Bulletin bibliographique, 1854/04

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Cappello, qui devint duchesse de Toscane. On ne saurait louer assez le soin consciencieux que M. Paravia porte dans ses moindres travaux : des notes rejetées à la fin de chaque étude éclaircissent tout ce qui peut paraître obscur, et ces notes sont suivies, pour chaque auteur, d’une exacte bibliographie. Ce qui intéresse surtout dans ce recueil, c’est le récit des derniers jours de la république de Venise, d’après les souvenirs manuscrits du capitaine Paravia, qui a joué un rôle modeste, mais actif, dans ces événemens. Le lecteur français trouve avec plaisir des détails peu connus sur le séjour de Louis XVIII à Vérone et sur la conduite du général Bonaparte en Lombardie. S’il faut tout dire, il nous semble que M. le professeur Paravia traite un peu sévèrement les Français : ils sont pour lui des ennemis, non moins que les Autrichiens. N’eût-il pas dû reconnaître là, comme il le fait ailleurs, que les armées de la république et la vice-royauté du prince Eugène ont apporté le progrès à l’Italie du nord, maintenue plus tard dans la routine par la domination autrichienne ?

Un volume sur l’art de composer des inscriptions en langue vulgaire[1] suivit les Memorie Veneziane. Un volume sur ce sujet, cela peut, au premier abord, paraître un peu long, mais il faut dire que M. Paravia n’a consacré à l’épigraphie vulgaire que quatre leçons : si maigre que soit le sujet, il était difficile de le traiter avec plus de brièveté ; quant à l’à-propos, il ne saurait être contesté. C’est un préjugé encore répandu en Italie que les inscriptions doivent être écrites en latin ; M. Paravia combat dans une certaine mesure cette opinion trop absolue, et fait remarquer avec raison qu’à Pologne, par exemple, où elle règne eu maîtresse, on a soin d’écrire en italien tout ce qu’on désire faire comprendre. M. Paravia a donc fait une œuvre utile non moins qu’originale. Sans doute les préceptes qu’il donne pour écrire une bonne inscription sont un peu ceux du style en général, clarté, précision, brièveté ; mais il n’est pas sans intérêt de connaître les différentes abréviations, suppressions ou élégances qu’une épigraphe comporte. Le reste du volume n’est que l’exemple judicieusement joint au précepte. M. Paravia recueille cent inscriptions, funéraires ou autres, composées par lui avec beaucoup d’art. Sa supériorité dans ce genre est bien reconnue à Turin : c’est lui qui a été chargé des inscriptions nombreuses qui ornaient l’église pour les funérailles solennelles de Charles-Albert et de Gioberti, et pour le service funèbre des victimes de la bataille de Novare. Son talent a répondu à la confiance du gouvernement piémontais : on trouve tout ensemble dans ces épigraphes le sentiment national et le sentiment religieux.

En 1852 paraissaient les Lezioni di varia letteratura. Le titre de ce volume indique assez que M. Paravia n’a pas prétendu nous donner un cours complet de littérature italienne, ni même, comme M. Villemain, l’ensemble de ses leçons pendant une certaine période ; il s’est borné à choisir celles qui lui ont paru les mieux composées ou les plus intéressantes. Peut-être éprouverait-on quelque surprise en passant brusquement et sans transition d’un sujet à un autre, du général au particulier, si l’on voulait lire plusieurs leçons à la suite ; mais chacune, prise séparément, offre un véritable intérêt. Sans doute aussi des études sur la tragédie, sur la satire, sur l’éloquence sacrée, n’ont rien de bien nouveau. Toutefois ce qui les rajeunit pour nous, c’est qu’il est surtout question des tragiques, des satiriques, des prédicateurs italiens. Quant aux leçons où M. Paravia nous fait connaître quelques écrivains dont le nom est à peine parvenu jusqu’à nous, comment ne pas lui savoir gré de les avoir imprimées ? Sait-on bien en France qu’au XVIIIe siècle l’Italie a eu deux ou trois poèmes didactiques d’un mérite réel ? Zaccaria Betti écrivait alors sur le ver à soie ; Giambatltsta Spoverini sur la culture du riz ; Bartolommeo Lorenzi sur l’agriculture dans les pays montagneux. M. Paravia nous fait connaître avec impartialité les beautés et les défauts de ces trois poèmes, et les fragmens qu’il cite, s’ils ne donnent pas le désir de lire l’œuvre en entier, font du moins qu’on s’applaudit d’avoir lu l’analyse habile et les citations choisies qui peuvent nous en dispenser.

Sous ce titre : Carlo Alberto e il suo regno, M. Paravia s’est borné à réunir les discours officiels prononcés par lui-même à l’éloge du roi Charles-Albert. C’était un usage à Turin qu’à l’ouverture de l’année scolaire les deux professeurs d’éloquence fissent alternativement un discours de rentrée et l’éloge du prince régnant. Six fois dans l’espace de douze ans M. Paravia s’est donc vu obligé de se conformer à cet usage, dont le moindre inconvément n’était pas de forcer l’orateur à des redites ou à de bien maigres louanges, s’il ne voulait se répéter ou copier son collègue. On était réduit alors à louer le roi d’avoir institué un conseil d’état, promis un code, ouvert une galerie de tableaux, fondé une bibliothèque, une université, des hôpitaux, éclairé Turin au gaz, ou même, quand tout cela était dit, il fallait faire l’éloge des citoyens pour leur charité, de la ville ou du pays pour les beautés qu’ils renferment. Telles étaient les difficultés insurmontables d’un pareil sujet : M. Paravia a lutté contre elles avec courage, et par son élégante parole, par son éloquence académique, il a réussi quelquefois à les dissimuler, toujours à se faire applaudir. Ses discours réunis forment bien réellement l’histoire apologétique du règne de Charles-Albert. Ce prince n’avait maintenu un si singulier usage que par respect pour la tradition. Lorsqu’on 1847 il crut l’heure venue d’accomplir les réformes qu’il méditait, parmi tant d’améliorations plus importantes il n’oublia pas la suppression de cet éloge annuel, dont souffrait sa modestie. Libre désormais de choisir son sujet, M. Paravia fit encore, en 1849, l’éloge de Charles-Albert. L’infortuné monarque venait de perdre la bataille de Novare et de mourir à Oporto. Cette pieuse marque d’affection et de reconnaissance inspira heureusement le savant professeur : le discours de 1849 est le plus touchant et le plus éloquent de tout le recueil. Nous mentionnerons encore, comme animée d’une éloquence patriotique, l’oraison funèbre des guerriers morts à Novare : M. Paravia la prononça lui-même sous les voûtes de l’église. Ne se trouvait-il donc pas dans tous les états sardes un prêtre assez patriote, ou du moins assez chrétien, pour porter la parole de paix sur ces tombes fraîchement remuées, et comment le clergé a-t-il laissé à un laïque l’honneur d’une tache qui semblait n’appartenir qu’à lui seul ?

Après avoir rendu ainsi hommage au roi, M. Paravia crut devoir rendre hommage au Piémont, devenu son pays d’adoption ; ses Memorie Piemontese di litteratura e di storia contiennent des notices nécrologiques, celles, par exemple, de Gioberti et de Pinelli, des détails peu connus sur Alfieri, des recherches sur un prédicateur piémontais, le père Giuglaris, sur l’époque où les ducs de Savoie furent inscrits parmi les patriciens de Venise, sur la prétendue expédition d’Amédée V contre Rhodes, etc. ; mais le morceau capital de ce volume, c’est une dissertation sur le véritable auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, M. Paravia réfute très bien l’opinion qui attribue ce livre célèbre à Thomas A-Kempis, à Gerson, à Thomas Gallo, et se range à l’avis de M. Grégory, qui en rapporte l’honneur à l’abbé Gersen, du couvent de Verceil. Je ne connais pas les deux volumes que M. Grégory a écrits sur ce sujet ; mais la discussion de M. Paravia est si claire et paraît si concluante, qu’on n’hésite pas, après l’avoir lue, à croire avec lui que le manuscrit découvert par M. Grégory tranche la question en faveur du moine piémontais. C’est l’opinion de quelques-uns de nos compatriotes qui ont étudié à fond cette question délicate, et personne ne l’a exposée avec autant de lucidité et de brièveté tout ensemble que M. Paravia.

Nous arrivons aux Lezioni di Storia subalpina. Chargé par le roi Charles-Albert de créer l’enseignement de l’histoire nationale dans les états sardes, le savant professeur n’a rien négligé pour répondre dignement à la confiance royale ; il a visité avec une conscience rare les lieux où s’étaient passés les événemens dont il devait parler ; il a compulsé les chroniques et les historiens, Costa de Beauregard, Grillet, saint Thomasn Litta, Cibrario ; mais, indépendant d’eux tous, il les éclaire et les complète l’un par l’autre. Il faut avouer que l’histoire du Piémont n’offre qu’un médiocre intérêt. L’exiguïté de ce pays, la faible part qu’il a prise pendant longtemps aux événemens dont l’Europe était le théâtre, ont forcé M. Paravia à faire presque uniquement l’histoire de la maison de Savoie. Si intime que soit aujourd’hui l’union de cette illustre famille avec le pays sur lequel elle règne, il n’en est pas moins fâcheux que l’histoire du Piémont ne soit que celle de princes dont les possessions ont eu si longtemps pour limite le versant septentrional des Alpes ; c’est la faute du sujet, non celle de l’historien, et je ne songerais pas à la lui reprocher, si, dans le volume qu’il vient de publier, il n’avait essayé de faire de cette exception une règle, et de prouver que l’histoire des monarchies absolues est celle des rois, puisque tous les historiens l’ont prise ainsi. C’est sans doute pour le besoin de sa cause que M. Paravia a généralisé ; mais c’est tenir trop peu de compte de la profonde réforme introduite si heureusement dans l’histoire par l’école française. MM. Guizot et Augustin Thierry prouveraient au besoin qu’il est possible de faire l’histoire des peuples, même sous la monarchie absolue. Sous ces réserves, il est juste de dire que M. Paravia tire tout le parti possible de son sujet ; autant qu’il le peut, il parle de l’Italie et de Turin, mais il est surtout l’historien de la maison de Savoie, et il nous intéresse, quoique étrangers, aux péripéties de son existence. Sous l’historien, on retrouve avec plaisir le professeur d’éloquence qui pare le récit un peu sec, un peu maigre des faits, de tous les charmes d’une diction qu’on trouverait presque trop élégante, si l’on ne se souvenait, que ces deux volumes sont moins un livre d’histoire que des leçons professées publiquement.

Cette élégance, ce soin de la forme est peut-être ce qui trappe le plus quand on lit les œuvres de M. Paravia ; il est vraiment Italien à cet égard, et de la meilleure école, de celle qui croit avec raison que la langue d’un pays doit, autant que possible, s’en tenir à l’imitation des grands modèles nationaux ; aussi l’académie de la Crusca lui a-t-elle ouvert ses portes. L’autour des Lezioni du Storia subalpina est ce que les amateurs de la littérature facile appellent, par une dédaigneuse extension, un trecentiste, et par là il rend un service réel à son pays, en montrant combien il est profitable de rester fidèle aux saines doctrines littéraires. Le nombre des représentans de ces doctrines devient assez rare en Italie, comme partout ailleurs, pour que leurs travaux rencontrent au-delà même du pays qui les a vus naître l’attention reconnaissante et les sympathies de tous les amis des lettres.


F.-T. PERRENS.


Ce ne serait pas une histoire littéraire sans intérêt que celle de la petite contrée limitrophe de la France située au pied des Alpes. Profondément sympathique à sa grande voisine, la Savoie n’en a pas moins son individualité nationale très positive et très persistante. À la Savoie, la langue française dut son premier législateur, Vaugelas ; sa première académie, l’Académie Florimontane, fondée sous les auspices de saint François de Sales. Et depuis ce grand et aimable saint, qui fut aussi un remarquable écrivain, jusqu’à l’illustre auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg et à son frère, le charmant auteur du Voyage autour de ma Chambre et du Lépreux, l’amour et la culture des lettres n’ont point manqué à la patrie de ces grands écrivains. C’est en Savoie aussi que s’est éteint prématurément l’an dernier un aimable et gracieux poète, Mlle Jenny Bernard. Tous les compatriotes de l’auteur et la plupart des étrangers qui ont visité la Savoie ont pu lire un recueil de poésies simples et doucement émues, où, sous le titre de Luth des Alpes, l’auteur décrivait avec une grâce pénétrante quelques-uns des plus beaux sites de la Savoie. Ceux qui ont rencontré l’auteur ont gardé vive souvenance de sa conversation, de quelques-unes de ses lettres si pleines de verve, où se mêlait tant d’esprit à tant de bonté, et dont une modestie sans apprêt augmentait le charme. Mlle Bernard a laissé de nombreux morceaux de prose et de poésie, connus seulement de ses amis, et qui demeurent entre des mains fraternelles et littéraires. Sans doute le dépositaire ne privera pas le public des derniers accens harmonieux de cette voix aimée.


F. DE SYON.


Nous avons déjà cité ici deux petits poèmes de M. Des Guerrois qui ont trouvé place plus tard dans un volume intitulé : Sous le Buisson. Aujourd’hui l’auteur prépare un volume nouveau, Paysages de Champagne, et il nous adresse deux pièces que nous croyons devoir publier comme un nouveau témoignage d’une inspiration qui, sous une forme parfois laborieuse, arrive à se traduire avec une certaine originalité. Il y a, ce nous semble, dans les vers de M. Charles Des Guerrois un assez vif sentiment de la nature et de la vie rustique. Le lecteur en jugera :

AVANT L’ORAGE

Il est dans la Bourgogne un usage que j’aime,
Un feuillet détaché du rustique poème.

Dès les mois du printemps où le sol attiédi
Promet l’épi joyeux au sillon reverdi
Et la feuille bientôt à la vigne craintive,
— Car le bourgeon renflé la tient encor captive
Jusqu’au jour où l’un met la faux dans la moisson,
Et l’alouette alors redouble sa chanson, -
Jusqu’au jour où la vigne aux feuilles rougissantes,
Livrant aux vendangeurs ses grappes mûrissantes,
Au penchant des coteaux invite les paniers
Et de gais travailleurs emplit les hauts sentiers, -
Quand les champs sont la crainte ainsi que l’espérance,
Que pas un toit n’abrite ici l’indifférence, -
Le sonneur en ce temps, dès la pointe du jour,
Le sonneur matinal et monté dans la tour
Tinte la passion pour les biens de la terre,
Pour l’homme en même temps, le laboureur austère,
Qui donne ses sueurs, et pour nourrir les siens,
En arrose le champ qu’ont béni ses anciens,
Et met dans ses sillons une part de sa vie,
Comme un trésor douteux volontiers enfouie.
Et si l’orage encor, visible à l’horizon,
D’un tonnerre lointain menace le sillon,
Le vigneron si pauvre, et qui n’a pour richesse
Que le frêle raisin, décevante largesse,
Le pauvre laboureur dont le pain est aux champs,
Craignant la grêle lourde et les souffles méchans,
Dans leur bourse tous deux ils trouvent une obole,
Ils vont, et simplement disent une parole,
Et dans la tour encor sonne la passion
Pour la vigne en péril, pour le blé du sillon.
Que de Dieu maintenant la volonté soit faite !
Que les champs aient leur deuil, que les champs aient leur fête,
Ces hommes béniront la main qui donnera,
Ou, pauvres et frappés, la main qui reprendra.
Et quand viendra plus tard la moisson désirée,
Et pour couronner tout, la vendange espérée,
Le curé prendra part, — part aussi le sonneur, -
Ainsi qu’à la prière, à leur humble bonheur ;
Dîme que fait le cœur aux fromens en javelle,
Part choisie aux raisins, et non pas la moins belle.


SUR LA ROUTE


C’était dans un chemin écarté, sur la route
Aboutissant de loin sous le bois qui fait voûte ;
Et le bois en retour, finissant brusquement,
Dans un vaste carré laissait croître un froment.

La forêt à l’entour, sous la brume amincie,
Faisait d’un souffle frais onduler l’éclaircie.
Il avait plu beaucoup, et depuis le matin.
Tout à coup vaguement je vis dans le lointain
Quelque chose venir d’une forme indécise,
Un groupe en mouvement qui se forme et se brise.
Je reconnus bientôt quel voyage accompli
Donnait à quelques-uns ce visage pâli,
Des pleurs à quelques-uns. Je ne sais quel village
Qu’on n’apercevait pas, caché dans le feuillage,
Envoyait à l’église un de ses enfans mort,
Un matelot perdu qui rentre dans le port.
Pauvres, ils n’avaient point pour eux seuls une église,
Et leurs morts s’en allaient, qu’il fit soleil ou bise,
Chercher une prière et le dernier repos,
— Travail doux et béni qui suit les durs travaux !
Le mort allait porté dans sa pauvre voiture,
Et les parens à pied suivaient à l’aventure,
Quelquefois dispersés, réunis quelquefois,
Et le vent apportait de loin le bruit des voix.
C’était étrange à voir, les rouges parapluies
Qui semblaient au soleil des fleurs épanouies,
Ou des tentes qui vont au caprice du vent,
Tantôt cédant un peu, tantôt se relevant.
Et je songeais tout bas, me disant en moi-même :
C’est ainsi que finit le rustique poème, -
Le travail ! Quarante ans, un demi-siècle et plus !
Et puis, quand les vieux jours tremblans sont advenus,
La bière qui s’en va sur la route déserte,
D’un lambeau de drap noir à peine recouverte,
Chercher loin du hameau, du sillon familier,
L’asile où nul ne vient de loin s’agenouiller.
Qu’importe ? Dieu reçoit et reconnaît ces âmes,
Ouvriers de son champ, dignes et fortes femmes ;
Ils ont leur nom là-haut, ici-bas refusé,
Et dans le livre d’or l’ange l’a déposé.

Charles des Guerrois.


  1. Della Epigrafia volgare, 1850.