Buveurs d’âmes/L’idée d’un soir

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Bibliothèque-Charpentier (p. 107-121).

L’IDÉE D’UN SOIR

« Oui, c’est vraiment superbe, n’est-ce pas ? » Et d’un joli geste rythmé de son bras nu et menu la jeune femme ramenait sur le décolletage hardi de ses épaules la pelisse de loutre un peu glissée sur le bord.

C’était devant la mer, une mer démontée, écumeuse et blanche comme une tourmente de neige, une mer d’ouragan dont les vagues énormes battaient et martelaient avec un bruit d’enclume six pâles lieues de retentissantes falaises, que se dégelait enfin la froideur coutumière de la marquise d’Osborne.

Voilà deux jours que le vent soufflait en tempête, balayant sur tout le littoral le terre-plein des promenades et les terrasses des casinos déserts, deux jours qu’avec une meurtrière violence pluies et bourrasques s’acharnaient sur ce coin d’océan, bouleversant, de Boulogne à Cherbourg, et les ports et les plages. La marquise d’Osborne n’en avait pas moins réuni ce soir-là à sa table, comme tous les soirs d’ailleurs depuis son arrivée à Pourville, le beau Lacroix Larive, le petit Fernandez, le sculpteur Herbeau et le journaliste Hariett, les quatre frères Aymon, comme les désignaient d’un même et facile surnom les propos ineptes des snobs du pays.

Un amoureux, un flirt avoué et quotidien manquait pourtant ce vendredi soir-là au dîner des quatre gardes du corps, Henri Morland le poète, un nouveau débarqué aussitôt accueilli à la villa Tourette — dérogation à une consigne sévère, — et cela sur la foi d’une chronique enthousiaste du Daily Telegraph, laquelle venait, sous la garantie d’une signature fameuse, de révéler son dernier volume au public.

Quel intérêt la grande ennuyée, que semblait être la marquise, avait-elle pu trouver à cette poésie compliquée et maladive devenue, durant un jour, une actualité par le fait d’un chroniqueur artiste et fantasque ? La villa Tourette n’en avait pas moins ouvert ses portes à deux battants au poète des Yeux.

Yeux pauvres et las, yeux de malade sans maison, yeux de laboureur à la fenêtre d’une usine, yeux de blessé regardant le chirurgien, yeux de convalescent se promenant dans la moisson, yeux d’agneau blanc dans la prairie où sèche le linge, yeux effarés et effarants ! Oh ! avoir vu ces yeux et ne plus pouvoir fermer les siens, sans toujours les revoir.

Le petit Ferdinandez déclarait cela tout bêtement crevant ; quant à Hariett, qu’il y eût des gens pour trouver cela curieux, il n’y avait aucun mal, tous les dégoûts sont dans la nature, mais lui n’était probablement pas à la hauteur, il n’y voyait goutte, lui, dans ces yeux-là, c’était sa très simple opinion ; et les quatre frères Aymon, tous les quatre très forts, Lacroix-Larive, de sa beauté d’Hercule et de ses succès cotés de sport et d’alcôve, Ferdinandez, de son rastaquouérisme verni au frottaillement dispendieux des grands cercles et de la puissance de ses millions, Hariett, de sa réputation boulevardière et surfaite de causeur redoutable, Herbeau, de sa bêtise et de son réel talent primé, médaillé et classé à plus de trois Salons, tous les quatre avaient d’abord battu froid et tenté de tenir à distance le nouvel arrivant ; mais devant cet accueil polaire la marquise d’Osborne avait eu un si singulier battements de ses cils, qu’elle avait d’ailleurs étonnamment longs, recourbés et frisés et du plus beau noir, qu’ils n’avaient pas insisté, les très chers, et donnaient maintenant du « shake hand » et du « comment va ? » tout comme à un sociétaire de M. Claretie, à ce cinquième larron.

C’est qu’elle n’admettait guère qu’on résistât à ses volontés, la très froide en apparence et très futile marquise d’Osborne. Chez elle, les caprices étaient des ordres, il fallait en prendre son parti…, les amis en étaient avertis. Du reste, elle avait peu d’exigences ; elle ne demandait à ceux de sa ménagerie que de lui donner leur soirée, à la mer, de sept heures à minuit, elle leur donnait à dîner en échange ; le reste du temps, liberté absolue.

D’ailleurs l’hospitalité la plus raffinée et la plus élégante, la chère la plus substantiellement exquise, et la maison la mieux montée de Trouville à Boulogne ! Veuve ou divorcée, on ne savait trop, russe d’origine, et une mère cantatrice à l’Opéra de Vienne, mais réellement mariée, et puis… des millions et encore des millions !

Des amants ! on ne citait jusqu’ici aucun nom, mais qui l’avait approchée pouvait la juger capable, à un moment donné, de tous les coups de tête et de toutes les audaces, tant sa nature à la fois fantasque et réfléchie et son existence oisive semblaient la prédisposer à tous les genres de folie.

Et ces messieurs y comptaient bien, nourrissant, chacun avec la fatuité inhérente à leur sexe, l’intime certitude d’être l’heureux seigneur avec lequel fauterait la belle marquise d’Osborne, dévorante fatuité dont l’excuse toute trouvée était d’ailleurs marquise elle-même.

Un Tanagra ! le sculpteur Herbeau l’avait définie ainsi, et cet imbécile avait par hasard trouvé le mot juste. Avec sa petite tête au front étroit et bas sous les cheveux crespelés d’un brun roux, son nez droit aux narines mobiles et le renflement du menton un peu lourd, avec son cou légèrement fort sur des épaules délicates et tombantes, sa taille droite et souple, ses bras menus à la chair froide et comme infiltrée d’azur pâle par les réseaux des veines apparentes, le regard aigu de ses yeux gris à longs cils noirs et la tache de rouille de sa nuque violente, cette Slave élevée dans les brouillards de Londres était bien de forme et d’aspect une Pallas Athénée de l’école d’Egine, une statue énigmatique d’une beauté froide et mauvaise, captivante et quelque peu effrayante à la fois, à la manière des idoles radieuses et fatalement cruelles de la théogonie grecque.

« Elle attire comme un danger » Dumas l’avait résumée de ce mot un soir, chez lord Palmers, à l’ambassade anglaise ; et le journaliste Hariett prétendait que le véritable talent de Morland à ses yeux de femme indifférente et coquette était l’aspect bénin du poète, victime désignée pour l’autel des dieux, avec sa face lourde et ses gros yeux aqueux de ruminant.

Dans les parfums, dans l’ambroisie,
Le front ceint d’éblouissements,
Les jeunes dieux fils de l’Asie
Apparaissent fiers et charmants.

Cruels, ils ont la fantaisie
Du meurtre et de l’écrasement ;
La puissance a sa frénésie
Dont le crime est l’apaisement.

Ces quatrains, Morland les avait envoyés à la villa Tourette le lendemain de sa présentation chez la marquise, et toute la faiblesse de la dame pour le chantre des yeux venait, prétendait le journaliste, d’avoir été piédestalisée en vers néo-grecs des Batignolles par ce bœuf en chambre de poète trop gras.

Néo-grecs les vers, néo-grecque aussi la femme. Consciente de sa beauté, elle en avait ce soir-là aggravé le caractère inquiétant par un décolletage ingénieux de statue ; drapée, moins que drapée, dans un pungée de Chine d’un rose soufre qui pâlissait encore aux lumières, comme nue dans l’étoffe molle et souple adhérente à un corps, sur lequel il semblait n’avoir rien, ni dessous, ni chemise, c’est dans le modelé rythmique et chastement osé d’un antique qu’elle promenait ce soir-là la nudité de ses épaules et de ses bras fuselés. Outrageusement offertes, les épaules jaillissaient toutes blanches d’une blouse flottante, comme prête à glisser.

Une coiffure à l’Alma-Tadéma, les cheveux courts et frisotés sur la nuque et tassés sur le front sous d’étroites bandelettes, un large cercle d’or mouvant autour du buste et, en place de manches, deux énormes camées en faisaient ce soir-là une très incitante et moderne Romaine, déesse ou courtisane un peu impératrice, Césarée ou Poppée !

Le dîner venait de finir et, laissant la salle à manger éclairée à la dernière mode anglaise par cinq hautes lampes d’argent niellé, posées l’une au milieu et les autres aux quatre coins de la table et reliées toutes entre elles par des hamacs de soie de couleur tendre, produits de chez Liberty et remplis jusqu’au bord, ces esthétiques hamacs, de gardénias et de roses-thé, la marquise et ses quatre convives venaient de passer au salon, et là, comme les hommes prenaient le café et allumaient la cigarette que venait d’autoriser un geste, elle, l’oreille aux écoutes et comme préoccupée depuis le commencement du dîner, entendant que la pluie venait de cesser de tomber, s’était levée toute droite, avait ouvert la porte-fenêtre donnant sur le balcon et venait s’y accouder vis à vis la mer.

Les quatre hommes rôdant autour de la table à liqueurs s’étaient d’un même coup instinctivement retournés, la bourrasque s’engouffrant à travers les rideaux les tordait et soulevait jusqu’au plafond de chêne ; elle avait failli éteindre les lumières et tous avaient dressé la tête, l’œil ébloui dans cette seconde d’obscurité.

Toute blanche dans le noir, toute nue dans l’ouragan, la jeune femme, les coudes à la rampe, faisait face à la mer, tout entière à la bataille des vagues se ruant forcenées à l’assaut des falaises et hurlant en tempête.

Encore une nouvelle fantaisie. Lacroix-Larive, avec un haussement d’épaules, avait sonné, demandé une fourrure, et, la pelisse de loutre apportée, en avait silencieusement enveloppé les frissonnantes épaules de la jeune femme.

Elle l’avait laissé faire sans un mot, sans un regard, l’âme et les yeux ailleurs, et, maintenant que les quatre hommes rapprochés du balcon, le collet de leur smoking relevé, l’entouraient en causant avec le point de feu dans la nuit de leurs quatre cigarettes, elle, sans tourner la tête et avec un geste frileux qui ramenait sa pelisse autour de son cou, détachait simplement de sa voix blanche et nette :

— Oui, c’est vraiment superbe, n’est-ce pas ?

En effet, la lune, qui venait d’apparaître derrière un écroulement de nuées, baignait d’une lueur de rêve la lutte exaspérée des rafales et des lames ; mêlée pleine de sanglots et de râles, c’était un véritable champ de bataille, où les salves d’artillerie lointaine se retrouvaient dans le vaste bruit d’enclume des falaises ébranlées à chaque paquet de mer ; comme des flocons de neige, baves d’écume emportées par le vent voletaient autour de la jeune femme. Dans le ciel, des nuages balayés par la tempête fuyaient de larges déchirures, béantes entre leurs flancs, mettaient à l’horizon trempé de clair de lune comme une déroute effarée de chimères…

— Oui, voyez donc, reprenait d’une voix somnambule la rêverie envolée de la marquise, c’est comme une bataille qui se livrerait dans le ciel. C’est dans l’Edda, n’est-ce pas, que les héros et les Walkures combattent éternellement dans l’au-delà de la vie, à travers le palais de nuées de Wottan et de Thor.

— Monsieur Morland vous mettrait cela en vers. Que n’est-il là ? souriait ironiquement la bouche amère d’Hariett.

— En effet, c’est un assez beau décor d’opéra de Wagner, essayait de résumer le dilettantisme appris de Fernandez.

— Et vous faites à merveille dans ce déchaînement des éléments. Quelle belle tempête nocturne on sculpterait d’après vous, à ce balcon ! concluait fatalement la bêtise banalement élogieuse d’Herbeau.

Ah ! le regard haineux et méprisant de la jeune femme pour ses smokings fleuris de gros œillets ! s’ils l’avaient pu deviner, tel qu’il brillait en dedans aigu et glacial sous les cils rabattus des tombantes paupières, comme ils l’auraient vite saluée pour aller prendre à l’antichambre leur mac-farlane, leur chapeau et leur canne.

— Une vraie nuit de légende marine et terrifiante, une nuit d’apparition fantastique et maudite, nuit de sinistre en mer avec cris de détresse, bris de mâts, etc…

— Le Hollandais Volant, interrompait Hariett, toujours du Wagner.

— En effet, marquise, vous qui chantez comme la Malibran et dites ému comme l’Alboni, si vous nous chantiez un peu du Vaisseau Fantôme, implorait avec une inclinaison en avant le plastron plissé et étoile d’or mat du beau Lacroix-Larive, des quatre smokings ce soir-là présents le plus mat et le plus correct.

À quoi la jeune femme fixant enfin le jeune homme dans les yeux :

— Mes compliments pour la rencontre, mon cher ami. Le Vaisseau Fantôme, en effet, j’y avais songé, c’est bien la nuit qu’il faut à cette musique… Seulement il y a un mais ! je ne sais rien par cœur et je ne possède pas ici la partition, mais nous l’aurons d’ici une heure à moins que…

— Comment, à moins que…

— Oui, à moins que Morland, qui est parti me la chercher à Dieppe, n’ait pu passer…

Et de sa main endiamantée de bagues elle désignait la plage envahie par la mer démontée.

— Comment, Morland !

Et les questions précipitées des quatre hommes parlant tous à la fois mouraient dans un balbutiement effaré.

— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? reprenait froidement la marquise ; Morland est venu tantôt vers les six heures, avant vous, messieurs, un peu en avance sur le dîner. Comme vous, monsieur Lacroix-Larive, cette mer de drame lyrique l’avait inspiré, il a eu, comme vous et comme moi d’ailleurs, l’idée du Vaisseau Fantôme et, comme je ne possédais pas la partition ici, il est parti me la chercher de son pied de poète… léger.

— Sans dîner, à pied, par la grève !

— Par ce temps !

— Cette bourrasque !

— Cette pluie !!…

— Sans dîner, il aura dîné là-bas, ou il dînera ici en rentrant, souriait la jeune femme.

— Et il est parti depuis… ?

— Depuis sept heures, répondait la marquise il sortait, vous entriez. Il est quelle heure maintenant ?

— Dix heures et demie, déclarait Fernandez.

— Alors il ne peut tarder ? Pour revenir il aura pris par la falaise, c’est bien plus long, mais…

— En admettant qu’il ait pu arriver jusqu’à Dieppe, scandait la voix soudain glacée du journaliste.

— Oh ! la mer était basse, risquait la jeune femme, avec une insouciance affectée.

— Pardon, elle montait, objectait Hariett, et par un temps pareil, il n’y a plus à compter avec les marées. Un pêcheur de la côte, un vieux loup de mer ne risquerait pas, ce soir la traversée. Il y a toutes les chances, madame, qu’à l’heure qu’il est, vous ne receviez pas la partition attendue et que M. Henry Morland soit noyé.

Il s’inclinait très bas, ironique et féroce avec un visible mépris dans les yeux pour l’indifférente et futile jeune femme !

À quoi la marquise d’Osborne, du ton le plus naturel : « Voilà pourquoi, messieurs, je me suis opposée à cette imprudence, disons même à cette folie. Si mauvaise que je sois, je n’ai jamais noyé personne.

« Aussi ai-je fait atteler, et Morland, que mon coupé a conduit à Dieppe, ne peut plus tarder beaucoup à rentrer. Seulement je n’était pas fâchée de connaître votre opinion sur cette équipée.

Et devant un mouvement des quatre hommes.

« Il n’y a plus de doute là-dessus. Vous l’avez tous trouvée stupide et folle, n’est-ce pas, et vous m’avez tous blâmée.

« Et lui, quel imbécile, hein ?

« Risquer sa vie pour le caprice d’une coquette comme moi ! Je suis enchantée, messieurs, du petit renseignement. Dans le monde on a toujours besoin de s’éclairer.

« Aussi vous ne vous étonnerez pas trop, n’est-il pas vrai ? et vous m’en voudrez encore moins, quand Monsieur Morland rentrera avec la partition, si je vous congédie et si je le retiens pour la lui chanter, à lui seul. Avouez qu’il l’aura bien gagné ! »

Et, devant un sourire sceptique des quatre hommes sérieusement inclinés :

— Je vous comprends, mes amis, vous vous dites. Ce voyage périlleux de Pourville à Dieppe, cet acte du Roi d’Ys, comme le définirait Hariett, Morland pris au mot, l’aurait-il effectué ! Le sait-on ? Mais au moins l’avait-il proposé ! L’homme propose et la femme dispose !

— Et vous étiez disposée, ce soir !

Ce fut le mot de la fin ; les quatre hommes sortirent à reculons, faisant face à la draperie de pungée rose soufre, courbés en deux, le front très bas.