Burke, sa vie et ses écrits/02

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BURKE


SA VIE ET SES ECRITS.





DERNIÈRE PARTIE.[1]




Si la révolution française n’était survenue, c’est l’Inde britannique qui aurait occupé toute la dernière partie de la vie politique de Burke. Nous devons en parler avec quelque développement.

Une première occasion s’offrit d’entretenir de l’Inde la chambre des communes. Le nabab d’Arcot, qui résidait à Madras et passait pour le plus considérable des princes de la contrée, était débiteur envers des sujets anglais d’une somme qu’on évaluait à près de trois millions sterling. Cette dette, tant apparente que réelle, était attribuée à de secrètes conventions avec des agens de la compagnie. Il avait, dit-on, acheté d’eux les moyens ou la liberté d’agrandir ses domaines et son pouvoir. Guerre, dévastation, pillage, tels étaient les actes protégés ou exploités par le concours ou la tolérance de ceux qui lui avaient à ce prix vendu l’appui de la compagnie, trompée, faible ou complice. Une enquête approfondie avait été précédemment ordonnée par la chambre, et maintenant Dundas, président du bureau du contrôle et jadis promoteur des mesures rigoureuses, proposait d’allouer la dette sans examen et d’en imputer le paiement sur le revenu de la province de Carnate. Fox demanda que les pièces de l’enquête fussent mises sous les yeux de la chambre, et c’est sur cette question que Burke prononça un discours regardé par de bons juges, et notamment par lord Brougham, comme le plus beau qu’il ait fait. Dans cette composition, dont le seul défaut est d’être trop achevée, une immense et difficile affaire est admirablement expliquée. Burke excelle dans l’art des expositions claires, complètes, et cependant attachantes, animées. Celle-ci est semée de narrations dignes de l’histoire. Dans les cours de littérature, on cite comme des modèles la description du Carnate et le récit pathétique de l’invasion de cette contrée ravagée par Hyder-Ali. TNous avons vu que les traitans de toutes sortes, patronés par la compagnie des Indes, passaient pour les auxiliaires occultes de l’avènement de Pitt au ministère ; on pouvait le soupçonner envers eux de gratitude et d’indulgence. L’attitude de Dundas était suspecte. Un certain Paul Benfield était le chef ou principal représentant des créanciers vrais ou fictifs du nabab d’Arcot. Il avait, ainsi que ses pareils, brigué et même obtenu des sièges au parlement. Par les mille ressources dont disposait leur activité, ces gens avaient joué un rôle dans la dernière dissolution et contribué à en rendre le résultat favorable aux ministres. Il était donc facile de trouver un lien entre les intrigues de l’Europe et celles de l’Asie, entre les cruautés et les brigandages commis de Madras à Tanjore, la vénalité des subalternes, la connivence de la compagnie, le trafic électoral et la corruption ministérielle. Burke se plut, avec un art cruel, à river aux anneaux de la même chaîne Pitt et Paul Benfield. — Les associés de Paul Benfield, obscurs et mercenaires complices des dévastations d’un barbare, voilà, disait-il, au loin les législateurs de l’Inde, et ici la nouvelle et pure aristocratie créée par M. Pitt pour sauver la couronne et la constitution. Paul Benfield, voilà le grand réformateur parlementaire de M. Pitt. — Il y a là des pages terribles d’esprit, de sarcasme et d’injure. La motion de Fox fut rejetée; mais, malgré ses apparences de froideur et de dédain, Pitt n’était pas insensible à ces attaques. Ses prétentions de pureté et de rigorisme lui rendaient de certains reproches insupportables, et l’on pouvait prévoir qu’en les renouvelant avec art et avec insistance, on le forcerait quelque jour à céder. Il y avait en toutes choses un point où il refusait de se confondre avec ceux qu’il employait, et il les brisait sans pitié plutôt que de compromettre la dignité de sa personne dans les pratiques mêmes de son ministère. Comme un nuage qui grossissait à l’horizon, il s’élevait de tous ces débats une notoriété menaçante contre Warren Hastings, qui avait tout à la fois mérité l’indignation et la reconnaissance de son pays, car ses services étaient aussi grands que ses fautes. La compagnie, plus satisfaite de ses succès que convaincue de son innocence, s’occupait peu de le défendre, espérant sans doute que l’opinion ferait comme elle, et ne rechercherait pas bien sévèrement de quel prix l’humanité et la justice avaient payé ses conquêtes. Peut-être cet exemple eût-il été suivi, peut-être l’orgueil britannique eût-il jeté un voile sur les excès d’un despotisme victorieux, peut-être le gouvernement eût-il même appelé sur Hastings les marques de la reconnaissance nationale, si le comité de la chambre, formé en d’autres temps sous l’influence de sentimens opposés, acharné pour ainsi dire à la poursuite de la vérité, n’avait, par ses révélations, soulevé la morale ou la pudeur publique, et découragé l’indulgence par la peinture répétée de ces excès que les assemblées ne pardonnent qu’à la condition de pouvoir les ignorer. Hastings, quoique confiant dans le prestige de ses succès, se voyant attaqué et non défendu, revint, dès 1785, spontanément en Angleterre, au moment où la compagnie croyait répondre à tout en lui votant des remerciemens pour ses services. Accueilli par elle avec de grands honneurs, par le roi et par la reine avec une faveur marquée, poursuivi seulement par une opposition vaincue, il se croyait assuré de l’appui du gouvernement. Il osait compter sur des récompenses égales ou supérieures à celles qu’avait obtenues lord Clive, sur un ordre de chevalerie, sur la pairie elle-même; mais, conformément à un rapport de Dundas parlant au nom d’un comité spécial, un vote de censure avait passé trois ans auparavant contre Hastings, et restait inscrit sur les journaux de la chambre. Dundas, quoique ramené par ses fonctions ministérielles à des sentimens plus doux pour la compagnie des Indes, ne pouvait cependant ne compter pour rien une résolution qu’il avait lui-même provoquée. Il y avait dans la majorité des hommes scrupuleux qu’aucun engagement politique n’aurait déterminés à couvrir d’une approbation formelle les excès d’une tyrannie tout asiatique. Les dernières élections avaient amené dans la chambre l’implacable Francis, dont le séjour dans l’Inde n’avait été qu’une longue lutte contre Hastings; Francis, qui, fier de sa sévérité, se souciait peu qu’elle eût les allures de la colère et de la vengeance; Francis, qui, par là du moins, semblable à Junius, se faisait une vertu de sa haine, et répandait dans tous les cœurs le fiel dont le sien était rempli. Mû par des passions plus pures, emporté par une colère honnête et désintéressée, Burke éprouvait contre l’oppresseur de l’Inde tous les sentimens qui pouvaient soulever Tacite contre les tyrans de Rome, et son imagination, enflammée par les peintures mêmes qu’elle s’était faites des misères de toute une partie du monde, demandait en quelque sorte à s’épancher dans les invectives d’une vengeresse éloquence. Enfin l’âme généreuse de Fox s’animait pour un thème d’opposition qui se rapportait cette fois, non à des intérêts de parti, mais à la défense des droits de l’humanité.

Cependant la question n’aurait donné lieu probablement qu’à de véhémentes harangues ou même à quelques votes de blâme, et l’opposition aurait reculé devant les difficultés d’une accusation en forme, si Hastings, enhardi par la cour, n’eût voulu avoir, comme on dit, le cœur net de tant de reproches dirigés contre lui, et obtenir de force, en défiant tout à la fois ses ennemis et ses défenseurs, la justice qu’il croyait ou disait mériter. Dans la session de 1785, Burke avait annoncé qu’il aurait des charges à produire contre l’administration de l’Inde, et l’on croyait que son parti ne donnerait aucune suite à cette menace, quand le premier jour de la session suivante, un ami de Hastings demanda si elle était sérieuse. Le gant fut aussitôt relevé ; l’opposition ne pouvait reculer, et Burke commença par réclamer une communication de pièces. Le ministère en refusa quelques-unes en des termes qui semblaient indiquer le projet de défendre Hastings, et le 4 avril 1786 Burke fit connaître son intention de procéder contre ce dernier par la voie de l’impeachment, et produisit vingt-deux articles d’accusation.

L’impeachment, ou la poursuite devant la chambre des lords par la chambre des communes, est le mode le plus solennel d’accusation. Dans un temps calme et régulier, cette procédure aboutit difficilement à une condamnation. La politique, qui joue un grand rôle dans de telles affaires, se contente, quand les passions ne l’égarent pas, d’un effet produit sur l’opinion. Or, pour cela, le fait de la poursuite suffit, et l’acquittement même ne relève pas un ministre, un négociateur, un général, de l’atteinte qu’il en a reçue. Cependant les méfaits imputés à Hastings étaient assez graves pour que ses accusateurs pussent compter sur une condamnation, et ses chances s’aggravèrent encore, lorsque avant la délibération des communes il fut venu lire à la barre une longue défense écrite, qui ne parut ni habile ni intéressante, et ne se fit pas même écouter.

Chaque chef d’accusation devait être admis ou rejeté par un vote spécial. Le premier article chargeait Hastings d’avoir, contrairement aux ordres formels de la compagnie et sans en rendre compte, encouragé et secondé, par l’envoi de troupes anglaises, le nabab d’Oude dans une guerre d’extermination contre la nation des Rohillas, et compromis par là l’Angleterre, qui n’avait contre cette nation aucun sujet de plainte, dans les perfidies et les cruautés dont cette guerre avait été souillée. C’était pour cet acte, un des moins justifiables de son gouvernement, que la chambre avait, trois ans auparavant, demandé son rappel sur les conclusions de Dundas; mais Dundas, maintenant ministre, ne fut nullement embarrassé de plaider la thèse connue des faits accomplis : il fit valoir les services subséquens de Hastings. Pitt garda le silence, mais vota avec son collègue, et le grief sur lequel l’accusation comptait le plus fut écarté par 119 voix contre 66. Les amis de l’accusé le jugèrent sauvé, victorieux ; ils ne cachèrent pas leurs espérances. Encore deux ou trois votes semblables, et Hastings serait élevé à la pairie; son titre était déjà choisi; le grand sceau était tout prêt dans les mains du chancelier lord Thurlow, qui le protégeait.

Le 13 juin, Fox présenta avec tout son talent le chef d’accusation relatif au traitement infligé au rajah de Benarès. Hastings avait, de son autorité privée, exigé de ce prince des secours non prévus par les traités, et, sur sa résistance, l’avait mis à l’amende. Il en était résulté des troubles, des guerres, la chute de Cheyte-Sing, et trois révolutions à Benarès. Francis, qui avait lutté sur ce point contre Hastings dans le conseil de Calcutta, appuya vivement la motion. Pitt, dont l’habitude était de lui répondre avec un amer dédain, ne le ménagea pas ; il reprit toute la conduite tenue à l’égard de Cheyte-Sing, il la justifia dans toutes ses parties, et il semblait conclure à l’abandon de ce chef d’accusation, lorsque tout à coup il trouva exorbitante l’amende imposée au rajah, et dit qu’il voterait pour la motion de Fox.

Ce fut un véritable coup de théâtre. On alla aux voix; le ministère se divisa dans le vote; Dundas suivit son chef, et la motion passa. Un article adopté en entraînait d’autres, et dès ce moment l’impeachment était inévitable. La conduite de Pitt étonna beaucoup, et fut expliquée diversement. Il était dans la nature de son esprit, ou il fut quelquefois dans sa politique, de faire un choix parmi les motifs d’une opinion, d’écarter les plus nombreux et les plus forts, ceux du moins que les partis jugeaient tels, pour se décider dans le même sens par une seule raison d’une importance secondaire, et se séparer ainsi de ceux mêmes avec lesquels il votait. Peut-être était-ce raideur de caractère; il voulait, même en cédant, paraître résister. Peut-être était-ce prudence; il voulait s’engager le moins possible, et se ménager une issue pour revenir au besoin ou se retirer à propos. Nous le verrons tenir une conduite analogue dans les questions de paix et de guerre, et prendre les mêmes sûretés quand il faudra se décider contre la révolution française. Dans cette occasion-ci, on a recherché ses motifs. On a dit que l’initiative prise par la cour, par le chancelier, par d’autres ministres en faveur de Hastings, l’avaient blessé; qu’il ne pouvait souffrir que l’on protégeât, que l’on honorât par avance un homme que la chambre n’avait pas encore réhabilité, et qu’on regardât comme tranchée une question sur laquelle il n’avait pas dit son dernier mot. Tous ces motifs sont plausibles. Ajoutons qu’il inclinait naturellement à la sévérité morale, toutes les fois que la raison d’état ne faisait pas taire ses scrupules. Il devait y avoir, dans la majorité avec laquelle il comptait, des membres consciencieux de qui il n’aurait osé exiger ou attendre le sacrifice d’un sentiment de justice et d’humanité. Comment croire, en effet, qu’un homme tel que Wilberforce, qui venait d’entrer au parlement, eût consenti sans peine à immoler cette fois ses scrupules aux besoins de la politique ministérielle? Nous supposons que Pitt vota contre Hastings, comme il votait contre la traite des noirs.

L’affaire fut interrompue par la séparation des chambres. A la session suivante, Sheridan proposa l’accusation sur le quatrième chef, la spoliation des princesses d’Oude, et prononça le plus beau discours, au dire de quelques témoins, qu’aient entendu les murs de Westminster. Pitt, cette fois encore, se déclara pour la motion, et successivement d’autres charges furent admises, les amis de Hastings cessant désormais une inutile résistance; l’accusation, pour divers crimes et délits, fut dressée en vingt articles, par délibération de la chambre. L’accusé fut arrêté par le sergent d’armes, mais admis à la liberté sous caution, et un comité présidé par Burke eut mission d’aller soutenir la résolution devant la cour des pairs. Dans ce comité, la chambre aurait mis Pitt lui-même, s’il ne s’était récusé, et lord North, si son âge et ses infirmités ne l’en avaient dispensé; mais auprès de Burke on y voyait Fox, Windham, Sheridan et le jeune Charles Grey, qui débutait alors avec la faveur de tous, et qui devait, plus de quarante ans après, jeter un nouveau lustre sur le parti whig par la réforme de 1832.

Le 13 février 1788, la cour s’assembla dans la grande salle de Westminster, dans cette salle haute et vaste comme une église, dont on dit que le toit fut posé par le fils de Guillaume le Conquérant, dans ce théâtre de tant de scènes historiques, et qui ne vit jamais réunie plus nombreuse ni plus imposante assemblée. C’est à M. Macaulay qu’il faut demander de ce procès célèbre le tableau le plus brillant et le plus animé : le rôle qu’y joua Burke nous intéresse seul ici. Il fut chargé d’ouvrir le débat, et il parla pendant quatre jours de suite. Il fit, suivant son usage, un tableau complet. Avec une grande abondance d’idées et de faits, avec un grand luxe d’images et de mouvemens oratoires, il exposa, dans son origine et dans son histoire, tout le gouvernement de l’Inde. Ce discours est resté célèbre; il émut, il troubla l’auditoire jusqu’aux frémissemens et aux larmes, et c’est au milieu d’une assemblée palpitante que l’orateur termina par ces mots :


« Ainsi donc c’est avec une pleine confiance que, de l’ordre de la chambre des communes de la Grande-Bretagne, j’accuse Warren Hastings pour hauts crimes et délits. Je l’accuse au nom de la charnière des communes assemblée en parlement, dont il a trahi la foi parlementaire; je l’accuse au nom de la nation anglaise, dont il a souillé l’antique honneur; je l’accuse au nom du peuple de l’Inde, dont il a foulé aux pieds les droits et changé la contrée en un lieu de ravage et de désolation; je l’accuse au nom de la nature elle-même, qu’il a dans les deux sexes outragée, insultée, opprimée, et je l’accuse enfin au nom et en vertu de ces lois éternelles de justice qui doivent dominer également tous les âges, toutes les conditions, tous les rangs, toutes les situations, de ce monde. »


Il serait impossible, sans de longs détails, d’exposer tous les incidens d’un procès qui, commencé en 1788, ne devait finir qu’en 1794, la cour ayant siégé cent dix-huit jours répartis en sept années. La dissolution de 1790 elle-même n’interrompit pas le cours de cette affaire, et les pouvoirs du comité d’accusation furent continués. On conçoit que pendant un temps si rempli d’événemens variés et saisissans, de grands changemens durent s’opérer dans les dispositions des juges, des chambres, du public. On dit qu’aux derniers débats il ne siégeait plus que vingt-un lords des cent soixante qui avaient assisté au commencement de l’affaire; soixante étaient descendus dans la tombe; la cour n’était plus présidée par le même chancelier, et l’acquittement définitif fut prononcé par la bouche de lord Loughborough, qui au début du procès, membre ardent de l’opposition, opinait dans le sens des accusateurs. Le résultat, du reste, était depuis longtemps prévu, et l’intérêt du public parut en déclin à dater de la discussion de l’article des begums d’Oude, où Sheridan excita au plus haut point l’émotion de l’assemblée. Son discours dura deux jours, et il le termina théâtralement en tombant épuisé dans les bras de Burke, qui hurlait d’une généreuse admiration.

Seul peut-être, Burke fut le même au terme qu’au début de cette longue épreuve. A l’âge où les forces déclinent, agité par des diversions puissantes, entraîné par des spectacles tout nouveaux dans des passions toutes nouvelles, ayant rompu ses plus chères amitiés, entouré dans le comité d’accusation de collègues dont il avait fait ses ennemis, obligé de poursuivre l’œuvre commune de concert avec des hommes à qui il ne parlait plus, voyant désormais d’un autre œil et le gouvernement et l’opposition, il fut jusqu’au terme énergiquement fidèle à la cause qu’il avait embrassée. Il ne souffrit pas qu’aucun sentiment accessoire ou étranger affaiblît en lui celui de l’humanité et de la justice; il conserva sans interruption la même verve, la même chaleur, la même indignation et presque la même éloquence. A la reprise de l’affaire, en 1789, il avait prononcé sur la sixième charge un vigoureux et remarquable discours, et en 1794, vers les derniers jours, il fit entendre une réplique finale que les rares auditeurs des premiers jours trouvaient à peine inférieure au réquisitoire du commencement des débats. Burke, le contre-révolutionnaire Burke a toujours regardé le procès de Hastings comme l’œuvre capitale qui couronnait sa vie.

On ne peut trop rendre justice à la sincérité de conviction, au zèle persévérant, au talent inépuisable qu’il déploya dans cette grande entreprise. Y porta-t-il en toute circonstance une exacte équité, une convenable modération, ou même cette mesure de conduite et cet art de langage nécessaires au succès ? On peut en douter. Ces dernières qualités n’étaient celles ni de son caractère ni de son talent. Ses passions étaient honnêtes, élevées; mais c’étaient des passions. Sa déclamation était véhémente, ornée des plus beaux traits; mais c’était de la déclamation. Il savait émouvoir encore plus que persuader; il emportait moins l’assentiment que l’admiration, et en reproduisant incessamment les mêmes effets, en tâchant même d’enchérir sur les effets déjà produits, il fatiguait au lieu de toucher, il révoltait parfois ceux qu’il voulait gagner. Il surmenait ses auditeurs, si l’on me passe cette expression familière, qui me semble rendre ma pensée. Ge défaut, qui finit par lui rendre presque intenable la chambre des communes, l’entraîna devant la cour de Westminster à quelques excès de pensée ou de langage qui compromirent au moins sa cause. Une fois même, en 1789, une pétition de Hastings dénonça une expression violente qui lui était échappée, en qualifiant d’assassinat (peut-être avec justice) la mort du bramin Nuncomar, condamné pour faux sans règle ni merci, et l’on profita de l’occasion pour le faire censurer par la chambre. On espérait, par là, arrêter l’accusation en décriant ou en dégoûtant les accusateurs. Burke subit la censure avec une patience qu’il n’aurait pas eue en toute autre conjoncture. Il voulait atteindre son but et ne se montra ni moins animé ni moins résolu. Cependant, quoique Pitt ait déclaré en pleine chambre que M. Burke avait « conduit l’accusation avec beaucoup de dignité, de loyauté et de candeur, » il est certain que cette affaire, non-seulement ne lui gagna pas d’amis, mais lui en fit perdre, et qu’elle servit à donner plus de relief à ses défauts, épiés alors soigneusement par une double malignité. Il avait commencé le procès avec la défaveur des partisans du gouvernement; dans le cours de la poursuite, il n’acquit pas leur amitié, et il rejeta celle de l’opposition, conservant tous ses ennemis et devenant impopulaire sans être agréable au pouvoir. Chaque parti se souvint de ses offenses plus que de ses services. Pour nous, en accordant tout ce qu’on voudra à cette prétendue et glaciale sagesse que scandalise toute passion, nous ne pouvons nous résoudre à blâmer Burke dans l’affaire de Hastings. Nous croyons que, sans l’exagération même des qualités ou des défauts qu’on lui reproche, l’accusation n’aurait été ni intentée ni soutenue; et, fût-elle mal fondée dans quelques parties, outrée dans quelques qualifications, eût-elle été plaidée avec un certain emportement, nous nous reportons au souvenir des Verrines et des Philippiques, et c’est sur ces modèles, c’est sur l’exemple de Cicéron que nous demandons que Burke soit jugé. Au fond, la principale excuse, la seule peut-être que l’on allègue en faveur de Hastings, c’est qu’il ne paraît pas avoir été guidé par des intérêts privés, et que ses crimes, s’il en a commis, sont des crimes politiques. Et l’on ajoute que le niveau de la morale était si peu élevé dans l’Inde, qu’au milieu d’un monde d’avarice, de perfidie et de cruauté, il n’était guère possible de résister au mauvais exemple et de réussir sans l’imiter. Ce n’est pas enfin pour des services plus irréprochables que Clive a obtenu des titres et des honneurs. Il est vrai, mais c’est peut-être parce que Clive a été loué et récompensé qu’il fallait poursuivre Hastings, et c’est parce que Hastings a été poursuivi que le gouvernement de l’Inde est remonté dans une sphère plus pure et plus haute, et que les Hastings et les Clive ont fait place aux Bentinck et à leurs imitateurs.

Il faut maintenant revenir à l’époque où le procès de Hastings commença. Burke, dans cette entreprise, allait chercher des inimitiés, et il en était entouré déjà. Il déplaisait souverainement à la majorité. On accuse les jeunes amis de Pitt d’avoir formé, sans respect pour son âge et pour son talent, le projet de lui interdire la parole, ou du moins de la lui rendre laborieuse par des murmures et des ricanemens systématiques. Il leur dit un jour qu’il se ferait fort de dresser une meute de chiens à aboyer avec plus de mélodie et autant d’intelligence. On inventa ou l’on répéta contre l’orateur un peu vieilli un sobriquet moqueur; on l’appelait la cloche du dîner. Dans l’opposition même, il rencontrait des dissentimens ou des jalousies. Il ne savait pas rajeunir sa manière ni se familiariser avec personne. Il se singularisait sans nécessité. Parmi les membres nouveaux, à l’exception de Windham, de Laurence et peut-être de Francis, il ne s’était pas fait un ami, Sheridan, indocile, déréglé, au talent plein de verve et de saillies, se moquait de ses conseils, de ses leçons, et peut-être de ses exemples. Un de ces anciens whigs qui avaient toute sa confiance, sir George Savile, était mort en 1784. Bientôt il visita à son lit de mort un des hommes qui l’appréciaient le plus, Johnson, qui se ranimait pour l’admirer. Fox lui restait, et, quoique Burke eût souffert de voir que dans leurs luttes communes toute la haine fût pour lui seul, il ignorait ou plutôt il s’interdisait la jalousie; il l’aimait ou plutôt il voulait l’aimer, ce qui arrive à de nobles âmes, froissées malgré elles par des succès qu’elles ne veulent pas envier, atteintes par des sentimens qu’elles veulent ignorer. Je m’imagine qu’à partir de 1783, il ressentit au fond du cœur un mal auquel toute sa vertu n’échappait pas, mais ne cédait pas. Seulement un peu de gêne, des inégalités, de la tristesse, de la hauteur, et pour se consoler, des accès de travail, de passion et d’éloquence, voilà quels étaient les fruits d’une disposition qu’il est plus facile de concevoir que de décrire.

Cependant rien n’indiquait, à le voir dans le parlement, qu’aucun découragement eût pénétré dans son âme. Il se raidissait contre les mécomptes de toutes sortes, et l’activité si laborieuse qu’il déploya dans le procès de Hastings ne le rendit ni moins assidu ni moins ardent à la chambre des communes. N’essayons pas de compter ses discours ; le temps nous presse, et la révolution française approche. L’année qui la précéda. Fox était en Italie, et une grande question s’éleva. Le roi George III était tombé malade. Déjà, plusieurs années auparavant, quelques symptômes avaient fait craindre pour sa raison, qui, cette fois, parut s’éteindre. Il fallut songer à la régence. Pitt ne s’y décida qu’à la dernière extrémité. Il n’avait de confiance, ni pour l’état ni pour lui-même, dans l’héritier présomptif, dont toutes les inclinations étaient pour Fox. C’est de fort mauvaise grâce, c’est avec des restrictions humiliantes que la régence fut déférée au prince de Galles, qui, par une lettre qu’écrivit Burke et que retoucha Sheridan, déclara qu’il refuserait l’autorité à de telles conditions. Le roi parut se rétablir, et tout fut mis à néant; mais pendant les deux mois qu’avait duré la discussion d’une question neuve et délicate, Burke avait soutenu contre le premier ministre une lutte quotidienne et obstinée, dans laquelle on assure que Fox, absent quelque temps, lui reprochait d’avoir apporté trop d’aigreur, et, en ménageant trop peu la famille royale, compromis les intérêts du parti. Ce qui est certain, c’est qu’à cette époque il devint singulièrement importun à la chambre des communes.

Mais le moment arrive où le grand événement du siècle va porter un trouble bien autrement profond dans les relations de Fox et de Burke, et dans le sein même des partis qui divisent la Grande-Bretagne. La révolution française retentit jusqu’aux extrémités du monde; l’Angleterre n’en est pas ébranlée, mais émue, et c’est encore un sujet d’étude que l’impression produite sur le plus ancien pays libre par cette explosion de ce qui parut un moment la liberté moderne.

Le génie anglais est admirablement pratique. Dans la science même, il se garde des périls de la spéculation. Sa philosophie se définit elle-même une induction fondée sur les faits, et sa politique est baconienne comme sa philosophie. Quoique l’esprit de la France goûte peu les hypothèses aventureuses où se perd la mysticité scientifique des Allemands, c’en est plutôt la mysticité que la hardiesse qui le repousse. Une certaine promptitude à rendre l’abstraction claire par le langage et par l’ordonnance est le mérite et le danger du caractère intellectuel de notre nation. Le raisonnement est facile en français, et c’est pour cela qu’il est puissant. Or nul n’ignore par quelles fatales circonstances historiques l’appui de toute bonne tradition de gouvernement nous a manqué, et la raison seule, la périlleuse et brillante raison, est devenue notre flambeau, quand nous avons conçu la nécessité ou la prétention de nous donner des lois. Faire des lois avec des idées, voilà l’œuvre et l’honneur et la fatalité de la révolution française. A qui la faute? A tous, et surtout au passé. Les institutions irréformables condamnent aux révolutions radicales.

Burke ne connaissait pas beaucoup la France ni sa littérature, et il nourrissait contre les anciens ennemis de Guillaume III et de George II l’aversion excusable d’un whig, d’un protestant et d’un Anglais. Il ne parle avec bienveillance ni de Louis XIV ni de son successeur. Cependant, comme la plupart de ses compatriotes éclairés, il n’avait pas vu sans intérêt les efforts du gouvernement de Louis XVI pour se relever et s’améliorer. Il avait loué ce prince et son ministre Necker en plein parlement, et, dans les vives luttes de la guerre d’Amérique, il avait cédé au penchant de toute opposition à vanter un gouvernement étranger aux dépens du gouvernement national qu’elle combat. Après avoir dans sa jeunesse visité la France, il y était retourné en 1773, puis en 1775; il avait vu Mme du Deffand, qui lui trouvait beaucoup d’esprit. C’est dans un de ces voyages que, conduit à Versailles, il vit la cour et cette dauphine dont l’image resta si gracieuse et si belle dans son imagination. Il ne fit que traverser les salons de Paris, et dans la session suivante, au printemps de 1773, il dénonçait dans la chambre des communes la conspiration de l’athéisme à la jalousie vigilante des gouvernemens. « Sous les attaques systématiques de certains hommes, je vois quelques-uns des appuis du bon gouvernement commencer à tomber; je vois propager des principes qui ne laisseront à la religion pas même la tolérance, et qui feront moins qu’un nom de la vertu elle-même. » Quand les premières lueurs de 1789 commencèrent à briller, en Angleterre même les yeux furent éblouis ; la prise de la Bastille y fut saluée par l’enthousiasme. Burke ne le contredit pas, mais ne le partagea pas; il attendit.


« Toutes nos pensées, écrivait-il le 9 août à son ami lord Charlemont, sont suspendues par notre étonnement au surprenant spectacle qu’étale un pays voisin et rival. Quels spectateurs et quels acteurs ! l’Angleterre contemplant avec étonnement la France luttant pour la liberté, sans savoir s’il faut applaudir ou blâmer! L’événement, en effet, quoique je pense avoir vu quelque chose de pareil se préparer et venir depuis quelques années, a pourtant en soi du paradoxal et du mystérieux. Le courage entreprenant (the spirit), il est impossible de ne pas l’admirer; mais la vieille férocité parisienne a éclaté d’une manière révoltante. A la vérité, ce peut n’être qu’une explosion instantanée, et dans ce cas, point d’indice à en tirer; mais si cela est caractéristique plutôt qu’accidentel, ce peuple alors est peu propre à la liberté : il a besoin d’une vigoureuse main, comme celle de ses anciens maîtres, pour le contenir. Il faut aux hommes un certain fonds naturel de modération pour les rendre aptes à être libres; autrement la liberté leur devient funeste, et elle est un danger pour tous les autres. Quel sera l’événement, c’est ce que je crois difficile encore à dire. Former une constitution solide est une chose qui requiert sagesse autant que courage, et si les Français ont parmi eux de bonnes têtes, et si, au cas qu’ils les aient, elles possèdent une autorité égale à leur sagesse, cela reste encore à savoir. En attendant, la marche de toute l’affaire est mi des plus curieux sujets de spéculation qui se soient jamais présentés. »


À ce peu de mots, on voit dans quel sens devaient se développer les idées de Burke. Les événemens, en se pressant, ne pouvaient que fixer promptement ses doutes. Il est probable que sa conversation exprima bientôt un triste et sévère jugement sur la chose paradoxale qui cessait d’être pour lui mystérieuse. Il avait avec des Français quelques correspondances où l’on voit, vers l’automne de 1789, se former comme un orage dans son esprit. L’orage ne tardera pas à éclater.

Ses relations avec Fox n’étaient déjà plus les mêmes, car il montra de l’étonnement d’apprendre que Fox approuvât la révolution française; mais ce dissentiment demeurait secret, lorsqu’au mois de février 1790 Fox, à propos du vote sur les crédits de l’armée, ne retint pas la vive expression de ses sentimens sur le grand événement du monde. Burke aussitôt se leva, et après avoir dit que la confiance seule dans les ministres pourrait accorder une augmentation de l’établissement du pied de paix, et qu’il ne voyait dans l’état de l’Europe absolument aucun motif à cette demande, il prononça cette parole célèbre : « La France doit aujourd’hui, au point de vue politique, être considérée comme effacée du système de l’Europe. » Il ignorait, ajoutait-il, quand elle pourrait recouvrer l’existence politique; mais si la chute était rapide, remonter était lent et difficile. La France avait tout perdu, jusqu’à son nom; en peu de temps, les plus habiles architectes en ruines qui se fussent jamais vus l’avaient réduite à un état où vingt Ramillies, vingt Blenheim, ne l’auraient pas fait descendre. Le gouvernement de Louis XIV n’était qu’une tyrannie dorée, dont une religion intolérante s’était fait l’auxiliaire. Cependant la contagion de l’exemple avait gagné la cour d’Angleterre: heureusement qu’elle n’en sortit pas, et la nation se préserva. Aujourd’hui une distance plus grande ne sépare pas les deux pays, et la France donne un exemple bien autrement dangereux. Le peuple anglais peut être plus facilement séduit par falsa species libertatis que par fœdum crimen servitutis. Rien de plus à craindre que l’exemple d’une nation dont le caractère ne connaît pas de milieu, et qui, après avoir enseigné l’intolérance et le despotisme, ouvre école d’athéisme et d’anarchie. C’était donc avec chagrin qu’il avait entendu M. Fox. Il ne pouvait attribuer ses paroles qu’à son zèle bien connu pour la plus belle de toutes les causes, la liberté. Il avait en lui une confiance qui allait jusqu’à la docilité; il lui était attaché par des liens qui ne se rompraient pas aisément. « Il lui souhaitait, comme un des plus grands bienfaits pour le pays, une part éminente dans le pouvoir, parce qu’il savait que son ami joignait à sa grande et supérieure intelligence le plus haut degré possible de cette modération naturelle qui est le meilleur correctif du pouvoir, que nul n’était plus sincère, plus loyal, plus bienveillant, plus désintéressé, plus généreux; mais enfin, en relevant quelques expressions échappées à son meilleur ami, il prouvait à quel point il était opposé à tout ce qui tendrait à l’introduction dans son pays d’une telle chose que la démocratie française. But et moyens, tout lui était odieux, et afin de résister aux tentatives d’un aussi violent esprit d’innovation, il se séparerait de ses meilleurs amis pour se joindre à ses plus grands ennemis. »

Burke termina son discours par une vive peinture de l’état de la France. La conduite de la nation, celle de l’assemblée, les principes de la constitution, surtout l’intervention de la force armée dans la querelle au nom du peuple, tout est jugé avec une sévérité éloquente, et un parallèle très animé entre la révolution d’Angleterre et la révolution française répond à tous ceux qui pensent que leur admiration pour l’une les oblige à admirer l’autre. On devine tout ce qu’un esprit supérieur peut dire sur ce texte, et Burke, qui ne cessa pas d’y revenir pendant le reste de sa vie, n’ajouta rien de bien neuf ni de fondamental à ce qui se trouve sommairement dans ce premier discours. Nous devons même prévenir les ennemis de la révolution française qu’ils rencontreront dans ces quatre pages tout ce qu’on peut écrire contre elle de plus fort et de plus sensé. On n’y a guère ajouté depuis que des exagérations et des paradoxes.

Fox ne laissa pas ce discours sans réponse; mais il paraît qu’il se justifia plutôt qu’il ne le réfuta. Ses éloges ont, dit-il, porté sur l’ensemble et non sur certains actes. Il n’aspire nullement d’ailleurs à la démocratie, car il est ennemi de tout gouvernement simple. La monarchie pure, la pure aristocratie, la pure démocratie, sont des formes vicieuses ou imparfaites; mais, malgré sa déférence pour l’homme dans la conversation duquel il a plus profité que dans le commerce de tous les hommes réuni à la lecture de tous les livres, il ne peut s’empêcher de lui dire que dans son discours, un des plus brillans de pensée et d’éloquence qu’il ait prononcés, la haine de l’innovation l’a entraîné trop loin. Burke répondit qu’il connaissait bien les principes invariables de son honorable ami, mais qu’il craignait que, protégés par le nom de Fox, des esprits pervers ne conçussent l’espoir de faire réussir leurs destructives machinations. La discussion se terminait paisiblement, si Sheridan ne s’était levé. Il attaqua Burke avec beaucoup de vivacité, l’accusa de trahison envers son parti et envers la liberté universelle, et prononça le mot de déserteur. La réponse fut la déclaration d’une rupture politique éternelle. Pitt avait assisté au débat avec autant de satisfaction que de curiosité; il n’avait pas donné l’exemple, il n’éprouvait nulle envie d’attaquer la révolution française. Les violences de Burke, en l’étonnant un peu, le firent réfléchir. Cependant, en prenant la parole pour résumer la discussion, il s’abstint d’exprimer une opinion sur les affaires de la France, disant qu’il n’avait parlé d’elle que pour le cas, dans sa pensée peut-être assez prochain, où elle unirait avec la liberté qu’elle avait acquise les bienfaits de l’ordre et des lois. Il ne pouvait d’ailleurs qu’applaudir aux sentimens de Burke sur la révolution et la constitution de l’Angleterre, et tout le parti ministériel s’unit à ses applaudissemens.

Cette discussion produisit un grand effet. Sans aucun doute, rien n’en était imprévu ni nouveau : les deux opinions s’étaient déjà montrées dans les clubs ou dans la presse. Les conversations de Burke et de Fox ne pouvaient être un mystère ; mais la parole publique est douée d’une merveilleuse puissance, on pourrait dire qu’elle est créatrice, car elle donne l’être à ce qu’elle exprime. Tant que des opinions, tant que des dissidences sont restées muettes, si connues qu’elles soient, elles peuvent s’effacer et disparaître : le silence est comme le néant; mais dès qu’on a parlé, tout change, et l’irréparable commence. Avec quelque courtoisie ou quelque tendresse que les deux amis eussent parlé l’un de l’autre, ils avaient parlé l’un contre l’autre. Sur une question qui s’en allait devenir la question du siècle, deux avis, deux tendances s’étaient prononcés. C’en était fait; comme deux lignes qui divergent à peine en quittant leur point de départ commun sont, en se prolongeant, séparées par l’infini, ces deux grandes intelligences, si unies naguère, ne se rejoindront plus, et marcheront, chacune dans sa voie, sans pouvoir bientôt ni se rapprocher ni s’entendre. En même temps, tout le monde est averti : on sait qu’il y a deux opinions très autorisées sur la révolution française, et on est comme sommé d’avoir à choisir. Ce qui était conjecture tourne en conviction, ce qui était hypothèse en certitude; un penchant devient une passion, et une tendance une résolution irrévocable. De là bientôt deux causes et deux partis. Ainsi, le 9 février 1790, à cette tribune, libre avant, libre après toutes les autres, dans cette assemblée où se dit tout ce qui se pense en Europe, s’ouvrit solennellement la grande controverse qui dure encore, et que ne paraissent prêts à terminer ni les événemens, ni la science, ni l’histoire.

Il est probable que l’exemple d’un homme tel que Burke inspira grande confiance et hardiesse nouvelle aux opinions que venait flatter et soutenir un allié si peu attendu. Ces opinions en Angleterre étaient de deux sortes. Les unes étaient celles qu’on doit appeler par excellence contre-révolutionnaires. Ce qui pouvait rester de jacobitisme, le torisme pur, l’esprit de cour, la routine gouvernementale, cet honnête et timide instinct de conservation naturel à certains esprits modestes ou à certaines classes de la société, tout dut se réunir pour composer, pour animer un parti qui, aussi scandalisé qu’effrayé des maximes et des procédés de la France, regardait comme une œuvre de salut dans ce monde et dans l’autre de les réduire au néant, et bientôt Burke, dans sa véhémence, devait aller jusqu’aux extrémités de ce parti; mais d’autres opinions, moins absolues, plus modérées, moins logiques si l’on veut, plus éclairées pourtant, se rapprochèrent peu à peu de celles-là. Le libéralisme anglais, pourvu qu’il fût bien anglais, pouvait sans contradiction être hostile au libéralisme français. Soit habitude d’esprit, soit prudence politique, soit orgueil national, soit tous ces motifs à la fois, on pouvait priser très haut la liberté historique de l’Angleterre et peu estimer la liberté philosophique de la France. La bonté du but, l’honnêteté ou l’utilité des moyens, la possibilité du succès, l’avantage même ou l’inconvénient pour l’Angleterre d’être imitée ou égalée, formaient autant de questions que l’esprit britannique pouvait naturellement résoudre contre nous. L’indépendance mesurée du protestantisme ne devait pas goûter la licence religieuse du dernier siècle. Les vaincus de la guerre d’Amérique pouvaient regarder d’un œil ennemi la transplantation et le triomphe apparent des principes américains. Ce qui s’était passé cent et un ans auparavant différait profondément de ce qui se passait en 89. Il n’est nullement sûr que Somers ou Burnet eussent pensé comme Lafayette ou Mirabeau. Sans aucun doute, Walpole ou Pelham s’en seraient bien gardés. On peut hésiter à dire de quel côté de la question aurait penché lord Chatham; mais son aversion pour la France ne r aurait-elle pas emporté sur son goût pour l’extraordinaire et le gigantesque? En tout cas, on pouvait avoir été whig, même rester whig, et passer du côté de ceux qui se défiaient de notre révolution. Il put donc se former un whiggisme conservateur, un whiggisme de résistance, qui devint peu à peu un torisme constitutionnel qu’il ne faut pas confondre avec le torisme absolutiste. C’est au premier que le pouvoir est à peu près constamment resté jusqu’à la révolution française de 1830. C’est vers cette opinion qu’en 1790 commença à verser M. Pitt. Il avait hésité jusque-là. Même dans sa politique intérieure, il était difficile de lui contester absolument le titre de whig. Gouvernemental par position, par caractère, mais mauvais courtisan, personnellement peu agréable au roi, ennemi des abus, raide et impérieux, il était, comme fils de Chatham, attaché par divers liens à l’ancienne opposition et même au parti réformiste. Il déférait beaucoup au parlement, il étudiait et suivait l’opinion. Les circonstances et les nécessités de la lutte l’avaient conduit une fois à se faire le champion de la prérogative royale et à combattre par toutes armes un rival aussi redoutable que Fox; mais il n’était pas tenté de prendre décidément et définitivement l’allure d’un ministre de pure résistance. Si la révolution française n’avait éclaté, on l’aurait bien pu voir changer d’alliances ou d’attitude suivant les exigences du temps, et renouveler les évolutions qui avaient rempli la première moitié de sa carrière. Même après 89 nous le verrons éviter tant qu’il pourra les résolutions irrévocables, et, plus absolu de caractère que d’idées, mécontenter, par ses demi-mesures et ses opinions moyennes, l’esprit emporté des partis qu’il guidait sans les satisfaire. Il est même certain que, dans les premiers temps, la révolution française avait produit sur lui une impression favorable. Il s’était exprimé dans ce sens, et c’est l’exemple et le succès de Burke qui contribuèrent à le rendre plus réservé et bientôt plus sévère. Nous verrons toutefois que Burke ne fut jamais content de lui.

Cependant on avait essayé de réparer le trouble que la scission de Burke avait jeté dans son parti. On lui ménagea avec Sheridan une entrevue de laquelle ils sortirent plus séparés que jamais. Depuis quelques années, l’acte du test, c’est-à-dire la loi qui imposait pour remplir certaines fonctions un témoignage d’adhésion à l’église établie, était mis en question. Fox en proposa l’abrogation. On sait que, dans les questions religieuses, Burke réprouvait l’intolérance politique; mais les temps étaient changés, et il trouvait maintenant que les questions religieuses étaient devenues des questions politiques. Dix ans plus tôt, dit-il, il aurait voté l’abrogation, depuis deux ans il s’abstient; mais aujourd’hui il voit chez les dissidens, ces hérétiques de l’anglicanisme, un esprit de violence et de témérité qui le décide à faire un pas de plus : il votera contre la motion. Ce changement, qu’il essaya de se faire pardonner en adressant autant de complimens à Fox que d’épigrammes au premier ministre, fut le signe irrécusable de l’empire qu’une pensée dominante allait désormais prendre sur son esprit.

Son manifeste devait bientôt paraître. Il était en correspondance avec M. de Menonville, membre de l’assemblée constituante. Sous la forme d’une lettre qu’il lui adressait, il écrivit son plus célèbre ouvrage. Les Réflexions de M. Burke sur la révolution de France et sur les procédés de certaines sociétés de Londres par rapport à cet événement furent imprimées au mois de novembre 1790. Elles produisirent une vive impression. Le succès fat immense : trente mille exemplaires se vendirent en un an. Tous les rois de l’Europe envoyèrent de Pilnitz à l’auteur des complimens et des tabatières. « C’est un livre qu’il est du devoir de tout gentleman de lire, » disait George III, et il en distribuait à ses amis des exemplaires élégamment reliés. L’université de Dublin décerna à Burke de nouveaux titres; celle d’Oxford lui fit remettre une adresse par l’intermédiaire de Windham. Un hommage plus curieux est celui de Gibbon, a Le livre de Burke, écrivait-il, est le plus admirable remède contre la maladie française. J’admire son éloquence, j’approuve sa politique, j’adore sa chevalerie, et je vais presque jusqu’à lui pardonner sa vénération pour les églises établies. »

L’ouvrage de Burke, quoique peu lu aujourd’hui, est cependant en France le plus connu de ses écrits. Nous en rappellerons seulement la forme et le contenu.

Deux sociétés anglaises, l’une la Société constitutionnelle, fondée pour la propagation d’écrits propres à répandre l’amour de la constitution, l’autre la Société de la révolution, ont voté des adresses de félicitation et de sympathie à l’assemblée nationale, qui s’en est montrée fort touchée. Burke prend la plume pour contester la valeur de ces manifestations et pour en discuter l’esprit. Elles ne représentent pas l’opinion de l’Angleterre, car l’opinion qu’elles représentent est contradictoire avec les principes de sa révolution et de sa constitution. Ces principes condamnent ceux de la révolution et de la constitution françaises. Exposer les uns, c’est réfuter les autres : double tâche que l’auteur entreprend. Au nom des principes anglais, il examine, critique, accable toute la conduite, toute l’œuvre encore inachevée de l’assemblée constituante. Avec 1688, il bat 1789.

Des deux sociétés anglaises qu’il traite fort légèrement, il appelait l’une un club dont il n’avait point entendu parler, un club de dissidens qui étaient dans l’usage de célébrer l’anniversaire de la révolution d’Angleterre en se réunissant dans une de leurs églises pour entendre un sermon. Cette année, le sermon avait été prêché par le révérend Richard Price, qui l’avait publié avec les réponses à lui adressées au nom de l’assemblée nationale par le duc de La Rochefoucauld et l’archevêque d’Aix. Le docteur Price n’était pas un homme inconnu. « C’est un ministre non-conformiste éminent, » dit Burke lui-même. Il était pasteur, et pasteur tendant à l’arianisme, d’une paroisse voisine de Londres. Il a écrit un livre remarquable sur les divers systèmes de philosophie morale. Ses ouvrages d’économie publique et de finances sont estimés, et il passe pour l’auteur du plan d’amortissement que Pitt adopta. Quoi qu’il en soit, c’est lui que Burke prend à partie dans le premier tiers de son ouvrage. Price avait essayé d’identifier les principes de l’une et de l’autre révolution, et en dégageant ceux de 1688 de leur enveloppe historique, en élaguant toutes les formes de droit positif, toutes les considérations de fait qui les recouvrent, on peut en effet les ramener à des idées abstraites et leur trouver avec les maximes de 89 une certaine ressemblance, surtout en ce qui touche les droits respectifs des peuples et des rois. Burke se soulève contre cette assimilation. Il montre par mille preuves, et avec un grand bonheur d’expression, que les auteurs de la révolution d’Angleterre n’ont point invoqué de principes métaphysiques, qu’ils ont toujours entendu revendiquer des droits traditionnels, ramener leur gouvernement à sa propre nature, ne le modifier que pour l’affermir; et lorsqu’ils se sont écartés des lois absolues de la monarchie héréditaire, ce n’est qu’à titre d’exception et parce qu’ils y étaient à la fois autorisés par de justes griefs et contraints par la nécessité. Tout cela est supérieurement établi, et si Burke avait uniquement besoin de démontrer quel est le caractère réel de la révolution d’Angleterre, quel fut en fait et quel est resté l’esprit du peuple anglais et de ses institutions, sa démonstration serait sans réplique. Peut-être n’a-t-il pas aussi bien réussi à prouver, peut-être même a-t-il oublié de prouver que le principe supérieur de la conduite des whigs du XVIIe siècle, celui qui les justifie devant la morale universelle,-— réduit par conséquent à un principe général, fallût-il l’appeler métaphysique, — soit sans analogie avec le principe de 1789. On pourrait faire voir même que quelques-uns d’entre les whigs de cette époque avaient l’esprit bien assez philosophique pour concevoir ainsi les choses; mais il est vrai qu’ils aimaient à ne pas séparer les idées spéculatives de la forme légale que leur donnait la tradition et des sentimens de droit et d’équité qui, sous cette forme, dominaient autour d’eux; il est vrai que par prudence autant que par conviction ils s’attachaient étroitement aux croyances politiques ou religieuses qui formaient la foi nationale. Tout cela est vrai; seulement, qu’en conclure pour la France? Avait-elle le passé de l’Angleterre? Burke omet une chose, c’est de lui découvrir des traditions dont elle pût se faire des droits : comme on invente des aïeux à qui veut vieillir sa noblesse, il fallait lui refaire son histoire pour que sa liberté fût historique; mais en France la liberté est une nouvelle venue qui devait être la fille de ses œuvres. Que Burke déplore une telle situation, qu’il soutienne qu’une révolution opérée dans les conditions anglaises diffère profondément d’une révolution entreprise au nom des pures idées, que la première est plus sûre, plus gouvernable, plus heureuse, plus stable que la seconde; qu’il ajoute même que celle-ci est de sa nature si hasardeuse qu’elle ne devrait jamais être tentée, et que dans l’état de la société française elle doit enfanter des crimes et des désastres, — on ne contestera pas qu’il n’y ait de la vérité et de la force dans cette thèse; et pour tout esprit raisonnable, une seule question demeurera : la thèse, vraie en général, l’est-elle dans tous les cas sans exception, et doit-elle être érigée en règle absolue?

Burke décrit à merveille la puissance de la tradition dans les choses humaines, cette action pour ainsi dire sanctifiante du temps qui prête à des conventions accidentelles l’apparence et l’autorité de principes éternels; mais il ajoute : «Vous auriez pu, si vous aviez voulu, profiter de notre exemple. » Il veut que nous aussi nous eussions nos privilèges, quoique interrompus par le temps, — notre constitution, quoiqu’elle eût souffert du dégât et de la dilapidation. Il le suppose plutôt qu’il ne l’établit. On ne peut à volonté retrouver dans les ruines d’un vieil édifice des titres, des armes antiques; pour en retirer ces choses, il faut qu’elles y soient, il faut au moins qu’on croie qu’elles y sont. Au vrai, ce qui importe en politique, ce sont les sentimens des hommes. Si un peuple regarde ses libertés comme un patrimoine, s’il y est attaché, non-seulement par la conviction de leur excellence, mais par cette foi dans son passé qui a quelque chose de religieux, il sera sage et fier, énergique et respectueux; peu importe même que les érudits ne soient pas de son avis et que, lui contestant ses croyances, ils lui montrent dans ses institutions plus de nouveauté qu’il n’en sait. Son esprit est fixé, son caractère formé, et un peuple ainsi fait donnera son empreinte à ses révolutions. Mais si la fatalité des événemens a voulu qu’un peuple ne trouvât pas ou ne sût pas trouver ses titres dans ses annales, et si aucune époque de son histoire ne lui a laissé un bon souvenir national, toute la morale et toute l’archéologie du monde ne lui donneront pas la foi qui lui manque et les mœurs que cette foi lui eût données. Il serait puéril à un homme d’état de prêter à une société certaines opinions, et de raisonner ensuite comme si elle les avait. Là est le faible de l’argumentation de Burke. Si pour être libre il faut l’avoir été jadis, si pour se donner un bon gouvernement il faut l’avoir eu, si du moins il faut s’imaginer ces deux choses, la situation des peuples est immobilisée par leurs antécédens, leur avenir est fatal, et il y a des nations désespérées. Or Burke ne frappe pas la France d’un arrêt si cruel. Il ne lui prêche pas l’absolutisme; il ne la condamne pas à la servitude à perpétuité; il nous permet d’en sortir, et retombe ainsi dans la faute qu’il nous reproche, car c’est nous prescrire une révolution après nous l’avoir interdite, et la violence de ses attaques ne sert qu’à mettre plus en relief la vanité de ses conseils.

Partant de cette idée sans base, qu’il fallait corriger les anciennes institutions par ces institutions mêmes, il entreprend l’examen de tout ce qui s’est fait. Il commence par la composition des états-généraux, où il blâme le doublement du tiers, surtout la réunion des trois ordres, et où il trouve trop de praticiens et trop de curés. De la composition de l’assemblée il passe à son esprit : c’est l’esprit d’égalité, qui, considéré d’une manière générale encore et dans ce qu’il a de philosophique, ne lui paraît bon qu’à construire la théorie révolutionnaire au service de la violence. Qu’il le combatte dans le docteur Price ou dans nos orateurs, cet esprit n’est à ses yeux que le provocateur et l’apologiste d’événemens tels que ceux des 5 et 6 octobre. On a souvent cité la peinture qu’il trace de ces funestes scènes et surtout un mouvement d’éloquente émotion, d’enthousiasme chevaleresque, à la pensée de cette reine infortunée qu’il avait admirée dans sa grandeur et dans sa beauté. Le passage est brillant en effet, et mérite tout le bien qu’en a dit M. de Chateaubriand.

Les crimes et les théories criminelles sont ensuite rapportées, comme à leur cause, à l’incrédule philosophie du siècle. Il la peint des plus sombres couleurs, et la juge avec plus de bon sens que de conséquence. Quand on a dit de la religion romaine ce qu’en disent les Anglais, on ne peut logiquement reprocher aux nations catholiques qu’une chose, c’est de n’être pas protestantes. Burke s’élève avec force contre la réunion des biens du clergé au domaine de l’état; mais il oublie de nous apprendre de quel droit l’église anglicane jouit des propriétés de l’église catholique. Il se demande ensuite quelle est l’autorité établie par une révolution qui a commencé par l’insurrection et la confiscation. Il lui paraît que c’est la pure démocratie, dont il explique la venue et les fautes par une peinture assez vraie des différentes classes de la société française; mais il n’échappe pas à la difficulté fort grande de défendre l’ancien régime en condamnant la société qui en est sortie. Enfin il passe à l’établissement politique. La grande mesure de la nouvelle division du territoire et de cette hiérarchie d’autorités locales qui le couvre, la prépondérance excessive que cette organisation assure à la capitale, la constitution du pouvoir exécutif, celle du pouvoir judiciaire, celle de l’armée, le système enfin des finances et des assignats, tout est passé en revue avec une sévérité outrageante, et, quoique l’exagération du langage donne à l’ensemble une tournure déclamatoire, rien n’est superficiel, tout est solide, et demande examen ou réfutation. Encore aujourd’hui ceux qui voudront étudier l’histoire de ce temps-là devront lire Burke, et ils se convaincront qu’après lui les censeurs de la révolution n’ont rien inventé.

C’est défigurer un tel ouvrage que d’en donner la substance. Les vues de détail, les développemens, les mouvemens, les traits, n’en forment pas le moindre mérite : il faut le lire pour l’admirer et l’analyser pour le combattre; mais ce que nous en avons dit suffit pour distinguer l’auteur des autres adversaires de la France. Chez nous, les écrivains éminens de la contre-révolution ont réfuté le rationalisme par le rationalisme. Ils ont opposé idée à idée, le pouvoir à la liberté. Leurs théories logiquement déduites condamnent le gouvernement anglais comme les constitutions françaises, 1688 comme 1789, le protestantisme comme la philosophie. Ils ont fait la métaphysique de l’absolutisme. Burke eût étouffé sous le régime de M. de Bonald et du comte de Maistre. L’Angleterre est une île morte, écrivait jadis M. de Lamennais. M. de Fontanes et tous les publicistes de 1804 ou de 1810 parlaient avec autant de pitié et de dédain des institutions de nos voisins que des idées du XVIIIe siècle, et l’oligarchie britannique était alors anathématisée par tous les déserteurs de la cause de 89. Une des grandes erreurs de Burke a été de se figurer que parce qu’il haïssait les révolutionnaires, il s’entendait avec les contre-révolutionnaires, et que parce qu’il partageait leurs inimitiés, ceux-ci partageaient ses idées. L’ancien régime qu’ils regrettaient n’était pas le sien. La monarchie de ses rêves n’était pas celle de leurs vœux. Il est très facile et très commun en politique de signaler les vices d’un système ou d’un gouvernement, puis, sans autre examen, de donner gain de cause à ceux qui s’en portent les ennemis, et de se déclarer pour le système ou le gouvernement contraires; mais les questions ne sont pas si simples. La monarchie constitutionnelle a péri : elle avait des côtés faibles; il ne s’ensuit pas que la république soit possible, ou que la monarchie absolue soit désirable. La révolution est mauvaise, cela ne prouve pas que la contre-révolution soit bonne. Les victimes sont peu intéressantes; la tyrannie n’en est pas meilleure. Burke a toujours trop légèrement, trop aveuglément adopté pour juste et vrai l’opposé de ce qui échauffait sa bile. Il me rappelle ce critique romantique qui, trouvant des défauts dans Racine, en concluait que les tragédies de Pradon devaient être excellentes.

Un tel ouvrage ne pouvait paraître sans exciter une bruyante polémique. Les idées françaises avaient des partisans dans la littérature comme dans la politique; parmi ses amis, Burke trouvait des contradicteurs : le premier de tous fut Francis, qu’il paraît même avoir consulté avant de publier. Avant et après, Francis lui écrit des lettres encore amicales, toutes pleines d’objections. Ce sont plutôt des assertions que des raisonnemens; l’amour de la liberté, sous quelque forme qu’elle se montre, lui inspire plus d’indulgence et plus d’espérance. Quant aux excès qu’il faut condamner, il s’en tire par la comparaison connue : « Dieu lui-même n’a-t-il pas commandé ou permis à la tempête de purifier les élémens? » Richard Price ne lutta pas longtemps. La mort l’enleva sans qu’il eût complété sa défense. Il fut remplacé par le docteur Priestley, savant illustre par ses découvertes, et à qui il n’a manqué peut-être qu’une seule observation pour faire dans la chimie la révolution qui a immortalisé le nom de Lavoisier. Il devint le philosophe des dissidens, qui, ayant aussi un joug à briser, enviaient l’exemple de la France. Priestley avait écrit témérairement sur des questions de métaphysique. En religion, il était au moins unitairien, ce qui ressemble beaucoup à déiste. Son talent n’égalait pas son esprit, et sa polémique fut animée, soutenue, sans être fort brillante. Enfin Thomas Payne, qui a laissé en France une réputation d’ennui, fit assez de bruit avec son livre des Droits de l’Homme; il était en relation, même en correspondance avec Burke : tous deux entrèrent en lutte, et dans plusieurs de ses ouvrages, le dernier lui fit l’honneur d’une réfutation. Mais de tous ses adversaires, ou plutôt de tous les défenseurs de la France, celui à qui elle doit le plus reconnaissant souvenir, c’est Mackintosh. Il était fort jeune alors. Ses Vindiciœ Galiicœ sont un ouvrage tout français, plein de l’esprit de l’assemblée constituante, de cet esprit éclairé, généreux, qui remplaçait les préjugés par les illusions. C’était le noble et brillant début de l’un des hommes les plus distingués que nos contemporains aient connus. Quoiqu’il ne ménage point son adversaire, il ne lui fait pas l’injustice, alors commune, de l’accuser d’apostasie : il démêle avec sagacité dans ses opinions antérieures le germe de ses opinions actuelles; il le condamne, mais ne le défigure pas. On peut lire encore avec plaisir son spirituel ouvrage, quoiqu’il ait, en le composant, comme tant de nobles esprits de l’époque, péché par la foi et par l’espérance.

M. de Menonville avait écrit à Burke pour lui soumettre quelques observations et l’interroger sur la conduite à tenir. La réponse fut sa Lettre à un membre de l’assemblée nationale (janvier 1791). Sur les moyens de salut, Burke s’y montre réservé et vague; mais il redouble de violence contre les auteurs de la révolution, contre les philosophes, surtout contre Rousseau, auquel il consacre de longues et injurieuses pages. Dans tout cela, il manque plutôt d’impartialité que de justice; presque tout ce qu’il blâme est blâmable, mais il dit le mal sans le bien, et ne tient aucun compte de ce qui atténue, rachète ou justifie. Le point le plus saillant de cet écrit, c’est qu’après avoir refusé d’indiquer un remède, il avoue qu’il l’attend du dehors. La France a droit à la compassion de ses voisins. Aucun pays de l’Europe ne peut connaître de tranquillité, tant qu’il existe sur le continent n collège de fanatiques armés pour la propagation des principes de l’assassinat, du vol, de la rébellion, de la fraude, de la faction, de l’oppression et de l’impiété, et il cite en exemples les différentes circonstances où des puissances étrangères sont intervenues pour réprimer des désordres moins graves et moins odieux. La conclusion qui sort de Là n’est que trop évidente, et nous verrons désormais Burke pousser ouvertement à la guerre. Le premier dans son pays, il conçut l’idée d’une guerre de principes, idée qui n’y fut jamais complètement adoptée; mais avant de recourir à la force, il indiqua les voies diplomatiques, et nous avons encore un projet de mémorandum par lequel il voulait que le roi d’Angleterre proposât au roi de France sa médiation entre ses sujets et lui, à l’effet de rétablir l’ordre sur la base d’une constitution libre, car, il faut rendre cette justice à Burke, il n’a jamais rêvé pour la France le rétablissement pur et simple du pouvoir absolu. La transformation volontaire de l’ancien régime en monarchie constitutionnelle était-elle possible? C’est ce qu’il n’a jamais examiné, et ce que cherchaient encore moins ceux des Français dont il embrassait la défense et briguait l’amitié. A peine si quelques hommes estimables, mais sans force et sans parti, Mounier, Lally, se seraient prêtés à cette tentative, et quant au roi, s’il pouvait ainsi ramener en arrière la révolution, il aurait pu bien plus aisément la prévenir.

Retournons dans la chambre des communes. La controverse du moment y devait prendre de plus grandes proportions et des formes plus dramatiques. Fox ne négligeait aucune occasion de manifester ses sympathies pour la France, et Burke avait laissé échapper celle de lui répondre. Une fois il le voulut faire, et l’opposition, malgré Fox, l’en empêcha. Cependant une rupture publique entre eux était prévue, et le matin du 21 avril 1791, jour où la discussion d’un bill sur la constitution du Canada pouvait amener un éclat. Fox, accompagné d’un ami, fit à Burke une visite qui fut la dernière. Celui-ci lui exposa sommairement ce qu’il comptait faire et dans quelles limites il entendait se renfermer. Fox s’ouvrit à lui avec confiance : on croit qu’il lui fit entendre que le roi avait témoigné à son égard de la bienveillance, et que le ministère, effrayé, avait donné pour mot d’ordre de l’accuser de principes républicains. Ses idées un peu radicales sur la constitution du Canada servaient de prétexte à l’accusation. Burke aurait été choisi pour. servir, en provoquant le débat, d’instrument à un complot. — Celui-ci ne nia point qu’on l’eût engagé à parler, mais ne put promettre de supprimer ni d’ajourner son discours. Cependant les deux amis (ils l’étaient encore) se rendirent ensemble au parlement. Ils trouvèrent en entrant que, malgré les efforts de Sheridan pour obtenir un ajournement, le bill de Québec était en discussion; Fox prit son parti et saisit un moment pour expliquer ses paroles antérieures. Faisant appel à sa réputation de sincérité, il nia hautement avoir jamais, ni dedans ni dehors, demandé pour son pays rien qui ressemblât à la république. Burke, avec une émotion contenue, annonça la résolution de prendre le premier jour où le débat se continuerait pour s’expliquer définitivement sur la révolution française. Ce défi fut accepté, et le 6 mai, quand la lecture du bill par paragraphes fat demandée, Burke se leva et le défendit, parce qu’il n’infligeait pas.au Canada une répétition de la constitution des droits de l’homme. A peine avait-il commencé sur ce ton et quitté Québec pour Paris, que l’on demanda le rappel à l’ordre. Fox, sans l’appuyer, dit que c’était un jour privilégié, où chacun avait le droit de choisir pour plastron le gouvernement qu’il lui plairait. Burke reprit avec plus d’aigreur, et, continuant, justifiant sa digression, il provoqua et repoussa plus d’une interruption, et finit par donner à ses attaques une telle vivacité, une telle étendue, que lord Sheffield, soutenu cette fois par Fox, demanda un rappel à l’ordre motivé.

Le rappel à l’ordre était une censure. Il fallut bien que Pitt intervînt. Il se félicita de voir la question réduite à une question d’ordre, et dit que l’orateur ne lui semblait nullement hors de l’ordre. Naturellement Fox devait répondre au ministre. Il le fit d’une manière piquante, mais sans emportement, et, en s’expliquant sur la question, il ne put éviter d’attaquer assez vivement l’opinion de Burke, en ménageant sa personne. Toutefois, malgré les louanges dont il entremêla ses sarcasmes le vieil athlète, surpris et blessé de se voir ainsi discuté, reprit la parole avec la gravité d’un ressentiment profond. Il se plaignit que ses opinions fussent méconnues, ses confidences trahies. Il revint sur le passé, tantôt attestant d’anciennes sympathies, tantôt rappelant d’anciennes dissidences. Aucune cependant n’avait interrompu leur amitié; mais aujourd’hui, quoiqu’il fût hasardeux, et surtout à son âge, de provoquer l’inimitié, de s’exposer à être abandonné par des amis, si son ferme attachement à la constitution de son pays le réduisait à cette extrémité, il était prêt à tout braver, et ses derniers mots seraient : « Fuyez la constitution française! — Mais point d’amitié rompue, dit Fox à demi-voix. — Si, répondit Burke, rupture d’amitié. Je connais le prix de ma conduite : j’ai fait mon devoir au prix d’un ami. Notre amitié a atteint son terme, car telle est cette détestée constitution française qu’elle empoisonne tout ce qu’elle touche. » Fox ne put répondre qu’en fondant en larmes, et ce fut une des plus pathétiques scènes qui aient jamais ému une assemblée. Lorsqu’il se leva pour parler, son trouble ne lui permit pas pendant quelque temps de se faire entendre. Enfin il dit avec simplicité qu’il n’acceptait pas de si tristes adieux; il rappela tous les souvenirs du passé : il n’était presque qu’un enfant qu’il avait pris l’habitude de recevoir les conseils de celui qu’il ne voulait pas cesser d’appeler son honorable ami. Leur intimité avait duré vingt-cinq ans; elle avait survécu à d’autres dissentimens : ne pouvait-elle résister à celui-ci? Il s’excuse avec modestie, il supplie avec dignité. Il y a dans son discours des passages d’une simplicité pleine de grâce, une tendresse d’âme qui touche chez un tel homme et qui devait désarmer le plus implacable. Un moment il allait se plaindre de quelques termes injurieux : « Je ne me souviens pas d’en avoir prononcé aucun, dit Burke. — Mon très honorable ami ne se souvient pas de ces épithètes, s’écrie Fox ; elles sont sorties de sa mémoire : elles sont complètement et pour jamais sorties de la mienne. » Cependant il se défendit, il défendit son parti; il le fit avec mesure, mais il ne put s’empêcher de rappeler sans aigreur, bien que sans détour, à son nouvel adversaire, quelques paroles, quelques actes de son passé qui l’auraient dû rendre plus indulgent pour les opinions qu’il n’avait pas aujourd’hui. Il était difficile en effet d’avoir défendu les Américains insurgés pour la république et d’anathématiser de tout point la révolution de 89.

Il y a presque toujours dans le cœur de l’homme une petitesse qui se mêle même aux grandes passions. On ne peut se défendre d’apercevoir au milieu des sentimens qui agitaient Burke une impatience de la critique, un dépit de se voir mis en opposition avec lui-même, qui l’irritait autant que le reste. La froideur obstinée de sa réponse montre ce que son orgueil a souffert, et, sans parvenir à dissimuler un peu d’embarras, il ne dit rien de propre à pacifier les esprits. La discussion fut terminée par quelques mots de Pitt plutôt sur l’incident que sur le fond, et, à sa demande, la proposition du rappel à l’ordre fut retirée.

L’effet d’une telle journée fut grand dans le public. Les deux opinions s’en émurent; celle dont Burke se séparait éclata contre lui. Ce que lui-même ne regardait nullement comme une conversion fut appelé une apostasie. Son ancien parti le menaça de ses rigueurs. A la séance d’un des jours suivans, quelques explications données de part et d’autre firent pressentir les conséquences de la rupture. Vainement Fox redit qu’au Canada non plus qu’ailleurs il ne songeait à introduire la république, et renouvela des protestations dont Pitt se félicita. Burke persista à reprocher aux whigs leur froideur pour la constitution anglaise, et, acceptant la scission, il déclara que, disgracié par un parti, il ne rechercherait plus l’amitié de Fox, ni de personne, ni d’aucun côté de la chambre, et il se rassit tristement. Aussi le Morning Chronicle annonça-t-il, le 12 mai 1791, que le grand corps des whigs de l’Angleterre avait décidé que dans le débat entre M. Fox et M. Burke, le premier avait soutenu les pures doctrines auxquelles ils étaient irrévocablement attachés. « La conséquence est que M. Burke se retire du parlement. » Cette sentence ainsi signifiée le toucha vivement, et il en appela des nouveaux whigs aux anciens. C’est le titre d’un écrit que nous regardons comme un de ses meilleurs, quoiqu’il ne renferme rien de bien neuf. Burke y prend un ton modéré avec ses anciens amis; il parle de Fox avec égards; on voit qu’il est atteint dans ce qu’il a de plus cher, son honneur politique, et qu’il tient à prouver qu’il n’a jamais abandonné ni ses amis ni ses principes. Il revient sur sa vie passée, et il montre, selon nous avec évidence, que rien dans tous ses précédens ne le liait envers un événement futur, imprévu, comme la révolution française, et que les connexions de parti formées sur des questions connues et pour des éventualités ordinaires n’impliquent pas l’engagement de suivre, à tout prix et dans toute hypothèse, l’opinion à venir de ceux avec qui l’on s’est uni. Il retrouve aisément dans ses discours antérieurs les germes épars des idées qu’il soutient aujourd’hui. Qu’avec des circonstances nouvelles il ait changé de point de vue, que ses dispositions envers les hommes, que son appréciation des choses soient modifiées, il essaierait vainement de le contester; mais changer ainsi, nous le lui accordons volontiers, ce n’est pas trahir. Ce qu’il démontre avec le même succès, c’est le caractère défensif de la révolution de 1688, et par suite la grande distance qui sépare les anciens whigs des sociétés démocratiques qui prétendent continuer leur école. Là se trouve une dissertation où les doctrines des ancêtres du parti sont établies, pièces en main, de la manière la plus intéressante. Il termine en discutant, non pas la souveraineté du peuple, mais la notion même du peuple dans les sociétés civilisées. Ce n’est pas un nombre pris au hasard de créatures humaines qui, considérées en dehors de leur histoire, n’auraient plus même une patrie : c’est une société déterminée, ayant des traditions, un sol, des institutions, des lois, des souvenirs, des mœurs, et dont les droits ainsi constitués ne dérivent pas d’un état de nature sauvage ou chimérique. Cet écrit, qui n’a rien de fort brillant, est un des mieux raisonnes qui soient sortis de sa plume, et comme il est ici sur un terrain purement anglais, il est plus pratique et plus modéré, et ses sentimens plus contenus en acquièrent plus d’autorité.

Cependant sa position politique devenait très pénible. Il n’avait rien de ce qu’il faut pour ménager une transition. Fier et irritable, il ne savait qu’accabler ou négliger ses adversaires; il était dégoûté de la vie parlementaire. Entre l’assemblée et lui, il n’y avait plus intelligence; il l’ennuyait, c’est là un mal irréparable. Son talent vieillissait et prenait je ne sais quoi de forcené qui dépassait ses auditeurs. Il le sentait sans se le reprocher, et il cessa d’assister exactement aux séances de la chambre des communes. Les questions qui s’y débattaient ne l’intéressaient plus. Seuls, les opprimés dont il avait embrassé la cause le trouvèrent fidèle. Il continua de poursuivre l’oppresseur de l’Inde. Il n’abandonna pas les catholiques d’Irlande. Leur émancipation, ou du moins l’adoucissement du régime qui pesait sur eux, était alors une question tout irlandaise, c’est-à-dire qu’elle s’agitait dans le parlement de Dublin. De tout temps, Burke avait pris parti pour la tolérance. Dès 1782, une lettre à lord Kenmare, dans laquelle il s’élevait contre les lois pénales si justement maudites des Irlandais, avait été publiée sans son aveu; mais il ne la démentit pas, et il développa de nouveau ses vues, dix ans après, dans une lettre publique à sir Hercules Langrishe, membre du parlement. Quoique, dans cette question, il lui fallût plaider contre les traditions des anciens whigs, ses lumières l’emportèrent sur ses préjugés, et la crainte d’arracher une pierre au vieil édifice de 1688 ne l’arrêta point. En matière de liberté religieuse, il resta libéral. C’est, dit-on, qu’il était Irlandais. Il se peut, et il n’est pas défendu de haïr l’oppression par sympathie pour les opprimés. Quand on ajoute qu’il se ressentait de son éducation chez les jésuites de Saint-Omer, on répète une fable. Si l’on veut que ses relations avec les émigrés français, avec des prêtres fugitifs, aient contribué à le rendre plus sensible aux intérêts des catholiques, rien n’est plus vraisemblable; mais comment en faire un reproche? Le clergé du continent, de son côté, n’a guère compris les principes de liberté que par les discussions sur l’Irlande. Ainsi le malheur enseigne la justice. Pour Burke, en aucun temps il n’a admis que la force armât le christianisme contre le christianisme. Nous ne sommes pas sûr que des philosophes eussent obtenu de lui la même indulgence. Tolérance pour les hérétiques, intolérance pour les incrédules, telle pourrait bien avoir été, vers la fin, sa devise, et quand les protestans dissidens devenaient démocrates, il était tout prêt à les prendre pour des incrédules.

Burke était malheureux : il avait perdu l’amitié de Fox; au commencement de 1792, la mort lui ravit sir Joshua Reynolds, qui le nomma son exécuteur testamentaire avec un legs honorable. C’était perdre encore un ami. Burke, qui aimait les arts et qui en parlait bien, avait donné au grand peintre quelques idées pour ses leçons sur la peinture. Reynolds avait laissé de lui un portrait qu’on dit fort ressemblant, et qui est un de ses bons ouvrages. A sa mort, Burke traça quelques lignes pleines de sentiment et de goût qui furent accueillies aussi comme un excellent portrait. Les admirateurs de tous deux disaient que c’était l’éloge de Parrhasius prononcé par Périclès. Cependant la révolution française marchait toujours. Rien n’arrivait qui dût désarmer Burke, et les événemens, au contraire, pouvaient décourager Fox et ses amis. Ceux-ci néanmoins ne croyaient pas que l’Angleterre fût menacée dans son repos, ni qu’un danger imaginaire prescrivît l’abandon d’aucun principe de liberté. Non-seulement ils demandaient la réforme parlementaire, au risque d’effrayer les conservateurs, mais ils appuyaient les pétitions des dissidens unitairiens, au risque de scandaliser les dévots. Burke avait autrefois soutenu les dissidens, il avait voulu affranchir de toute restriction la liberté religieuse (1773); mais aujourd’hui il regardait les dissidens comme des sectateurs de la philosophie française, comme les précurseurs des athées. « C’est des sociétés unitairiennes que vient tout le mal, » écrivait-il à son fils, et il lui prédisait qu’il vivrait assez pour voir le christianisme extirpé de l’Angleterre comme de la France. Selon lui, les ministres ne savaient prendre que des demi-mesures. Et pourtant ces demi-mesures, qu’ils accordaient moins à leurs propres craintes qu’aux alarmes de leur parti, trouvaient dans Fox et Sheridan de violens contradicteurs. A propos d’une proclamation contre les écrits et les doctrines anarchiques, un nouveau schisme éclata parmi les whigs.

Le duc de Portland, ancien premier ministre de la coalition, chef de l’opposition modérée, songeait à se rapprocher du ministère pour le maintenir ou l’attirer dans un système de politique intermédiaire dont Pitt ne semblait pas éloigné, car il était mécontent du lord-chancelier, et le reste du cabinet ne le satisfaisait pas entièrement. Il ne se souciait d’ailleurs d’être l’instrument de personne, et peut-être n’eût-il pas été fâché de se fortifier par des alliances modératrices contre les exigences d’une cour quasi-absolutiste et des tories excessifs. On parlait donc d’une fusion des partis, d’une administration formée sur une large base. Les négociateurs étaient Dundas et lord Loughborough. Le duc de Portland, qui savait que Pitt fatiguait le roi, aurait délivré ce prince d’une domination exclusive en devenant le lien d’un nouveau cabinet; mais il n’avait pas lui-même des idées bien arrêtées, et Pitt autorisait les pourparlers sans donner aucune espérance positive. Au dernier moment, il n’eût jamais consenti à céder la trésorerie. Fox ne la réclamait pas, mais il ne voulait ni que Pitt la gardât, ni que le duc de Portland la prît. C’était rompre la négociation avant de la commencer. Cependant des hommes honorables et modérés l’avaient prise fort à cœur. Leur pensée était de fortifier, par cette réconciliation, la monarchie anglaise contre l’esprit révolutionnaire, tout en prenant contre la France un ton moins agressif. Aussi Burke, après s’être prêté à la négociation, avait-il fini par tout désapprouver, et le début de la session suivante trouva les partis plus animés que jamais. La monarchie avait péri en France. Des réunions politiques, qu’en toute autre occasion on eût dédaignées, agitaient l’Angleterre. Le gouvernement s’armait de mesures de précaution ou de répression. Fox ne reculait pas : il sommait le cabinet d’envoyer un ambassadeur à la république; il s’opposait à l’alien-bill, c’est-à-dire à la loi qui soumettait les étrangers à une police particulière. Le 28 décembre 1792, on discutait la seconde lecture da bill, quand Burke, après avoir de nouveau évoqué à sa manière le sinistre fantôme de la révolution française, annonça que trois mille poignards venaient d’être commandés à Birmingham; puis, en tirant un qu’il tenait caché sous son habit, il s’écria : « Voilà ce que vous gagnerez avec la France; c’est ainsi que vous fraterniserez. Où les principes pénètrent, la pratique doit suivre. Préservons nos esprits des principes français et nos cœurs des poignards français. Sauvons tous nos biens dans la vie et toutes nos consolations dans la mort, toutes les bénédictions du temps et toutes les espérances de l’éternité. » Et il jeta le poignard sur le carreau. On remarqua que, vers la fin de son discours, il dit, en désignant Fox : « Celui qui n’est plus mon honorable ami; » et, traversant la salle, il alla s’asseoir auprès de Pitt. Cette scène théâtrale, préparée avec plus d’artifice que de goût, réussit médiocrement. Elle ne provoqua que cette plaisanterie assez froide de Sheridan, et qui ne fut pas trouvée mauvaise : «Monsieur nous a apporté le couteau, mais où est la fourchette? » Toute cette mise en scène donnerait presque des doutes sur la parfaite sincérité de Burke, si l’on ne savait ce que c’est que les natures déclamatoires.

Les whigs restaient au fond divisés. Dans le langage des partis, on appela les uns les whigs jacobins : c’étaient Fox, Grey, Sheridan et leurs amis; les autres, les whigs alarmistes : c’étaient le duc de Portland, lord Fitzwilliam, lord Spencer, Windham. Burke avait été le premier des alarmistes; mais, s’il était conservateur, contre-révolutionnaire, tory, il n’était pas encore ministériel. Cependant la rupture de toutes négociations pour une fusion, la violence des luttes parlementaires, la marche des événemens en France, devaient imprimer un mouvement plus énergique à la politique du cabinet et la rapprocher de celle de Burke. Lié depuis longtemps avec le duc de Portland et le comte Fitzwilliam, il devint leur conseiller sans voir toujours par eux ses conseils suivis. En même temps il entretint par Windham, qui traitait avec lord Loughborough, des communications avec le ministère. On agitait alors la question de la guerre avec la France, et cette question est si importante, qu’il faut reprendre les choses de plus haut.

Burke n’avait pu attaquer la révolution française sans devenir l’idole de ses ennemis. Dès que son premier ouvrage avait paru, les princes français, émigrés de fait ou de cœur, avaient uni leurs voix aux acclamations de l’Europe couronnée. Nos compatriotes fugitifs qui venaient en Angleterre regardaient comme un devoir de rendre hommage à l’illustre défenseur que le ciel envoyait à leur cause. On ne se contentait pas de l’admirer, on lui demandait des conseils. Il répondait avec réserve, mais il formait cependant chaque jour de plus étroites liaisons avec les Français que la révolution offensa d’abord et persécuta bientôt. Leurs colères et leurs douleurs pénétraient dans son âme, et nous voyons par sa correspondance que, dès le mois de janvier 1791, il conçut la nécessité d’une guerre. La reine Marie-Antoinette, qui cherchait avec une ardente anxiété des conseils qu’elle n’aurait pu suivre quand elle l’aurait voulu, autorisa une des dames de sa maison à entrer en rapport avec lui. Il se borna à des recommandations vagues de prudence, de froideur ; mais avec d’autres il s’ouvrait davantage, il donnait son avis jusque sur des détails. On le voit prendre soin d’écrire à un frère de Rivarol que ce dernier, dont il loue les écrits, devrait davantage ménageries moines. Bientôt il entra en communication plus intime avec ce qu’il faut bien appeler le parti de l’émigration. Son fils, qui avait toute sa confiance et qui partageait ses idées avec la chaleur d’un jeune homme, fut envoyé à Coblentz, auprès de Monsieur et du comte d’Artois, chargé de quelques instructions. — Il serait à propos d’enlever le dauphin et de lui donner, hors de France, une éducation chrétienne ; il serait bien important de ne rien céder, de ne pas même négocier ; surtout point de rapprochement avec Lafayette, non plus qu’avec Barnave ! — Le jeune Burke revint avec une lettre admirablement insignifiante de Monsieur, qui reçut une réponse du même style ; mais l’envoyé repartit et continua à être chargé d’une mission qui n’était pas inconnue du gouvernement. Dundas lui écrivit à lui-même que l’on pouvait à Coblentz compter sur un vif intérêt, mais dans les conditions d’une stricte neutralité. Burke tâchait d’amener le cabinet à se départir de cette neutralité. Il avait dîné avec Pitt pour la première fois de sa vie. C’était en petit comité, à Downing-Street, avec lord Grenville et M. Addington, orateur de la chambre des communes. Burke s’était efforcé d’exciter chez le premier ministre des craintes pour l’Anglegleterre, s’il laissait impunément grandir et se propager les principes français. Il n’avait pas réussi. Pitt ayant dit que son pays et la constitution étaient en sûreté jusqu’au jour du jugement : « Oui, répondit Burke ; mais ce que je crains, c’est le jour sans jugement. » Quelque temps après, une réunion un peu plus solennelle eut lieu chez le duc de Portland, où assistaient aussi les lords Spencer et Fitzwilliam. On, y parla avec découragement de la ruine de la monarchie française, et, lorsqu’on se leva pour aller prendre le café, Burke dit en élevant la voix et comme dernier avertissement :

Illic fas régna resurgere Trojæ,
Durate, et vosmet rebus servate secundis.

En écrivant à son fils, en lui parlant de ces conférences et de l’inutilité de ses efforts, il le charge de conseiller aux princes la rédaction d’un bill des droits, contenant les garanties d’une constitution libre, car il trouve insuffisante leur déclaration. Sur ce point, il reste un homme d’état anglais; il est contre la révolution, il est contre l’absolutisme. Cette politique était spécieuse; par malheur, elle avait pour premier acte nécessaire et pour instrument obligé la coalition de Pilnitz. Burke conseillait le contradictoire, et il espérait l’impossible; mais les rois absolus pour alliés ne l’effrayaient point, et dans ses Pensées sur les affaires de France, écrites en décembre 1791, il s’efforce de prouver que la France, n’ayant été traitée par l’Europe que sur le pied d’une monarchie, affranchit, en cessant d’en être une, les puissances étrangères de tout engagement. Une révolution de doctrine et de dogme crée pour chaque état de nouveaux intérêts qui peuvent changer tous les rapports de la politique. Il ne faut attendre des seules causes intérieures aucune contre-révolution en France; le système dominant s’y fortifie à proportion qu’il dure, et l’intérêt de ceux qui le soutiennent est d’agiter, de bouleverser tous les pays. Les gouvernemens de l’Europe n’ignorent pas entièrement le danger, mais ils préfèrent la défensive. Il y a partout un parti modéré français; la philosophie française a gagné les cours, les cabinets, les souverains eux-mêmes. Ce parti modéré, qui prévaut en France depuis la fuite de Varennes, est le pire de tous, et cependant il fait des dupes. C’est, dit-il, la dernière fois qu’il s’exprime sur ce sujet; mais il a voulu seulement montrer que l’ancien ordre de choses est ébranlé par toute l’Europe, et que le moment est venu de décider s’il faut le maintenir ou l’abandonner. La conséquence à tirer de cet exposé, écrit avec une indignation contenue et désespérée, n’était pas fort obscure : c’était une sorte de mise en demeure de l’Europe; mais Burke paraissait peu compter que l’Europe fît droit à sa requête.

Presque toute la première partie de l’année 1792 fut donnée à la politique expectante. La position de neutralité était décidément prise. Le jeune Richard Burke, revenu de ses missions d’outre-mer, avait été nommé agent des catholiques d’Irlande, c’est-à-dire qu’il était chargé de suivre en Angleterre leurs réclamations et la grande affaire de l’émancipation. Son père, qui s’en occupait alors avec zèle, correspondait avec lui sur cet important sujet, désespérant d’ailleurs d’amener le gouvernement anglais à ses idées sur la France. C’était le temps des négociations du duc de Portland. La politique du cabinet paraissait plutôt en voie de se modérer encore que de devenir plus entreprenante. La guerre, provoquée par l’Europe continentale et déclarée par la France, s’ouvrit au mois de juillet, et l’abstention pacifique de l’Angleterre n’en était que plus marquée. Cependant les émigrés concevaient mille espérances que Burke était loin de partager. Un jour qu’il s’exprimait en leur présence avec sa vivacité ordinaire sur les maux de la révolution, un d’eux lui dit : «Mais enfin, monsieur, quand retournerons-nous en France? — Jamais,» répondit-il. Ses paroles étaient des oracles, et il se fit un silence de consternation; puis il reprit en français : « Messieurs, les fausses espérances, ce ne sont pas une monnaie que j’aie dans mon tiroir... Dans la France vous ne retournerez jamais. — Comment donc! s’écria quelqu’un, ces coquins-là... — Coquins, reprit-il, ils sont coquins, mais ils sont les coquins les plus terribles que le monde a connus. Ce qui est étrange, ajouta-t-il en anglais, c’est que je crains d’être le seul homme de France ou d’Angleterre qui connaisse la grandeur du danger dont nous sommes menacés. — Mais, dit Charles Butler qui était présent et qui nous a conservé cet entretien[2], le duc de Brunswick arrangera tout cela. — Le duc de Brunswick ! le duc de Brunswick, faire quelque bien ! Une guerre de positions pour soumettre la France ! » Il se fit encore un silence, et Burke le rompit en français : «Ce qui me désespère le plus est que quand je plane dans l’hémisphère[3] politique, je ne vois guère une tête ministérielle à la hauteur des circonstances. »

Cependant les événemens devinrent si graves, à partir du mois d’août, que les idées de Burke se trouvèrent moins éloignées de celles des ministres. Il écrivit plusieurs fois à lord Grenville, secrétaire d’état des affaires étrangères. Il demandait qu’en gardant la neutralité de fait, on n’érigeât point la non-intervention en principe. C’était, disait-il, une flatterie envers les jacobins anglais. Il insistait pour le rappel de l’ambassadeur, ou tout au moins pour une déclaration qui expliquât les sentimens et les maximes du gouvernement; mais il ne parvenait pas à communiquer aux ministres ses terreurs pour l’Angleterre. Cette sécurité d’un orgueil patriotique lui paraissait une folle illusion. Il s’indignait de la mollesse des rois de l’Europe; il la comparait avec douleur à la vigueur du gouvernement français. Là trahison du roi de Prusse, écrivait-il après l’évacuation de Longwy, n’a pas son égale dans l’histoire. Au reste, on peut chercher ses opinions dans ses Points capitaux à considérer dans l’état-présent des affaires (novembre 1792); c’est un résumé de la situation. L’auteur ne se nomme pas et ne se livre point à sa manière d’écrire accoutumée. Il rédige un vrai mémoire diplomatique, où les victoires de la France, sa force, ses desseins, les dangers et les intérêts des états divers, les fautes ou les faiblesses des cabinets, sont représentés de manière à faire ressortir la nécessité pour l’Europe de former une coalition offensive, et pour l’Angleterre d’en être la tête et l’âme. L’ouvrage était de nature à faire réfléchir les gouvernemens; il coïncidait avec la bataille de Jemmapes.

Ce furent en effet les victoires de la France, plus que les dangers de son exemple et de ses doctrines, qui changèrent enfin la politique du cabinet anglais. La conquête de la Belgique touchait beaucoup plus le fils de Chatham que les massacres de septembre ou la hache suspendue sur la tête du noble prisonnier du Temple. Il n’eût jamais fait la guerre pour un sentiment ou pour une idée, et il avait raison ; c’est à la politique seule qu’il appartient d’armer un gouvernement sensé. Le défi sanglant qu’au 21 janvier la convention jeta à l’Europe monarchique parut une occasion décisive, et l’Angleterre accéda à la coalition, entraînant la Hollande avec elle. Tout était disposé pour une guerre maritime, et c’est sur les colonies que Pitt portait; son ambitieuse pensée. Mirabeau l’avait appelé le ministre des préparatifs, et ces préparatifs, qui paraissaient à Burke les lenteurs de l’indécision, trahissaient surtout un désaccord entre les vues du ministre et les siennes, désaccord qui persista même après que les idées guerrières semblaient avoir triomphé. Il ne concevait pas que l’on conquît des Antilles pour dompter Paris. Il ne se croyait pas l’ennemi de notre pays. Il distinguait entre la révolution et la France, et c’est la première seule qu’il prétendait anéantir. Il voulait une guerre de parti, tandis que Pitt faisait une guerre politique. L’un demandait que l’on déployât la plus grande énergie, que l’on prît la plus violente offensive, mais que l’on s’attaquât à la faction, non à la nation, tandis que l’autre songeait surtout à se défendre contre l’esprit de conquête et à se venger du traité de Versailles. Dans ses conversations, Pitt exprimait l’espérance que la guerre serait de courte durée, et, en cas qu’elle se prolongeât, il admettait comme résultat possible le démembrement de la France. Burke, qui s’indignait à cette pensée, continuait de critiquer le ministère, quoiqu’il s’en fût rapproché. Vivant beaucoup avec les émigrés, lié avec Cazalès, correspondant avec l’abbé Edgeworth, il avait en partie adopté leurs sentimens, et cherchait sans relâche à les faire adopter par l’Angleterre. « J’ai la ferme conviction, écrivait-il à Windham, que les émigrés ont plus de lumières (have better parts) que le peuple chez lequel ils ont trouvé un asile, ce qui, je le sais, sera taxé d’hérésie, de blasphème, de démence. » Aussi conseillait-il fortement de soutenir la Vendée, et c’est à lui que s’adressa le comte d’Artois, lorsqu’il projeta de débarquer dans l’ouest avec l’aide du gouvernement anglais (octobre 1793). Burke eut grand soin de lui répondre qu’il n’avait nul pouvoir, et que les ministres ne le consultaient pas. Il était membre du conseil privé, simple titre qu’il ne pouvait ne pas avoir après les fonctions qu’il avait remplies. Les Français en concluaient qu’il devait être quelque chose dans le gouvernement, ce qui l’obligeait à sans cesse expliquer qu’il n’était rien, et pas même écouté. C’est ce qui apparaît clairement dans ses Remarques sur la politique des alliés relativement à la France. Il y oppose la politique de l’émigration française à la politique de la coalition. Les cabinets de l’Europe veulent rétablir en France la monarchie, et ils évitent de faire cause commune avec tout ce qui la représente, avec les princes, avec la noblesse, avec le clergé proscrit : ils ménagent la France actuelle, la France du jacobinisme; mais si l’on consulte cette France-là, c’est la république qu’elle donnera, ou tout au moins la démocratie royale de 1791, toujours la révolution. Il faut choisir, ou la monarchie, ou la révolution ; point de milieu, point de parti neutre. Si l’on est pour la monarchie, il faut regarder la France morale comme séparée de la France géographique; la France n’est plus en France. C’est donc la restauration pure et simple que les puissances doivent annoncer et accomplir. Au lieu de reconstituer la France dans sa force, leur politique conduisait à l’affaiblir, à la morceler, à l’anéantir, précisément parce qu’on n’oserait anéantir la révolution. C’est la politique qui vient encore de partager la Pologne, car Burke, ami de tous les droits consacrés par le temps, ne parle jamais sans indignation de ce marché d’iniquité. C’est aussi pour lui un exemple révolutionnaire, comme tout abus de la force. Un autre exemple pourrait lui être objecté : c’est la restauration des Stuarts; mais il répond que la révolution anglaise avait été une guerre civile, que le gouvernement de Cromwell était un gouvernement, et que c’était la nation qui avait amnistié Charles II. Singulière manière de se délivrer de la difficulté! De même, à force d’avoir dit que les Français sont des athées, que la guerre est une guerre de religion, il se trouve un peu embarrassé de ce qu’il fera des protestans dans la restauration de l’église catholique. La question de l’amnistie le gêne aussi, et, sans pencher vers un excès de clémence, il hésite à proportionner le châtiment à la grandeur et à la généralité du crime, telles qu’elles ressortent de l’exagération de ses tableaux. On conçoit qu’il trouvât beaucoup d’inconséquence et une certaine duplicité dans la politique de son gouvernement, on peut admettre même qu’une guerre de parti parût moins anti-nationale aux Français assez malheureux pour espérer dans l’étranger, et que Burke s’imaginât faire preuve de générosité en séparant la France de sa révolution; mais au fond il n’y a ni justice ni politique dans aucun système absolu, et, en devenant tout à fait homme de parti, il perd peu à peu les qualités de l’homme d’état. Absorbé par une idée fixe, il ne faut plus espérer de lui ce reste d’équité et de modération que perdent difficilement les grandes intelligence. Cette fatale influence de l’esprit de parti lui arracha celui de ses écrits qu’on lui a le plus reproché.

Pendant la session de 1793, Fox avait tenu une conduite au moins très hasardée. Rien n’est plus difficile que la conduite d’un ami de la liberté dans les temps de révolution. Ceux qui prétendent éviter jusqu’au contact de l’esprit révolutionnaire en persistant à défendre la liberté tentent l’impossible ou se condamnent à un isolement spéculatif, sans responsabilité peut-être, mais sans influence. Ils sont irréprochables, je le veux, mais inutiles. Ceux qui se décident à emprunter le secours, à suivre le drapeau, à avouer les actes des révolutions, même avec mesure ou pour un temps, n’échappent guère au danger d’être entraînés au-delà de leurs intentions et de leurs principes, et de se compromettre avec la liberté qui s’égare. Innocens dans leurs actions, ils n’évitent point un air de complaisance envers des partis insensés ou criminels, et la pureté de leurs principes, comme celle de leur conscience, ne sort pas toujours intacte de l’épreuve. La situation de Fox en Angleterre était sans doute moins difficile que celle des hommes de 89 en France. L’esprit révolutionnaire ne pénétra jamais profondément la société anglaise. Quoi que Burke en ait dit, la propagande du jacobinisme n’y fut jamais redoutable. Les lieux communs démocratiques n’y étaient guère qu’un thème d’opposition. Cependant il était rude de paraître soutenir ou favoriser de telles doctrines, alors commentées par des actes terribles, et avouer, même d’une manière abstraite, les principes de notre révolution était difficile, lorsque cette révolution en compromettait l’honneur. Nous avons tous passé par cette difficulté-là. Elle était grande, surtout pour un homme d’état qui aspirait au pouvoir dans une société opposée par ses préjugés autant que par ses lumières, par ses intérêts autant que par ses institutions, aux doctrines révolutionnaires. Par la marche qu’il avait adoptée. Fox risquait au moins sa renommée, et cependant il était difficile que le généreux défenseur de la liberté n’applaudît pas au grand effort de la France, et que les héritiers de Hampden et de Sidney fussent du parti de la coalition des rois absolus. Le ministère hésitait lui-même à se déclarer contre-révolutionnaire. Il existait dan, les chambres une opinion flottante et modérée qu’effarouchaient les extrémités de Burke. On pouvait croire que la presse opposante finirait par être la plus forte et par faire pencher la balance de l’opinion. Une opposition libérale ne peut guère rompre avec les partis populaires, même quand elle s’en distingue et qu’elle est décidée à ne pas les suivre. En Angleterre d’ailleurs, les mœurs accordent une grande latitude dans le choix des moyens d’opposition. Le rigorisme en cette matière y paraît une duperie, et l’expérience après tout a montré que cette liberté d’action était là sans danger. Enfin l’ardeur du combat, l’entraînement de parti, l’imagination, l’ambition, la colère, expliquent assez comment Fox put aller très loin dans les voies d’une opposition quasi-révolutionnaire, et, sans partager les idées ni les desseins des partis subversifs, s’exposer à les encourager en excusant leurs actes, en soutenant quelques-uns de leurs principes, surtout en combattant leurs ennemis. Il avait plutôt un cœur noble qu’une conscience rigoureuse, et son esprit, plus pratique que philosophique, n’était pas toujours bien correct dans le choix de ses théories. Il est remarquable au reste qu’il fut suivi dans cette voie par les hommes les plus éminens de son parti. Non-seulement Sheridan, qui était comme son extrême gauche, mais Grey, Tierney, Whitbread, Erskine, firent campagne avec lui. Lorsqu’à la fin de la session il publia, pour se défendre, sa lettre aux électeurs de Westminster (janvier 1793), le club whig, par une résolution expresse, déclara « que sa confiance en M. Fox était confirmée, fortifiée et augmentée par les calomnies dirigées contre lui,» et, chose remarquable, le duc de Portland et lord Fitzwilliam concoururent encore à cette résolution.

Ce fut pour Burke un très sensible coup. Ces calomnies, ce ne pouvaient être que ses attaques contre la politique de Fox. Lord Fitzwilliam était son ami, et dirigeait, avec le duc de Portland, cette fraction des whigs dont la révolution française alarmait la prudence et tempérait l’ardeur. Inquiet et blessé, Burke jeta sur le papier ses Observations sur la conduite de la minorité, ce qui veut dire la conduite de M. Fox. Elle y est censurée en cinquante-quatre articles comme inconséquente, imprudente, dangereuse, et quelquefois pis que cela. Ce ne sont point, comme on l’a dit, cinquante-quatre chefs d’accusation, quoiqu’il y ait telle imputation qui touche à la haute trahison; la plupart des reproches sont purement politiques, et le langage est plus dur qu’il n’est injurieux. Ce qu’on y voit surtout, c’est combien Burke avait sur le cœur tout ce qui montrait comme séparée de lui la masse du parti whig, combien il craignait que ce parti, reformé en parti de gouvernement, ne s’emparât des affaires et ne revînt au pouvoir avec le concours du duc de Portland. C’est pour prévenir ce dernier malheur qu’il écrit. Il rappelle combien de fois l’opposition de Fox a éclaté contre des actes approuvés ou conseillés par le noble duc, par Fitzwilliam et ses amis, combien désormais leur réunion dans le pouvoir avec Fox et Sheridan serait contraire à toute prudence et à toute dignité. Cette réunion, lui-même il l’a désirée, il dit s’y être employé jusqu’à la dernière session, il ne se croyait pas alors irrévocablement séparé de son ancien parti; mais aujourd’hui tout est consommé. Même l’aversion qu’il ne cache pas pour M. Pitt, même l’espoir de le punir justement des moyens par lesquels il est arrivé en 1784, car ce grief subsiste, n’excuserait pas en 1793, une coalition contre lui. M. Pitt serait le pire des hommes et M. Fox le meilleur, que, devant la révolution française, il vaudrait mieux s’allier avec le premier.

Burke garda ce papier tout à fait secret pendant quelque temps, puis il l’envoya au duc de Portland dans une lettre où il le priait de ne le point montrer, même de ne le point lire, tant que quelque réflexion impérieuse (compulsory reflection) ne l’y ramènerait pas. C’est un dernier témoignage, c’est une protestation testamentaire qu’il doit à sa cause et à sa mémoire (septembre 1793). Nous, oserons dire qu’en parlant ainsi Burke n’est pas d’une bonne foi parfaite. Quelle pouvait donc être son intention, s’il était sincère en demandant à n’être pas lu par le duc de Portland? Il appelle lui-même cet écrit son apologie. Elle est assurément bien indirecte, car il n’y est question que des torts des autres, et ce n’est pas la manière naturelle de défendre sa mémoire que d’établir en cinquante-quatre points que Fox n’a fait que des fautes. Cependant, si nous reconnaissons que le ressentiment et la malveillance se sont mêlés à de vraies convictions pour dicter cet écrit, nous devons dire qu’il est devenu odieux par l’usage surtout que les ennemis de Fox en ont fait, et nous tenons pour accordé que Burke ne l’avait pas composé avec l’intention de le publier. Contesté dans ses convictions et même dans son talent, inquiet pour sa cause et même pour sa gloire, irrité contre d’anciens amis, sévère pour les nouveaux, il s’éloignait chaque jour davantage des affaires et de la chambre : il songeait à céder son siège au fils sur lequel se reportait toute son ambition. Lorsque le général Fitzpatrick produisit sa célèbre motion pour intéresser le gouvernement anglais à la détention du général Lafayette, Burke se ranima pour attaquer celui dont le sort inspira à Fox un discours d’une incomparable beauté (17 mars 1794). On dit qu’il jeta les lueurs suprêmes de son éloquence au dernier jour du procès de Hastings (16 juin). Il parut encore à la chambre des communes le 20, à la séance où, sur la motion de Pitt, elle vota des remerciemens aux membres qui avaient conduit l’accusation. Il répondit en quelques mots, les derniers qu’il ait fait entendre après vingt-huit ans de parlement. Il avait accepté le chiltern hundreds, une de ces humbles sinécures qui obligent à une réélection. Sa tâche était finie. Depuis longtemps, il ne tenait plus au parlement que par le procès de Hastings : c’était l’œuvre de réparation, d’expiation, par laquelle il imaginait épargner à l’Angleterre le fléau de la révolution. Il avait écrit quelque temps auparavant à Murphy, qui lui dédiait sa traduction de Tacite : « J’ai lutté de toute ma puissance contre deux maux publics, provenant des plus saintes de toutes les choses, la liberté et l’autorité. Dans les écrits que vous êtes assez indulgent pour supporter, j’ai lutté contre la tyrannie de la liberté. Dans ma longue et dernière lutte, j’ai combattu contre la licence du pouvoir. » C’est cette longue et dernière lutte qui lui laissa le meilleur souvenir. Quelque temps avant sa mort, il chargea ses amis, l’évêque de Rochester et le docteur Laurence, de publier après lui l’ensemble de ses travaux dans l’affaire de Hastings.


« Comme il est possible, écrivait-il à Laurence dans la dernière année de sa vie, que mon séjour de ce côté-ci du tombeau soit plus court que je ne calcule, permettez-moi de rappeler à votre souvenir la charge solennelle et le dépôt que je vous ai confié en quittant la scène politique... Ne laissez pas cet exemple cruel, audacieux, inouï de corruption publique, de crime, de bassesse, descendre à la postérité, peut-être aussi insouciante que la race présente, sans la marque d’animadversion qui lui est due... Que mes efforts pour sauver la nation de cette honte et de ce crime soient mon monument à moi, le seul que je veuille avoir jamais. Que tout ce que j’ai fait, dit ou écrit soit oublié, excepté cela. J’ai lutté pour cela, avec les grands et avec les petits, durant la plus grande partie de ma vie active, et je souhaite, après ma mort, laisser ce défi porté aux jugemens de ceux qui considèrent le glorieux empire qu’une dispensation inconcevable de la divine Providence a mis dans nos mains — uniquement comme un moyen de satisfaire, pour le plus vil des buts, les plus viles de leurs passions... Je me reproche extrêmement de n’avoir pas employé l’année dernière à cet ouvrage, et je demande pardon à Dieu de ma négligence. J’avais encore assez de forces pour le faire, si je n’en avais perdu en de compromettantes querelles avec l’indolence qui s’endort et oublie, et si je n’avais employé quelques-uns des momens où je me sentais renaître à l’activité de l’âme en faibles efforts pour relever ce peuple imbécile et léger des châtimens que sa négligence et sa stupidité ont attirés sur lui pour ses iniquités et ses oppressions systématiques. Mais vous êtes fait pour continuer tout ce que j’ai fait de bien et pour l’augmenter encore, grâce aux ressources variées d’une âme fertile en vertus et cultivée par mille sortes de connaissances et de talens en toutes choses. Faites sentir la cruauté de cet acquittement prétendu, mais en réalité de cette barbare et inhumaine condamnation de tribus et de peuples, et de toutes les classes qui composent ces peuples. Si jamais l’Europe recouvre sa civilisation, cet ouvrage sera utile. Souvenez-vous ! souvenez-vous ! souvenez-vous ! »


Au même moment, le duc de Portland entra dans le cabinet comme secrétaire d’état de l’intérieur; lord Fitzwilliam suivit son exemple, et Windham fut secrétaire de la guerre; Burke fit élire son fils à sa place par le bourg de Malton, et l’on disait que lui-même devait être élevé à la pairie.

Cependant de cruelles épreuves lui étaient réservées, qui devaient condamner ses derniers jours à la. retraite et à la douleur. Il avait perdu beaucoup d’amis : Reynolds et Shackleton en 1792; Richard, son frère, en février 1794 , qui toute sa vie l’avait aimé avec dévouement. C’est lui ou son cousin qui fit, d’une adresse de Brissot à ses commettans, une traduction que Burke publia avec une préface vivement écrite contre les jacobins et les girondins. Il y poursuit sa guerre obstinée contre tous les partis révolutionnaires modérés. Après la perte de son frère, il lui restait son fils, sa consolation et son orgueil. Une triste réflexion se présente souvent à l’auteur ou au lecteur d’une biographie. Combien le sentiment ou l’événement qui a le plus fortement ébranlé le cœur d’un homme tient peu de place quelquefois dans les pages où l’on écrit sa vie! Un voyage curieux, une anecdote piquante, la critique d’une brochure, l’explication d’une démarche politique, exigent ou permettent souvent que l’écrivain insiste et s’étende, et la postérité ne regrette pas d’apprendre avec détail ce qui peut-être n’avait laissé qu’un indifférent souvenir à celui dont elle lit l’histoire, tandis que l’émotion cruelle, le déchirement de cœur, le malheur personnel qui a bouleversé son âme ou son existence se raconte en deux lignes, et n’arrache pas au lecteur une seconde de sensibilité ou d’attention. Le coup le plus terrible, que Burke éprouva fut la mort de son fils. Les dernières années de sa vie en furent tristement obscurcies. Et pourtant que nous importe aujourd’hui? Pourrions-nous sans affectation recueillir dans les lettres qui sont sous nos yeux quelques traits épars pour en composer un lugubre tableau d’intérieur, celui du désespoir d’un père arraché, par la mort inattendue de son fils, aux espérances et aux illusions que les progrès lents d’un mal cruel auraient dû dès longtemps dissiper? A peine pouvons-nous dire que le jeune Richard Burke, atteint mortellement, s’avançait vers le terme fatal sans que son père, pieusement trompé, s’en aperçût. Ce n’est que dans les derniers jours qu’il vit le danger. Il ne quitta plus son fils, qui, peu de momens avant d’expirer, lui disait : « Parlez-moi, mon père, parlez-moi de religion, parlez-moi de morale, parlez-moi de choses indifférentes, je prends plaisir à tout ce que vous me dites. »

Le désespoir de Burke dura autant que sa vie, mais son esprit ne s’éteignit point, et resta ouvert à toutes les inspirations qui l’animaient depuis cinq années. Il continua de suivre d’un œil triste et vigilant les convulsions de cette société européenne dont il avait prédit la crise et les périls. Il continua de s’occuper avec zèle des affaires des catholiques irlandais. C’était ce qui avait rempli les dernières années de son fils, mort secrétaire du comte Fitzwilliam, le nouveau lord lieutenant de l’Irlande. Nous avons, des premiers mois de 1795, deux lettres que Burke publia sur cet important sujet, l’une à William Smith, membre du parlement irlandais, l’autre à sir Hercules Langrishe. Il y rattache l’intérêt des catholiques à la guerre qu’il fait aux jacobins. — La religion n’a pas de plus grands ennemis. Ils la poursuivent sous toutes ses formes, dans toutes les sectes. Contre eux, toutes les religions sont solidaires; toutes en effet reposent sur la tradition, sur les souvenirs de famille, sur le respect des aïeux. Il faut donc les défendre contre les ennemis de toutes ces choses, et ne pas travailler pour eux en opprimant le catholicisme, qui est en Irlande, comme le presbytérianisme en Écosse, la meilleure barrière contre le jacobinisme. — Ces raisonnemens ont leur force, mais ils sont purement politiques, et n’indiquent pas un fidèle vivement attaché aux articles spéciaux de sa croyance. En tout temps, dans tous ses écrits, Burke, quoiqu’il tînt à la foi chrétienne assez pour confondre sous le nom d’athées tous ceux qui s’en écartent, ne paraît pas avoir eu en matière de dogmes une préférence raisonnée ni même une connaissance approfondie. Il semble regarder ces différences comme de pures questions de controverse ou comme des accidens de la nationalité. Le protestantisme anglican est sacré pour lui, mais pas beaucoup plus que toutes les institutions à l’ombre desquelles a vécu et grandi son pays. Il est protestant comme il est Anglais; je dirais presque qu’il est chrétien comme il est européen. Aussi tout esprit de prosélytisme lui est-il étranger, tout fanatisme lui paraît-il odieux, excepté quand la religion lui semble attaquée comme garantie sociale. Son louable zèle pour tout ce qui fait l’honneur et la force des sociétés humaines peut s’exalter alors au point de prendre quelques traits du fanatisme. Toutefois rien dans ces sentimens ne pouvait le rendre accessible aux haineux préjugés qui si longtemps ont opprimé l’Irlande, et qui même ont fini par pervertir son sens politique à force de l’opprimer. Il y avait une puissance à laquelle il accusait M. Pitt de trop sacrifier, et qu’il appelait le job. C’est quelque chose comme l’agiotage, ou l’intrigue appliquée aux affaires publiques dans un intérêt de lucre. Il s’en prenait au job du crédit de la compagnie des Indes et de toutes les iniquités que ce crédit protégeait. C’était le job encore qui, suivant lui, exploitait l’Irlande et l’opprimait pour l’exploiter. C’est à ses détestables calculs qu’il imputait le système de vexation qui avait « poussé le catholicisme à un jacobinisme contre nature, pour accroître le pouvoir de la junte perverse et folle à laquelle l’Irlande était livrée comme une ferme. » — « L’opposition jacobine, écrivait-il au docteur Laurence, s’empare de cela pour exciter la sédition en Irlande, et le ministère jacobin s’en sert pour maintenir la tyrannie dans le même pays... Je commence, en vérité, à croire que M. Pitt est fou. » Aussi ne vit-il pas sans regret le rappel de lord Fitzwilliam après une trop courte administration.

Dans un débat que provoqua ce rappel à la chambre des lords (mai 1795), quelques traits furent lancés contre Burke, qui se réveilla pour écrire à William Elliot une lettre où il n’épargne pas les sarcasmes à ceux qui l’ont attaqué. C’était un noble duc, — probablement le duc de Bedford, — c’était aussi le grand avocat Erskine, qui avaient mêlé son nom aux toasts d’un club. Il s’amuse à les mettre sur la même ligne que Thomas Payne, et ni l’âge ni la douleur ne paraissent avoir refroidi sa verve. Il semble seulement que son style ait pris plus d’âcreté. Il en donna bientôt une nouvelle preuve.

Aux chagrins de l’âme, aux ennuis d’une santé délicate, se joignaient pour lui ceux d’une fortune en désordre. Il n’avait jamais été riche, et il avait mené sans luxe une vie facile. Ses lettres contiennent des passages pénibles à lire sur sa situation. Il s’était décidé à ne plus quitter la campagne, lorsqu’il reçut une lettre ministérielle qui l’informait qu’une pension de 1,500 livres sterling lui était accordée sur la liste civile. Pitt lui annonça peu après une autre indemnité de 2,500 livres affectée sur le fonds du 4 et demi pour 100, en ajoutant que c’était par la volonté du roi, et qu’il soumettrait plus tard l’affaire au parlement. Cependant jamais il ne voulut donner suite à cette promesse. Peut-être lui répugnait-il d’affronter une discussion pour un homme dont les opinions dépassaient les siennes, et qu’il ne voulait ni défendre en tout ni désavouer en rien. La pension n’en fut pas moins attaquée à la chambre des lords par le duc de Bedford et lord Lauderdale (1796). Vivement offensé, Burke répondit par sa Lettre à un noble lord, le plus violent et non le moindre de ses écrits. Du haut de la fortune princière d’un des premiers pairs du royaume disputer une libéralité du roi ou de l’état à un vieillard pauvre, triste, souffrant, illustré par de grands talens et de réels services, uniquement parce que ce don peut paraître la récompense d’opinions qu’on désapprouve; le lui reprocher comme le salaire de l’apostasie et le prix de la défection, c’est manquer à la dignité et à la justice; c’est une de ces violences de l’esprit de parti dont Fox aurait rougi d’être témoin dans la chambre des communes, et qui vraiment ne peut s’expliquer que si le duc de Bedford, partageant une erreur commune, croyait encore dans Burke atteindre Junius et venger contre un diffamateur la mémoire de son grand-père. Mais, si telle était son espérance, qu’elle a été déçue! si telle était son erreur, qu’il a dû s’y sentir confirmer en reconnaissant son ennemi! La réponse de Burke est digne de Junius. Burke, qui avait quitté Londres pour jamais, qui vivait dans la retraite et la tristesse, était autorisé peut-être à la vengeance : la sienne fut terrible. Pour la verve, l’ironie, la vigueur, le trait, sa lettre est des plus remarquables. Il parle dignement de ses travaux et de sa vie. Il rétorque contre le grand seigneur la gigantesque fortune que la faveur de cour a faite à ses ancêtres, et il le met aux prises lui, son rang, ses titres, ses palais et ses domaines, avec la faction niveleuse dont il l’accuse d’être le courtisan. On conçoit en lisant cette lettre que Prior ait pu l’appeler le chef-d’œuvre de la prose anglaise. Ce qui étonne surtout, c’est l’excessive vivacité d’imagination et d’esprit qu’elle manifeste chez le triste et souffrant solitaire de Beaconsfield. M. Macaulay remarque avec raison qu’il est singulier que l’Essai sur le beau et le sublime et la Lettre à un noble lord soient les ouvrages du même auteur, et plus étrange encore que l’Essai soit une production de sa jeunesse, et la Lettre l’œuvre de ses vieux jours. « Le même homme, dit-il, qui, en vieillissant, discutait des traités et des tarifs dans un style de roman, avait écrit sur la beauté dans la langue d’un rapport au parlement. »

Un mérite égal, mais différent, brille dans quelques pages sur la disette qu’il adressa vers cette époque au premier ministre. On a observé que, dans les matières économiques, la rectitude de son esprit ne se démentit jamais. Les systèmes de réglementation n’étaient point de son goût, et la question des subsistances est une de celles où ils exerçaient la plus fâcheuse influence. Cependant l’insuffisance des produits nécessaires à la vie est, de tous les accidens économiques, celui qui engendre le plus de maux réels et imaginaires, et porte le plus puissamment les masses souffrantes à réclamer l’intervention du gouvernement. C’est ce qui arrivait en ce moment au ministère, et c’est pour le fortifier contre toute tentation d’accorder aux alarmes publiques des mesures inefficaces ou dangereuses que Burke prend la plume. Il traite la question avec la triple compétence d’un agriculteur, d’un législateur et d’un politique. Cette courte dissertation est encore excellente aujourd’hui. Il la termine par une observation d’une grande portée. «Un des plus beaux problèmes de législation, dit-il, qui l’aient occupé du temps que c’était son métier, est celui-ci : Qu’est-ce que l’état doit prendre sur lui de diriger par la sagesse publique, ou, réduisant son intervention aux moindres termes, abandonner à la discrétion des individus? Autant qu’une ligne de démarcation peut être tracée, et toute règle à cet égard admet, au moins par circonstance, nombre d’exceptions, le gouvernement ne doit se réserver que les affaires de l’état et des corps qui tiennent de lui l’existence : ainsi l’établissement extérieur de la religion, la magistrature, l’armée, les finances, tout ce qui est vraiment public. Dans sa police préventive, il ne doit se montrer qu’avec réserve; s’il descend de l’état à la province, de la province à la paroisse, de la paroisse à la maison, il marche à sa perte. Aucun gouvernement n’est, sous ce rapport, resté dans la mesure, et si, par exemple, les jacobins ont prévalu contre une antique monarchie, c’est qu’ils ont usé des armes que leur ont fournies ses fautes. Or la plus grande de ses fautes, son vice capital était un insatiable besoin de trop gouverner. De là en partie la révolution. » Que dirait-on de mieux aujourd’hui?

Burke concluait que si un gouvernement ne voulait sentir bientôt sa faiblesse, il devait ménager sa force, et surtout ne pas s’épuiser en vains efforts pour garantir la subsistance du peuple. Ces sages idées, il y revient dans une de ses dernières lettres adressées à Arthur Young. Il s’y montre ennemi des mesures restrictives en matière d’approvisionnement, et les hommes d’état de l’Angleterre aimeront à en conclure qu’il les eût secondés dans leur généreuse réforme des lois commerciales de leur patrie. Heureux s’il n’avait eu à donner que de tels conseils à son gouvernement! mais notre siècle en réclame de plus difficiles et de plus périlleux, et Burke s’était jeté tête baissée dans la fournaise qui consume tout. Son esprit soutenait une lutte désespérée contre la révolution française, et sa prétention était que son pays fît avec les armes tout ce qu’il croyait accomplir avec son esprit. Son exaltation était encore accrue par la pitié respectueuse qu’une âme telle que la sienne devait porter au malheur. Tous les proscrits venaient à lui. Avant de quitter Londres, il avait reçu avec reconnaissance la visite du comte d’Artois et de ses fils. Plus que jamais il se sentait animé à prêcher la croisade contre la France, et plus que jamais l’armée sainte semblait loin d’escalader les murs de Jérusalem. La conquête de la France intimidait au lieu d’exciter les puissances européennes. Le roi de Prusse s’était retiré de la coalition. La guerre, qui devait être courte, se prolongeait ou n’amenait que des mécomptes et des revers. L’Angleterre avait bien obtenu des résultats dans le Nouveau-Monde et dans l’Inde; mais elle se sentait à regret engagée dans la lutte du continent européen; ses liens avec l’Autriche la retenaient seuls : elle aspirait à s’en affranchir sans les rompre, et à profiter de sa situation, qui lui permettait de négocier séparément, pour ménager la paix générale. L’esprit public n’avait jamais bien ardemment soutenu la guerre; l’état des finances et du commerce en faisait souhaiter la fin. Le gouvernement du directoire était de ceux avec lesquels on pouvait traiter; contre lui ne se soulevaient pas les sentimens passionnés que révoltait le régime de la terreur. Attentif à suivre le mouvement de l’opinion, surtout dans son propre parti, Pitt désirait la paix malgré quelques-uns de ses collègues, malgré lord Grenville lui-même. Il était disposé à d’assez grands sacrifices, et le directoire, s’il eût été sensé, pouvait traiter à de glorieuses conditions. Après quelques ouvertures indirectes, un plénipotentiaire partit pour Paris. Les mémoires de ce diplomate, lord Malmesbury, ont été publiés, et l’on ne peut plus douter de la réalité, de l’ardeur même des dispositions pacifiques du premier ministre. On y voit, par les lettres de Canning, alors son confident intime, qu’il croyait que l’Angleterre n’était plus moralement en état de continuer les hostilités. Quoiqu’il dissimulât ce découragement, on le devinait, et les amis de Burke, pour qui la guerre était une affaire de principe, ne pouvaient contenir leur indignation : « Pitt, écrivait lord Fitzwilliam, a fait la guerre pour gagner un duc, et il courtise la paix pour conserver un gentilhomme campagnard; il n’est ni jacobin ni royaliste. » — « L’esprit monarchique de ses amis ne brûle pas, écrivait Windham, avec une flamme bien brillante. » De ces amis-là étaient Wilberforce et les siens, que Windham appelle, dans une de ses lettres, des comédiens de vertu, simulars of virtue. On disait que lord Malmesbury avait mis beaucoup de temps à se rendre à Paris : « Je le crois bien, répondit Burke; il a fait toute la route à genoux. » C’est dans ces circonstances, et quoique le parlement eût, en s’ouvrant au mois d’octobre 1796, salué d’une approbation unanime les intentions pacifiques du gouvernement, que Burke écrivait ses quatre lettres sur une paix régicide.

C’est son dernier ouvrage; il ne l’a même pas achevé. Les deux premières lettres seules furent imprimées de son vivant, et la quatrième n’est pas finie. On y retrouve tout son talent, et quelques parties égalent ce qu’il a fait de meilleur. Le titre est déclamatoire, mais l’ouvrage ne l’est pas dans son ensemble autant qu’on pourrait le craindre. Burke ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’un mouvement d’opinion se prononçait pour la paix. Il compare ce mouvement à celui qui arracha, en 1739, la guerre avec l’Espagne à sir Robert Walpole. Il le trouve donc factice, irréfléchi, il l’impute aux manœuvres de l’opposition; mais pour empêcher que le public et le pouvoir n’en soient dupes, il faut leur parler raison, il faut leur montrer à quelles humiliations les expose, et en pure perte, l’arrogance de la république française. Il faut rappeler que l’Angleterre n’est pas dans l’usage de sacrifier l’avenir au présent, et de préférer son bien-être à son devoir, son repos à sa grandeur. Burke s’acquitte à merveille de cette tâche; il s’arme habilement du grand exemple de Guillaume III, et, son idée fondamentale une fois admise, on ne peut nier qu’il ne défende sa cause par la politique et par l’histoire avec une supériorité digne de ses plus beaux temps. Il y a là des pages vraiment écrites de la main d’un homme d’état, et que tout homme d’état ferait bien de lire encore.

Un tel ouvrage était dirigé contre Pitt. C’est lui qu’il attaque lorsqu’il parle de l’affectation à déplorer la guerre, à ne pas la vouloir, même en la faisant, de la prudence qui ménage toutes les opinions, qui s’assure les moyens de revenir toujours sur ses pas. C’est à lui qu’il pense en peignant ceux «qui, froids comme la glace, n’ont jamais su allumer au fond des cœurs une étincelle du zèle nécessaire pour lutter contre un zèle opposé, qui n’ont jamais répondu aux prétendues exigences de l’opinion populaire que par des argumens flasques et languissans, faibles et évasifs, qui n’ont rien fait pour inspirer à tous cet esprit de persévérance et d’opiniâtreté qui seul peut soutenir les vicissitudes de la fortune dans une longue guerre. » Vainement à la fin de la lettre s’excuse-t-il auprès de Pitt, le loue-t-il de ce qu’il a fait, lui demande-t-il uniquement d’être fidèle à ses propres exemples, et lui promet-il, au jour du péril, d’aller mourir à ses côtés; assurément l’altier ministre, dans le fond du cœur, ne lui pardonna jamais.

Quoique nous ayons une lettre de Burke où il se faisait excuser auprès de Canning, qui avait loué son ouvrage, de s’être exprimé sur M. Pitt avec un peu d’âpreté, il persista. On lui disait un jour que les négociations réussiraient peut-être, et que la révolution finirait. « La fin de la révolution! s’écria-t-il, la révolution finir! elle est à peine commencée. Jusqu’ici vous n’avez entendu que l’ouverture; vous allez entendre les acteurs à présent; mais ni vous ni moi nous ne verrons le dénouement du drame. » La paix ne se fit pas ; lord Malmesbury quitta la France au mois de décembre, et quant à la fin de la révolution, on sait ce qui en est advenu.

En 1797, les Observations sur la conduite de la minorité parvinrent inopinément à la connaissance du public. On a dit qu’un copiste infidèle, nommé Swift, les avait livrées à l’impression sous ce titre : Cinquante-quatre chefs d’accusation contre le très-honorable Charles-James Fox. Ce fut, comme on pense bien, un grand scandale, et qui pèse encore sur la mémoire de Burke. Cependant il s’empressa de désavouer la publication et d’adresser une requête au chancelier pour qu’il y fût mis obstacle. — Ce n’était, disait-il, qu’une lettre privée, — bien longue en vérité et bien politique. Mais cette lettre privée n’était pas destinée à être anéantie, et elle est une œuvre de haine plus calculée qu’il ne faudrait pour qu’on l’attribuât uniquement à l’entraînement de la polémique. Nous ne pouvons dire qu’une chose, c’est que Burke croyait sincèrement défendre la cause des honnêtes gens. Il nous a été imposé de voir tant d’exemples de l’empire de certains sentimens de terreur et d’indignation sur les meilleurs cœurs et les meilleurs esprits, que nous ne parlerons qu’avec réserve de ces excès de pensée et de parole où fut entraîné un homme assurément digne des respects de son pays. L’expérience des troubles civils nous a enseigné l’indulgence, si elle ne nous l’a pas toujours obtenue. Toutefois les contemporains de Burke, habitués à un certain sang-froid, à une certaine mesure, même dans la passion, en jugèrent autrement. Ils ne purent concevoir tant de violence et de prévention, et on accueillit assez facilement un bruit répandu, soit pour l’excuser, soit pour le discréditer : on répéta que sa raison était altérée. Burke n’était que malheureux, faible et passionné. Il était en proie à cette fixité d’idées que subit une vive imagination dans une nature qui décline, à cette misanthropie amère qui suit la douleur et la vieillesse, et malgré cent erreurs et de violens préjugés il avait assez raison pour parler encore le langage imposant et irrité d’un prophète méconnu. C’est un magnifique fou, disait-on devant Fox (a splendid madman). «Insensé ou inspiré, répondit Fox; le destin semble avoir décidé qu’il serait un prophète politique comme il ne s’en rencontre guère. » Mais il était arrivé au terme fatal; ses forces tombèrent tout d’un coup; il comprit le sens de ce triste avertissement. Sans espérer de guérison, il chercha du soulagement. Il se fit porter aux eaux de Bath, et n’obtint aucune amélioration. Il ne songea plus qu’à retourner à Beaconsfield, où il voulait mourir. C’était le lieu qu’il chérissait, où s’étaient écoulées ses heures les plus douces, où son frère et son fils étaient ensevelis. Son mal était une maladie du cœur, dont les progrès ne laissaient pas d’espoir. Au milieu des langueurs et des angoisses de son état, il se ranimait dès qu’il entendait un mot sur les affaires publiques, et retrouvait un peu d’ardeur et d’éloquence : cette passion mourait la dernière; sur tout le reste, il était calme. Peu de temps avant de finir, il s’occupa de quelques amis, leur envoya des marques de souvenir, disant qu’il pardonnait, demandant à être pardonné; puis il entendit la lecture de quelques pages d’Addison touchant des sujets religieux, et, pendant qu’on le portait sur son lit, il expira (9 juillet 1797). Il était âgé de soixante-huit ans.

On vient de lire qu’il pardonna. Cependant, avant le jour suprême, Fox, ayant appris de lord Fitzwilliam la gravité de son état, écrivit à Mme Burke. Celle-ci répondit par un billet que la rupture avait sans doute coûté au cœur de son mari, mais que, quel que fût le temps qu’il lui restât à vivre, il pensait qu’il devait vivre pour les autres et non pour lui-même, que les principes qu’il s’était efforcé de maintenir étaient essentiels au bonheur et à la dignité de son pays, et ne pouvaient recevoir de force que par la persuasion générale où l’on serait de sa sincérité. Ainsi il refusait une dernière entrevue, voulant que sa mort fût un argument en faveur des opinions qui avaient passionné ses dernières années. Au parlement, Fox demanda en quelques paroles émouvantes qu’il fût enseveli avec des honneurs publics à l’abbaye de Westminster; mais, par une clause expresse de son testament, Burke avait prescrit qu’on l’enterrât à Beaconsfield, auprès de son frère et de son fils, avec la plus grande simplicité.

Il nous reste peu à dire, et les réflexions qui nous ont échappé en racontant sa vie indiquent assez quelle est notre opinion sur cet homme remarquable. Nous avons laissé voir toutes ses bonnes qualités. C’était une âme élevée, mais irritable, un cœur ouvert, sensible, mais extrême dans ses sentimens, et que l’indignation pouvait conduire jusqu’à la haine. Franc, désintéressé, capable de générosité, quoique la générosité lui coûtât, ardent pour la justice, quoique souvent injuste, il a porté dans les affaires, publiques ces motifs de haute moralité qui ennoblissent les torts mêmes qu’ils ne préviennent pas, et peu d’hommes publics se sont attachés davantage à soumettre la politique aux principes universels de l’honnêteté et de l’humanité. Par là surtout, par la dignité de ses idées et la sévérité de ses discours, il a certainement contribué à élever le niveau moral du monde où il vivait, et je le regarde sous ce rapport comme un des plus vrais réformateurs du parlement britannique.

Les hommes de ce caractère réservent toutes leurs passions pour les affaires publiques. C’est dans le sénat qu’ils ont leurs inégalités, leurs inimitiés, leurs violences. Il faut aux choses une certaine grandeur pour les émouvoir, au point de les arracher par instans à leur bonté native. Dans la vie privée, ils n’ont presque toujours que leurs qualités. L’existence intérieure de Burke fut pure et douce. Il était au-dessus de toutes ces petitesses qui agitent les âmes communes, de tous ces sordides intérêts qui les dégradent. Sincère, affectueux, tendre même, il donna et reçut le bonheur. La femme qu’il avait choisie justifia son choix; avec beaucoup de grâce, il avait écrit pour elle son Idée d’une femme parfaite, et il persista dans cette idée. On a vu combien il aimait le fils dont la mort laissa dans son cœur une si large et incurable plaie. Son frère Richard, tous ses autres amis le chérissaient en l’admirant, et son commerce empruntait un grand charme d’une conversation facile, attachante, toujours aux ordres de son esprit. Souvent sérieuse, parfois enjouée, jamais frivole, elle captivait moins par des saillies piquantes que par l’abondance des idées et la variété des points de vue. Johnson mettait la conversation de Burke au-dessus de ses ouvrages, tout en remarquant qu’il avait peu de traits. Sa vivacité, sa chaleur ajoutaient au prix de son entretien, et pour le trouver irritable dans ses impressions et impérieux dans ses idées, on était trop naturellement porté devant lui à la déférence. Sa supériorité se décelait en effet à la première vue, et l’on ne s’étonnait pas qu’il parlât en maître. Entouré, écouté des siens, il n’était que bon et facile dans cette retraite des champs où il se partageait entre la vie de famille, l’agriculture et la bienfaisance.

Les Anglais, en parlant du génie de Burke, mettent peu de limites à leur admiration. C’est l’élévation, c’est l’originalité même; c’est l’imagination la plus riche; c’est la raison la plus féconde. Il y a du vrai dans ces éloges, pourvu qu’on rabatte quelque peu de tant de superlatifs. « Burke a l’allure d’un géant, dit Hazlitt, qui abhorrait sa politique et sa conduite; si la grandeur ne se trouve pas dans Burke, elle ne se trouve nulle part. » Le choix des autorités nous embarrasserait seul si nous voulions appuyer ainsi le bien que nous sommes prêt à dire de lui. C’est assurément un esprit d’une rare puissance: il a ce caractère éminent de prodiguer la force et d’en conserver encore, il s’élève assez pour voir au loin s’il ne monte pas à la dernière hauteur, sur le faîte de ce temple serein d’où la philosophie domine la politique; mais il sait plus de philosophie que l’homme d’état pratique, il sait plus les choses réelles que le philosophe spéculatif. Sa large intelligence embrasse ensemble une foule de faits et d’idées. Sa mémoire n’encombre pas sa raison, et ni l’une ni l’autre ne gêne ou n’éteint son imagination. C’est un ensemble heureux de facultés d’une intensité peu commune et qui ne sont jamais au-dessous de ce qu’il entreprend. Au contraire, elles semblent toujours avoir quelque chose de reste et pouvoir faire encore plus qu’elles n’accomplissent. Il est vrai qu’en rien elles n’ont fait ni tenté le plus difficile : elles se sont consumées dans le présent, elles n’ont rien essayé d’immortel.

Burke est, selon nous, plus orateur qu’homme d’état et plus écrivain qu’orateur, quoiqu’il ne fût médiocrement aucune de ces choses. Johnson disait même n’avoir dans toute sa vie connu que deux hommes qui se fussent de beaucoup élevés au-dessus du niveau commun, lord Chatham et Edmund Burke, et tous deux paraissaient à lord Byron les seuls orateurs anglais qui eussent approché de la perfection. Dans l’avenir, on maintiendra Burke à cette place, car la postérité lit les orateurs et ne les entend pas. Le jugement du lecteur est celui du critique littéraire, celui que Burke moins qu’un autre doit redouter. Cependant les juges les plus compétens savent que l’éloquence politique ne doit pas plus être appréciée indépendamment du forum que la poésie dramatique indépendamment du théâtre, et ceux-Là ont bien aperçu ce qui pouvait manquer au rival de Fox, de Pitt et de Sheridan. Nos voisins, qui, par un goût savant non moins que par orgueil national, prennent leurs points de comparaison dans la tribune antique, reprochent à l’éloquence de Burke de n’être pas démosthénéenne. Lord Brougham lui reconnaît toutes les qualités excepté deux : «la déclamation nerveuse qui emporte et qui écrase, et l’argumentation rapide et serrée. » Burke surtout ne méritait pas l’éloge qu’il donnait lui-même à Fox, d’être « devenu, par de lents progrès, le discuteur (debater) le plus brillant et le plus accompli que le monde ait jamais vu. » Il y a des discours dont on peut dire qu’ils sont des actes de gouvernement. On ne peut le dire des discours de Burke. En général, il ne savait pas gouverner, et, à vrai dire, il n’y prétendait pas. Nous l’avons vu souffrir un peu, mais prendre son parti de n’avoir point touché au pouvoir. Pour qu’il n’ait pas été ministre avec la coalition, il faut bien qu’il s’y soit prêté. Il se sentait plus propre à influer sur les affaires qu’à les diriger, et sa parole même excellait à éclairer, à instruire, à émouvoir, plutôt qu’à dissiper des préjugés, à résoudre des difficultés, à détruire des objections. Il savait mieux surpasser un adversaire que le réfuter. La force dans la discussion pratique est l’éloquence éminente de l’orateur de gouvernement. Ce talent était incomparable chez Fox, et c’est là le talent utile; l’homme d’état le prise au-dessus de tout autre : ce n’est pas celui que devait le plus apprécier Burke, et ce n’était pas le sien. Il parlait pour satisfaire son cœur et sa raison, plus possédé par sa pensée que par son rôle, plus préoccupé de son sujet que de son auditoire. Il visait au vrai et au beau plus qu’au triomphe du vrai et du beau. Il écoutait trop son talent, et ne songeait à s’emparer des assemblées que par l’admiration. Quoiqu’il portât sur les affaires humaines une vue perçante, il les jugeait plutôt avec la sagacité de l’historien et du publiciste qu’avec le coup d’œil pratique qui sert à les conduire. Il décrivait le mal, indiquait parfois le remède : il n’aurait pas su l’appliquer. De même ses discours laissent apercevoir un certain défaut d’habileté. Le métier d’orateur n’est supérieur à celui d’écrivain que parce qu’à plusieurs des meilleures qualités de l’écrivain, il faut ajouter quelque chose de l’habileté qui gouverne les hommes, et tout cela encore, il faut le mettre en valeur et l’animer par le don inné de la présence d’esprit. Cependant, si les discours de Burke ne satisfont pas à toutes ces conditions, s’ils satisfont à d’autres peut-être plus brillantes, la forme n’en est pas moins belle, et précisément parce qu’ils ont pu dans leur temps paraître plus propres à remporter le succès du talent que celui de la cause, ils y gagnent de pouvoir être lus mieux que les discours de Fox et des deux Pitt. Non pas que je veuille dire que ce sont des discours écrits, et qu’il manque d’improvisation; mais on y remarque surtout l’improvisation d’un artiste, et par l’ordonnance, la composition, l’étude approfondie du sujet, l’abondance des ornemens, la richesse des allusions et des souvenirs, ils ont un caractère de haute littérature. Lord Erskine disait qu’il avait un grand défaut pour un orateur politique, celui d’être épisodique. Certains discours de Cicéron ne mériteraient-ils pas quelque reproche de ce genre? C’est en effet à la manière de Cicéron qu’on peut comparer celle de Burke. Il a même pour nous un avantage, c’est une plus grande solidité. Jamais il n’est vide ou énervé. S’il est déclamateur, c’est en ce sens qu’il tend sans cesse à l’effet, c’est qu’il manque de simplicité, et qu’à force de grandir les choses il les exagère quelquefois. Son esprit, sans être rigoureusement philosophique, se plaît à généraliser et à prendre les faits et les questions par le côté qui prête le plus à la réflexion et au talent. Il faut donc un peu d’effort pour le suivre, et son élocution ne repose pas de sa manière de penser. Il abuse des mouvemens et des figures, et chez lui le goût ne tempère pas toujours l’imagination.

Ces remarques que suggèrent ses discours s’appliquent à ses écrits, mais elles cessent d’être au même degré des critiques. Nous serions assez de l’avis de Gerrard Hamilton, qui disait de lui : « Dans la chambre des communes, je le regarde quelquefois seulement comme le second homme de l’Angleterre; hors de la chambre, il est le premier. » Un demi-siècle d’épreuve n’a point cassé ce jugement. Ses écrits, qui, à l’exception des essais de sa jeunesse, sont des ouvrages de circonstance, intéressent et instruisent encore la postérité. Ils frappent par la pensée et charment par le talent. Il est vrai que, tandis qu’un air de composition littéraire se laisse apercevoir dans ses discours, ses écrits à leur tour tiennent de la harangue. Ils ont un peu la prolixité et tout à fait le mouvement de l’improvisation. Les images du style ne sont pas de celles que la réflexion combine, mais qui se trouvent du premier coup. Il ne négligeait rien, mais son travail devait être facile et ne refroidissait ni sa verve ni son émotion, car Burke, même judicieux et sage, n’est jamais calme. Il porte dans ses écrits les plus vrais, les plus lumineux, ce que les anciens appelaient la passion oratoire. C’est qu’il compose les yeux fixés sur la place publique : aussi sa manière a-t-elle gagné le grand nombre. Il a influé sur la littérature de son pays en y faisant pénétrer le style irlandais, ce style dont les caractères sont la fantaisie et le pathétique (fancy and pathos), et qui a modifié dans ces derniers temps l’élégance un peu froide de l’ancienne prose anglaise. Les critiques l’appellent le plus poétique des prosateurs, en observant que sa prose ne se change jamais en poésie. On ajoute qu’il sentait peu l’harmonie des vers; mais il est un des écrivains auxquels s’applique le mieux cette qualité que M. Villemain définit admirablement en l’appelant l’imagination dans le style. Son défaut est celui qu’il portait en tout, le défaut de mesure. Le grandiose lui plaît, il ira jusqu’au gigantesque; les contrastes le séduisent, il n’évitera pas les dissonances; il a raison presque toujours, il forcera la vérité et passera le but. Lorsqu’il suffit de convaincre, il voudra encore émouvoir, et comme il mêle tous les genres, le ton de la composition et celui de la conversation, il pourra pousser l’élévation jusqu’à la solennité, et le laisser-aller jusqu’à la grossièreté. Il pourra avoir tous les défauts excepté la froideur et la sécheresse, toutes les qualités excepté la précision sévère et l’élégante simplicité. Son ami Reynolds devait lui trouver quelque chose du dessin de Michel-Ange et du coloris de Rubens.

Enfin les Anglais agitent d’ordinaire deux questions au sujet de Burke : — a-t-il été consistant? a-t-il été un prophète politique? Nous devons, en finissant, dire un mot de toutes deux, quoique la première, nous l’avouons, ne nous intéresse qu’autant qu’elle peut servir à éclairer la seconde.

On n’ignore pas combien l’inconsistance est en Angleterre un reproche redouté des hommes publics. « Si grand est l’effet, dit sir James Mackintosh en parlant de Burke, d’un seul acte inconsistant avec le cours entier d’une longue et sage vie politique, que le plus grand philosophe de la politique[4] que le monde ait vu jamais passe auprès du superficiel vulgaire pour un enthousiaste à cerveau brûlé. » C’est en effet au vulgaire qu’il convient surtout de juger de la probité ou de la fermeté politique d’un homme par l’accord de ses actes avec ses principes, et de ses opinions présentes avec ses opinions passées. La constance dans les sentimens de toute la vie, la fidélité à soi-même, sont les signes les plus apparens du genre d’esprit et de caractère que les affaires publiques réclament. Celui qui se dément lui-même, fût-ce par de justes motifs, perd au moins son autorité, et quiconque se convertit fera bien de s’abstenir du prosélytisme. Après une longue erreur sur les principes, il peut être beau de la reconnaître, mais il faut renoncer à gouverner les hommes. Le libéral qui s’amende et devient absolutiste doit se repentir et se taire : la retraite sied à la pénitence. Il ne faut jamais que la nouveauté d’une conviction paraisse intéressée, et que les gens qui se convertissent ressemblent à des gens qui se retournent. Mais est-ce le cas d’une inconsistance reprochable, de celle qui indique la versatilité d’esprit ou l’incertitude des principes, lorsque en temps différens on tient et l’on conseille des conduites différentes? et à des maux qui changent ne faut-il pas changer les remèdes? Pour avoir maintenu la paix, ne doit-on jamais faire la guerre, et faut-il conduire les temps de troubles de la même manière que les temps calmes? Non, sans doute, mais une situation étant donnée, s’il y a deux façons de la juger, tant qu’elle se prolonge même en subissant des changemens sensibles, ce n’est guère à ceux qui ont soutenu l’un des systèmes de pratiquer l’autre. Lord North ne pouvait être le ministre qui reconnût l’indépendance de l’Amérique, quoique cette reconnaissance lui parût inévitable, et Pitt, qui avait pu négocier encore pour la paix en 1796, ne voulut pas, bien qu’il la jugeât nécessaire en 1801, qu’elle fût signée de son nom. Ce sont là de ces convenances qui importent tout au moins à la dignité du caractère.

Toutefois, quand il s’agit de deux événemens différens séparés par des années, accomplis dans des pays divers, bien que ces événemens soient comparables et qu’ils aient des points communs, la raison ni même la logique n’obligent de les apprécier absolument de la même manière. Ils peuvent différer par leurs causes, leur gravité, leur opportunité, leurs conséquences, leurs chances de succès, et, pour en venir tout de suite aux révolutions, il y en a de légitimes, il y en a qui ne le sont pas ; il y en a de nécessaires, il y en a qui ne le sont pas. Les unes sont faciles, les autres impraticables ; celles-ci réussissent sans crimes, celles-là poursuivent par une voie sanglante un succès contesté. Fussent-elles toutes inspirées par une noble pensée, eussent-elles toutes un noble but, le plus noble de tous, la liberté, aucun esprit ferme et sensé ne voudrait s’enchaîner indistinctement à toutes, et se consacrer sans choix à leur défense. La révolution française est venue à la suite de la révolution d’Amérique. Moins que personne, nous voudrions rompre le lien qui les unit, et pourrions méconnaître combien les principes promulgués par l’une ont contribué à susciter et à caractériser l’autre ; mais enfin motifs, circonstances, difficultés, événemens, durée, tout diffère assez entre l’une et l’autre pour que l’esprit ne soit pas tenu de porter sur toutes deux un jugement identique. N’y eût-il que ce point, la révolution américaine a réussi.

Parce que Burke a finalement approuvé la déclaration d’indépendance des États-Unis, on ne saurait donc lui reprocher d’avoir vu avec inquiétude la tentative à la fois plus grande et plus vague que la vieille France a faite à la fin du XVIIIe siècle. Il n’y a point là de véritable inconsistance. Cependant, comme par les principes généraux les deux causes se ressemblaient, comme la révolution de 1688 elle-même offrait avec les deux événemens quelques analogies d’idées et de résultats, comme les whigs de 1780 se portaient les continuateurs de l’œuvre constitutionnelle, comme ils étaient éminemment les défenseurs de la liberté, il était plus naturel qu’ils applaudissent au mouvement de 1789. On a pu trouver l’adhésion de Fox imprudente dans sa vivacité, mais elle n’a étonné personne, et jamais on ne l’a signalée comme une inconséquence dans sa vie politique. Ainsi qu’on l’a dit avec finesse, si le roi George III a été consistant, il faut bien que Burke ne l’ait pas été. Ceux en effet qui admirent le plus complètement les dernières années de sa vie sont d’ordinaire obligés de chercher aux premières des excuses ou des explications, s’ils ne les condamnent point formellement. Peu trouvent que Burke ait eu raison tout à la fois contre George III, contre lord North, contre Hastings, contre Pitt, contre Fox et contre nous. Il faut donc reconnaître quelques disparates dans cette noble vie. Si son ardeur naturelle ne l’eût emporté, lui-même il aurait pu les rendre moins saillantes par une gradation mieux ménagée. Dans son opposition à la révolution française, il se serait mieux souvenu de son passé; il se serait plus sévèrement demandé s’il n’avait pas soutenu des doctrines, approuvé des actes, conseillé des mesures qui pouvaient préparer, justifier, atténuer au moins ce qu’il condamnait aujourd’hui. Moins absolu dans sa réprobation, il aurait été plus juste; moins violent dans ses haines, il aurait été plus clairvoyant. Il n’aurait pas tout confondu dans un vaste anathème où lui-même pouvait par avance se trouver compris. Il aurait pris des choses une plus juste mesure, et son opposition n’en aurait été que plus éclairée; mais alors il n’aurait pas été Burke : il aurait cessé d’avoir cette imagination passionnée, ce talent hyperbolique. Plus habile à modérer les mouvemens de son esprit, plus attentif à maintenir l’accord de toutes ses opinions, il aurait été moins fidèle à lui-même, il aurait démenti son caractère.

On a donc eu raison de chercher, dans ses discours antérieurs à 1789, sur les rois et les cours, sur les monarchies de l’Europe, sur l’aristocratie, sur les droits des peuples, sur la résistance, sur la révolte, des passages qui auraient dû le rendre plus modéré ou plus circonspect. Ayant ainsi pensé, il aurait dû tolérer qu’on pensât de même en d’autres circonstances, et, donnant à son jugement plus d’étendue et de profondeur, supprimer une bonne part de ce que lui dictaient la partialité ou la peur, sans rien abandonner de ce que lui suggéraient la prudence et la sagacité politiques. On pouvait se défier du succès de la révolution française, sans changer du tout au tout sur les hommes et sur les choses. Celui qui en 1770 ne voyait de recours contre les fautes d’un mauvais ministère que dans l’interposition du peuple en personne aurait pu comprendre que le peuple aussi se montrât dans une lutte contre le pouvoir absolu : quand on s’est permis certaines exagérations pour la défense de la liberté, il ne faut pas trop se scandaliser de celles qui échappent aux gens qui n’essaient la conquête. Burke a répondu d’une manière ingénieuse : « Le danger d’une chose bien chère écarte de l’âme pour le moment toute autre affection. Quand Priam a toutes ses pensées absorbées par la vue du corps de son Hector, il repousse avec indignation et chasse loin de lui avec mille reproches tous ses autres fils, qui viennent en foule, dans leur officieuse piété, l’entourer de leurs soins. Un bon critique (il n’y en a pas de meilleur que M. Fox) dirait que c’est là Un de ces coups de maître qui attestent dans le père de la poésie une intelligence profonde de la nature ; il mépriserait un Zoïle qui conclurait de ce passage qu’Homère a voulu représenter ce vieillard, dans sa douleur, comme plein de haine ou même d’indifférence et de froideur pour les tristes restes de sa maison, et qu’il préférait à ses enfans vivans un cadavre inanimé. » Mais Priam est un père au désespoir, et ne siège pas, en ce moment-là, parmi les vieillards, délibérant en roi sur le destin d’ilion.

Il existe une raison meilleure pour expliquer les variations de Burke, et montrer, sans les absoudre entièrement, qu’elles sont moins extraordinaires que ne l’ont trouvé ses contemporains. Il ne se peut pas qu’une inconsistance désintéressée soit un effet sans cause, et dont le principe logique n’existe pas dans l’esprit auquel on la reproche. En ce sens, il n’y a point de pure inconséquence, et nous n’avons pas négligé de faire entrevoir comment Burke avait pu, sans trop de contradiction, être amené à des opinions toutes nouvelles dans sa vie. Le public juge assez grossièrement les hommes d’après la cause qu’ils soutiennent, et non d’après les raisons qui les déterminent. Le caractère du libéralisme de Burke a déjà été indiqué. On ne saurait trop le redire, toute société bien réglée, toute société qui ne languit pas sous une oppression accidentelle est gouvernée par deux principes : la tradition et la raison ; — la tradition, qui n’est pas toujours contraire à la raison, la raison, qui n’est pas toujours conforme à la tradition. En Angleterre, l’un et l’autre principe se partagent l’empire, et quand par aventure entre l’un et l’autre survient un conflit, il est le plus souvent terminé par une transaction dans laquelle la raison gagne quelque chose sans que la tradition perde tout. Les révolutions de l’Angleterre ne sont que des réformes. L’histoire et la réflexion lui servent de guides. Tout Anglais concilie dans son esprit en proportions diverses, mais concilie cependant le fait et l’idée : c’est l’heureuse destinée que la Providence a faite à cet heureux pays. Bien rarement un esprit sain se porte en Angleterre à l’une de ces extrémités qui sacrifient absolument la pensée à la routine ou l’expérience au raisonnement ; mais la plupart des esprits penchent vers l’une ou l’autre, quoique tous s’efforcent de tenir la balance égale. Burke avait toujours prétendu, non-seulement tempérer l’une par l’autre, mais unir, mais confondre la raison et la tradition. Il employait toute la puissance de ses facultés à créer en chaque chose la théorie de la pratique, à trouver aux faits une philosophie conforme. On citerait vingt passages très explicites, très réfléchis, où il parle avec aversion de l’invasion des idées abstraites dans la politique, où il fait gloire de n’être point un professeur de métaphysique. « J’éprouve, dit-il en appuyant la réforme de l’administration de l’Inde, j’éprouve une insurmontable répugnance à prêter les mains à la destruction d’une institution de gouvernement établie, en vertu d’une théorie quelque plausible qu’elle puisse être. »

La France a été réduite à faire ce qu’il redoutait, ce qu’il fuyait avec effroi; c’est le caractère philosophique de notre révolution surtout qui provoqua ses craintes et ses scrupules, et, dans une nature telle que la sienne, les craintes et les scrupules se tournaient bientôt en épouvante et en indignation. L’abstraction est un guide mal sur dans l’action, une base peu solide pour les institutions; elle ne saurait donner ni appui, ni barrière, ni frein à l’esprit ou à la conscience des peuples; c’est à la lumière de ces idées que Burke jugea la révolution française, et que de bonne heure il en désespéra. On pourrait dire que l’état révolutionnaire pur est celui où les abstractions règnent seules avec les passions. La France était destinée à réaliser trop souvent l’état révolutionnaire pur ou peu s’en faut. Burke le vit, et il en sut peindre admirablement les conséquences générales. C’est là sa pensée juste, sa grande pensée, le trait de sagacité politique qu’on appellera, si l’on veut, un trait de génie. Là est tout le prophète. Le développement large, éloquent, de cette idée est ce qui a fait dire ce que nous nous souvenons d’avoir lu : « Burke est le Bossuet de la politique. »

Mais, s’il ne se trompe pas sur ce point, sur combien d’autres il s’est trompé! Une grande erreur d’abord, et cette erreur conduisait à l’injustice, c’est d’avoir semblé croire que cette condition fatale où se trouvait la France fût de son choix, que fortuitement, spontanément et comme par fantaisie elle en fût venue là. On dirait qu’il a oublié le passé, et qu’il s’en prend de toute l’histoire de France à la génération de 89. Il ne sait plus rien de ce qu’il a lui-même dit. C’est lui pourtant qui écrivait en 1772 en parlant de la victoire de Louis XV sur les parlemens : « Les faibles restes de liberté publique que conservaient ces illustres corps ne sont plus. En un mot, si nous considérons la mode d’entretenir de grandes armées permanentes, qui prévaut de plus en plus chaque jour, il paraîtra évident qu’il ne faudra pas moins qu’une convulsion qui ébranle le globe sur son centre pour rétablir jamais les nations de l’Europe dans cette liberté qui jadis les distinguait si éminemment. Le monde occidental en a été le siège jusqu’à ce qu’un autre monde plus occidental encore ait été découvert, et cet autre en sera probablement l’asile, lorsqu’elle aura été chassée de toute autre partie de l’univers. Il est heureux que, pour le pire des temps, il reste encore un refuge à l’humanité. » Il y a loin de ces pensées aux déclamations contre les gardes françaises au 14 juillet.

Si ces pensées ne se fussent pas tout à coup effacées de son esprit, il aurait mieux jugé les événemens, les jugeant dans leurs causes; il aurait été plus juste pour les hommes, voyant leur conduite dans leurs motifs; il ne serait pas tombé dans cette erreur grossière de faire de la révolution le mal absolu, afin de prêter à la contre-révolution tout le bien dont il avait besoin pour qu’elle vainquît en tout la première. Il n’aurait pas, historien sans passé, général sans armée, inventé un parti pour sa cause, supposé des antécédens selon ses idées, des traditions selon ses vœux, et multiplié les conseils et les promesses mensongères au gré des illusions qu’il fallait à sa raison pour justifier sa colère. Celles des prédictions de détail que l’événement a pu confirmer sont en petit nombre dans ses écrits. Il commença presque par juger la révolution comme une folie de la faiblesse. Elle avait annulé la France, elle l’avait rayée de la carte. « Je vois, dit-il, un abîme à la place de la France. » Il comprit bientôt la réponse de Mirabeau : « Cet abîme est un volcan. » Alors il vit avec plus de grandeur les conséquences de ce qu’il aurait voulu dédaigner sans le moins haïr. Cependant il ne devina pas quelles ressources la guerre trouverait dans la France soulevée, et, bien qu’il eût raison de désapprouver les plans des alliés, il eut tort de ne pas voir qu’aucun plan militaire n’était capable de réaliser alors l’oppression de la France par les armes, et qu’il lui fallait le despotisme pour être conquise. Ses invectives contre tous les hommes à qui la révolution a fait un nom, sa haine pour toutes les opinions modérées, sa colère à la moindre apparence de transaction, quoiqu’il prétende repousser la restauration du despotisme, l’admiration et la confiance aveugle qu’il porte à tout ennemi, à toute victime des jacobins, son intolérance outrageante envers quiconque se sépare de lui, même par une nuance, tous ces travers, toutes ces violences, toutes ces faiblesses sont indignes de la grandeur de son intelligence et quelquefois de la noblesse de son cœur. Des torts de l’esprit de parti, aucun ne lui fut inconnu. Il ouvrit son âme à toutes les passions, à toutes les chimères qui ne vont qu’aux proscrits, jusque-là que, dans ces hallucinations de la haine et de la peur, il crut voir la forte et saine Angleterre dévorée par tous les poisons de la révolte et de l’impiété. Nous qui vivons dans les révolutions, redoublons de pitié pour l’esprit humain, même dans sa grandeur.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la livraison du 15 janvier.
  2. On peut le lire dans les Réminiscences de Charles Butler. Nous avons mis en italiques tout ce qu’il donne en français. M. Prior place l’entretien en août 91. Ce qui est dit du duc de Brunswick semble indiquer qu’il eut lieu l’année suivante.
  3. Hémisphère ou atmosphère?
  4. Il y a dans le texte in practice, mais il s’agit évidemment de la pratique des affaires humaines.