Buveurs d’âmes/Au-delà

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Bibliothèque-Charpentier (p. 187-199).

AU DELÀ

À Joris Karl Huysmans.


   « Ici, parmi les chênes, l’ombre est un miroir étrange de rêveries, et toutes les fleurs sont telles qu’elles vivent de vieilles vies, pensives ; et quand je songe en regardant les plaines, qui roulent, par delà les branches, il passe des cortèges d’heures oubliées. »

Ces vers (sont-ce des vers ?), je les relisais pour la deuxième fois avec une surprise charmée et inquiète, emporté bien loin du petit chemin de banlieue, où je les feuilletais, vers je ne sais quelle solitude ombragée et profonde ; et à cent lieues vraiment de la porte d’Auteuil et du frêle et frileux décor de ces dessous de Bois, grisailles éclaboussées de vert et gouachées de violet par l’éclosion des pousses, je me prenais à rêver d’une sauvage et calme lisière de forêt, pénétrée d’ombre et baignée de silence, d’un coin de bois obscur, où luiraient çà et là, pareils à des regards, des calices d’iris et de pervenches humides.

« Ici, parmi les chênes, l’ombre est un miroir étrange de rêveries, et toutes les fleurs sont telles qu’elles vivent de vieilles vies, pensives » : quant au tournant du chemin de ronde, dominant de toute sa haute taille les glacis des fortifications et les broussailles rajeunies, la silhouette efflanquée de Saintis s’effilait à quelque pas de moi, dessinée d’un trait net sur le ciel léger.

Cette bleue matinée d’avril l’avait, lui aussi, invité à sortir, et, leste et désinvolte, il rentrait de Passy à Auteuil par le Bois. Son fils, un bambin de quatre ans, demi-nu dans un jersey, gambadait au travers de ses jambes avec des rires heureux de vivre et des Papa par ci, des dis, petit père, par là !

Saintis est un vague confrère : un vif et un intelligent, remuant, débrouillard, brassant, bâclant et cumulant des affaires et des articles dans plus de vingt périodiques et quotidiens, un de ces infatigables pondeurs de copie qui tirent à la ligne et chroniquent au mètre, grand suiveurs d’enterrements, de fêtes et de banquet ? littéraires, grand ponteur de cercle et manifestant de premières, un de ces garçons qu’on voit partout… Voilà dix ans que, sans plus nous connaître, nous échangions de hâtives poignées de main dans les couloirs de théâtres et les escaliers de journaux, dix ans que nous mimions à grand tour de bras de rapides « Bonjour, cher », d’un bout à l’autre du boulevard ; mais, en bonne conscience, je ne l’estimais guère.

Je le savais marié à une délicate et maladive jeune femme, rarement entrevue dans le clair-obscur d’une baignoire aux répétitions générales ; et cette douloureuse créature, condamnée par la Faculté à la suite de couches et depuis trois ans clouée sur une chaise longue dans l’isolement et l’immobilité, Saintis la trompait effrontément, cyniquement, sans vergogne, menant ouvertement la vie des filles et des tripots, affichant ses caprices d’un soir et ses liaisons d’un mois dans les endroits publics où notre ennui s’abuse, ramassant ses maîtresses des coulisses des petits théâtres aux Halles de plaisir, comme les Folies ou le Moulin-Rouge ; et la pauvre isolée, paraît-il, l’adorait : elle avait voué, disait-on, à ce viveur un culte exalté et fervent de pensionnaire amoureuse, un culte dont la dévotion s’exaspérait encore dans la chasteté désormais imposée à son jeune amour ; atteinte et meurtrie par le mariage aux sources même de la vie, cette estropiée de la maternité en chérissait d’autant plus l’auteur de sa souffrance, le mâle inconscient et maladroit peut-être par la faute duquel elle devait mourir.

Saintis avait cela pour lui, et il fallait bien lui rendre cette justice, qu’il entourait cette adorante agonie d’un grand confort et même de luxe. Madame Saintis s’éteignait lentement dans un cadre élégant de meubles choisis, de plantes rares et de soies claires. En venant me réfugier à Auteuil, chassé, moi aussi, de l’intérieur de Paris par l’ordonnance des médecins, j’avais trouvé les Saintis installés dans un coquet petit hôtel de la rue Michel-Ange, isolé de la chaussée par les massifs arrosés et fleuris d’un véritable parc.

Et les après matinées de soleil, d’une heure à deux, il m’arrivait de rencontrer au Bois Madame Saintis étendue dans le fond d’une victoria de louage, les pieds posés sur la banquette de devant, mais sous les couvertures amoncelées autour d’elle si fluette, si pâle et son visage mince si désespérément las !

La pauvre femme connaissait-elle la vie menée par son beau Georges ! l’existence des gens de Presse a de telles exigences qu’il pouvait en somme la payer de défaites ! mais daignait-il sauver les apparences ? se donnait-il seulement cette peine ? ne découchait-il pas des quatre et cinq fois par semaine ! Combien souvent ne nous étions-nous pas rencontrés déjà cet hiver, à la gare Saint-Lazare, au triste et lamentable train de six heures du matin, le train des cottes et des blouses, compartiments de seconde, celui des habits noirs et des pelisses fourrées, compartiments de première, départ d’ouvriers et retour de noceurs.

Bref, je m’étais mis en tête cette légende que ma pâle voisine de la rue Michel-Ange mourait beaucoup moins de son mal que des infidélités de ce mari viveur, et mon antipathie pour Saintis (antipathie dans laquelle entrait certainement un peu de haine méprisante pour l’insoucieux bâcleur de copie, indifférent aux lettres et à tout effort d’art) mon antipathie grandissante pour Saintis s’aggravait de toute la sympathie (la sympathie, de tous les sentiments le plus impitoyable, comme a écrit Swinburne) qui m’attachait à sa frêle jeune femme et me faisait m’attendrir sur son sort.

Saintis était maintenant auprès de moi. Tout en échangeant les banalités d’usage sur la santé de sa femme et le temps enfin meilleur, il s’était assis sur le banc, à mes côtés, et tout en caressant les cheveux bouclés de son bambin, machinalement il avait pris dans le tas de journaux apportés là par moi la jeune revue que je venais d’y poser, tout ouverte. « Les Entretiens, ah ! une revue de jeunes, » gouaillait-il impertinent, puis tombant justement sur le récent passage : « C’est cela qui vous plaît, n’est-ce pas ! et d’une voix caressante et grave que je ne lui soupçonnais pas, il rythmait les verts blancs de Griffin.

« Ici, parmi les chênes, l’ombre est un miroir étrange de rêveries, et toutes les fleurs sont telles qu’elles vivent de vieilles vies, pensives… de vieilles vies pensives, répétait-il comme rêvant, et quand je songe en regardant les plaines là-bas qui se déroulent par delà les branches, il passe des cortèges d’heures oubliées… poète, va… et il s’interrompait pour reprendre d’une voix altérée, des cortèges d’heures oubliées — ou presque… car voici que je suis vieux, elles passent vers les collines ensoleillées comme des filles et des jouvenceaux, en chantant, et je ferme les yeux… et je souris en songeant que je fus un autre en l’autrefois.

« Oui, les préexistences, la vie antérieure de Baudelaire.

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques.

« Les poètes ne sont peut-être, après tout, que des âmes qui se souviennent, des âmes douées de mémoire, lesquelles à travers les réalités présentes évoquent et surtout savent évoquer et les vieux maux soufferts et les splendeurs vécues au-delà, dans l’Autrefois.

« Ils sont dans le mouvement, ces jeunes, concluait-il en fermant la Revue, sincères ou habiles, ils ont flairé et senti le vent : il est certain que le naturalisme agonise ; on est las de photographies de basses mœurs et la nausée prend enfin le public d’une littérature d’évier et d’excréments…

« Le romantisme, qui eut des envolées sublimes s’est démodé par les oripeaux et le paillon, et pourtant il y a certainement autre chose…, peut-être l’étude du mystère, de l’insaisissable et du pressenti qui nous entoure et toujours nous échappe… ! mais ces frissons d’âme, ces frôlements du monde invisible, quelle littérature nous les rendra tangibles… Oh ! savoir ce qu’il y avait avant, ce qu’il y a au-delà. »

« Ça vous étonne, ce que je vous dis là… Ah ! oui, parce que je suis un qui fait la noce et qui traîne, la nuit, les bastringues, vous vous étiez imaginé… Écoutez, vous, je sais que vous ne m’aimez guère (et à un mouvement de protestation) et c’est tout naturel.

« Avec la littérature que vous faites et le tempérament que je vous crois, vous devez trouver odieux le gâcheur de copie et le loupeur de restaurants de filles qu’on voit surtout en moi… Et puis je trompe ma femme et publiquement avec des drôlesses, et quelles espèces, hein ! Et une petite femme intéressante, navrante, malade, qui m’adore et que vous devez aimer, vous, car Madame Saintis est bien un modèle de femme à vous captiver, vous, l’homme à la fois sensible et froid… Mais moi aussi, j’adore ma femme, je l’adore, vous m’entendez, et la preuve, c’est que je l’ai épousée par amour, sans un sou de dot, malgré l’opposition de tous les miens et que je sue des trois et quatre articles par jour pour lui donner le bien-être qu’elle a. Mais j’ai eu cette chance, moi, que marié par passion et sensuel et sanguin, ma femme n’est plus une femme… Vous me comprenez ; depuis ses couches, depuis quatre ans, depuis la naissance de ce gamin (et poussant doucement devant lui l’enfant qu’il avait secoué un peu brutalement : « Va jouer mon petit, » ajoutait-il dans un léger tremblement dans la voix) depuis la naissance de cet enfant, j’ai chez moi une sœur, si vous le voulez, une amie, une camarade, et quelle camarade ! une malheureuse et douloureuse créature condamnée à mourir, un boulet quoi !… (et le mot lui échappait dans un rire cruel), mais entre nous plus rien…, sinon pour elle la mort, et à bref délai encore, et ma femme m’aime et me désire, hélas, la pauvre enfant, ah oui, elle m’aime, et après un silence, or j’ai des sens, j’ai trente-deux ans, moi, je ne suis pas un rêveur et un névrosé comme vous, je suis un sanguin qui barde et qui hussarde… et puis c’est si triste chez nous, cette misérable jeune femme qui souffre et n’ose se plaindre, toujours immobile sur un lit, cette martyre silencieuse que tenaille et torture cette blessure incurable… et c’est si injuste surtout. Alors je prends mon chapeau, je sors, je vais à Paris, n’importe où, dans le premier mauvais lieu, et j’oublie…

« J’oublie… j’essaie d’oublier.

« Ces filles, ce sont des matelas de chair assez commodes en somme, et quand on peut dormir auprès, c’est autant de gagné sur la vieillesse et les mornes chagrins quotidiens. Or, comme j’ai chez moi une malade affinée et amaigrie, je prends de préférence des belles filles robustes et rebondies à la croupe ferme, aux seins crêtés et droits. Or, il y a un mois, j’étais chez l’une d’elles, vous la connaissez d’ailleurs, Lucy Margat. Vers deux heures du matin, mes sens enfin calmés et la corvée finie, je me trouvais soudain dressé sur mon séant, le cœur soulevé à la hauteur des lèvres par un immense dégoût, un dégoût de cette fille et de moi ; comme une odeur de pourriture humaine montait de cette alcôve luxueuse et banale de coucheuse à cinq louis.

« Penché sur elle, je la regardais dormir : étalée au travers du lit, le visage enfoui dans l’oreiller et comme écrasé dans le désordre de sa lourde chevelure, elle ronflait, les cuisses écartées, sur le ventre, et la rondeur de sa croupe énorme ballonnait cyniquement sous les draps.

« Je l’avoue, cette chair que je venais de posséder et brutalement, deux ou trois fois depuis minuit, me fit horreur : elle dégageait, ainsi vautrée, dans l’air raréfié de la chambre un si terrible relent de bête humaine et un tel fumet surchauffé de femelle, que je sautai au bas du lit, et, défaillant d’une abominable détresse, le cœur flottant dans la poitrine, un goût de viande morte dans la bouche, j’enfilais vite mes vêtements, vidais un de mes goussets sur la cheminée et partais.

« Quand je respirai l’air plus vif du dehors, il était deux heures et demie. Pas de voiture… En désespoir de cause j’allai terminer aux Halles cette affreuse nuit, essayer de noyer l’écœurante saveur demeurée dans ma bouche dans l’eau salée d’une douzaine d’huîtres et l’effervescence des sodas… L’odeur animale de cette fille me semblait imprégner ma peau et mes vêtements. Oh cette odeur ! si j’allais la rapporter à ma malade, à ma douce et dolente abandonnée de là-bas.

Les maraîchers commençaient à arriver et les fleuristes s’installaient dans l’aube bruissante, au beau milieu de la travée comprise entre le beurre et les fruits ; instinctivement j’achetai des bottelées de narcisses, de giroflées blanches à senteur de vanille et de poivre, et à six heures moins le quart j’étais à la gare Saint-Lazare, dans le train ouvrier, les bras chargés de fleurs.

J’étais à six heures et demie chez moi à Auteuil, Marthe dormait. Elle ne m’entendit pas rentrer et je pus avec des précautions me déshabiller et me coucher dans la chambre que j’occupe auprès de la sienne, sans troubler son sommeil, le sommeil du matin, le sommeil si précieux où se refont le sang et les forces épuisées des malades…, et vers dix heures c’était sa voix qui m’éveillait en me demandant d’un appartement à l’autre « Comment as-tu dormi ? Tu as rêvé tout haut cette nuit, tu m’as appelé par mon nom deux fois.

— « Moi, c’est toi qui as rêvé, ma chérie.

— « Pas du tout, je ne dormais pas, je venais de me verser une cuillère de chloral, tu as appelé deux fois, mais assez fort, Marthe, Marthe…, alors je t’ai demandé ce que tu avais, mais tu n’as pas répondu… alors j’ai pensé que tu rêvais et je t’ai laissé dormir.

« J’ai même regardé l’heure à ma montre et au cartel de ma chambre, ma montre marquait deux heures, le cartel deux heures dix, tu vois que je ne dormais pas. »

— « C’est donc moi qui rêvais, concluai-je ne voulant pas, de peur de l’effrayer, qu’elle sut que j’avais découché cette nuit-là.

Deux heures du matin ! Avouez que la coïncidence est au moins étrange. À l’heure même où je défaillais pris d’une abominable angoisse morale, dans une chambre de fille, au cœur de Paris, dans le quartier de l’Europe, ma femme couchée à Auteuil entendait distinctement ma voix l’appeler par son nom par deux fois « Marthe, Marthe. » Y aurait-il donc à travers l’espace de secrètes affinités ou simplement correspondance d’âmes ?

« Oui, je vous le disais, faisait-il en se levant et en posant son index sur la petite Revue, ces jeunes ont henni dans le vent et flairé quelque chose… Il y a certainement une filière inexplorée dans l’inconnu, dans le frisson du monde de l’Au-delà. »