront obligatoires pour le pouvoir exécutif, quand il s’agira de révoquer les agens et de dissoudre les corps publics sortis de l’élection on administrera comme on pourra dans ces lieus d’un ombrageux républicanisme : — il est probable que l’assemblée aura voulu protéger contre M. Faucher les maires de village qui tiennent trop au bonnet rouge. Enfin, ce sera la constituante qui élira tous les membres de ce conseil d’état la veille même de sa propre dissolution, les imposant d’avance à ses successeurs de la législative, et laissant à ceux-là, pour tout droit, la permission de remplacer une moitié des conseillers, lorsque, dans un intervalle de deux mois, cette moitié aura été elle-même éliminée par la voie du sort. Le plus clair résultat de ces précautions prises par un certain patriotisme en défiance continuelle de l’avenir, n’est-ce pas pourtant de multiplier ainsi dans l’avenir les chances de conflit ?
Puis on a repoussé la demande d’enquête. Quelle enquête ? direz-vous. L’aviez-vous donc oubliée ? Ne vous souvenez-vous plus de la fameuse conspiration des ministres, de leur 18 brumaire, de l’attentat du 29 janvier, dont tous les fils accusateurs étaient dans la main de M. Ledru-Rollin. Le huis-clos parlementaire a couvert trop long-temps ce mystère d’iniquité dont les gardiens en titre de la république faisaient d’avance les honneurs avec une passion si acharnée. Le mystère était éventé, la passion n’était plus que réchauffée, quand il a fallu apporter tout cela au grand jour de la tribune. Il s’est trouvé cependant jusqu’à deux cent vingt-sept représentans qui auraient voulu pénétrer plus au fond, et savoir comment le ministère entendait s’y prendre pour les faire sauter par les fenêtres. M. Mathieu (de la Drome), l’orateur de cette minorité soupçonneuse, a daigné reconnaître lui-même que les fenêtres étaient trop élevées.
Enfin est venue la troisième délibération sur la loi électorale, et deux ou trois incidens l’ont seuls jusqu’ici marquée. La montagne, par exemple, voulait que les soldats pussent choisir leurs députés même en campagne et voter jusque sous le canon de l’ennemi. La montagne avait bien ses raisons, et ce n’est pas la tactique qui lui manque : c’est l’art de la dissimuler. La république rouge qui a traité l’armée avec de si étranges égards, qui la réduisait si bas après février, qui la chassait de Paris avec de si fiers dédains, la république rouge entreprend maintenant de persuader à l’armée qu’elle n’a nulle part de frères plus dévoués que les montagnards ; l’entreprise est hardie, mais l’aplomb et la subtilité ne désespèrent de rien : nous en allons voir tout à l’heure plus d’une preuve singulière. Ce qui n’est pas moins singulier, c’est qu’il y ait au sein du parlement national une propagande publique s’associant du haut de la tribune à la pratique secrète des embauchages de carrefour. L’assemblée n’a pas appuyé ces tendances trop significatives ; elle n’a pas voulu donner de crédit aux orateurs de la montagne qui se portaient les avocats officieux du soldat. Le soldat ne se soucie guère de gagner la cause qu’on défendait si généreusement pour lui.
L’assemblée n’a pas toujours d’inspirations aussi droites ; elle s’est attaquée aux incompatibilités avec le même esprit d’extermination qui l’animait lors de la seconde lecture du projet de loi. M. Bastiat porte volontiers les idées vraies jusqu’au paradoxe ; il a été cette fois jusqu’à l’extrémité la plus paradoxale d’une idée fausse. Par aversion pour le cumul des fonctions publiques et des devoirs parlementaires, il ne voulait pas même que les ministres fussent députés. M. Bastiat imagine que les ministres, débarrassés du souci des intrigues parlementaires, auront plus de temps pour les affaires pratiques ; il espère subordonner ainsi la politique des partis à la politique des intérêts ; c’est bien là d’un économiste ! Reste à savoir si les partis ne sont pas, après tout, la vie morale, la véritable vie d’un peuple, si les intérêts matériels auront jamais assez de grandeur pour suffire autant que les idées aux aspirations d’un pays libre. Il est juste de dire que M. Bastiat rendait aussi par là un nouvel hommage au principe républicain, tel que Montesquieu l’a déterminé ; il proclamait plus haut que personne la nécessité de la vertu, du renoncement frugal auquel la république doit obliger ses serviteurs. Cette vertu pourtant, chacun la prêche d’abord à l’encontre de son voisin, et, recommandée de la sorte, peu s’en faut qu’elle ne paraisse dériver de l’envie plus que du patriotisme. L’amendement de M. Bastiat avait failli surprendre l’assemblée dont il flattait les penchans. Après réflexion, il a été rejeté par un vote presque unanime ; mais ni les sous-secrétaires d’état, qui sont cependant des personnages politiques tout comme les ministres, ni les conseillers de la cour suprême, qui n’ont plus à monter dans leur carrière de fonctionnaire n’ont trouvé grace devant la sévérité de l’assemblée. L’assemblée, pousse ainsi la jalousie démocratique jusqu’à compromettre la démocratie. Nous allions oublier qu’elle avait pardonné sa préfecture au préfet de la Seine, en l’admettant sur ses bancs ; le préfet de police, moins heureux, n’y siégera pas.
Des exclamations d’horreur sur la prodigalité des frais de représentation assignés au président de la république, des interpellations de M. Martin Bernard sur la clôture d’un banquet par un commissaire de police, des interpellations de M. Buvignier sur les affaires d’Italie, voilà tout le menu du tapage que l’extrême gauche a exécuté cette quinzaine dans le parlement, afin de n’en pas perdre l’habitude. Nous n’en aurions même fait aucune mention, si l’on n’avait trop bravement triomphé d’avoir opposé M. Barrot d’aujourd’hui à M. Barrot d’autrefois. Qui donc voudrait que les deux se ressemblassent en des circonstances si différentes ? Et si M. Barrot parlait le langage de l’agitation dans un temps où il était permis de croire toutes les agitations innocentes, qui donc serait fâché qu’après avoir, à ses dépens, expérimenté leurs écueils, il parle aujourd’hui le langage d’un homme de gouvernement ?
L’attitude des accusés de Bourges, le ton de hauteur avec laquelle ils récusent ou acceptent les débats, le sans-façon avec lequel ils se mettent en dehors ou au-dessus des institutions établies, la confiance qu’ils affectent dans leurs doctrines anti-sociales, la foi qu’ils semblent garder dans ce peuple imaginaire dont ils se supposent entourés, toute la physionomie de ce vaste procès montre assez combien l’idée de gouvernement et d’autorité légale a faibli dans des consciences égarées. C’est donc à l’autorité de se manifester pour qu’on la sente, de retenir le libre usage de ses forces, de préserver par sa vigueur tous ses moyens d’action, de défendre par sa vigilance les bases solides sur lesquelles elle repose. Ces bases sont maintenant attaquées : on leur livre un assaut continuel, un siége en règle. Au milieu de la sourde fermentation qui couve dans les villes, les campagnes ont encore à peu près échappé aux prédicateurs de mauvaises doctrines ; pendant que toutes les institutions étaient ébranlées ou relâchées, l’armée a sauvé sa robuste organisation et son loyal caractère. C’est sur la campagne, c’est sur l’armée, que la propagande révolutionnaire tourne désormais tous ses efforts. M. Proudhon donne gratuitement son journal aux soldats, et tous les journaux de la montagne s’épuisent à nous prouver qu’ils ont eu des soldats dans leurs banquets socialistes. En même temps, ils s’appliquent à rallumer chez les paysans des rancunes éteintes, et ils célèbrent comme des victoires les désordres qui peuvent naître dans le moindre cabaret du dernier hameau.
Le beau patriotisme et le glorieux début pour des bienfaiteurs de l’humanité ! Nous ne croyons pas qu’ils réussissent. Ce peuple à l’aide duquel il font les émeutes, ce peuple orageux et vagabond des grandes cités ne saurait se recruter si vite dans des populations isolées et paisibles ; mais il ne faut pas s’endormir au bruit de la sape, et nous ne sommes rassurés qu’en voyant tant d’honnêtes et courageux esprits qui veillent. Le pouvoir en somme se raffermit, et la conscience de son affermissement lui rend de l’essor ; elle en prête à la vie publique, au crédit, aux affaires ; la rente, aujourd’hui plus incertaine, a haussé avec une rapidité merveilleuse ; les boutiques ne sont plus aussi vides, les salons se rouvrent. On attend sans trop d’anxiété les élections prochaines ; le bon accord des opinions modérées et des hommes raisonnables dans le comité de la rue de Poitiers semble partout d’un favorable augure. Le manifeste qui va paraître est à la fois conciliant et précis ; il ménage toutes les situations, mais il les subordonne toutes à l’intérêt suprême du salut commun. La province aura, pour se guider dans ses choix, l’exemple d’une entente sérieuse entre les représentans éminens de tous les partis. Espérons qu’elle saura l’imiter.
Les difficultés semblent ainsi s’amoindrir au sein du pays ; elles persistent et s’amassent au dehors. Jamais peut-être, à aucune époque, la situation extérieure ne fut aussi tendue qu’elle l’est à présent ; jamais il n’y eut plus de questions pendantes en Europe et de questions plus critiques. On peut néanmoins tenir pour certain que les grands gouvernemens ne sont point en goût de fantaisies guerrières. Si l’on excepte la Russie, dont on ne sait ordinairement qu’après coup et les desseins et les ressources, il n’est point d’état qui ait avantage à chercher une conflagration générale ; mais il y a malheureusement en jeu des prétentions inconciliables, des exigences qui se heurtent de front et se serrent de si près, qu’il sera bien difficile d’éviter ou même d’ajourner la lutte. On s’est presque partout engagé si vivement de prime-abord, que, de part et d’autre, on ne voit plus moyen de se retirer sans combat ou sans honte. De part et d’autre aussi, en plus d’un endroit, tous les titres invoqués, tous les griefs soulevés, ont d’assez justes fondemens ou des apparences assez spécieuses pour mettre des deux côtés à la fois le sentiment d’une bonne cause. Il est seulement à déplorer que les résistances plus ou moins légitimes qui ont rompu en visière avec les pouvoirs établis se soient produites dans les circonstances révolutionnaires de l’année 1848. Toutes choses ont ainsi été portées à l’extrême et sont tombées aux mains violentes ; les opinions exagérées les passions, les passions radicales ont accaparé la conduite des événemens et compromis les droits les plus respectables, en prétendant les abriter sous leur drapeau comme leur bien particulier. Elles ont de la sorte justifié la répression qui, en les menaçant ou en les refoulant, atteint pourtant avec elles les intérêts sérieux, les intérêts nationaux, qu’elles avaient trop servis pour leur propre compte.
C’est ici surtout l’Italie que nous avons en vue, et, quelles que soient les tentatives pacifiques de la diplomatie, nous craignons fort qu’il ne faille en arriver bientôt à des voies plus expéditives. Il y a, pour l’instant, dans cet éternel champ-clos de l’Europe, trois foyers où la guerre s’allume : le Piémont, la Toscane, qui mêle maintenant ses destinées celles de Rome ; la Sicile, qui veut absolument séparer les siennes de celles de Naples. À ces trois foyers correspond une triple série de négociations : entre le Piémont et l’Autriche, la médiation anglo-française, qui, naguère ouverte à Bruxelles, doit évidemment se transformer sous peine de n’aboutir à rien ; vis-à-vis des républiques insurrectionnelles de Rome et de Florence, le projet d’intervention formulé par la note autrichienne du 17 janvier, appuyée par la note plus récente du cardinal Antonelli ; enfin, entre la Sicile et Naples, la transaction proposée par les plénipotentiaires et les amiraux anglais et français, décidément agréée par le roi, sans qu’on puisse encore affirmer qu’elle aura le même succès à Palerme. Tâchons de résumer dans leur dernier état les points si divers d’une situation si complexe, et voyons partout où en est la guerre, où en est la paix.
Les nouvelles que nous recevons aujourd’hui du Piémont annoncent l’approche, de plus en plus imminente, d’autres disent le commencement des hostilités. Le cabinet sarde vient encore d’être modifié : à la place de M. de Colli, qui était entré il y a quinze jours, lors de la retraite de M. Gioberti le roi appelle au département des affaires étrangères un magistrat de Turin, M. de Ferrari. M. de Colli, vieux soldat de l’empire, entendait assez son métier pour ne le faire qu’à propos et selon la mesure du possible ; il a donné sa démission parce qu’il ne voulait pas suivre ses collègues dans la voie plus que téméraire où ils s’engagent ; on paraît croire que M. de Ferraris serait plus disposé à fermer les yeux. Étrange fortune du roi Charles-Albert ! souverain d’un peuple militaire et conquérant, mais en même temps monarchique par tradition et par goût, il est placé entre une question d’honneur national et une question de sécurité pour son trône et sa dynastie. Ayant en lui plus d’énergie qu’aucun autre état italien, le Piémont se sent aussi plus vivement humilié par la domination étrangère ; mais ceux qui crient le plus haut aujourd’hui : Dehors les étrangers ! ce sont les partisans fanatiques de cette république unitaire dans laquelle M. Mazzini voudrait absorber tous les gouvernemens, et le Piémont reste encore attaché très sincèrement à sa royauté. Telle est la contradiction d’où M. Gioberti essayait de se tirer par une autre impossibilité. Il se mettait à la tête du mouvement anti-autrichien, et il prétendait se distinguer du mouvement révolutionnaire dont ç’a été justement l’habileté de se confondre avec l’autre. Il armait à grand bruit contre les troupes impériales, et il s’apprêtait à comprimer l’essor républicain de Florence et de Rome. Aux prises avec cette double tâche, il a succombé malgré la faveur populaire qui le protégeait ; les circonstances ont été plus fortes que sa bonne volonté. Le cri public l’appelait l’homme du siècle ; la faction mazziniste qui l’a débordé, qui menace chaque jour davantage de pénétrer jusqu’au ministère, qui fait de Gênes une autre Livourne, la faction ultrà-démocratique à laquelle on tend la main dans le parlement proclame aujourd’hui que M. Gioberti est lui-même ce jésuite moderne dont il a tant parlé.
Le roi, par une espèce de désespoir, comme s’il demandait seulement à sortir de ses terribles embarras par une issue qui fût au moins éclatante, le roi Charles-Albert accueille et provoque les démonstrations belliqueuses du parti avancé ; il l’encourage dans ses espérances de révolution par des combinaisons ministérielles qui lui laissent presque tout l’empire et semblent déjà une transition pour aller jusqu’à lui, — dans ses espérances de guerre par la faveur qu’il accorde aux nouvelles républiques italiennes, dont le rêve est cependant d’emporter un jour ou l’autre sa couronne. Depuis le peu de temps que M. Gioberti a quitté le ministère, les chambres n’ont pas cessé de manifester une même impatience d’union avec les républicains de Rome et de Florence, de rupture ouverte avec les impériaux. Le ministre Cadorno a déclaré en plein parlement que le gouvernement voulait avant tout la guerre avec l’Autriche, que la reconnaissance officielle des républiques de l’Italie centrale dépendait uniquement du vote des chambres, que l’intention du gouvernement était d’ailleurs de protéger tous les peuples italiens. Dans la discussion de l’adresse, la chambre s’est montrée particulièrement défavorable au pape, et par conséquent toute portée vers les révolutionnaires. M Brofferio s’est fait beaucoup applaudir en discourant contre la souveraineté temporelle du saint-siège. Enfin l’adresse des députés sardes et celle de la consulte lombarde, qui réside à Turin, sollicitaient la guerre avec instances ; ces instances ont reçu l’approbation solennelle du roi.
Ce n’est assurément ni l’intérêt de la France, ni le bonheur de l’Italie, que les Autrichiens gardent tout ce qu’ils possèdent au-delà des Alpes ; mais il y a des faits accomplis, des réalités brutales contre lesquelles se brisent toutes les imaginations Le roi Charles-Albert est entré en campagne dans l’intérêt commun de l’Italie ; l’Italie s’est abandonnée elle-même en l’abandonnant. Les Autrichiens ont repris en un clin d’œil le territoire qu’ils avaient perdu ; il est impossible qu’ils le cèdent aujourd’hui de bonne grace. Le Piémont sera-t-il plus heureux contre l’Autriche en 1849 qu’en 1848 ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que les volontaires italiens, tout républicains qu’ils sont aujourd’hui, ne seront ni plus nombreux ni plus vaillans : les officiers abondent à Rome et à Florence, les soldats manquent ; officiers et soldats se promènent dans les rues ou s’étalent dans les cafés, au lieu d’aller à l’exercice. Voilà tout le secret de la fermeté avec laquelle l’Autriche maintient ses droits acquis.
La note adressée par M. de Schwarzenberg aux représentans autrichiens près les cours de Berlin et de Pétersbourg, en date du 17 janvier, renferme désormais les négociateurs de Bruxelles sur un terrain trop étroit pour qu’ils y puissent rien concerter. La base primitive de la médiation, telle que lord Palmerston l’avait posée dans le temps à M. de Hummelauer, la séparation de la Lombardie et de l’Autriche, est complètement écartée par le cabinet de Vienne. M. de Schwarzenberg n’admet pas que le baron de Wessenberg, son prédécesseur, même en acceptant la médiation à cause des circonstances, ait jamais entendu en accepter le point de départ. M. de Colloredo a formellement déclaré à Londres que l’Autriche ne reculerait pas d’une ligne au-delà de ses frontières de 1815, et ne voulait souffrir aucune intervention étrangère à propos du statut particulier qu’elle donnerait à ses sujets italiens. Le seul objet qu’elle reconnaisse à la médiation, c’est de débattre en commun les conditions de la paix entre elle et la Sardaigne. Il s’est d’ailleurs présenté, depuis l’armistice, de nouveaux griefs, qui prêtent encore à discussion entre les deux états. Les Piémontais reprochent au maréchal Radetzky d’avoir violé l’article 2 des conventions du 8 août en arrêtant le départ de l’artillerie sarde qui était restée à Peschiera, d’avoir violé l’article 5 en levant des contributions de guerre sur les familles les plus opulentes de la Lombardie. Les Autrichiens répondent que la protection assurée par cet article 5 ne s’étendait pas aux Milanais, mais seulement aux pays de Modène, de Parme et de Plaisance, et qu’ils se sont couverts des frais de la guerre en les imputant à ses promoteurs. Ils répondent encore qu’ils n’auraient point gardé les canons de Peschiera, si la flotte de l’amiral Albini fût rentrée dans les états sarde, comme le portait l’article 4 de l’armistice ; or, pas plus tard que le 23 janvier dernier, l’amiral débarquait à l’arsenal de Venise, ou, par parenthèse, il était fort mal reçu.
Ces difficultés de détail viendront-elles seulement à jour dans ce congrès de plus en plus hypothétique ? Il est permis d’en douter, lorsque la question austro-sarde se complique des passions et des intrigues qui remuent l’Italie tout entière. À l’expiration de l’armistice, le Piémont avait le choix entre deux politiques : la vieille politique de la maison de Savoie, plus habile, à coup sûr, que généreuse, mais avec laquelle cette maison a construit sa grandeur aux dépens de tous ses voisins, et la grandeur de la Sardaigne sera toujours la vraie force de l’Italie ; puis la politique chevaleresque, qui consiste à prendre fait et cause pour tout le monde, sans être sûr qu’on aura tout le monde derrière soi, la politique qui a déjà coûté si cher en 1848. Avec la première conduite, il n’était pas impossible que le Piémont, en sachant traiter de ses propres affaires, obtînt le riche pays de Parme comme dédommagement de ses ambitions trompées : c’était dit-on le plan de l’Angleterre. Avec la seconde, en mêlant tous les intérêts, en se laissant porter, en guise de champion banal, par tous les partis italiens qu’il n’est pas même certain de rallier, le Piémont s’oblige à vaincre ou à périr pour le compte de toute l’Italie. L’engagement est héroïque mais l’Italie ne s’engage pas, de son côté, à lui fournir des héros. C’est en vue de cette transformation de la question austro-sarde, devenue purement et simplement une question italienne, que les grandes puissances semblent modifier aussi leur action diplomatique. D’après la note autrichienne du 17 janvier, le cabinet français serait assez disposé à substituer au projet primitif d’une médiation particulière à la Sardaigne le projet d’un congrès général, où les puissances signataires des traités de Vienne aviseraient en commun au meilleur arrangement de toutes les affaires italiennes. M. de Schwarzenberg ne demanderait pas mieux que de donner des suites sérieuses à une pareille entreprise ; il ne cache pas qu’il en espère la confirmation plus ou moins complète des traités de 1815. Ce serait précisément le point à discuter, mais la discussion resterait du moins entre des esprits raisonnables, et ne dépendrait plus des tribuns de la jeune Italie.
Tel est aussi le sens d’une autre note du cabinet de Vienne adressée le même jour, 17 janvier, à son représentant en France, et qui se rapporte spécialement à la situation de l’Italie centrale. Cette situation ne peut durer. Il y a des territoires qui appartiennent, pour ainsi dire, à l’Europe presque autant qu’aux populations qui les habitent ; l’intérêt européen soumet ces pays à de certaines lois qui tournent, en somme, à leur avantage, mais qui, en revanche, leur sont assignées d’office sans qu’ils soient libres de s’y refuser. C’est assurément un avantage pour la Suisse d’être un pays neutre, mais elle repousserait cette neutralité que l’Europe entière s’entendrait pour l’y réduire, parce que l’Europe entière en a besoin. C’est la papauté qui a créé la Rome moderne en y instituant un grand centre européen ; mais Rome, d’autre part, ne peut plus secouer la souveraineté du pape sans léser à l’Europe. Tant que la religion catholique occupera une place considérable dans les relations internationales de tous les peuples il ne se pourra point que son chef spirituel soit abandonné aux caprices révolutionnaires du petit état dont il est le souverain temporel. La république italienne, en s’asseyant à Rome sur la chaire pontificale, a donc jeté le défi le plus audacieux qu’elle pût lancer dans le monde ; ce n’est pas sa fusion avec la république toscane qui lui donnera la force de soutenir une pareille gageure. « Nous sommes maintenant cinq millions d’hommes ! s’écrient victorieusement les mazzinistes ; » mais, tandis que ces cinq millions devraient fournir au moins soixante mille soldats, à peine la Romagne en compte-t-elle quinze mille, et la Toscane six. À Florence, M. d’Ayala avait organisé une petite armée dans la dernière période du gouvernement grand-ducal ; M. Guerrazzi, à qui cette armée était suspecte, s’est hâté de la dissoudre pour appeler des volontaires qui ont manqué presque tous à l’appel. Les volontaires romains devant lesquels les Autrichiens avaient, s’il faut en croire les journaux mazzinistes, évacué Ferrare au plus vite, n’ont pourtant pas encore quitté le Tibre, et les Autrichiens sont rentrés fort tranquillement dans la citadelle en levant leurs contributions, et le cabinet de Vienne a déclaré que cette amende de 200,000 écus serait mise à la disposition du pape, sans que le gouvernement de la république romaine se soit autrement ému. Il y a division évidente dans les conseils des triumvirs : qu’est-ce qu’on fera passer en première ligne, ou de l’émancipation nationale, ou de la révolution républicaine ? Lequel vaut-il mieux, ou de marcher droit à l’ennemi, d’accord avec le Piémont, ou de ruiner d’abord la royauté piémontaise, pour n’avoir plus à commander que des républicains ? Cette perplexité des patriotes ne les aide pas à prendre des décisions vigoureuses, et les protestations des princes trouvent d’autant plus de crédit dans l’opinion publique, que leurs adversaires se décréditent plus eux-mêmes. Le duc de Toscane, en se réfugiant à San-Stephano, a publié des réserves solennelles contre la violence qu’il subissait. Les Autrichiens, de leur côté, rappellent le traité de Lunéville, qui a valu la Lorraine à la France, à condition que la Toscane passerait à la maison de Lorraine ; ils rappellent aussi le pacte intérieur de 1790, confirmé par les traités de 1815, et, d’après ces arrangemens, la Toscane doit revenir à la maison impériale d’Autriche, en cas d’extinction de la branche grand-ducale. Enfin, le pape Pie IX adresse à toutes les puissances une demande d’intervention contresignée par le cardinal Antonelli.
Il y a bien de l’irrésolution dans les conseils tenus à Gaëte, et ce n’est pas une médiocre responsabilité pour le souverain pontife, de provoquer ainsi les armes étrangères contre ses propres sujets ; il a du moins attendu les dernières extrémités avant d’en venir à ce recours suprême, et l’on peut penser que la majorité de la nation lui tiendra compte d’avoir voulu épuiser toutes les voies de salut avant d’embrasser celle-là. Il n’était pas, du reste fort aisé de mener à bout un acte aussi délicat ; toutes les habiletés diplomatiques et par conséquent toutes les méfiances sont en lutte auprès du pape exilé. Les projets se croisent, et avec les projets les rivalités. Il n’est pas, dit-on, jusqu’à la Russie qui n’ait offert à Gaëte des hommes et de l’argent. Le cabinet de Madrid, plus autorisé dans une rencontre comme celle-là, proposait une intervention des puissances catholiques. Fallait-il en charger exclusivement les états secondaires, ou bien la France et l’Autriche pourraient-elles marcher seules et d’ensemble, ou bien ne fallait-il pas plutôt une intervention purement italienne ? Le côté regrettable de cette exécution armée ne serait-il pas adouci, s’il n’entrait point d’étrangers de plus sur le sol national ? Les Piémontais et les Napolitains ne suffisaient-ils pas à cette œuvre de pacification ? C’était là le plan de M. Gioberti, et il avait un véritable mérite au point de vue de la politique aussi bien que du patriotisme. On sait comment tout ce plan a échoué devant la résistance qu’y ont opposée les collègues de M. Gioberti, quand ils ont aperçu combien il déplaisait à cette chambre démocratique sortie pourtant des œuvres de M. Gioberti lui-même. Ce plan, si excellent qu’il fût, n’était pas non plus très chaudement accueilli à Gaëte. La mobilité révolutionnaire introduite dans le gouvernement piémontais ne permettait pas à l’entourage du pape de se croire jamais assez édifié sur la solidité des intentions du cabinet de Turin. L’événement a donné raison à ces inquiétudes.
Il est probable qu’on aura eu plus de déférence pour les communications autrichiennes dont M. Schwarzenberg entretient le cabinet français dans sa seconde note du 17 janvier que nous mentionnions tout à l’heure. Cette seconde note est rédigée selon le même esprit ; elle a la même portée que la première, que celle qui concerne le Piémont ; elle propose encore une entente générale des puissances, et la demande de secours formée au nom du saint-père par le cardinal Antonelli semble presque un écho des paroles de l’Autriche. On doit seulement remarquer que la note de M. de Schwarzenberg, en invitant toutes les puissances signataires du traité de Vienne à réviser la situation de l’Italie, n’appelait particulièrement à l’aide du pape que l’Autriche, la France et Naples Le cardinal Antonelli rend, au contraire, un hommage éclatant aux offres empressées de l’Espagne, et l’ajoute au nombre des puissances auxiliaires. La note pontificale énumère en détail les actes successifs des révolutionnaires romains et les protestations du saint-siège, l’assaut du Vatican, le meurtre de M. Rossi, la fuite de Pie IX à Gaëte, sa déclaration rendue le 27 novembre contre la légalité des mesures prises en son absence par le ministère, sa déclaration du 17 décembre contre l’établissement de la junte provisoire, son motu proprio du 1er janvier contre l’assemblée nationale convoquée pour changer la forme politique de l’état romain, ses réserves solennelles promulguées contre l’institution d’un gouvernement républicain après le 9 janvier, enfin ses nouvelles réserves du 19 février contre la vente des biens d’église. L’histoire va vite dans ce temps-ci ; ce n’est pas à dire qu’elle aille bien M. de Schwarzenberg offre donc d’agir en commun avec la France et Naples, pour ramener l’Italie centrale à un état moins violent ; cette action cesserait au moment où le pape se trouverait assez consolidé pour remercier ses défenseurs ; les Napolitains et les Autrichiens entreraient à la fois par le midi et par le nord, la flotte française ferait voile pour Civita-Vecchia. Il ne nous appartient pas de préjuger les dispositions du ministère ; mais il est évident que là où sera l’Autriche, la France doit y être, et il est évident aussi que la politique de la France n’est pas aujourd’hui celle de M. Mazzini. La France ne peut ni livrer l’Italie à l’influence autrichienne, ni la laisser sous le joug mazziniste. Que nous recommencions une expédition d’Ancône avec le gré de l’Autriche, au lieu de la faire en méfiance de l’Autriche, quoi qu’il en puisse coûter à la république romaine, ce sera toujours Ancône, et les intérêts permanens de la France au dehors n’en seront pas moins sauvegardés.
Les réclamations des Siciliens nous ont constamment inspiré beaucoup plus de sympathie que les prétentions des Romains et des Toscans. Aussi nous souhaitons sincèrement que les conditions honorables proposées, il y a quelques jours, par les négociateurs anglais et français, agréées par le roi Ferdinand, ne se heurtent point contre quelque folle résistance du gouvernement palermitain. Nous ne voudrions pas revenir sur des événemens dont il est à désirer que le souvenir soit effacé par une conciliation bien entendue. Il est cependant trop prouvé que l’administration napolitaine était justement odieuse aux Siciliens, non pas seulement aux villes, mais aux campagnes. Les taxes levées sur les populations des campagnes étaient exorbitantes, et le mode de perception les rendait, encore plus désastreuses. Le pays est rempli de petits propriétaires qui avaient à payer jusqu’à 20 pour 100 sur l’estimation générale de leur revenu, et 12 pour 100 sur la valeur du blé qu’ils envoyaient au moulin. De là des exactions continuelles, des haines inguérissables contre les agens corrompus d’un gouvernement oppresseur ; de là vint enfin l’universalité du mouvement de janvier 1848. Ce mouvement auquel l’Angleterre a pris une part officieuse et intéressée, a bientôt cependant épuisé lui-même les forces vives de la Sicile ; il a été contrarié par l’état moral d’un peuple ou la campagne ne saurait long-temps faire cause commune avec les villes, où les villes se jalousent réciproquement, comme Messine et Palerme ; il a été exagéré par les meneurs, qui se sont bientôt substitués aux patriotes respectables. Tout eût fini dans le mois de septembre sans l’intervention à peu près spontanée des amiraux anglais et français après la prise de Messine par le général Filangieri. Depuis lors le statu quo s’est prolongé au milieu des alternatives d’une négociation qui traînait encore, lorsque la dernière explosion de l’Italie du milieu a contraint les puissances d’aller plus vite en besogne. Le statu quo a mis le comble aux maux de la Sicile, il l’a livrée à tous les désordres d’une situation politique mal définie, il a ruiné son commerce, qui n’est guère qu’un cabotage, en interdisant à ses matelots l’approche des côtes de Naples ; il a paralysé les troupes napolitaines jusqu’à ce jour, où l’on en sent enfin le besoin pour agir sur l’Italie elle-même. Il était bien temps de sortir d’une indécision si fâcheuse. L’amiral Baudin et l’amiral Parker, M. Temple et M. de Rayneval, se sont rendus auprès du roi Ferdinand le 25 février, pour combiner avec lui un ultimatum définitif.
La négociation était devenue difficile à cause de l’insistance avec laquelle le général Filangieri défendait les droits de la royauté napolitaine ; les médiateurs voulaient excepter Palerme du nombre des places qui seront désormais occupées par les troupes royales ; le général déclara qu’il donnerait plutôt l’ordre de commencer tout de suite les hostilités. Cet ultimatum, tel que nous le connaissons en substance, nous paraît de nature à calmer les griefs légitimes, à satisfaire les susceptibilités fondées, et cela sans rompre l’union des deux pays, ce qui n’arriverait qu’au profit exclusif de l’Angleterre. Le roi est roi des Deux-Siciles, représenté dans l’île par un lieutenant qui doit être un prince de sa maison ou un Sicilien. Il n’y a pour les deux pays qu’une seule armée, une seule flotte, une seule administration des affaires étrangères : la Sicile paie 4 millions de contributions arriérées, et 1 million comme contribution de guerre ; mais, en revanche, elle aura son parlement séparé, ses finances à elle, ses municipalités, ses tribunaux indépendans, toute sa constitution de 1812 modifiée suivant les exigences modernes ; enfin l’on proclamera une amnistie générale. Les amiraux ont porté ces conditions à Palerme ; si elles sont acceptées par le gouvernement provisoire, ils s’en déclareront les garans ; si elles sont refusées, ils ont promis, sur la demande expresse du général Filangieri, de retirer leurs flottes, dont la présence est un encouragement ou une promesse de refuge pour les révoltés. On assure qu’abandonné à ses propres ressources, le gouvernement palermitain n’est pas capable de résistance ; mais, d’un autre côté, il y a maintenant pour son compte, à Malte, deux forts steamers anglais, montés par des équipages anglais, contre lesquels les petits bateaux napolitains ne se risqueraient pas impunément. Si l’on ne s’est pas pris à temps pour les empêcher de partir, il y a beaucoup à craindre que l’arrivée de ces redoutables auxiliaires ne rallume chez les Palermitains une vaine passion de résistance.
Au nord, au midi de l’Allemagne, comme au nord, comme au midi de l’Italie, c’est toujours la guerre, la guerre imminente ou la guerre en train. Hâtons-nous pourtant de le dire, il nous parait impossible que les hostilités auxquelles le Danemark se prépare puissent avoir encore quelque chose de sérieux. L’armistice de six mois, conclu le 26 août à Malmoë, vient d’être dénoncé par le gouvernement danois, et Frédéric VII a publiquement promis qu’il serait, le 26 mars, à la tête de ses troupes, en face le l’ennemi. Le cabinet de Francfort a reçu l’avis officiel que le Danemark voulait seulement ainsi hâter la confirmation de la paix. La guerre est un moyen un peu brusque de conquérir la paix ; mais la guerre vaut mieux encore pour le Danemark que la prolongation d’un armistice qui maintient un gouvernement insurrectionnel, dans sa province de Schleswig. Le gouvernement de Francfort paraît beaucoup plus choqué que celui de Berlin d’un procédé si décisif. L’invasion allemande dans les duchés danois fut poussée par le vent révolutionnaire qui soufflait alors partout en Europe, et se mêlait à toutes les impulsions des masses ; la même anarchie qui brouillait l’ordre intérieur des états bouleversa le droit des gens et l’ordre international. La Prusse, qui fut, bon gré mal gré, l’exécuteur de ces hautes œuvres patriotiques sent bien à présent qu’elle n’a travaillé dans cette rencontre que pour les passions qui ont fini par se retourner sur elle et failli la ruiner. Elle ne se soucie plus de se mettre aux ordres du pouvoir central de Francfort, et le chevalier Bunsen, son ministre à Londres, a reçu pleins pouvoirs pour terminer la négociation.
Le cabinet de Francfort n’en est pas là. M. de Gagern a protesté devant le parlement contre la forme dans laquelle les Danois dénonçaient l’armistice ; il a dit que le point de départ de toute négociation pacifique, ce devait être absolument la prolongation et non pas la rupture de l’armistice ; il a dit que le jour de la rupture l’Allemagne serait prête, mais personne n’ignore aujourd’hui que Francfort n’est plus l’Allemagne, et il n’y a qu’à Francfort qu’on puisse encore si ardemment soutenir, après tant de déboires, qu’au nom du principe des races le Schleswig appartient à l’Allemagne en dépit des traités et des siècles. Aussi, pendant que M. de Gagern lançait sa sentence de guerre, il y en avait beaucoup sur les bancs de Saint-Paul qui se demandaient à qui donc en remettre le soin. On s’aperçoit bien que la Prusse ne se constituera pas le champion d’une cause trop aventurée : on est très certain que le Hanovre et les états maritimes suivront l’exemple de la Prusse on s’en rapporte au courage des révoltés du Schleswig en leur promettant les secours de l’empire tout le temps qu’ils tiendront ; quel empire et quelles ressources ! On a déjà construit deux douzaines de chaloupes canonnières, en attendant qu’on arme une flotte ; or, quand il s’agit de flotte allemande, on a beau quêter, le public ne donne pas son argent, et les gouvernemens refusent le leur, non-seulement la Bavière, l’Autriche, mais l’Oldenbourg et le Luxembourg. On peut bien les inscrire comme tributaires ; mais les poursuivre quand ils ne paient pas, c’est autre chose. Il y a donc lieu de penser que les nouveaux armemens du Danemark ne seront que l’occasion d’un accommodement plus prompt. L’Allemagne a réclamé le Holstein, qui doit lui revenir à la mort du roi régnant ; pourquoi veut-elle encore le Schleswig, qui en a toujours été distinct ? Parce qu’elle a pour elle aujourd’hui la possession de fait, parce que la patrie allemande sent le besoin d’un littoral plus étendu, parce qu’elle revendique son bien partout où il lui plaît de le trouver ! Ces argumens étaient à leur place en 1848 ; il n’est pas de gouvernement sérieux qui puisse les soutenir en 1849 ; les professeurs de Kiel sont seul capables d’y croire, et les hommes d’état de Francfort perdront, en les répétant, ce qui leur reste de considération.
Les événemens militaires de la Hongrie et de la Transylvanie ont une importance bien plus haute. Les Magyars résistent toujours dans les marais de Debreczin, malgré les récentes victoires du prince Windischgraetz, qui est à la veille de bombarder Comorn. Il y a eu comme un retour soudain d’énergie et de bravoure chez ces populations, qui avaient paru, jusqu’à la prise de Pesth, déserter tous les souvenirs de leur gloire militaire. Soit pudeur, soit désespoir, ils se battent maintenant tout de bon ; il y va de la mort ou de la vie. Les troupes impériales forment un cercle infranchissable autour des révoltés : des individus isolés peuvent peut-être encore s’échapper sous des déguisemens, les corps sont perdus. Vers le pays des frontières, vers la Transylvanie, vers la Galicie, vers la Bukovine, vers l’Allemagne, toutes les issues sont fermées ; il est impossible que l’insurrection ne soit pas comprimée tout-à-fait avant peu de temps. Ce sera trop tard encore pour l’Autriche, à qui elle aura prodigieusement coûté. Les Autrichiens tirent là sur leurs propres troupes. Les régimens hongrois, l’orgueil de son armée, sont en grande partie détruits, à l’exception de ceux qui combattent avec Radetzky ; les officiers et sous-officiers se sont partagés entre les deux camps. Cette ancienne fraternité n’empêche pas les horreurs de la guerre. À côté des troupes régulières enlevées au drapeau impérial, il y a dans le camp de Kossuth des paysans volontaires qui font un métier d’exterminateurs, et qui manteaux rouges de Jellachich. Gardeurs de chevaux, de bestiaux et de pourceaux, habitués à toutes les intempéries des saisons, cavaliers infatigables, ces paysans, commandés par des officiers nobles dont ils aiment l’autorité, constituent peut-être la force la plus active de l’insurrection. Pourtant ce sont encore les Szeklers de la Transylvanie qui dépassent tout, et l’Europe doit une belle reconnaissance à la férocité de ces sauvages auxiliaires des Magyars ; ce sont eux qui lui ont amené les Russes en jetant la terreur parmi les Allemands des villes saxonnes. Les uhlans russes ont été accueillis comme des sauveurs. Dans une proclamation adressée aux bourgeois de Cronstadt, qui craignaient déjà de le voir partir, le général Engelhardt leur affirme, pour les rassurer, que le général autrichien est un bon camarade, et il leur promet de rester chez eux pour protéger leur ville, « comme c’est la très haute volonté de son empereur et maître. » Il a sans doute été bien pressant le péril qui a décidé les autorités impériales à céder au cri de douleur des Saxons en acceptant le secours de la Russie, car c’est là une protection plus dangereuse pour l’Autriche qu’une inimitié déclarée. La Russie apparaissant comme puissance protectrice au milieu des populations slaves de l’Autriche chez lesquelles son influence s’est déjà si fort étendue, la Russie délivrant des troupes et des villes autrichiennes, laisse après elle une impression de sa force qui équivaut à une conquête.
La Turquie a senti tout de suite ce nouveau progrès de la puissance moscovite. L’entrée des Russes dans la Transylvanie aurait ravivé, s’ils n’eussent pas toujours été présens, les justes griefs qu’elle a contre eux à cause de leur séjour obstiné dans la Valachie. Les Turcs regrettent de plus en plus d’avoir servi d’instrumens à la politique russe, en étouffant la révolution valaque du 23 juin. On se rappelle comment Fuad-Effendi, maître de Bucharest après une collision née d’un hasard malheureux, fut tout étonné de voir au 10 octobre le général Duhamel lui signifier qu’il n’avait plus rien à faire dans les principautés et que l’ordre de l’empereur était de les occuper avec des troupes russes. C’est que l’empereur Nicolas s’inquiétait de la prompte obéissance avec laquelle les Valaques s’étaient soumis à la Porte ; c’est qu’il voulait rompre le lien de cette affection qui, depuis des années, tendait à s’établir entre la Porte et ses protégés danubiens. Les principautés avaient à la longue découvert que tout le mal qu’elles souffraient des Turcs leur venait des Russes, et elles avaient report sur les Russes toute la haine qu’elles vouaient jadis aux Turcs, en se tournant désormais vers Constantinople comme vers le seul espoir de leur émancipation. Le triste incident de Bucharest n’avait point altéré ces dispositions vraiment politiques, et le czar en comprenait les dangers pour ses perpétuels desseins d’agrandissement. Le général Luders prit donc possession de la Valachie comme de la Moldavie, et les Russes y sont encore. C’est de là qu’ils ont envoyé dix mille hommes en Transylvanie. Quand Alexandre demandait aux conférences d’Erfurt qu’on lui cédât formellement la Valachie et la Moldavie, il ne demandait rien que son successeur n’obtienne en fait par cette occupation permanente qu’il s’attribue à titre de protecteur. Il est impossible que les traités particuliers de la Russie avec les principautés danubiennes permettent ainsi au czar de porter à volonté sa frontière jusqu’à Bucharest ; ces traités regardent alors l’Europe entière, qui doit s’en mêler, et si l’Autriche, affaiblie par ses obligations particulières, n’est plus à même de protester nous sommes heureux de savoir que l’Angleterre et la France soutiennent à Constantinople les droits lésés de la Turquie. La Turquie a vainement réclamé l’évacuation des principautés : on a répondu en augmentant le corps d’occupation, on a même aboli les quarantaines entre la Moldavie et la Russie, tout en fortifiant celles qui séparent la Valachie du territoire turc ; enfin on a violé la neutralité de ce territoire pour faire passer les troupes du général Engelhardt en Transylvanie. La Porte, que M. de Titow essaie en même temps d’entraîner dans une alliance plus étroite avec la Russie, repousse ces offres suspectes ; elle arme de son mieux et se rapproche ostensiblement de l’Angleterre et de la France. Puisse cette double alliance ne pas lui faire défaut au besoin !
Pendant que la Russie veille ainsi, l’arme au bras, sur le seuil de l’Occident, l’Allemagne, qui se vante de ne plus dormir, se dispute toujours, sous prétexte de constitutions, et s’occupe gravement d’alambiquer sa politique, comme elle alambiquait sa philosophie. C’est un jeu qui n’est pas de ressource quand on a derrière soi des baïonnettes si proches et si connues. Aussi ne sommes-nous pas étonnés que le cabinet autrichien ait imité l’exemple de la Prusse, en donnant lui-même la charte que la diète de Kremsier, perdue dans d’interminables débats, ne pouvait plus enfanter. Disons seulement aujourd’hui que cette charte est, en somme, très libérale, qu’elle consacre toutes les libertés modernes, qu’elle pourvoit avec une sollicitude éclairée aux difficultés inévitables qui naissent dans l’empire d’Autriche et de la diversité des races et du peu d’homogénéité des provinces ; disons surtout qu’elle proclame l’égalité complète des provinces et des races, qu’elle affranchit les pays jusqu’alors soumis à d’autres, pour en faire des membres immédiats de l’empire, absolument comme la révolution affranchit en Suisse les annexes des grands cantons. Voilà une métamorphose de plus qui commence dans cette Europe déjà renouvelée par tant de métamorphoses ; voilà une forme de plus dans le nombre des établissemens politiques, un empire fédératif, des diètes particulières qui vont se fondre chaque année dans une diète générale composée de deux chambres, un système enfin très compliqué sans doute, mais qui seul peut sauver l’empire d’Autriche, parce qu’après tout il le transforme selon les lois d’unité, hors desquelles il n’y a plus d’état possible dans le monde moderne.
L’oeuvre de la Prusse n’est pas si épineuse, mais l’esprit prussien l’est beaucoup. Les chambres sont ouvertes depuis le 28 février. L’opposition, qui, pour l’instant, est en minorité, ne peut manquer de s’accroître à la suite des élections complémentaires ; celles de Berlin ont tourné tout-à-fait en sa faveur, grace à la violence impolitique avec laquelle le général Wrangel a expulsé récemment de la capitale un ancien membre de la gauche, M. Rodbertus, avant qu’il fût proclamé député. Les partis ont déjà leurs plans de défense ou d’attaque. La droite a signé une déclaration par laquelle la constitution du 5 décembre est reconnue comme fondement légal du droit public. L’opposition veut au contraire exprimer ses réserves, et il y a par-delà l’opposition un noyau de très extrême gauche ; il y a des ultra-démocrates qui cherchent et qui obtiendront petit à petit la formation d’un parti révolutionnaire. M. Waldek et M. Behrends en sont d’avance les chefs désignés. Il se rencontre ainsi plus d’une pierre d’achoppement, sur cette voie parlementaire où la Prusse a tant de peine à marcher, et les hommes politiques que lui a légués la diète de 1847 seront peut-être aussi embarrassés d’écarter ces obstacles qu’ils l’ont été en 1848.
L’Angleterre, la Hollande, la Belgique, se jouent, au contraire, fort à l’aise dans ce mécanisme constitutionnel dont elles ont le goût et l’intelligence. L’Angleterre est maintenant préoccupée des désastres qui viennent de frapper son armée des Indes. Sir Charles Napier, le vétéran du Scinde, a été nommé pour remplacer lord Gough, qui a payé si cher la victoire incertaine de Jhelum. Cette triste catastrophe a montré par surcroît que M. Cobden se pressait trop, quand il voulait ramener le budget britannique aux chiffres de 1835 : c’est toujours une tentative compromettante d’établir et de borner les recettes avant de tenir compte des dépenses obligées. Telle est l’objection générale que nous ferions aussi à une excellente brochure de M. Van Vliet, qui a paru à La Haye, et où l’on trouve un exposé très clair du budget hollandais, dont l’auteur demande la révision d’après des principes analogues à ceux de M. Cobden. M. Cobden a vu sa motion repoussée par 275 voix contre 78. Le plus difficile dans la politique actuelle, c’est qu’il y a partout beaucoup de choses à réformer, et qu’il ne faut cependant rien réformer qu’à propos, sous peine de faire pire.