César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre IV

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Hetzel et Cie (p. 260-277).

IV

du 16 novembre au 2 décembre


C’était en s’en rapportant à l’estime que M. Serge croyait être à la hauteur de ce groupe d’îles. Autant que possible, dans chacune de ses observations quotidiennes, il avait tenu compte de la dérive, évaluée à une quinzaine de lieues par vingt-quatre heures en moyenne.

Cet archipel, qu’il ne put apercevoir, est situé, d’après l’indication des cartes, par 150° de longitude et 75° de latitude, soit à une centaine de lieues du continent.

M. Serge ne se trompait pas. À la date du 16 novembre, le glaçon se trouvait au sud des îles d’Anjou. Mais à quelle distance ? Même en utilisant les instruments dont se servent d’habitude les navigateurs, elle n’aurait pu être relevée, ne fût-ce qu’approximativement. Avec le soleil, dont le disque ne se montrait que pendant quelques minutes à travers les brumes de l’horizon, l’observation n’eût donné aucun résultat. On était dès lors entré dans la longue nuit des régions polaires.

Maintenant, le temps était détestable, bien que le froid tendît à s’accentuer. La colonne thermométrique oscillait un peu au-dessous du zéro centigrade. Or, cette température n’était pas encore assez basse pour opérer la soudure des icebergs, épars à la surface du bassin arctique ; par conséquent, aucun obstacle ne pouvait enrayer la dérive du glaçon.

Cependant, entre les échancrures de ses bords, il se formait déjà de ces solidifications partielles, auxquelles les hiverneurs donnent le nom de « bay-ices », quand elles prennent naissance au fond des étroites criques d’une côte. M. Serge, aidé de Jean, ne cessait de surveiller ces formations, qui ne tarderaient pas à s’étendre à toute la surface de la mer. La période glaciale serait alors dans sa plénitude, et la situation des naufragés se modifierait « en mieux » — ils l’espéraient du moins.

Durant la dernière quinzaine de novembre, la neige ne cessa de tomber avec une abondance extraordinaire.

Chassée par les rafales, elle s’accumula en masses épaisses contre le rempart établi autour de la Belle-Roulotte, et l’eut bientôt exhaussé notablement.

En somme, cette agglomération ne présentait aucun danger, et même, mieux protégée contre le froid, la famille Cascabel y trouverait avantage. Cornélia pourrait, en effet, économiser le pétrole, le réserver en entier pour les besoins de la cuisine. Cela était à prendre en sérieuse considération ; lorsque ce liquide minéral serait épuisé, comment le remplacerait-on ?

Circonstance heureuse d’ailleurs, la température restait supportable à l’intérieur des compartiments — trois ou quatre degrés au-dessus de zéro. Elle remonta même, lorsque la Belle-Roulotte fut ensevelie sous la masse des neiges. En ces conditions, ce n’était pas la chaleur qui risquait de manquer, c’était plutôt l’air, auquel tout accès allait être interdit.

Il y eut alors lieu de procéder à un déblayage, et chacun eut sa part de cette fatigante besogne.

M. Serge commença par faire dégager le couloir qui avait été réservé en dedans du rempart. Puis, un passage fut ménagé afin d’assurer une libre issue au-dehors. On prit soin que l’axe de ce passage fût orienté vers l’ouest. Sans cette précaution, il aurait été obstrué par les chasse-neige de l’est.

Tout danger n’était pas écarté, cependant, ainsi qu’on le verra bientôt.

Il va sans dire que les naufragés ne quittaient la Belle-Roulotte ni jour ni nuit. Ils y trouvaient un sûr abri contre la tourmente, contre le froid qui tendait à s’accroître, ainsi que l’indiquait l’abaissement lent et continu du thermomètre.

Néanmoins, M. Serge et Jean ne négligeaient point de faire leurs observations chaque jour, au moment où de vagues lueurs coloraient cet horizon, sous lequel le soleil continuerait à décliner jusqu’au solstice du 21 décembre. Et toujours cet espoir déçu, d’apercevoir quelque baleinier hivernant dans ces parages, ou cherchant à regagner un port du détroit de Behring ! Toujours cet espoir trompé, de voir le glaçon définitivement figé à quelque ice-field qui se raccorderait au littoral sibérien ! Puis, tous deux, rentrés au campement, ils essayaient de reporter sur la carte la direction présumée de leur dérive.

Il a été dit que la chasse avait cessé de fournir du gibier frais à l’office de la Belle-Roulotte, depuis son départ de Port-Clarence. Qu’aurait pu faire Cornélia de ces oiseaux de mer, dont il est difficile d’enlever le goût huileux ? En dépit de ses talents culinaires, ptarmigans et pétrels eussent été mal reçus des convives. Aussi Jean se dispensait-il de dépenser son plomb et sa poudre contre ces volatiles d’origine par trop arctique. Toutefois, lorsque son service l’appelait au-dehors, il ne négligeait point de prendre son fusil, et, un jour, dans l’après-midi du 26 novembre, il eut l’occasion de s’en servir. En effet, le bruit d’une détonation arriva au campement, et presque aussitôt la voix de Jean qui appelait à son aide se fit entendre.

Cela ne laissa pas de causer une certaine surprise, mêlée d’inquiétude, MM. Serge et Cascabel, Sandre et Clou, suivis des deux chiens, s’élancèrent au-dehors.

« Accourez !… Accourez !… » criait Jean. 

Et, en même temps, il allait et venait comme s’il eut voulu couper la retraite à quelque animal.

« Qu’y a-t-il ? demanda M. Cascabel.

— Il y a que j’ai blessé un phoque, et qu’il va nous échapper, si nous lui laissons gagner la mer ! »

C’était bien un amphibie de grande taille, blessé à la poitrine, qui rougissait la neige de son sang. Et, sans nul doute, il aurait réussi à se dérober, n’eût été l’arrivée de M. Serge et de ses compagnons. Clou se jeta bravement sur l’animal, qui avait renversé le jeune Sandre d’un premier coup de queue. Le phoque fut maîtrisé, non sans peine, et Jean, lui appliquant le canon de son fusil sur la tête, lui fit sauter la cervelle.

Ce n’était pas là un fameux gibier pour les convives habituels de Cornélia, mais c’était du moins une importante réserve de chair pour Wagram et Marengo. Si les deux chiens avaient possédé le
On creusa un second couloir. (Page 260.)

don de la parole, ils auraient remercié Jean de leur avoir procuré cette bonne aubaine.

« Et, au fait, pourquoi les animaux ne parlent-ils pas ? dit à ce propos M. Cascabel, lorsque tout le monde fut installé pour dîner.

— Par cette raison très simple qu’ils ne sont pas assez intelligents pour parler, répondit M. Serge.

C’était un émerveillement. (Page 273.)

— Penseriez-vous donc, demanda Jean, que le défaut de parole est dû à un défaut d’intelligence ?

— Oui, certes, mon cher Jean, du moins chez les animaux supérieurs. Ainsi le chien possède un larynx identique à celui de l’homme. Il pourrait donc parler, et, s’il ne le fait pas, c’est que son intelligence n’est pas assez développée pour qu’il puisse exprimer ses impressions par la parole. »

Thèse au moins discutable que soutenait là M. Serge, mais qu’admettent quelques physiologistes modernes.

Il convient de noter qu’une modification se produisait peu à peu dans l’esprit de M. Cascabel. Bien qu’il se reprochât toujours d’être responsable de cette situation, sa philosophie reprenait le dessus. Habitué à se tirer des plus mauvaises passes, il ne pouvait croire que sa bonne étoile se fût éteinte… Non ! un peu obscurcie seulement. Jusqu’alors, d’ailleurs, la famille Cascabel n’avait pas été très éprouvée par les souffrances physiques. Il est vrai que si les dangers s’aggravaient, comme il y avait lieu de le redouter, peut-être son moral en serait-il atteint ?

Aussi, en prévision de l’avenir, M. Serge ne cessait-il d’encourager tout ce petit monde. Pendant les longues heures inoccupées, assis à la table sous la clarté de la lampe, il causait, il instruisait, il racontait les diverses particularités de ses voyages en Europe et en Amérique. Jean et Kayette, l’un près de l’autre, l’écoutaient avec grand profit et, à leurs questions, il répondait toujours par quelque réplique instructive. Pour conclure, s’autorisant de son expérience, il en arrivait à dire :

« Voyez-vous, mes amis, il n’y a pas à désespérer. C’est un solide glaçon qui nous porte, et il ne se brisera plus maintenant que voilà les froids régulièrement établis. Remarquez, en outre, qu’il se dirige du côté où nous voulions aller, et que nous voyageons sans fatigue, comme si nous étions sur un navire. Un peu de patience, et nous arriverons à bon port.

— Et qui de nous désespère, s’il vous plait ? lui répondit ce jour-là M. Cascabel. Lequel se permet de désespérer, monsieur Serge ? Celui qui désespérera sans ma permission, je le mettrai au pain sec !

— Il n’y a pas de pain ! riposta ce gamin de Sandre.

— Eh bien, au biscuit sec alors, et sans compter qu’il sera privé de sortie !

— On ne peut pas sortir ! fit observer Clou-de-Girofle.

— Assez !… J’ai dit ! »

Pendant la dernière semaine de novembre, la chute des neiges avait pris des proportions fabuleuses. La masse des flocons était telle qu’il avait fallu renoncer à mettre le pied au-dehors — ce qui occasionna une grave catastrophe.

Le 30, de grand matin, au moment où il se réveillait, Clou fut surpris de la difficulté qu’il éprouvait à respirer, comme si l’air eût été impropre au jeu des poumons.

Les autres dormaient encore dans leurs compartiments d’un sommeil lourd et pénible, à faire croire qu’ils subissaient un commencement de suffocation.

Clou voulut ouvrir la porte de l’avant-train, afin de renouveler l’air… Il ne put y parvenir.

« Eh là ! monsieur patron ! » cria-t-il d’une voix si puissante qu’il réveilla toute la Belle-Roulotte.

Aussitôt M. Serge, M. Cascabel, ses deux fils, se relevèrent, et Jean de s’écrier :

« On étouffe ici !… Il faut ouvrir la porte !

— Je n’ai pas pu… répondit Clou.

— Les volets alors ?… »

Mais comme ces volets se rabattaient à l’extérieur, ils résistèrent également.

En quelques minutes, la porte fut démontée, et l’on comprit pourquoi il avait été impossible de l’ouvrir.

Le couloir ménagé autour de la Belle-Roulotte était rempli par la masse des neiges que la rafale y avait accumulée, et non seulement ce couloir, mais aussi le passage qui établissait une communication à travers le rempart de glace.

« Est-ce que le vent a changé ?… demanda M. Cascabel.

— Ce n’est pas probable, répondit M. Serge. Il ne serait pas tombé tant de neige, s’il avait remonté à l’ouest…

— Il faut alors que le glaçon ait tourné sur lui-même, fit observer Jean.

— Oui… cela doit être, répliqua M. Serge. Avisons d’abord au plus pressé… Il s’agit de ne pas se laisser asphyxier, faute d’air respirable ! »

Et aussitôt, Jean et Clou, armés d’une pioche et d’une pelle, se mirent à la besogne, afin de déblayer le couloir. Rude travail, en vérité, car la neige durcie le comblait tout entier et devait même recouvrir la Belle-Roulotte.

Pour opérer rapidement, il fallut se relayer les uns les autres. Comme on ne pouvait rejeter la neige au-dehors, il fut nécessaire de la rentrer dans le premier compartiment d’où, sous l’action de la température interne, réduite presque immédiatement en eau, elle s’écoulait au-dehors.

Une heure après, la pioche n’avait pas encore percé la masse compacte du couloir. Il était impossible de sortir, impossible d’aérer l’intérieur de la voiture, et la respiration y devenait de plus en plus embarrassée par manque d’oxygène et excès d’acide carbonique.

Tous, haletants, cherchaient en vain quelque bouffée d’air pur dans cette atmosphère presque irrespirable. Kayette et Napoléone se sentaient prises d’étouffement. Très visiblement, c’était Mme  Cascabel qui semblait le plus en danger. Kayette, dominant son malaise, essayait de lui donner des soins. Ce qu’il aurait fallu pouvoir faire, c’eût été d’ouvrir une des fenêtres afin de renouveler l’air et, on l’a vu, les volets étaient extérieurement maintenus par la neige comme l’avait été la porte.

« Courage !… courage ! répétait M. Serge. Nous avons déjà gagné six pieds à travers le massif… La couche ne doit plus être épaisse maintenant ! »

Non ! elle ne devait plus l’être, si la neige avait cessé de tomber… Mais peut-être tombait-elle encore !

Jean eut alors l’idée de pratiquer une trouée à travers la couche qui formait plafond au-dessus du couloir — couche moins considérable peut-être et probablement moins dure.

En effet, ce travail put être fait dans de meilleures conditions, et, une demi-heure après — il n’était que temps ! — la trouée donnait accès à l’air extérieur.

Ce fut un soulagement immédiat pour tous les hôtes de la Belle-Roulotte.

« Ah ! que c’est bon ! s’écria la petite Napoléone en respirant à pleine gorgée.

— Oui ! répondit Sandre, qui se pourléchait. C’est même meilleur que des confitures ! »

Il se passa quelques minutes avant que Cornélia se fût remise d’un commencement d’asphyxie tellement sérieuse qu’elle avait été sur le point de perdre connaissance.

Le trou ayant été élargi, les hommes se glissèrent jusqu’à la crête du rempart de glace. Il ne neigeait plus, mais tout était blanc jusqu’aux dernières limites du regard. La Belle-Roulotte avait entièrement disparu sous cet amoncellement qui formait une énorme bosse au milieu du bloc flottant.

En consultant la boussole, M. Serge put constater que le vent soufflait toujours de l’est, et que le glaçon avait fait un demi-tour sur lui-même — ce qui avait changé son orientation cap pour cap. C’est ce qui avait produit à travers le passage cet encombrement de neiges.

Le thermomètre, en plein air, n’indiquait que six degrés au-dessous de zéro, et la mer était libre, autant qu’on en pouvait juger au milieu d’une obscurité presque complète. Il convient d’observer, d’ailleurs, que si le glaçon avait fait un demi-tour, après avoir été saisi par quelque remous sans doute, il n’avait jamais cessé de dériver vers l’ouest.

Aussi, dans le but d’obvier à cette éventualité, qui entraînerait des conséquences si déplorables, M. Serge crut devoir recourir à une nouvelle précaution. Sur son avis, on creusa à travers le rempart un second couloir à l’opposé du premier. Quelle que fût l’orientation du glaçon, il y aurait toujours communication avec le dehors. Donc plus à craindre que l’air fît défaut à l’intérieur.

« Tout de même, dit M. Cascabel, pour un fichu pays, c’est un fichu pays !… À peine est-il bon pour des phoques, et son climat ne vaut pas le climat normand !

— J’en conviens volontiers, répondit M. Serge. Mais que voulez-vous, il faut le prendre comme il est !…

— Parbleu ! je le prends… monsieur Serge, je le prends… mais en horreur ! »

Non, brave Cascabel, ce n’est pas le climat de la Normandie, ni même celui de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, pendant leur saison d’hiver ! C’est le climat des pôles, avec sa nuit de quatre mois, ses rafales hurlantes, le poudroiement continu des neiges, et le voile épais de ses brumes qui le laissent sans horizon !

Et que d’inquiétudes il y avait à entrevoir pour l’avenir ! Après la dérive, lorsque le glaçon serait immobilisé, lorsque la mer ne formerait plus qu’un immense icefield, à quel parti s’arrêterait-on ? Abandonner la Belle-Roulotte, franchir sans elle quelques centaines de lieues jusqu’au littoral sibérien, cela était vraiment effroyable, quand on y songeait ! Aussi M. Serge se demandait-il s’il ne serait pas à propos d’hiverner à l’endroit même où s’arrêterait le bloc flottant, de garder jusqu’au retour de la belle saison l’abri de cette maison roulante, qui ne roulerait plus jamais sans doute. Oui ! à la rigueur, passer la période des grands froids en ces conditions n’eût pas été impossible ! Mais, avant le relèvement de la température, avant la débâcle de la mer Arctique, il faudrait avoir quitté le lieu d’hivernage, il faudrait avoir traversé le champ de glace, qui ne tarderait pas à se dissoudre !

Les naufragés n’en étaient pas là, du reste, et il serait temps d’aviser, lorsque l’hiver prendrait fin. Il y aurait à tenir compte de la distance à laquelle on se trouverait du continent asiatique, en admettant qu’il y eût quelque moyen de l’estimer. M. Serge espérait que cette distance ne serait pas très considérable, puisque le glaçon avait, invariablement, suivi la direction de l’ouest, après avoir doublé les caps Kekournyi, Cheliagskyi, Baranoff, et dépassé le détroit de Long et le golfe de la Kolyma.

Que ne s’était-il arrêté à l’entrée de cette baie ! De là, il eût été facile encore de rejoindre la province des Ioukaghirs, dans laquelle Kabatchkova, Nijne-Kolymsk et autres bourgades auraient accueilli les naufragés. Un attelage de rennes aurait pu être conduit jusqu’au lieu d’hivernage et ramener la Belle-Roulotte sur le continent. Mais étant donné la vitesse de la dérive, M. Serge comprenait bien que cette baie avait dû être laissée en arrière, et aussi les embouchures de la Tchoukotchia et de l’Alazeïa. Pour l’arrêter, la carte n’offrait plus que le barrage de ces archipels connus sous la dénomination d’îles d’Anjou, îles Liakhoff, îles de Long. Et, sur ces îles, inhabitées pour la plupart, comment trouverait-on les ressources nécessaires à un rapatriement du personnel et du matériel ? Cela vaudrait mieux, pourtant, que d’aller se perdre dans les extrêmes parages des régions polaires !

Le mois de novembre venait de finir. Il y avait trente-neuf jours que la famille Cascabel avait quitté Port-Clarence pour s’aventurer à travers le détroit de Behring. Sans la rupture de l’icefield, elle eût pris terre à Numana depuis cinq semaines déjà. Et, maintenant, arrivée dans les provinces méridionales de la Sibérie, quelque bourgade lui aurait offert un refuge assuré contre les dangers de l’hiver arctique.

Cependant la dérive ne pouvait durer longtemps. Le froid s’accentuait graduellement, et le thermomètre descendait sans oscillations. Examen fait de l’îlot de glace. M. Serge put constater qu’il s’accroissait chaque jour par l’adjonction des morceaux d’icebergs, au milieu desquels il se frayait un passage. Sa surface s’était élargie d’un tiers, et même, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, un énorme bloc vint se souder à lui par l’arrière. La base de ce bloc plongeait assez profondément sous les eaux et le courant lui imprimait une vitesse supérieure, il en résulta que le glaçon dut faire un demi-tour et le suivit, comme s’il eut été à sa remorque.

Avec les froids plus vifs et plus secs, le ciel s’était complètement
« À moi !… À moi !… Jean ! » (Page 274.)
rasséréné. Le vent soufflait maintenant du nord-est — circonstance heureuse, puisqu’il portait à la côte sibérienne. Les étoiles étincelantes du ciel arctique éclairaient ces longues nuits polaires, et, fréquemment, des aurores boréales inondaient l’espace de leurs lumineuses efflorescences, disposées comme les feuillets d’un éventail. Le regard s’étendait jusqu’à l’extrême horizon, limité par les premiers échelons de la banquise. Sur le fond moins assombri, cette
Les heures s’écoulèrent dans des transes continuelles. (Page 283.)

chaîne de glaces éternelles dessinait ses crêtes vives, ses croupes arrondies, la forêt de ses pics et de ses aiguilles. C’était un émerveillement, et les naufragés en oubliaient un instant leur situation si critique, en admirant ces phénomènes cosmiques, particuliers aux régions hyperboréennes.

La dérive avait diminué de vitesse, depuis le changement de vent, et c’était le courant seul qui la produisait désormais. Il était donc probable que le glaçon ne serait pas entraîné très loin vers l’ouest, car la mer se prenait dans les intervalles des icebergs. Jusqu’ici, il est vrai, cette « young ice », comme disent les baleiniers, cédait au moindre choc. Les blocs, dispersés au large, ne laissant entre eux que d’étroites passes, le glaçon se heurtait parfois à des masses considérables ; mais, après une immobilité de quelques heures, il se remettait en route. Néanmoins, il fallait prévoir un arrêt très prochain, qui durerait pendant tout l’hivernage.

Le 3 décembre, vers midi, M. Serge et Jean s’étaient rendus sur l’avant du glaçon. Kayette, Napoléone et Sandre les avaient accompagnés, étroitement enveloppés de fourrures, car le froid était vif. Vers le sud, c’est à peine si une légère lueur indiquait que le soleil passait au méridien. L’incertaine clarté qui flottait à travers l’espace était due sans doute à quelque lointaine aurore boréale.

L’attention était vivement sollicitée alors par les mouvements des icebergs, leurs formes bizarres, les chocs qui se produisaient et aussi les culbutes de quelques blocs dont la base, rongée en dessous, ne pouvait plus assurer l’équilibre.

Soudain, l’iceberg, qui s’était soudé deux jours avant, oscilla, fut culbuté, et dans sa chute, brisa le bord du glaçon qu’il inonda d’une énorme lame.

Tous s’étaient reculés précipitamment ; mais, presque aussitôt, des cris retentirent :

« À moi !… À moi !… Jean ! »

C’était Kayette… Elle se trouvait sur le fragment qui venait d’être détaché par le choc, et elle était emportée.

« Kayette !… Kayette ! » s’écria Jean.

Mais ce morceau de glace, pris par un courant latéral, s’éloignait en longeant l’arête du glaçon, alors immobilisé par un remous. Encore quelques instants, et Kayette aurait disparu au milieu du flottement des icebergs.

« Kayette !… Kayette !… criait Jean.

— Jean… Jean ! » répéta une dernière fois la jeune Indienne.

En entendant ces cris, M. Cascabel et Cornélia venaient d’accourir… Ils étaient là, terrifiés près de M. Serge, qui ne savait que faire pour sauver la malheureuse enfant.

En ce moment, le bloc de glace s’étant rapproché à une distance de cinq ou six pieds, Jean, s’élançant d’un bond avant qu’on eût pu le retenir, retomba près de Kayette.

« Mon fils !… Mon fils !… » s’écria Mme  Cascabel.

Les secourir était impossible. En sautant, Jean avait repoussé le glaçon qui portait Kayette… Tous deux ne tardèrent pas à disparaître entre les icebergs, et bientôt même on cessa d’entendre leurs cris qui se perdaient dans l’espace.

Après de longues heures d’attente, l’obscurité étant devenue complète, M. Serge, M. Cascabel, Cornélia, leurs enfants durent revenir au campement. Quelle nuit ces pauvres gens passèrent à errer autour de la Belle-Roulotte, tandis que les chiens aboyaient lamentablement ! Jean et Kayette, entraînés, sans abri, sans nourriture… perdus ! Cornélia ne cessait de pleurer, Sandre et Napoléone mêlaient leurs larmes aux siennes. M. Cascabel, abattu par ce nouveau coup, ne prononçait que des paroles incohérentes, s’accusant de tous les malheurs qu’il avait attirés sur sa famille. Et quelle consolation M. Serge aurait-il pu leur apporter, puisque lui-même était inconsolable !

Le lendemain — 4 décembre — vers huit heures du matin, le glaçon, sortant du remous qui l’avait retenu toute la nuit, s’était remis en marche. Sa direction était celle qu’avaient suivie Jean et Kayette, mais avec dix-huit heures d’avance, et il fallait renoncer à tout espoir de les rejoindre ou de les retrouver. Trop de dangers les menaçaient, d’ailleurs, pour qu’ils pussent s’en tirer sains et saufs, le froid qui devenait très intense, la faim qu’ils ne pourraient apaiser, la rencontre des icebergs, dont le moindre les eût écrasés sur son passage !…

Mieux vaut renoncer à peindre la douleur de ces malheureux Cascabel ! Malgré l’abaissement de la température, ils n’avaient pas voulu rentrer dans leurs chambres, appelant Jean, appelant Kayette, qui ne pouvaient les entendre…

La journée s’écoula sans que la situation se fût modifiée ; puis, la nuit vint, et M. Serge exigea que le père, la mère, les enfants se missent à l’abri dans la Belle-Roulotte, où nul ne put trouver un instant de sommeil.

Soudain, vers trois heures du matin, un choc effroyable ébranla le véhicule, et si violemment qu’il faillit être culbuté. D’où provenait ce choc ?… Était-ce quelque énorme iceberg qui avait heurté et peut-être rompu le glaçon ?…

M. Serge s’élança au dehors.

Un reflet d’aurore boréale éclairait l’espace, et il était possible d’apercevoir les objets dans un rayon d’une demi-lieue autour du campement.

La première pensée de M. Serge fut de porter son regard en toutes directions…

Ni Jean ni Kayette n’étaient en vue.

Quant au choc, il était dû à ce que le glaçon s’était heurté contre l’icefield. Grâce à un nouveau refroidissement de la température — près de vingt degrés au-dessous du zéro centrigrade — la mer s’était entièrement solidifiée à sa surface. Là, où tout était en mouvement la veille, il n’y avait plus que l’immobilité. La dérive avait cessé après ce dernier choc.

M. Serge rentra aussitôt, et fit connaître à la famille l’arrêt définitif du glaçon.

« Ainsi, toute la mer est glacée devant nous ? demanda M. Cascabel.

— Oui, répondit M. Serge, devant nous, derrière nous et autour de nous !

— Eh bien ! allons à la recherche de Jean et de Kayette !… Il n’y a pas un instant à perdre…

— Partons ! », répondit M. Serge.

Cornélia et Napoléone ne voulant pas rester à la Belle-Roulotte, celle-ci fut laissée à la garde de Clou, et tous partirent, précédés des deux chiens, qui furetaient à la surface de l’ice-field.

On marcha d’un bon pas sur cette neige dure comme du granit, et dans la direction de l’ouest. Si Wagram et Marengo tombaient sur les traces de leur jeune maître, ils sauraient bien les reconnaître. Mais, une demi-heure après, ils n’avaient encore rien trouvé. Il fallut s’arrêter alors, car on s’essoufflait vite par cette température si basse que l’air semblait être gelé.

L’icefield, qui s’étendait à perte de vue vers le nord, le sud et l’est, était borné à l’ouest par quelques hauteurs, qui n’avaient point la forme ordinaire des icebergs. Peut-être étaient-ce les linéaments du littoral, d’un continent ou d’une île.

En ce moment, les chiens aboyèrent avec violence et se précipitèrent vers un mamelon blanchâtre, sur lequel se détachaient un certain nombre de points noirs.

On se remit en marche, pressant le pas, et bientôt Sandre remarqua que ces points étaient des être humains, et que deux d’entre eux faisaient des signes…

« Jean !… Kayette ! » s’écria-t-il, en s’élançant à la suite de Wagram et de Marengo.

C’étaient Kayette et Jean, sains et saufs…

Ils n’étaient pas seuls. Un groupe d’indigènes les entourait, et ces indigènes, c’étaient les habitants des îles Liakhoff.