Bulletin bibliographique, 1854/01

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si redoutables dans les plaines désertes de la Russie septentrionale. Nous sommes ainsi familiarisés tout de suite avec les dangers et les aventures d’un voyage à travers les steppes. C’est donc parfaitement aguerris que nous franchissons dans une vieille diligence russe la distance qui sépare Saint-Pétersbourg de Moscou. Dans cette seconde capitale de l’empire, ce sont les souvenirs de 1812 qui préoccupent surtout le voyageur. Toutes les grandes époques de l’histoire des tsars ont laissé là des vestiges ou des monumens, depuis le règne d’Ivan le Terrible jusqu’à celui d’Alexandre. Les chapitres sur Moscou terminent la première et la plus importante partie du livre de M. de Saint-Julien. La seconde partie est tout entière consacrée à suivre le cours du Volga. Ce grand fleuve nous aide à parcourir sans fatigue quelques-unes des régions les plus curieuses de la Russie centrale. Nous visitons Nijni-Novgorod et sa foire, Kazan et sa forteresse, Saratoff et ses établissemens agricoles, enfin Astrakhan et ses bazars. Dans la troisième partie enfin, le Caucase et la Crimée nous dévoilent, l’un les mystères de ses montagnes, l’autre les trésors de sa civilisation orientale, et le récit d’un intéressant voyage en Sibérie complète le volume. Nous l’avons dit, ce qui distingue surtout la relation de M. de Saint-Julien, c’est l’absence de cet esprit de système qu’apportent trop souvent les voyageurs en Russie. L’étude des institutions politiques les détourne de l’observation des mœurs. M. de Saint-Julien est avant tout préoccupé des mœurs, et particulièrement de celles des classes populaires. C’est dans ces couches trop peu connues de la société russe que se conserve le plus fidèlement l’esprit national. Tableau exact dans sa rapidité, le Voyage en Russie n’a pas seulement l’intérêt d’un récit pittoresque ; c’est un ensemble d’études sérieuses sur les races qui l’habitent, sur ces coutumes et ces croyances dont la mystique influence s’est fait sentir tant de fois et pèse encore aujourd’hui sur la politique du gouvernement russe. Éclairer ainsi le rôle et les destinées d’un pays par le caractère de ses habitans, c’est une tâche que bien peu de voyageurs se proposent, et que M. de Saint-Julien a dignement su remplir.


DE LA MÉTÉOROLOGIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SCIENCE DE L’HOMME ET PRINCIPALEMENT AVEC LA MEDECINE ET L’HYGIÈNE PUBLIQUE, par M. P. Foissac[1]. — Pour peu que l’on réfléchisse sur les rapports des sciences entre elles, il est impossible de ne point être frappé des liens qui les rattachent l’une à l’autre dans une étroite unité. Soit que l’on envisage dans l’homme l’âme ou le corps, c’est là une vérité frappante. Cette pensée des relations intimes des sciences et de leur concours vers un but commun domine le travail substantiel et animé de M. le docteur Foissac, et, après l’avoir développée en rappelant que tous les grands médecins ont été éminens dans les sciences et la philosophie, il en fait avec succès l’application à l’étude de la météorologie dans ses rapports avec la médecine.

Depuis l’impulsion féconde qui a été donnée de nos jours à la physique, à la chimie, aux mathématiques, à l’observation des phénomènes terrestres ou célestes, les progrès de la météorologie ont été aussi variés qu’importons, et, quoique cette science recèle encore bien des mystères, elle est sur un grand nombre de points en possession de données à la fois curieuses et sûres. L’attrait de la météorologie n’a pas besoin d’être démontré ; les matières dont elle s’occupe, nous touchent de très près, et de toutes les sciences exactes, c’est celle aussi qui semble le mieux faite pour devenir populaire. L’homme est en contact permanent avec les fluides impondérables, les eaux, l’atmosphère, la température, les climats. Dans tous les temps, il a été conduit à réfléchir sur des influences dont il sentait l’action à chaque moment de son existence ; mais les démonstrations de la science moderne à ce sujet étaient seules capables de résoudre d’une manière satisfaisante les problèmes que les générations précédentes n’avaient pu que soulever. M. Foissac a réuni ces démonstrations dans un vaste ensemble en les complétant en plusieurs points, en les rectifiant sur d’autres, pour les rapprocher de la médecine et faire ressortir tout ce que cette science peut tirer de l’étude des lois de la météorologie, soit comme explication de l’origine et de la marche des diverses maladies, soit comme moyen thérapeutique. C’est ainsi qu’à propos de l’influence de l’électricité atmosphérique, il examine la question si controversée des véritables causes des grandes épidémies, particulièrement de celle qui nous a visités deux fois depuis vingt ans, et qui semblait encore nous menacer récemment. Ces fléaux sont-ils dus, comme quelques-uns le pensent, à la diminution de l’électricité atmosphérique, ou sont-ils occasionnés, comme d’autres l’affirment par une accumulation considérable de l’électricité générale dont les nuages orageux et les contrées marécageuses sont les sources les plus abondantes ? Que faut-il penser des observations qui ont été faites dans quelques endroits durant le choléra de 1848-49, et d’après lesquelles les appareils électriques et magnétiques auraient perdu beaucoup de leur puissance ? Quelle est la valeur de l’opinion émise par un médecin français, M. Fourcault, qui fait provenir le choléra de la non-équilibration de l’électricité atmosphérique et du magnétisme terrestre ? Telles sont les questions qu’aborde l’auteur sur ce point spécial de l’électricité ; et telle est la nature de celles qui se reproduisent dans les diverses parties de son savant travail à propos de chacune des grandes influences météorologiques qu’il décrit. Ajoutons que cet ouvrage se distingue par une très grande lucidité d’exposition et un incontestable mérite de style qui en rend la lecture aussi intéressante que facile malgré son caractère scientifique. Les sciences en général et la médecine en particulier ont nécessairement, pour quiconque n’est pas initié, des obscurités qui résultent, soit des néologismes qu’elles ont dû adopter dans la classification des phénomènes sur lesquels elles opèrent, soit des idées et des méthodes qui leur sont propres. Ce n’est donc pas sans effort qu’elles peuvent parler un langage intelligible pour tous. Aussi ne saurait-on trop féliciter les rares savans qui veulent bien se proposer ce but, et surtout les savans plus rares encore qui réussissent à l’atteindre.

V. DE MARS.


NOTICE HISTORIQUE SUR LES MANUFACTURES IMPÉRIALES DE TAPISSERIES DES GOBELINS ET DE TAPIS DE LA SAVONNERIE, par A.-L. Lacordaire[2]. — La manufacture des Gobelins compte aujourd’hui près de deux siècles d’existence. De tous les établissemens d’art qui honorent la France, il en est peu dont le passé soit aussi long ; il n’en est pas un peut-être qui ait mieux résisté aux influences extérieures, aux commotions politiques, comme aux changemens introduits dans nos usages et dans nos goûts. L’Académie royale de peinture et de sculpture, définitivement constituée en 1663 sous la protection de Colbert, n’a pu survivre au règne de Louis XVI, ou, si quelque chose d’elle subsiste encore, c’est dans les statuts de l’École des Beaux-Arts et dans les règlemens de l’Institut qu’il faudrait rechercher ces rares vestiges de son ancienne organisation. La création d’une école à Rome pour les peintres français, école dont Errard fut le premier directeur, n’est pas antérieure à la transformation des Gobelins en manufacture royale, et d’ailleurs les conditions actuellement faites aux pensionnaires de la villa Médicis n’ont qu’une analogie lointaine avec les lois qui régissaient les pensionnaires du roi aux XVIIe et XVIIIe siècles. La manufacture de porcelaine, à Sèvres, n’a prospéré que depuis 1750, époque où il fut décidé qu’elle ferait partie désormais du domaine de la couronne ; encore faut-il déduire de ce chiffre de cent années la période comprise entre la révolution et l’empire, puisque les travaux demeurèrent alors suspendus. Enfin la première exposition publique des tableaux d’artistes vivans eut lieu seulement en 1673, et l’on sait combien de fois les règlemens concernant les salons ont été remaniés depuis les ordonnances de Louis XIV jusqu’à l’organisation actuelle. L’établissement des Gobelins, qui date de 1662, a sur toutes ces institutions successives l’avantage de l’ancienneté, et de plus, il représente mieux qu’aucune d’elles les phases diverses qu’a traversées l’art français à partir du règne du grand roi. Sous Lebrun, les Gobelins, — malgré ce titre modeste de « manufacture des meubles de la couronne, » que leur donnent les lettres-patentes, — sont moins un établissement industriel qu’une sorte de lycée où s’exercent à côté les uns des autres tout ce que la France compte alors de peintres, de dessinateurs et de graveurs habiles. La richesse des tapisseries, des pièces d’orfèvrerie et d’ébénisterie, fabriquées dès cette époque, contribue, il est vrai, à étendre la renommée naissante des Gobelins ; mais les tableaux de Vander Meulen, de Baptiste Monnoyer et d’environ quarante autres peintres dont les états de dépenses nous ont transmis les noms, les planches gravées par Edelinck, Audran, Rousselet et leurs élèves, prouvent que la « manufacture des meubles de la couronne » est avant tout le sanctuaire de l’art au XVIIe siècle. Dans le siècle suivant, lorsque Boucher est nommé par M. de Marigny inspecteur des travaux, la mode, des bergeries se substitue dans tous les ateliers au culte des principes académiques, et à l’exemple du maître qu’on leur donne, les artistes employés aux Gobelins produisent des œuvres plus propres à enjoliver les petits appartemens qu’à décorer les galeries des palais. Le sceptre que Lebrun avait porté d’une main si fière et si ferme n’est plus qu’une houlette enrubannée que Boucher tient du bout des doigts, et le nouveau chef délègue en grande partie son autorité à des lieutenans dont aucun d’ailleurs ne serait d’humeur à le trahir. Amédée Vanloo, Lépicié, Jeaurat et une douzaine de peintres de la même école, s’installent là où avaient régné les artistes surnommés à tour de rôle les romains, parce que leurs travaux rappelaient, disait-on, la grande manière italienne. Aminthe et Sylvie, les Confidences ou le Secret, le Déjeuner de la Sultane, tels sont les modèles que fournissent aux artistes-tapissiers Boucher et ses amis : voilà les œuvres en cours d’exécution aux lieux mêmes où s’étaient produites les Batailles d’Alexandre, et ces célèbres tentures des Mois, dont Lebrun, Vander Meulen, Boulle et Anguier avaient peint les originaux. Au temps de la révolution, la manufacture des Gobelins subsiste, non sans peine assurément, mais enfin elle subsiste ; elle n’est ni supprimée, ni dévastée en dépit des déclamations furibondes de Marat, qui ne se doutait pas qu’un jour prochain viendrait, — hélas ! — où son propre portrait serait, par décret de la convention, envoyé comme modèle de tapisserie dans ces murs où l’Ami du Peuple ne voyait qu’un repaire « de fripons et d’intrigans. » Les travaux reprennent aux Gobelins leur ancienne activité au moment où Napoléon monte sur le trône, et les tapisseries exécutées à partir de cette époque soit d’après les anciens maîtres, soit d’après les peintres contemporains, ne peuvent qu’augmenter la juste renommée de l’établissement fondé par Louis XIV.

L’histoire des Gobelins est donc à vrai dire l’histoire même de l’art national depuis deux siècles, et l’on ne pouvait retracer l’une sans que l’autre eût forcément sa part dans le travail de l’écrivain. Ces chroniques doublement intéressantes et jusqu’à présent trop peu connues, le directeur actuel de la manufacture, M. Lacordaire, les a résumées dans une notice pleine de faits et de judicieux aperçus. Mieux placé qu’aucun autre pour s’entourer de documens certains, il n’avance rien qui ne soit amplement justifié par des témoignages authentiques et des pièces officielles ; il semble que l’auteur veuille s’effacer absolument derrière l’annaliste et ne prétendre à rien de plus qu’au rôle de narrateur fidèle. M. Lacordaire toutefois n’a pas sacrifié à ce besoin d’exactitude les autres conditions de sa tâche. Sans commenter outre mesure les matériaux retrouvés par lui, il a su du moins les relier entre eux par quelques considérations historiques, introduire de temps en temps l’élément critique dans un récit un peu aride en soi, et ôter au sujet ce qu’il aurait pu avoir de trop expressément technique. La Notice sur les manufactures impériales des Gobelins et de la Savonnerie est à la fois un guide excellent pour quiconque visite ces établissemens célèbres, et, au point de vue de l’art et de son histoire, un livre utile, instructif, bien fait. Nous souhaitons que M. Lacordaire achève une entreprise si heureusement commencée, et que, comme il le dit dans la préface, il ajoute un travail sur l’art de la tapisserie en général à l’étude spéciale qu’il vient de publier.


HENRI DELABORDE.


V. DE MARS.


  1. 2 vol. in-8o, 1854 ; Paris, chez Baillière.
  2. Paris, à la manufacture des Gobelins, 1853.