Bulletin bibliographique - 14 juillet 1846

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Bulletin bibliographique - 14 juillet 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 357-360).


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE, recueillis et publiés par M. Th. Hersart de la Villemarqué[1]. — Il y a entre la poésie vraiment populaire qui se produit naturellement et sans culture et la poésie née du savoir, de l’étude, du travail d’une intelligence exercée, de frappantes différences qui ont été observées souvent et qui saisissent toujours lorsqu’on les compare. Tandis que celle-ci se développe au grand jour, poursuit à travers les transformations successives un idéal de perfection et se personnifie par momens en quelques individus d’élite, la première reste dans des conditions plus humbles ; elle est un peu l’œuvre de tout le monde. C’est un chant mille fois interrompu, mille fois renoué. Son théâtre, c’est le foyer où les douleurs domestiques sont pleurées naïvement, c’est le champ de bataille où le cri de guerre jaillit sans effort et sans art de toutes les lèvres. Elle est le langage de l’ame ignorante qui cède à une émotion puissante et instantanée, et s’inquiète peu de la forme dans laquelle elle l’exprimera. Cette simplicité naturelle fait son caractère et son attrait. — Dès que l’art s’y introduit, ce n’est plus la poésie du peuple, c’est, comme on peut le voir quelquefois, une maladroite et vulgaire imitation. On n’avait point touché jusqu’à notre temps à cette mystérieuse et abondante source de l’inspiration populaire ; ou ce qui en était connu, aux yeux des hommes même les plus éclairés, était un autre fumier d’Ennius. Bien des causes, il faut le dire, devaient empêcher qu’on ne sentît le prix de cette poésie généreuse dans son principe. Aujourd’hui une critique libre et intelligente a restitué leur gloire à ces fragmens conservés par la tradition. Ce n’est pas seulement pour leurs richesses poétiques qu’ils intéressent, ce sont encore des documens historiques sur les mœurs, sur les croyances, sur la vie même des peuples à leurs divers âges. M. Augustin Thierry, dans son éloquente histoire, n’a point dédaigné d’appeler en témoignage ces bardes obscurs qui célébraient chaque événement dans leurs vers naïfs. On connaît tous les travaux qui ont été faits sur ces matières. C’est de nos jours qu’on a véritablement aperçu la grandeur de cette iliade espagnole des Romances. Les légendes, les traditions de la vieille Allemagne, toutes les poésies populaires du Nord, ont été l’objet d’immenses recherches tant en France qu’au-delà du Rhin. Scott a remis en lumière les chants de l’ancienne Écosse ; M. Fauriel, dans son active érudition, a rassemblé ceux de la Grèce moderne. Ce que d’éminens écrivains ont fait pour d’autres pays, M. de la Villemarqué le fait pour la Bretagne avec une piété filiale, avec un dévouement très digne d’être loué.

M. de la Villemarqué a recueilli tous les chants populaires consacrés au foyer, au patriotisme breton, et il a fait précéder son ouvrage d’une savante dissertation sur l’histoire de ces poésies, sur leur authenticité, sur les époques où elles ont dû être composées, et sur l’ensemble des mœurs qui s’y trouvent, dépeintes. Il serait superflu de suivre l’auteur dans des détails philologiques où il a su cependant éviter la sécheresse ; c’est le fond même qui est plein d’intérêt. Ce sont les sentimens, les croyances, qui charment par leur énergie ou leur grace ; ce sont les coutumes, les usages du pays, décrits avec une vigueur si précise, qui sont remarquables. Quelques provinces en France purent posséder des chansons populaires, derniers échos du passé ; il n’en est pas qui puisse offrir une réunion de chants d’une originalité aussi saisissante, parce qu’aucune, ainsi que l’a dit M. Ampère, n’a gardé, comme la Bretagne, son vieux caractère, son antique physionomie celtique et gauloise. Toute la vie de la Bretagne est un combat pour son indépendance contre l’Angleterre et la France elle-même. Faut-il dès lors s’étonner que les héros de cette fière et résistante nationalité soient les favoris des ballades bretonnes ? C’est le grand Arthur qui, les jours de combat, apparaît au haut de la montagne à la tête de son armée, et dont le nom est resté dans l’imagination populaire entouré de ce même prestige qu’avait pour l’Allemagne celui de Frédéric Barberousse. Tous les chants héroïques ou historiques que l’auteur a mis en ordre à côté des chants religieux et des chants domestiques sont les divers chapitres de l’histoire de cette résistance avant et après l’adjonction de la Bretagne à la France jusqu’à l’époque où Pontcalec périt dans la conspiration de Cellamare, où Tinteniac, cette autre victime, tombe dans une bataille contre les bleus. Pour avoir une idée de l’énergie passionnée de cette poésie populaire, il suffit de connaître le mot d’un vieillard rapporté par M. de la Villemarqué. « Plusieurs d’entre ces chansons, disait-il, ont une vertu, voyez-vous ; le sang bout, la main tremble et les fusils frémissent d’eux-mêmes rien qu’à les entendre. » Aussi le Breton est-il presque aussi jaloux de ses chansons que de sa nationalité. Cela explique cette guerre de géans dont parlait Napoléon ; c’était la dernière bataille livrée par un peuple encore plein des souvenirs fortifians du passé, et qui cherchait vainement à ressaisir son antique existence.

Les chants domestiques et les chants religieux n’ont pas moins de valeur, non-seulement comme peinture de mœurs locales, mais encore comme expression générale de sentimens. Nous parlions des différences qui existent entre la poésie populaire et la poésie du poète, si l’on peut ainsi dire ; il est cependant des momens où elles se rejoignent ; elles retrouvent parfois les mêmes accens. Qui ne se souvient des adieux de Roméo et de Juliette ? La même scène est presque littéralement dans la chanson de la Ceinture des Noces. L’amant, près de partir pour la guerre, vient voir sa fiancée Aloïda. « Quand l’aurore vint à paraître, continue le poète, le chevalier lui dit : — Le coq chante, ma belle, voici le jour. — Impossible ! mon doux ami, impossible ; il nous trompe ; c’est la lune qui luit, qui luit sur la colline. — Sauf votre grace, j’aperçois le soleil à travers les fentes de la porte ; il est temps que je vous quitte, il est temps que j’aille m’embarquer. » Ailleurs, c’est avec Dante que lutte l’obscur poète des bruyères, dans la description de l’Enfer. « L’enfer est un abîme profond plein de ténèbres où ne luit jamais la plus petite clarté. Les portes ont été fermées et verrouillées par Dieu, et il ne les ouvrira jamais ; la clé en est perdue… - Ce feu-là, c’est la colère de Dieu qui l’a allumé, et il ne pourrait plus l’éteindre quand même il le voudrait. Jamais il ne jettera de fumée et jamais il ne se consumera ; il les brûlera éternellement sans jamais les détruire… » N’y a-t-il pas là comme un souvenir du fatal Lasciate ogni speranza !… que certes l’auteur populaire ne connaissait pas ?

Comme on voit, M. de la Villemarqué a fait une œuvre de critique élevée et utile pour l’art en recueillant les chants bretons. Il ne faut pas s’y tromper cependant, c’est la poésie du passé et d’un passé qui ne renaîtra pas. Ce serait une vaine espérance de croire à son avenir désormais. Pour qu’on en pût juger autrement, il faudrait que la Bretagne fût ce qu’elle a été, ce qu’elle n’est plus aujourd’hui. Ces Chants même en donnent la preuve ; les plus récens, et entre autres le Prêtre exilé, qui date de 93, offrent sans aucun doute bien moins d’originalité que les plus anciens, ceux qui ont été faits dans le temps où la Bretagne luttait encore pour garder intacte sa nationalité, et où la France était vraiment pour elle une terre étrangère. C’est un grand et touchant spectacle que celui d’un peuple combattant pendant des siècles pour rester fidèle à sa vie domestique, à ses libertés et à ses autels ; mais le dernier mot de cette lutte a été dit à l’honneur de la France et de la Bretagne, la bataille est achevée, et il n’y a point de vaincus. Parmi ces fragmens poétiques, il en est un qui est l’admirable symbole du présent : c’est le Temps passé. Les Bretons, dit la ballade, ont fait un berceau d’ivoire et d’or ; ils y ont mis le passé, et le soir, sur la montagne, ils le balancent en pleurant au-dessus de leurs têtes comme un père devenu fou qui berce son enfant mort depuis long-temps. Ces Chants populaires ne peuvent-ils être comparés à ce berceau merveilleux où gît le passé de la Bretagne enveloppé dans sa poésie ? CH. de M.


— GRAMMAIRE RAISONNÉE DE LA LANGUE OTTOMANE, par James W. Redhouse[2]. -L’étude des langues orientales était autrefois reléguée dans le domaine de l’érudition ; sur la foi de M. Jourdain, le public proclamait le turc une belle langue, mais se gardait bien de l’apprendre. Cependant les services publics étaient négligés, et pendant long-temps nos échelles du Levant ont été presque toutes desservies par des drogmans grecs, juifs ou arméniens. Aujourd’hui plus que jamais, les liens étroits qui rattachent l’empire ottoman à la politique européenne, les relations commerciales chaque année plus étendues, nous mettent dans la nécessité de former pour nos consulats un corps d’interprètes exclusivement français. La sollicitude du gouvernement s’est tournée de ce côté. Il a multiplié les chaires et les cours publics ; d’autre part, les travaux de plusieurs orientalistes distingués ont contribué à vulgariser la connaissance des idiomes turc et arabe. M. Redhouse, entre autres, vient de publier une grammaire turque qui résume et complète heureusement les travaux de ses prédécesseurs, Meninski, Viguier, M. Jaubert. M. Redhouse est connu déjà par d’importantes recherches philologiques ; il a long-temps vécu en Orient, et une pratique constante de la langue turque lui a permis d’enrichir son ouvrage du fruit de ses propres observations. Des anciens traités mis jusqu’à présent entre les mains des étudians, les uns étaient trop élémentaires, les autres trop scientifiques. La nouvelle grammaire de M. Redhouse nous paraît destinée à les remplacer dans les écoles ; il aura comblé ainsi une lacune depuis long-temps signalée dans l’enseignement des langues orientales.



  1. 2 vol., 4e édition. — Chez A. Franck, rue Richelieu, 69.
  2. Un volume, chez Gide, rue des Petits-Augustins.