Buveurs d’âmes/Les yeux glauques

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Bibliothèque-Charpentier (p. 83-93).

LES YEUX GLAUQUES

Masque pâle, sans au front une pierrerie
Ni funèbre laurier au delà de la mort,
J’ai vu vivre tes yeux, tes yeux, ô pierreries,
Et je sais le passé que ton silence dort.

Henri de Régnier.
(Poèmes anciens et romanesques.)


« Ah ça ! est-ce que vous lui trouvez quelque chose d’extraordinaire à cette femme ? Moi je la trouve vieille, maquillée, archi-teinte ; de la taille et de l’allure soit, et encore, de la taille !… elle s’empâte joliment, la belle Nelly Forah. » Et, s’abandonnant dans son rocking-chair, le petit marquis de Nor-Saluces laissait monter de sa cigarette une longue spirale bleuâtre, dont le léger encens flottait comme une gaze dans le blanc cru du ciel.

— Certes, je suis bien de ton avis, Stani, et je n’ai jamais compris, moi, quel piment on pouvait trouver à cette femme ! Je l’ai toujours connue anguleuse et plate, un teint de morte et pas plus de hanches que sur le dos de ma main : Une pareille maîtresse, et elle était jeune alors mais j’aurais autant aimé une anguille.

— Eh ! eh ! Fontenay, ne dites point de mal des anguilles, leur souplesse a du bon.

— Vous êtes un vicieux, Chauchat, nous le savons ; mais, pour les gens honnêtes, à goûts avouables et reconnus par la loi, le mérite d’une femme est d’être vraiment femme et non de rappeler je ne sais quelle équivoque de sexe ou de poisson.

— Vous avez beau dire, des malins qui vous valaient bien, messieurs, n’en ont pas moins croqué des patrimoines pour sa taille plate, à Nelly Forah, et à l’heure qu’il est, essayez donc de prouver au petit attaché de l’ambassade russe qui l’accompagne, que son idole a passé l’âge des adorations.

— Bah ! reprenait Fontenay, qu’est-ce que cela prouve ? Tous les pays ont leurs fous, et puis les femmes et l’amour, moi, je suis là-dessus de l’avis du poète :

Va, tu ne fus jamais, dans tes jours les plus rares,
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur.
Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

— Ah ! le rêve et l’archet vainqueur de Fontenay ! elle est bien bonne ! s’esclaffait le gros Chauchat en caressant le poil de sa barbe soyeuse ; puisque tu cites des vers, je vais te servir du Chamfort (tu as lu Chamfort, non, mais prends ça pour toi) : « Il faut choisir d’aimer les femmes ou de les connaître, il n’y a pas de milieu ». Et tandis que la conversation s’animait et s’aigrissait dans le groupe des fumeurs attardés sur cette terrasse du casino de Dieppe, devant la mer ensoleillée aux luisances de miroir, et sans qu’aucun d’eux parût se soucier de la cloche du dîner sonnant le branle-bas dans tous les hôtels échelonnés le long du boulevard, un grand garçon d’une trentaine d’années au visage de santé balafré d’une longue moustache rousse et qui n’avait pas encore soufflé mot, le regard ailleurs et comme absorbé dans la contemplation de l’horizon, Michel Stourdof, pour l’appeler par son nom, tournait lentement sa face carrée vers les deux plus enragés détracteurs de Nelly, et, d’une voix chantante et douce, une anomalie dans ce grand corps, détachait nettement ces mots : « Cette pauvre Nelly, je l’ai beaucoup connue ; avez-vous remarqué ses yeux ? »

La phrase sonnait si étrange dans la bouche de ce colosse généralement indifférent à tout, que tous les sièges avaient fait volte-face dans sa direction, car naturellement nos Parisiens tournaient presque tous le dos à l’Océan et aux vingt kilomètres de fuyantes falaises se dégradant à l’horizon.

— Narisnaskine, celui qui se ruine en ce moment pour elle, est votre compatriote, Michel ? essayait de persifler le petit de Nor-Saluces.

— Oui, il est de Moscou, et aussi mon ami, nuançait lentement le Slave, mais cela ne fait rien, je parle de Nelly. Vous n’avez jamais vu… bien regardé ses yeux, je parierais, n’est-ce pas, marquis ?

— Ses yeux, faisait Saluces interloqué, le moyen de les voir, ses yeux ? elle marche enveloppée dans une moustiquaire ; un kilomètre de tulle et de gaze qui l’engonce et lui fait une figure de nuage. Vous les avez vus, vous, ses yeux ? vous avez de la chance ; il y a longtemps, hein ?

— Hier encore, j’ai dîné avec eux.

— À la villa des Lierres ? Vous êtes un veinard. Et Nor-Saluces se tournant vers le groupe : « Il paraît que c’est d’un luxe ! des cordons d’orchidées serpentant sur les nappes, des couteaux en vieux saxe et du cristal de roche gravé au lieu de vaisselle plate.

À quoi l’imperturbable Stourdof : « Je vous y conduirai, monsieur de Nor-Saluces, si cela peut vous être agréable. Avant trois jours, vous y aurez dîné. »

— Et j’aurai vu ses yeux, ses invisibles yeux qui tiennent du miracle ? ripostait le marquis, soit, j’accepte. Elle a peut-être un teint, après tout. Est-ce qu’on sait sous son voile, puisqu’elle a des yeux ?

— Elle a un très joli teint, déclarait Stourdof de sa voix caressante et pourtant implacable.

— Et ses cheveux sont naturels ? interrogeait railleusement le marquis.

— Ce sont les cheveux des autres qui sont teints, reprenait lentement le Slave, il y a quinze ans que je connais Nelly, ils étaient plus dorés, plus lumineux encore qu’ils ne sont aujourd’hui, et pourtant, quand Nelly se coiffe le matin, elle peigne l’Aurore.

— Mais vous en êtes amoureux, il fallait le dire ! éclatait Saluces.

— Non, pas moi, mais un autre… un autre qui est mort, un mien ami à moi, pour l’amour de ses yeux.

— Mais c’est toute une histoire, interrompait Fontenay essayant de rompre court, messieurs, je crois qu’il est l’heure du dîner. » Et il se levait donnant le signal du départ, on l’imitait, mais on était piqué au vif : le c’est toute une histoire de Michel Stourdof, qui ne semblait pas d’ailleurs avoir plus envie que ça de la raconter, son histoire, avait aiguillonné toutes les curiosités. Tout en regagnant l’hôtel on s’était groupé autour de lui, et le gros Chauchat, visiblement intrigué, passant son bras sous celui du Slave, le prenait carrément à partie : « Moi, vous savez, je l’ai toujours trouvée charmante, cette grande Nelly Forah, quoi qu’en aient clabaudé ces messieurs. Peut-être un peu chère pour eux, et il soulignait d’un clignement d’yeux, car elle n’opère que dans les grands prix, votre belle amie, dans le monde étranger surtout, et ses amants peuvent se compter.

— Ses années aussi, interrompait Saluces.

— Les raisins sont trop verts et bons pour les goujats. Va, chante ta romance, poursuivait Chauchat et, s’appuyant familièrement sur le bras du Slave : « Voyons, vous qui les avez vus, qu’avaient-ils donc, ses yeux ? »

— Ses yeux, mais ils sont bleus, d’un bleu vert un peu pâle. La mer, quand elle est grosse et moutonne, a cette teinte de bleu, un bleu un peu verdâtre. Baudry, votre grand peintre, avait cette teinte de bleu quand il peignait les vagues, ces vagues où il met, ruisselants d’écume, des corps de femmes si savoureusement blancs. Nous aimons beaucoup sa peinture en Russie. Nelly avait ces yeux.

— Des yeux glauques, soulignait Fontenay.

— L’œil de la Néréide, appuyait Saluces.

— Des yeux de Loreley, résumait le Slave, Loreley, la ballade de Schiller, vous connaissez en France ?

À quoi Chauchat bon enfant et modeste :

— Gœthe aussi vaguement.

— Mais ces yeux, voyez-vous, ils ont maintenant autre chose, un charme à eux, comme un pouvoir que vous autres Français bravez probablement, mais dont les hommes de mon pays seront toujours esclaves. Nelly Forah n’est plus très jeune, mais elle peut impunément vieillir.

Tant qu’elle aura ces yeux, tous les hommes du Nord, tous les êtres de passion et de rêve, Slaves ou Danois, Suédois ou Russes, tous, tous l’aimeront… »

Et comme tous se récriaient, Michel Stourdof prévenant leur demande : « Les yeux de Nelly ont le philtre suprême, le philtre de la mort, l’attraction du Néant ; c’est le charme d’oubli qui dort en son regard et, étant l’endormeuse, elle est par excellence la maîtresse adorée, car elle est magicienne, et cela n’est point parce que son œil est bleu, couleur du rêve, du ciel et de l’Océan : cela est quelque chose, certes, et sans cette couleur primordiale et céleste, les prunelles de Nelly ne posséderaient pas ce qui vit et songe en elles maintenant ; mais elles ont plus : il y persiste le regard d’adieu d’une agonie, il y pleure et survit la prière d’amour éternellement jeune d’un amant mort en la regardant. » Et comme tous échangeaient de muets coups d’œil, croyant à un coup de folie, sinon à une mystification, Michel Stourdof poursuivait : « Une légende de mon pays veut que l’âme de l’amant mort en regardant sa maîtresse revive dans les yeux de celle-ci, et lui donne l’éternelle jeunesse dans les désirs des autres hommes : être toujours désirée, c’est ne jamais vieillir.

Mon ami Serge Stréganof était alors l’amant de Nelly. Lui avait-il raconté ce conte de moujik, et l’énigmatique et fantasque personne, que fut toujours Nelly, eût-elle la tentation d’éprouver sur Serge la véracité de la légende ? toujours est-il que pendant leur séjour à Naples, une nuit que selon leur habitude ils étaient allés promener seuls en barque dans la baie de Capri, vers le matin Nelly rentrait comme une folle à l’hôtel, sans son amant, et là, blême, les dents s’entrechoquant d’angoisse, elle racontait au personnel accouru, qu’au milieu de leur promenade Serge, tenté par la température, avait voulu absolument se baigner, qu’il lui avait confié les rames, s’était dévêtu, avait quelque temps nagé derrière la barque, joyeux et folâtrant sous le clair de lune, puis qu’à sa grande terreur, il s’était soudain enfoncé dans les flots et n’avait plus reparu. Le lendemain soir, des mariniers de Torre del Gréco retrouvaient le cadavre échoué sur le rivage. »

— Et vous supposez ?… interrompit Chauchat.

— Je ne suppose rien, mais je vois très bien Nelly, assise à l’avant de la barque et ramant doucement et poussant le bateau, tandis que nage à lentes et souples brassées mon regretté ami Serge ; la lune les baigne tous deux comme d’une gaze de lumière, argentant le torse de Serge hors de l’eau et le corsage blanc de Nelly dans sa barque ; ils sont très beaux tous deux, ils vont ainsi une heure se regardant dans les yeux, se souriant l’un à l’autre ; puis Serge se fatigue, peu à peu il s’essouffle, il voudrait remonter, il dit à Nelly : « Arrête », Nelly ne l’entend pas, la lèvre souriante, le regard dans le sien, elle rame doucement et le bateau fuit toujours ; Serge, d’abord, croit qu’elle plaisante… La barque fuit imperceptiblement et dans le sillon qu’elle laisse Serge se débat et s’enfonce ; autour d’eux la nuit claire, la mer transparente trempée de lune, immense ; à l’horizon les collines violettes de Capri. Quelle belle nuit pour mourir ! Serge a compris, il bat la vague, il râle, de l’eau déjà plein la bouche, mais les yeux fixés sur les yeux de Nelly ; devant lui la barque oscille. Elle sourit toujours appuyant sur la rame, et l’eau mugit dans les oreilles de Serge agonisant, qui se cramponne en vain à l’écume des vagues et coule dans l’ombre verte et lunaire des flots… Et la barque maintenant regagne lentement Naples en rasant Capri.

— Et cette supposition, vous la basez sur ?…

— Sur le regard de Serge que j’ai toujours retrouvé depuis dans les yeux de Nelly.

— Avait-il au moins laissé un testament qui lui assurât sa fortune ? interrogeait le petit marquis.

À quoi le Slave avec un haut-le-corps dédaigneux de petite maîtresse.

— Oh ! ce serait bien vulgaire alors ! Vous calomniez Nelly, et puis, il ne faut pas faire mentir les légendes.