Bulletin bibliographique, 1853/11

La bibliothèque libre.


de la civilisation moderne. C’est à cette date en effet que se termine la grande lutte du sacerdoce et de l’empire, dont le résultat est de marquer sans retour la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. En France, l’unité nationale s’établit en même temps que l’autorité se centralise. La féodalité, puissante encore, mais déjà bien affaiblie, s’incline, devant le pouvoir royal. L’industrie s’organise, en même temps que les communes se constituent définitivement. En Allemagne, la chute de la maison de Souabe modifie profondément la constitution du pays. À l’antique unité fédérative se substituent, avec l’avènement des Habsbourg, des monarchies et des principautés particulières. Les dernières traditions de l’empire de Charlemagne s’effacent et disparaissent, et la géographie politique de l’Europe se dessine sous un aspect nouveau. Un mouvement général de concentration s’opère au sein des nationalités mêlées depuis de longs siècles par les invasions barbares. L’Italie offre en germe toutes les idées qui doivent régner dans l’avenir. Elle est tout à la fois républicaine, féodale, monarchique, municipale, impériale, ecclésiastique, et elle essaie en vain, pour se constituer comme nation, les formes de gouvernement les plus contradictoires. La diplomatie, c’est-à-dire l’art de traiter par la discussion, et souvent aussi par la ruse, les intérêts des peuples qui jusque-là avaient été traités seulement par les armes, la diplomatie, disons-nous, commence à jouer un rôle important dans les affaires humaines. Enfin la politique, oubliée comme science depuis la chute du monde gréco-romain, reparaît pour la première fois dans la littérature avec le traité de saint Thomas, De regiffline principum.

Dans ce tumultueux avènement de tant d’idées nouvelles, au milieu de cette transformation politique et sociale, il y avait place pour les grandes ambitions : elles n’y manquèrent pas en effet. L’un des princes les plus entreprenans dont l’histoire ait gardé le souvenir, l’empereur Frédéric II, rêva la monarchie universelle, et tenta de reconstituer l’empire de Charlemagne. Supérieur à son temps par la portée des intentions politiques, Frédéric II, qu’on peut regarder avec raison comme le précurseur couronné de Machiavel, se plaça, pour réussir, en dehors de tous les principes de la morale et du droit. Il fut, on peut le dire sans exagération, le premier athée du moyen âge dans le sens moderne du mot ; mais sceptique à l’égard de sa propre incrédulité, il fit de la religion l’instrument de sa politique. Excommunié par Grégoire IX, déposé par Innocent IV, il se pose, par haine du saint-siège, en réformateur de la discipline ecclésiastique. Pour se ménager le prétexte de confisquer à l’occasion les biens du clergé, il va répétant sans cesse qu’il faut le ramener à la pauvreté évangélique. Il bat monnaie avec les vases sacrés et les trésors des églises. Il tente de se proclamer chef d’une communion indépendante, afin de concentrer dans sa main la double autorité de l’empereur et du pontife, et s’il échoue dans cette entreprise trop hardie pour son siècle, il ouvre du moins la voie où Wiclef, Jean Huss et Luther s’engageront sur ses pas, ce qui n’empêchera point les courtisans de le déclarer saint et de lui baiser les pieds comme au pape. Esprit fort et bel esprit, Frédéric s’entoure de philosophes, d’astrologues et de musulmans ; il s’associe aux croisades pour tromper l’Europe chrétienne, et protège les sciences arabes pour faire obstacle à l’influence du saint-siège, en même temps qu’il fait brûler les hérétiques de la basse Italie, dans lesquels il craignait de trouver des vassaux rebelles. Enfin, en glissant sans cesse à travers les principes les plus opposés, Frédéric ne prit qu’une seule chose au sérieux, l’ambition qui le poussait à vouloir dominer la chrétienté.

Dans la première moitié de son règne, c’est-à-dire jusqu’en 1235, ce prince audacieux et remuant resta l’allié de la France, et ce fut même en grande partie à Philippe-Auguste qu’il dut son élévation au trône d’Allemagne ; aussi conclut-il plusieurs traités avec le vainqueur de Bouvines, avec Louis VIII et Louis IX. Durant cette période, il repoussa même les avances de l’Angleterre, qui déjà cherchait pour son commerce des débouchés en Allemagne ; mais plus tard, il suivit une marche toute différente. Excité par le pape, il épousa une princesse anglaise, et sans tirer grand avantage de cette union, il prit vis-à-vis de la France une attitude sinon hostile, du moins peu bienveillante. On ne renouvela plus les anciens traités, et il perdit complètement les avantages de son alliance traditionnelle avec nos rois. Cette politique nouvelle ne fut pas sans influence sur la chute de sa maison, et par suite sur la destruction de l’unité fédérative de l’Allemagne.

On le voit par ce que nous venons de dire : il est peu de princes dans l’Europe occidentale du moyen âge qui aient joué un rôle plus important et plus original. Frédéric passa sa vie à intriguer, à négocier, à combattre, à voyager, et comme son règne ne marque pas une date décisive dans l’histoire générale du moyen âge et dans l’histoire particulière de la papauté, de l’Allemagne et de l’Italie, il a été par cela même l’objet de nombreuses études. Déjà nous avons eu occasion dans la Revue de nous occuper de Frédéric II, à l’occasion de l’excellent livre de M. de Cherrier : Histoire de la Lutte des papes et des empereurs de au maison de Souabe. Une récente et très importante publication nous ramène aujourd’hui vers cet intéressant sujet, et elle offre une preuve nouvelle que l’érudition française, dont les recherches sur notre histoire nationale ont été si actives dans ces dernières années, ne s’enferme point dans les limites de nos frontières, mais qu’elle tend de plus en plus à élargir le cercle de ses études. Cette publication entreprise par M. Huillard-Bréholles, sous les auspices et avec le concours de M. le duc de Luynes, n’est rien moins que le Recueil des Notes diplomatiques de l’empereur Frédéric II et de ses fils, auxquelles viennent s’ajouter un grand nombre des lettres des papes et des principaux personnages du même temps. Cet ouvrage qui ne comprendra pas moins de six volumes formant dix tomes in-4o, mérite à plus d’un titre de fixer l’attention du monde savant.

Par l’appui qu’il prête aux études historiques, et par des œuvres généreuses dont la publicité doit respecter l’honorable secret, M. de Luynes a montré quels services on peut rendre au pays par le noble emploi d’une grande fortune. Il ne s’est point borné aux encouragemens ; il a payé de sa propre science, et il a pris un rang très-distingué entre nos archéologues et nos érudits. Parmi les publications dues à ses encouragemens et à sa science, nous citerons le bel ouvrage intitulé : Recherches sur les monumens et l’histoire des Normands et de la maison de Souabe. Les études auxquelles M. Huillard-Bréholles s’est livré à l’occasion de ce livre, en Italie et en Allemagne, pour joindre aux dessins un texte explicatif, avaient fait passer sous ses yeux une immense quantité de documens dont un grand nombre étaient inédits. Il put reconnaître combien il restait encore à faire pour éclairer l’histoire de Frédéric II dans ses rapports avec l’Europe et la papauté, et c’est de cette première recherche qu’est sorti le projet du livre qui nous occupe. Déjà dans le XVIIIe siècle, des savans allemands, Schmincke et Murh, avaient formé le plan d’un recueil dont l’objet était aussi la réunion des actes émanés de l’empereur Frédéric II. Ce recueil resta toujours à l’état de projet. Un savant napolitain, l’historiographe Danielo, reprit en sous-œuvre la pensée de Schmincke, mais la mort le surprit avant qu’il eut pu mener son travail à bonne fin, et de plus les papiers qu’il avait rassemblés furent dispersés à sa mort. Enfin en 1849, M. Bœhmer de Francfort fit paraître un Recueil d’actes impériaux dans lequel figure l’indication de plusieurs documens intéressans, relatifs à la maison de Souabe ; mais le recueil de M. Boehmer n’est qu’un catalogue fort exact et fort bien fait, qui ne contient point les textes. Quoique plusieurs fois tentée dans l’espace d’un siècle, cette œuvre, toujours interrompue, va enfin recevoir une entière exécution. Trois volumes qui déjà paru, et comme les matériaux sont complètement réunis, il ne reste aucun doute sur l’entier achèvement du livre.

M. Huillard-Bréholles dit avec raison que les pièces diplomatiques sont la base de l’histoire, et que, lors même qu’une époque ou un personnage ont fourni le sujet de monographies justement estimées, c’est encore rendre service à la science que de rassembler les matériaux où les écrivains ont puisé, en ajoutant ce qu’ils ont omis, ou ce qu’ils n’ont point connu ; et comme l’une des conditions des plus essentielles des grands recueils de pièces, c’est d’être aussi complets que possible, le savant éditeur a reproduit par des analyses sommaires les documens déjà publiés et imprimé textuellement les actes qui, jusqu’à ce jour, étaient restés inédits dans les divers dépôts scientifiques de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre et de la France. Ainsi disposés par ordre chronologique, ces actes s’éclairent l’un par l’autre ; l’histoire se déroule dans la forme la plus sévère, la plus exacte ; ce sont les morts eux-mêmes qui parlent, et le lecteur, transporté en plein XIIIe siècle, entend comme l’écho lointain de tous les bruits qui retentissaient dans les vastes domaines du César germain. De semblables travaux demandent de la part de ceux qui ont le courage de les entreprendre autant de savoir que d’abnégation ; et nous ne faisons que rendre ici à M. Huillard-Bréholles une justice bien méritée, en disant que le recueil dont il poursuit la publication avec une si infatigable activité est sans contredit l’une des œuvres les plus importantes que l’érudition française ait produites dans ces dernières années.


Catalogue d’une précieuse collection de livres, manuscrits, autographes, dessins et gravures[1].

Il existait autrefois en Europe une classe d’hommes tout à fait exceptionnelle, qui appartenait, à la fois à l’industrie et à la science, et qui les servait dignement l’une et l’autre par une infatigable activité. Cette classe, envers laquelle l’histoire des lettres, du reste, n’a point été ingrate, c’était celle des imprimeurs et des libraires érudits, qui, non contens d’éditer des livres, savaient aussi en écrire eux-mêmes ; et qui, à défaut d’ouvrages originaux, mettaient leur gloire à tirer de l’oubli les chefs-d’œuvre de l’antiquité, ou à donner, des grands écrivains de leur temps, des éditions non moins précieuses par la correction des textes que par la beauté de l’exécution typographique. Les Aldes en Italie, les Estiennes en France, se sont placés, dans le grand siècle de la renaissance classique, au même rang que les savans les plus illustres, et pendant longtemps ils ont servi de modèles aux libraires, quand les libraires ne se contentaient pas d’être de simples marchands de papier noirci. Fort heureusement pour l’honneur de la profession, il existe encore parmi nous quelques hommes qui sont restés fidèles aux vieilles traditions, et qui ont fait de bons livres et donné des éditions excellentes. Nous avons nommé MM. Brunet, Lefebvre et Renouard. On doit, on le sait, à M. Brunet l’une des œuvres bibliographiques les plus importantes et les plus exactes qui ait été publiée dans le XIXe siècle. On doit à M. Lefebvre la reproduction de nos classiques les plus célèbres, et l’un des premiers en France il a eu le mérite d’appliquer aux textes des grands écrivains modernes la méthode de corrections et d’annotations que les érudits du XVIe siècle ont appliquée aux écrivains de l’antiquité. Recherches patientes, sacrifices de temps et d’argent, M. Lefebvre n’a rien épargné pour rendre ses éditions vraiment dignes des hommes dont elles reproduisaient les œuvres : dans sa vieillesse honorable et toujours laborieuse, il n’a point failli à la mission qu’il s’était imposée au début même de sa carrière ; mais par malheur, s’il a fait beaucoup pour l’honneur de la typographie française et pour les amis des bons livres, le succès commercial n’a point toujours répondu à ses efforts, ce qui semble prouver qu’en France le nombre des vrais amateurs est de jour en jour plus restreint. Comme éditeur, M. Renouard a également rendu aux lettres françaises de très-notables services. Sa belle édition de Voltaire, si précieuse par ses corrections, ses notes et son excellente table, est restée et restera longtemps encore, nous le pensons, la meilleure et la plus belle. Son Pierre Corneille n’est pas moins recommandable tant par la correction du texte que par les notes à la fois substantielles et concises qui l’accompagnent. Enfin, comme érudit littéraire, M. Renouard ne s’est pas montré moins infatigable que comme éditeur. En écrivant les Annales de l’imprimerie des Alde et les Annales de l’imprimerie des Estienne, il a en quelque sorte montré, par le côté le plus positif et le plus appréciable, le développement littéraire et scientifique de la renaissance. Alde l’ancien et son fils Paul Manuce méritent à tous égards, on le sait, d’occuper les premières places parmi ceux qui ont exercé l’art de la typographie. Depuis la première édition qu’Alde l’ancien publia en 1494 jusqu’aux dernières éditions faites par son petit-fils en 1597, la famille de ces imprimeurs célèbres s’occupa sans relâche, avec l’ardeur et la persévérance que peut seule donner une admiration enthousiaste, à tirer les écrivains anciens du chaos où les avaient plongés de longs siècles de barbarie. Non-seulement ils sauveront de la destruction un grand nombre de manuscrits, mais ils s’appliquèrent encore à les populariser, et à une époque où les livres étaient aussi chers que la soie ou les bijoux, ils parvinrent, à force de sacrifices et d’ingénieuses combinaisons, à les rendre, comme on dirait aujourd’hui, accessibles aux petites fortunes.

Les Annales de l’imprimerie des Alde présentent, pendant plus d’un siècle, l’inventaire de tous les ouvrages qui sont sortis des presses de ces illustres typographes. Cet inventaire, beaucoup plus exact et plus complet que tous ceux qui avaient été tentés jusqu’alors, reproduit en détail le titre de chaque livre, et ce titre n’est pas copié, comme il arrive souvent, sur d’autres catalogues, mais sur des exemplaires de chacune des éditions. L’auteur y a joint la description de tous les volumes, des notes historiques, critiques ou philologiques sur les éditions princeps, en un mot, tous les renseignemens qui peuvent éclairer l’histoire de la typographie des XVe et XVIe siècles dans ses rapports avec l’histoire des sciences et des lettres. Les Annales de l’imprimerie des Alde seraient restées, pour l’histoire littéraire et bibliographique du XVIe siècle, un ouvrage en quelque sorte incomplet, si elles n’avaient été accompagnées d’un travail analogue sur une autre famille de typographes non moins savans et non moins dévoués, la famille des Estiennes. M. Renouard a donc écrit l’histoire de ces imprimeurs célèbres, qui n’ont pas donné moins de seize cents éditions, parmi lesquelles figurent en très-grand nombre des ouvrages très-importans de l’antiquité grecque et latine. Ces deux publications, accueillies avec une faveur toujours croissante, ont constitué chez nous une spécialité tout à fait à part dans l’histoire littéraire, et, comme le Manuel du Libraire de M. Brunet, elles peuvent être justement regardées comme le modèle le plus parfait de la science bibliographique.

M. Renouard ne s’est point contenté d’éditer ou d’écrire de bons livres ; il en a formé pour lui-même une collection précieuse, qu’il n’a jamais cessé d’améliorer, et dont il a, pour la première fois, publié le catalogue en 1804. Depuis ce temps, il n’a jamais cessé d’augmenter et de perfectionner cette bibliothèque, dont la formation a été l’objet de sa constante sollicitude, et qui fait aujourd’hui le charme de sa vieillesse. Il vient tout récemment d’en publier ce qu’on pourrait appeler le catalogue définitif, et les éditeurs de ce catalogue ont pu dire avec raison que cette belle collection, fruit de soixante-dix ans de recherches, réunit aujourd’hui tout ce qui peut satisfaire un amateur délicat. Elle ne comprend pas moins de 3604 articles, parmi lesquels se trouvent des manuscrits et des autographes, des dessins originaux d’artistes célèbres, des raretés de toute espèce, des tirages uniques sur vélin, des exemplaires annotés par des hommes célèbres, en un mot une foule de ces richesses qui font d’une bibliothèque un véritable musée. Il suffit pour exemple de citer le manuscrit n° 50, désigné sous le titre Preces piae cum calendario. Ce précieux volume, du aux mains habiles qui ont illustré d’arabesques et de dessins les Heures d’Anne de Bretagne, est sans contredit l’une des œuvres les plus parfaites et les plus magnifiques même que nous ait léguées l’art de l’enlumineur et du miniaturiste, et cette œuvre peut rivaliser sous tous les rapports avec ce que nos grandes bibliothèques possèdent de plus précieux. Tous les amis des lettres et des arts sauront gré à M. Renouard d’avoir su, au milieu d’une vie si bien remplie, créer et conserver une telle collection, et surtout de l’avoir fait connaître au public.

CH. LOUANDRE.


V. DE MARS.


  1. Bibliothèque de M. Ant.-Ang. Renouard. Paris, 1853, 1 vol. in-8o.