Bélinde/1

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 1-29).


CHAPITRE PREMIER.

CARACTÈRES.


Mistriss Stanhope avait de l’esprit : c’était une de ces femmes qui, sacrifiant leur amour-propre à leur intérêt, possèdent l’art de s’introduire dans le grand monde. Sa fortune était médiocre ; elle savait l’employer habilement à se maintenir dans la société la plus distinguée. Elle s’enorgueillissait d’avoir heureusement établi une demi-douzaine de nièces, et de les avoir mariées à des personnes dont la fortune était bien supérieure à la leur. Il ne lui en restait qu’une ; c’était Bélinde Portman. Bélinde était belle, pleine de graces, d’esprit, et accomplie sous tous les rapports. Sa tante avait employé tous ses moyens pour lui persuader que la plus sérieuse occupation d’une jeune personne était de plaire dans la société, et que tous ses charmes, toutes ses perfections, ne devaient absolument servir qu’à un seul objet, son établissement dans le monde.

Mistriss Stanhope ne trouva pas dans Bélinde une élève aussi docile que dans ses autres nièces, parce qu’elle avait reçu sa première éducation à la campagne, et qu’elle y avait pris le goût d’une vie modeste et retirée. La lecture était une de ses plus douces occupations. Elle semblait ne vouloir prendre pour guide dans le monde que la prudence et la vertu : cependant son caractère devait être développé par les différens événemens de sa vie.

Mistriss Stanhope habitait Bath, où elle avait plus d’occasions de faire paraître Bélinde à son avantage ; mais, comme sa santé commençait à s’affaiblir, et qu’elle ne pouvait pas sortir autant qu’elle le desirait, après avoir fait jouer tous les ressorts de son esprit, elle parvint à placer Bélinde, pour tout l’été, auprès de lady Delacour, l’une des femmes les plus à la mode de son temps. Cette dame fut tellement enthousiasmée des graces et de l’esprit de Bélinde, qu’elle l’engagea à venir avec elle passer l’hiver à Londres.

Peu de temps après son arrivée à Londres, celle-ci reçut la lettre suivante de sa tante Stanhope.

De Bath.

« Après avoir cherché par-tout, Anne a trouvé votre bracelet dans votre toilette, parmi des papiers et des chiffons que vous aviez laissés pour être jetés au feu. — Je vous l’ai envoyé par un jeune homme qui arriva à Bath (malheureusement pour lui) le jour même que vous en êtes partie. — C’est M. Clarence Hervey, admirateur de lady Delacour. Ce jeune homme est véritablement aimable ; il est très-instruit, et jouit d’une fortune considérable et indépendante : il joint à tous ces avantages beaucoup d’esprit et de goût. C’est un homme fait pour établir la réputation d’une femme ; il est, comme on dit, connaisseur en beauté. — Il dirigera la mode, si je ne me trompe. — Ainsi, ma chère Bélinde, suivez mes conseils ; — faites attention à vous lorsqu’il vous sera présenté, et souvenez-vous de ce que je vous ai recommandé souvent, qu’on ne peut être bien vue par personne sans un extrême desir de plaire.

« Je vois tous les jours, ou plutôt je voyais (lorsque ma santé me permettait d’aller plus souvent dans le monde) des essaims de jeunes étourdies, ayant toutes l’air d’être formées sur le même modèle, se montrant dans le grand monde sans autre but que de s’amuser et d’exciter l’admiration éphémère de ceux qui font métier d’admirer toutes les femmes. On les voit encore le jour suivant ; l’année suivante elles jouent le même rôle, et toujours sans arriver à un but ni plus utile, ni plus agréable. — Combien je plaignais et je méprisais à la fois ces jeunes folles, en observant leurs petites manières ! Je les voyais s’envier les unes les autres de la manière la plus évidente, et par conséquent la plus ridicule, et s’exposer ainsi à l’examen sévère et aux observations satiriques de ces mêmes personnes dont elles desiraient l’admiration ; babillant, chuchotant, ricanant ; ne pensant jamais à l’avenir, et ne profitant pas même du présent ; contentes d’avoir un danseur pour une contre-danse, et ne réfléchissant jamais au bonheur d’avoir un époux pour leur vie. Je me suis souvent demandé à moi-même ce que pouvaient devenir ces personnes-là, lorsqu’elles deviennent laides ou vieilles, ou même lorsque l’œil du monde se fatiguait de voir leur monotone coquetterie. — Si elles ont une grande fortune, tout est bien ; elles peuvent prendre sur leur vie deux ou trois années pour jouir d’une liberté qui doit leur devenir à charge, elles peuvent être assurées que, tôt ou tard, elles seront recherchées, non seulement par de jeunes écervelés, mais encore par des gens de mérite. — Mais concevez-vous une position plus affreuse que celle d’une jeune demoiselle pauvre, quand elle a dépensé en pompons et en rubans l’intérêt et le capital de sa modique fortune ? Elle pense alors au mariage : un engagement convenable, une heureuse union, fuient devant elle avec le bonheur et le repos ; et pourquoi ? parce qu’elle n’a pas tracé le plan de sa vie de manière qu’un établissement solide et convenable en soit toujours le but. Elle se trouve, à trente-cinq ou trente-six ans, à charge à ses parens, à charge à ses amis, à charge à ses connaissances, à charge à toute la société, où l’instinct de l’habitude la pousse. — Je souhaite, ma chère Bélinde, que vous ne vous trouviez jamais dans cette horrible situation. — Vous avez, ma chère amie, tous les avantages que vous pouvez desirer : je n’ai rien épargné pour votre éducation, et (ce qui est essentiel) j’ai pris soin qu’on le sût partout. Vous avez donc la réputation d’être très-instruite ; vous aurez bientôt celle d’être une femme à la mode, si vous vous montrez souvent en public avec lady Delacour. — Il est inutile de vous recommander de prendre mylady pour exemple ; votre esprit et votre raison vous feront sentir qu’elle a un trop grand usage du monde pour que vous ne soyez pas sûre d’avoir des succès en l’imitant. Il faut sur-tout vous attacher à éloigner toute idée de rivalité, de comparaison même entre vous et lady Delacour : il serait imprudent et ridicule à une jeune personne d’avoir cette prétention. Mais je m’abstiens de tout raisonnement sur cet article ; malgré la naïve candeur de votre âge, je suis certaine que vous aurez remarqué, comme moi, combien la trop grande indulgence qu’on a pour soi-même nuit à l’indulgence qu’on doit avoir pour les autres, et vous sentirez combien on se conduit contre son intérêt en donnant l’essor à une sotte vanité.

« Lady Delacour a un goût vraiment exquis pour tout ce qui concerne la toilette ; — consultez-la, suivez ses conseils, ma chère ; et n’allez point, par une économie mal dirigée, ne pas vous conduire d’après ses avis. — Je n’ai point d’objection à faire sur votre présentation à la cour : ce sera un moyen, si vous vous conduisez adroitement, de vous introduire parmi la meilleure et la plus haute compagnie. — Il est essentiel de faire de son argent un noble emploi, mais sur-tout un emploi noble aux yeux du monde ; car on juge de ce que peut dépenser une femme par ce qu’elle dépense habituellement. — Je ne sache rien qui puisse et qui doive engager une jeune personne à dire quel est son âge et quelle est sa fortune. — Mais, adieu ; ne m’oubliez pas auprès de lady Delacour, et dites-lui pour moi tout ce que vous pourrez trouver de plus aimable.

« Adieu, chère Bélinde ; recevez l’assurance de la tendre amitié de

Sélina Stanhope. »

Il arrive souvent que les conseils donnés pour produire un certain effet sont suivis d’un effet tout contraire. Les sermons continuels que mistriss Stanhope adressait à sa nièce sur ses manières, son ton, son établissement, avaient impatienté Bélinde, et l’avaient rendue plus indifférente sur les éloges qu’on lui donnait tous les jours sur sa beauté : elle était beaucoup moins sensible à ces succès que la plupart des jeunes femmes de son âge. — Cependant elle aimait beaucoup à s’amuser, et mistriss Stanhope lui avait fait partager son goût pour le grand monde et pour la mode. Elle négligea la littérature à mesure qu’elle s’apperçut que rien n’était moins utile pour la société de lady Delacour. Elle n’avait jamais beaucoup réfléchi, et cependant elle était moins coquette et moins affectée qu’elle n’aurait pu l’être après les pédantes dissertations sur l’art de plaire que lui faisait continuellement sa tante. Tous ces discours l’ennuyaient, et la disposaient depuis long-temps à jouir plus vivement des plaisirs de la capitale.

Bélinde fut donc enchantée de faire une connaissance intime avec lady Delacour ; elle la trouvait singulièrement agréable. Mylady faisait la même impression sur tout le monde : elle séduisait par ses graces, son esprit, sa politesse. Personne n’était plus à la mode : on répétait ses bons mots, on imitait sa toilette, on voulait être de sa société. Ordinairement, l’esprit d’une femme n’a de réputation que tant qu’elle est belle, et il arrive même souvent qu’une femme passe de mode avant de passer de figure. Lady Delacour faisait exception : elle avait perdu, depuis long-temps, la fleur de sa jeunesse, et elle était encore citée pour sa figure.

Les gens aimables, les hommes d’esprit, tout ce qu’il y avait d’élégant et de recherché, desiraient d’être comptés parmi ses connaissances particulières. Se montrer en public avec elle était déjà une distinction ; il n’était pas étonnant que miss Bélinde Portman s’estimât très-heureuse d’aller demeurer chez une personne qui avait autant d’attrait et de brillant.

Au bout de quelques jours, Bélinde commença à percer le voile de politesse qui cachait les mystères de l’intérieur de cette maison. Lady Delacour était une autre personne lorsqu’elle rentrait chez elle : dans le monde, c’était la vivacité, la gaieté même ; dans son intérieur, elle avait de l’humeur et de la tristesse : elle était comme ces actrices que le public a rendues si difficiles, qu’il leur faut des applaudissemens forcés pour qu’elles ne soient pas mécontentes. Quand son salon était plein de gens aimables, quand elle donnait de la musique, ou lorsqu’elle faisait danser chez elle, elle avait l’air d’une fée qui préside à des enchantemens ; elle était l’ame de tout ce qui l’entourait : mais quand on s’était retiré, quand les bougies étaient éteintes, elle n’était plus la même ; elle se promenait dans son magnifique salon d’un air soucieux et chagrin.

Pendant plusieurs jours, Bélinde n’entendit pas même parler de lord Delacour autrement que par un mot que mylady lui dit en lui montrant la maison.

« Il ne faut pas entrer ici, (lui dit-elle en arrivant à une aile de la maison) ce ne sont que les appartemens de mylord. »

La première fois que Bélinde le vit, il était ivre-mort entre les mains de deux laquais qui le rapportaient chez lui. Lady Delacour rentrait du ranelagh au même moment avec Bélinde : il était six heures du matin. Elle passa auprès des deux laquais, sur le repos de l’escalier, en jetant sur son mari un coup-d’œil de mépris.

Qu’est-ce que c’est ? demanda Bélinde.

Ce n’est rien, répondit mylady ; c’est le corps de mylord qu’on rapporte. Vous vous êtes trompés d’escalier, mes amis ; redescendez ; — mylord a son escalier, et moi le mien. — Ne vous effrayez pas, Bélinde ; moi, je suis tout à fait accoutumée à ces scènes-là. — Mais il est six heures, je crois ; allons, retirons-nous.

Le lendemain matin, à deux heures, lady Delacour et Bélinde achevaient de déjeûner lorsque lord Delacour entra.

Voilà mylord à jeun que j’ai l’honneur de vous présenter.

Bélinde ne le trouva pas plus aimable qu’elle ne l’avait trouvé pendant son ivresse : il avait une expression de sottise, d’opiniâtreté et d’humeur, qui faisaient un ensemble extrêmement déplaisant. —

Quel âge lui donnez-vous ? dit tout bas lady Delacour à Bélinde, qui voyait avec étonnement combien la main de mylord tremblait.

Je parie, ajouta-t-elle à haute voix, que vous vous trompez de dix ans.

Est-ce que vous allez au bal aujourd’hui ? dit lord Delacour.

Tenez, je parie que vous vous trompez de seize ans : comment trouvez-vous ce marché-là ?

Vous ne pouvez pas avoir cette berline sur laquelle vous comptiez pour aujourd’hui, reprit mylord.

Puis, voyant que sa femme avait les yeux fixés sur Bélinde, il ajouta :

Voulez-vous bien me faire l’honneur de m’écouter ? mylady.

Eh bien ! vous ne voulez pas ! reprit celle-ci, parlant à Bélinde, sans faire la moindre attention à son mari, et je crois que vous avez raison ; car vous auriez dit soixante-six au lieu de trente-six, j’en suis sûre. En revanche, il a l’avantage de pouvoir boire huit bouteilles de vin de Champagne avant d’être sous la table, et ce n’est pas peu de chose pour quelqu’un qui n’a pas d’autre manière de se distinguer.

Il y a des gens qui feraient bien mieux de se distinguer moins, reprit mylord avec humeur.

Que c’est plat ! s’écria mylady.

C’est plat ! reprit-il : eh bien, je vous dirai tout platement que je ne veux pas qu’on me contredise, et que je ne veux pas qu’on se moque de moi, entendez-vous ? Il vaudrait bien mieux faire plus d’attention à votre conduite, et moins d’attention aux autres.

Moins d’attention à celle des autres, vous voulez dire, je suppose. — À propos ! Bélinde, n’est-ce pas vous qui m’avez dit que Clarence Hervey est à Londres ? — Vous ne le connaissez pas : je vais vous le dépeindre en vous disant ce qui lui manque. D’abord, c’est un homme qui ne dit jamais de platitudes ; ensuite, il n’a pas besoin de boire huit bouteilles de vin de Champagne pour être aimable. Après cela, s’il se marie, toute sa consistance dans le monde ne dépendra pas de sa femme. Enfin, s’il se marie, il ne deviendra pas un joueur, un ivrogne, un jockei, dans la crainte d’être mené par sa femme, et pour prouver qu’il sait bien se conduire tout seul.

Bravo ! mylady, allez votre train, reprit mylord en menant sa cuiller en équilibre sur le bord de sa soucoupe. Allons donc, continuez, mylady ; — Clarence Hervey sera content, et moi aussi, assurément. — Continuez donc ! — eh bien ! vous avez déjà tout dit ? j’avais un singulier plaisir à vous entendre.

Je ne trouverai jamais de plaisir à vous en procurer, dit mylady sèchement ; vous pouvez être bien sûr de cela.

Mylord se mit à siffler au lieu de répondre, et se regarda les ongles en souriant. Bélinde, fort mal à son aise, se leva pour sortir, craignant les suites de ce dialogue grossier.

Monsieur Hervey ! dit un laquais en ouvrant la porte ; et M. Hervey entra. Lady Delacour alla au-devant de lui avec toutes ses graces ; elle lui tendit la main, et lui dit :

Ah ! enfin vous voilà ! mais, je vous prie, qu’êtes-vous donc devenu depuis un siècle ? Savez-vous que j’ai besoin de vous tout à fait, quand j’ai été longtemps sans vous voir ? — C’est miss Portman. — Mais, qu’est-ce que vous avez donc ? n’êtes-vous pas bien ? vous avez quelque chose d’endormi, ce me semble.

Ah ! s’écria Clarence d’un ton théâtral, et en prenant une attitude forcée, j’ai passé la plus affreuse nuit !

Lady Delacour prit le même ton de déclamation, et lui demanda ce que c’était donc que cette nuit affreuse.

Ô ciel ! reprit-il en parodiant une tirade de vers connus, quelle fatigue que cette danse ! quel bourdonnement que cette musique ! quel ennui que toutes ces belles sans beauté qui passent et repassent ! — et comme je pensais et disais tout cela, voici un fantôme à cheveux rouges, et couronné de fleurs, qui vient me crier dans les oreilles :

Salut, ô Clarence ! parjure Clarence ! salut.

Ah, charmant ! s’écria mylady ; c’est madame Lutridge ; il semble qu’on l’entend. Quel incroyable talent d’imitation avez-vous donc ? Mais quelle malheureuse étoile vous a conduit chez cette odieuse madame Lutridge ?

M. Hervey se jeta sur le sopha, entre mylady et Bélinde. Mylord continua de siffler, et sortit du salon sans prononcer une syllabe.

Mon Dieu ! s’écria Clarence, mon rêve me faisait oublier. — Voici votre bracelet, miss ; mistriss Stanhope m’a fait espérer que si je le remettais en mains propres, j’obtiendrais la faveur de l’agrafer moi-même. —

Alors la conversation s’engagea sur la nature des promesses des femmes, sur la mode des bracelets, sur les proportions des bras de la Vénus de Médicis et de ces deux dames ; sur ce que les statues antiques ont la jambe forte et le pied long, et sur les défauts de madame Lutridge et de sa perruque. M. Hervey déploya, dans cette conversation, beaucoup d’esprit, de galanterie et de talent pour la satire : aussi, lorsqu’il prit congé, Bélinde dit-elle à mylady qu’en effet il était charmant.

Clarence Hervey aurait pu être quelque chose de mieux qu’un jeune homme aimable ; mais il avait la passion de jouer le premier rôle par-tout. Il avait été flatté : on lui avait persuadé qu’il était homme de génie ; à ce titre, il se croyait autorisé à n’être comme personne, et il affectait d’être singulier pour obtenir de la distinction. Ses talens littéraires lui avaient donné de la réputation à Oxford ; mais il avait une telle crainte de passer pour un pédant, que dans le monde il se piquait d’ignorance. Personne, mieux que lui, ne connaissait l’art de se plier aux goûts et à la manière d’être de chacun ; il se faisait tout à tous. Il savait plaire aux hommes comme aux femmes ; mais il mettait, en général, beaucoup plus de prix à ses succès dans la société de celles-ci. Sa conduite était réglée. Il avait un vif sentiment de l’honneur. Il était sensible et bon ; mais il était très-susceptible d’entraînement, et sa société était d’un genre qui ne devait pas tarder à le rendre vicieux. Quant à ses relations avec lady Delacour, sans doute il eût été révolté de troubler l’union d’un ménage ; mais ici il n’y avait pas d’union à troubler. Il y avait un peu de fatuité dans son fait : il n’était pas fâché qu’on vît qu’il était bien reçu chez une femme de beaucoup d’esprit et d’agrémens. La jalousie de mylord l’amusait, l’impatientait et le flattait tour-à-tour.

Comme M. Hervey était de toutes les parties de mylady, il vit Bélinde presque tous les jours, et tous les jours il admira davantage sa beauté ; tous les jours il sentit croître ses craintes de finir par épouser une nièce de cette personne, si bien connue pour avoir réussi, par ses artifices, à marier richement plusieurs de ses parentes.

Les jeunes filles qui ont le malheur d’être sous la tutelle de ces femmes à grands desseins sont toujours supposées être de moitié dans les spéculations, quoique leurs noms ne paraissent pas. Sans le préjugé défavorable que mistriss Stanhope inspirait à M. Hervey, il aurait cru Bélinde sans malice et sans art ; mais ce préjugé la lui fit considérer comme une personne profondément artificieuse ; et, tout en éprouvant les effets de ses charmes, il la méprisait du fond du cœur, pour la coquetterie dans laquelle, si jeune encore, elle se montrait consommée. Il n’eut pas la force de s’interdire sa société ; mais il maudissait sa faiblesse, et il éprouvait une sorte de terreur des suites de l’entraînement auquel il se laissait aller.

Sa manière d’être avec elle avait quelque chose de si bizarre et de si inconséquent, qu’elle ne savait que penser de lui : quelquefois elle croyait voir clairement dans ses regards qu’elle en était aimée, et d’autres fois elle ne doutait pas que l’air de réserve qu’il affectait avec elle ne signifiât qu’il était amoureux de lady Delacour. Toutes les fois que cette dernière idée se présentait à elle, elle s’indignait contre les effets de la coquetterie.

La pauvre Bélinde fut si tourmentée de l’idée qu’on l’avait mise sous la tutelle d’une personne dont la conduite et les manières étaient peu convenables, qu’elle en écrivit à sa tante Stanhope, en lui représentant que la société de lady Delacour pouvait nuire à sa réputation, à ses principes.

Mistriss Stanhope répondit à la lettre de Bélinde quelques jours après. Elle la grondait sévèrement sur l’imprudence qu’elle avait commise en nommant dans sa lettre les personnes par leur nom. Elle lui recommandait d’être plus discrète à l’avenir lorsqu’elle voudrait écrire, et de ne plus confier ses secrets à la poste. Elle lui assurait que sa réputation ne courrait aucun danger, et elle ajoutait qu’elle espérait que jamais sa nièce ne deviendrait une prude.

Les hommes, disait-elle, craignent et méprisent plus une prude qu’une coquette même. Rassurez-vous, ma chère Bélinde ; la personne auprès de laquelle j’ai su vous placer est ce qu’une jeune personne peut trouver de mieux pour entrer dans le monde. Si vous êtes témoin de quelques petites altercations dans l’intérieur de la maison, il ne faut point y faire attention, et il faut encore moins répéter par lettres ce qu’on voit et ce qu’on entend. — Quant à vos principes, ayez un peu plus de confiance en vous, ma chère amie, et n’allez pas vous faire l’injure de croire que vos principes ne sont pas assez solides pour n’être point ébranlés par des exemples que vous pourriez même suivre sans danger. Soyez circonspecte, ajoutait-elle, dans votre conduite avec un homme comme *****, et croyez que vous ne pouvez avoir aucune cause bien fondée de jalousie ; car le mariage n’est sûrement pas le but de lady *** : et d’ailleurs leur âge est si différent, qu’elle ne peut point conserver long-temps le cœur de *****, dans le cas où il serait pris. Le moyen infaillible de vous rendre ridicule vis-à-vis de l’une, et de vous faire oublier de l’autre, c’est de montrer inquiétude et jalousie. Enfin, je vous avouerai que si vous avez la folie de donner votre cœur à M. ****, vous devez peu compter sur le sien ; car il paraît être plus galant que sensible.

Les craintes de Bélinde furent calmées par cette lettre adroite ; à mesure qu’elles diminuèrent, elle se reprocha plus vivement tout ce qu’elle avait écrit de la conduite de mylady. Elle pensa qu’il était impolitique à elle de dire du mal d’une personne à qui elle était pour ainsi dire confiée, et dont elle était regardée partout comme l’amie. Elle s’accusa de manquer de délicatesse, et elle écrivit sur-le-champ à sa tante de brûler sa dernière lettre, d’en oublier, s’il était possible, le contenu, et d’être assurée que jamais il n’échapperait de sa plume ni de sa bouche de pareilles étourderies ; elle finissait par ces mots :

« J’espère que ma chère tante voudra bien regarder cette indiscrétion plutôt comme un oubli de ma raison que comme une faute de mon cœur. — »

Lady Delacour entra tout-à-coup dans sa chambre en s’écriant :

Choisissez entre la tragédie ou la comédie, Bélinde, les dominos sont arrivés ! Mais quoi ! ajouta-t-elle en la regardant en face, des larmes dans vos yeux, de la rougeur sur le front, les genoux tremblans, et des lettres que vous cachez ! Mais vous êtes la plus neuve des novices ; comme vous dissimulez mal-adroitement ! Une nièce de mistriss Stanhope sait si mal tromper ! Est-il croyable qu’elle tremble si ridiculement pour une ou deux lettres d’amour ?

Non, ce ne sont point des lettres d’amour, lady Delacour, dit Bélinde en lui montrant le papier, pendant que cette dame, moitié sérieusement, moitié en badinant, essayait de le lui arracher.

Ce ne sont pas des lettres d’amour ! reprit lady Delacour, eh bien ! il faut donc que ce soit une trahison, car je jure que je vois mon nom.

En disant ces mots, elle s’empara des lettres, malgré tous les efforts de Bélinde.

Je vous prie, je vous supplie, je vous conjure de ne pas les lire, s’écria miss Portman en joignant les mains ; lisez la mienne, lisez-la si vous le voulez ; mais laissez celle de ma tante. Et elle se jeta à ses genoux.

Vous me priez ! vous me suppliez ! vous me conjurez ! Quelle simplicité ! vous connaissez bien peu la force de la curiosité.

En disant ces mots, lady Delacour ouvrit la lettre de mistriss Stanhope, la lut d’un bout à l’autre, la replia froidement quand elle eut fini.

Vous aviez raison de m’assurer que ce n’étaient point des lettres d’amour, dit-elle en laissant tomber les papiers. Je vous jure que je ne vous les ai arrachées que par étourderie ; je vous en demande pardon ; tout ce que je puis faire à présent, c’est de ne pas lire le reste.

Non, je vous prie et je vous conjure, dit Bélinde, de lire la mienne.

Lorsque lady Delacour eut fini, sa contenance changea tout-à-coup.

Quel trésor, dit-elle en embrassant Bélinde, que ce cœur ingénu ! combien les meilleurs en sont loin !

Lady Delacour parla à miss Portman avec une sensibilité que Bélinde ne lui avait pas encore trouvée, et qui la toucha si vivement, qu’elle prit la main de mylady, et la baisa.