Bulletin bibliographique, 1854/02

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The Dodd Family (Abroad), by Charles Lever[1]. — S’il fallait donner à des lecteurs mal préparés une idée prompte et sommaire de ce qu’est en Angleterre le spirituel écrivain qui, après s’être fait connaître sous le pseudonyme d’Harry Lorrequer, se révèle depuis quelques années sous son vrai nom, Charles Lever, nous dirions que ses récits, où la raillerie philosophique se mêle à des charges ultra-grotesques, procèdent tour à tour des romans de M. Paul de Kock et du Jérôme Paturot de M. Louis Reybaud. Les Dodd en voyage (ainsi devrait-on traduire le titre du dernier roman de M. Ch. Lever) réveillent encore d’autres souvenirs dans l’esprit de ceux qui ont quelque teinture des lettres anglaises contemporaines. Ce livre fait songer à une des fantaisies les plus amusantes de Little Moore, à cette correspondance poétique, de la famille Fudge (Fudge Family), qui égaya presque aussitôt après la réouverture du continent, en 1816, les loisirs de l’aristocratie lettrée. Ceci se passait à une époque où on ne s’occupait guère en France de ce qui s’imprimait au-delà de la Manche, et les drolatiques aventures de la famille Fudge, nonobstant leur haut goût de libéralisme, n’ont eu de notoriété que chez nos voisins. La Famille Dodd a plus de chance, à l’heure présente, de trouver parmi nous des lecteurs, et soit qu’on y cherche la peinture satirique de l’Anglais en voyage, soit qu’on l’accepte comme un joli album de caricatures à outrance, rehaussées d’un texte qui les fait valoir, il est à parier que ce magnifique volume aura sa place sur plus d’un guéridon, pêle-mêle avec les publications à images, les petits romans du jour, les collections de costumes cosaques, les voyages dans la Mer-Noire, les biographies militaires, et autres éphémères primeurs dont se repaît la curiosité opulente et blasée.

Si nous résumons la substance de cette longue série de lettres, elle nous offre, avec des centaines d’épisodes plus ou moins heureux, le tableau des méprises, des mésaventures, des bévues, des déceptions que peut rencontrer sur tous les grands chemins de l’Europe une famille irlandaise, soudainement transplantée, du domaine où elle règne et prospère, dans les auberges, les tables d’hôte, les salons, les établissemens thermaux de Belgique, d’Allemagne et d’Italie. La France cette fois se trouve, — nous ignorons comment, — hors de jeu. Peut-être est-ce un des résultats de l’entente cordiale actuelle. Dodd père, — ou « le gouverneur, » deux surnoms sous lesquels son fils le désigne assez irrévérencieusement, — est un excellent type de propriétaire irlandais, impétueux, irascible au dehors, mais dans le fond complaisant et docile chef de famille, qui se laisse aller tête baissée, — son premier feu de résistance venant à s’user, — dans toutes les extravagances que sa femme et ses enfans entreprennent de lui faire accepter. Grondant toujours, toujours menaçant, de reprendre le chemin du logis, aggravant par ses vivacités milésiennes les situations, déjà fort critiques, où le jette son ignorance complète des mœurs continentales, il épanche ses angoisses, ses appréhensions, parfois ses remords, dans le sein de l’ami chargé de gérer ses affaires. Cet ami, — Thomas Purcell, — représente le coffre-fort, et, mieux que pas un confesseur, il doit être initié à toutes les peccadilles de nos voyageurs. Ne faut-il pas que Thomas Purcell s’ingénie à trouver les fonds de toutes les traites tirées sur lui par Kenny J. Dood ? Ne faut-il pas qu’il fasse attendre les créanciers, qu’il harcele les débiteurs, qu’il négocie les valeurs hypothécaires ? Et cela étant, que lui cacher ? Kenny J. Dodd d’ailleurs, en brouille réglée avec sa revêche moitié, obligé de sauvegarder vis-à-vis de ses enfans la majesté paternelle, ne saurait se décharger ailleurs du fardeau de ses doléances, ni choisir un autre confidebt de ses frasques et fredaines.

Puisque le mot est lâché, il faut bien avouer que. Dodd père n’est pas toujours irréprochable. Entre autres faiblesses, à peine pardonnables chez un country-gentleman qui a passé la cinquantaine, ne s’avise-t-il pas de se laisser aller aux séductions d’une sirène errante, mistress Gore Hampton, qui, après l’avoir fasciné, l’enlève un beau jour, et, après l’avoir promené sous un faux nom qu’elle lui persuade de prendre, le livre, pieds et poings liés, à un sien époux armé d’un de ces procès en crim. con, si redoutés de quiconque, en Angleterre, braconne sur les terres d’un voisin marié. Au fait et au prendre, mistress Gore Hampton n’est autre chose qu’une spéculatrice aux dehors fashionables, et dans les affaires de laquelle un indigne mari joue le rôle de commanditaire. Dodd père, tombé dans le traquenard qu’ils lui ont tendu de concert, en est réduit à une transaction ruineuse, tout innocent qu’il soit au fond du crime qu’il rachète ainsi, — et c’est là sa plus terrible épreuve.

Mistress Dodd, — Jemima Dodd, née M’Carthy, — petite-fille de M’Carthy More, qui, en l’an 1006, tua de sa main Shawn-Bhuy na Tiernish, — se sent, par sa noble origine, bien au-dessus de son époux. Elle le traite volontiers de haut en bas, méprisant, comme un instinct essentiellement roturier, l’esprit d’économie qu’il voudrait introduire dans leurs arrangemens de voyage. Ce qui la ravit pendant cette tournée sur le continent, c’est d’y voir réaliser enfin le rêve aristocratique de sa jeunesse. En Angleterre, et même en Irlande, le poids de sa mésalliance la retient dans les régions inférieures de la caste bourgeoise ; mais à peine hors de son pays, elle peut tout à son aise marcher de pair avec les ducs, les comtes, les marquis qu’elle rencontre, et auxquels elle accorde naïvement toute l’importance que la hiérarchie anglaise donne à ces titres. De cette confusion, comme chacun peut le pressentir, doivent sortir de graves désappointemens. Princes polonais, graffs allemands, marquis ou barons de France et d’Italie foisonnent sur les grands chemins où passent les touristes anglais ; mais sous ces écussons trompeurs que de faux chevaliers ! et combien de manans s’inscrivent sans contrôle possible sur les tableaux héraldiques de Baden-Baden ou de Homhourg ! Aussi Jemima Dodd, née M’Carthy, tombe-t-elle de déception en déception jusqu’à ce point d’accepter pour fiancé de sa fille aînée, de la brillante Mary Anne Dodd, le baron Adolf von Wolfenschaefer, Freiherr von Schweinbraten et Ritter de l’ordre du coq de Tubingen, lequel au fond n’est que l’intendant du magnifique Schloss, où les Dodds éblouis lui avaient déjà conduit son orgueilleuse fiancée.

Nous plaindrions volontiers Mary Anne, qui ne devrait pas être victime du travers maternel, si, toute accomplie qu’elle est d’ailleurs, cette jolie enfant n’avait pas la tête un peu tournée par le beau monde où elle vit, et les romans qu’on lui laisse lire. Mary Anne a laisse en Irlande un infortuné sweet-heart, jeune médecin de mérite et d’avenir, avec qui elle a échangé les sermens les plus tendres. Or à peine six mois écoulés, et déjà la petite folle en est à se persuader de très bonne, foi qu’on a surpris sa candeur, abusé de son jeune âge, et qu’une personne comme elle peut aspirer aux plus brillans mariages. Orgueil, tu perdis Troie !… et peu s’en faut que Mary Anne Dodd ne subisse le sort d’ilion. Après avoir vu s’évanouir son beau rêve de baronnie allemande, elle prête l’oreille aux insinuations sentimentales d’un nobleman anglais, — celui-là de bon aloi, du moins quant au titre, — lequel s’est peu à peu impatronisé chez les Dodd, qui voient en lui le prétendu de leur fille aînée. Mais quand l’heure est venue de s’expliquer, lorsqu’il pense pouvoir faire accepter à Mary Anne, entraînée à de tendres aveux, ce qu’une révélation pareille a d’effrayant pour elle, le perfide lui avoue qu’il est… déjà marié. Il ajoute à la vérité, correctif excellent, qu’il a été fort malheureux en ménage, et qu’il croit avoir tous les droits possibles de faire prononcer son divorce. Sur cette fragile assurance, Mary Anne, le croira-t-on ? risquerait fort bien le bonheur de toute sa vie, — tant il est vrai que « les voyages forment la jeunesse, » — si un heureux concours de circonstances ne venait faire découvrir à temps que ce misérable lord George Tiverton est complice de Gore Hampton et de sa perfide moitié.

Les aventures du jeune James Dodd, racontées par lui à un de ses camarades d’université, sont à l’avenant de celles de sa sœur aînée. Dès son arrivée sur le continent, il se crée, à l’insu de Dodd père, un budget particulier alimenté par les complaisances intéressées de l’usure, et qui suffit mal à ses dispendieuses fantaisies. Du turf où il a débuté sous la direction de lord George Tiverton, il se trouve naturellement conduit aux salles de jeu, où l’attendent tour à tour les périlleuses hostilités et les faveurs plus périlleuses encore de la déesse Fortune. Cette vie de fièvre continuelle et d’excitations sans cesse renouvelées le dégoûte bien vite de toute occupation régulière, et lorsque son père, après bien des sollicitations restées inutiles, finit par lui faire obtenir une position officielle, notre jeune étourdi, au lieu d’en aller prendre possession, court s’installer en face des croupiers de Hombourg. Il rencontre là, dans un moment où le tapis vert vient de l’enrichir, une belle comtesse aux façons excentriques, écuyère excellente, et dont il s’éprend en la voyant galoper seule dans les bois. Elle paraît aussi riche que belle, et Dodd fils, dont elle accueille les soins avec une faveur marquée, se croyant en passe de terminer par un excellent mariage les folies de sa jeunesse, risque sur cette chance un peu hasardée tous les bénéfices du trente-et-quarante ; mais il apprend bientôt à ses dépens que l’amour et l’hymen, aussi bien que la roulette, ont leurs revers imprévus. La comtesse, bien peu de jours avant la noce, fausse brusquement compagnie à la famille de son prétendu et à son prétendu lui-même. On est quelque temps à savoir qui elle était au juste, et ce qu’elle peut être devenue, lorsqu’un beau jour les Dodd, arrivés à Gênes, entendent retentir de tous côtés le nom de l’incomparable Sofia Bettrame, la reine des cirques, la déesse de la voltige et du saut périlleux. Ce nom magique les attire au spectacle, et là, dans les bras du signor Annibale, le grand Hercule moderne, qui porte, en se jouant, ce léger fardeau, leur apparaît, les cheveux épars et dans l’espèce de toilette que comporte une exhibition de ce genre, l’incomparable Sofia Bettrame !… Et Sofia Bettrame, — ne vous en doutiez-vous pas ? — c’est la comtesse, qui se donnait pour « la nièce d’un cardinal, » et dont le crédule James ne baisait le bout des doigts qu’avec un frisson de respect.

Dans cette famille Dodd, dont les travers et les mésaventures sont, il faut le croire, singulièrement exagérés, une seule personne a pour mission de représenter le bon sens et le bonheur : c’est miss Caroline, la plus jeune des deux sœurs. Attachée à son pays, à la simple existence qu’elle y menait, lasse du bruit menteur et du faux éclat après lesquels sa mère et sa sœur vont courant à l’envi, celle-ci ne se trouve vraiment à son aise qu’auprès de sa compatriote mistress Morris, dont le fils a quitté le service pour se consacrer tout entier aux soins qu’exige la santé de cette excellente femme. Morris, qui n’a qu’une fortune médiocre, s’est déjà vu refuser la main de Caroline, lorsque, par une de ces péripéties qui dénouent tant de romans anglais, la mort inattendue d’un cousin le met en possession d’un riche héritage, substitué de mâle en mâle. Le refus qu’il a éprouvé, — refus émané de mistress Dodd, à l’insu de son mari et de Caroline, — est désormais l’unique barrière qui sépare deux cœurs faits l’un pour l’autre. Or il ne faut être ni un romancier bien inventif pour la faire tomber, ni un lecteur bien pénétrant pour deviner que l’ex-capitaine Morris, devenu sir Penrhyn de Penrhyn-Castle, joue à la fin de ce drame de famille le rôle du Jupiter ex machinà. C’est lui qui, par sa haute influence, déconcerte les intrigues spoliatrices dont allait être victime son futur beau-père ; c’est lui qui rend un peu de bon sens à Jemima, née M’Carthy ; c’est lui qui réconciliera, sans nul doute, la pauvre Mary Anne avec son fiancé d’autrefois, le jeune docteur Belton ; c’est lui qui désabuse James sur le compte de lord George, et qui se chargera de ramener dans la bonne voie cet enfant prodigue dont il y a, malgré toutes ses erreurs, bon parti à tirer.

Nous avons donné de cette œuvre légère une idée assez complète pour qu’on nous dispense de la caractériser plus longuement. C’est bien là le roman irlandais avec ses qualités, — l’entrain, la sève, la fougue, la liberté d’improvisation, — et aussi avec ses défauts, — l’irréflexion, l’absence de tact et de mesure, l’exagération à fond de train, la gaieté vulgaire, le rire obtenu vi et armis. — Il faut l’accueillir avec l’indulgence due, vers la fin d’un dessert, aux bons compagnons qui le veulent égayer. De cette façon, et, comme on dit vulgairement, en a prêtant un peu le collet, » il y a là plus d’une aimable qualité à découvrir, plus d’une observation délicate à surprendre, plus d’un aperçu curieux à noter. Il a paru plus d’un volume tout aussi gros, — et ce n’est pas peu dire, car celui-ci a 640 pages petit texte, — au nom duquel nous n’oserions autant promettre.


E.-D. FORGUES.


V. DE MARS.


  1. London, Chapman and Hall, 1854, 1 vol. petit in-4o, illustré par Phiz.