César Cascabel/Première partie/Chapitre IV

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Hetzel et Cie (p. 38-53).

IV

grande détermination


Canailles !

C’était bien le nom qui convenait à de tels gueux. Mais la famille n’en était pas moins volée.

Chaque soir, M. Cascabel avait l’habitude de vérifier si le coffre était bien à sa place ! Or, la veille, il s’en souvenait, à la suite des rudes fatigues de cette journée, tombant de sommeil, il n’avait pas fait sa vérification habituelle. Évidemment, pendant que Jean, César et Clou étaient allés avec lui chercher les objets abandonnés au tournant de la passe, les deux conducteurs, ayant pénétré sans être aperçus jusque dans le dernier compartiment, s’étaient emparés du coffre-fort, et l’avaient caché sous quelques broussailles à la lisière du campement. Voilà pourquoi ils avaient refusé de passer la nuit à l’intérieur de la Belle-Roulotte. Puis, ils avaient attendu que toute la famille fût endormie, et s’étaient enfuis avec les chevaux du fermier.

De toutes les économies de la petite troupe, il ne restait plus rien, si ce n’est quelques dollars que M. Cascabel avait dans sa poche. Et encore était-ce heureux que ces coquins n’eussent point emmené Vermout et Gladiator !

Les chiens, depuis vingt quatre heures, déjà habitués à la présence des deux hommes, n’avaient pas même donné l’éveil, et le méfait s’était accompli sans difficulté.

Où retrouver les voleurs, maintenant qu’ils s’étaient jetés à travers la Sierra ?… Où retrouver l’argent ?… Et, sans cet argent, comment traverser l’Atlantique ?

Le désespoir de la famille se traduisit par les larmes des uns, par la fureur des autres. Tout d’abord, M. Cascabel fut en proie à un véritable accès de rage, et sa femme, ses enfants, eurent bien de la peine à le calmer. Mais, après s’être ainsi abandonné à sa colère, il redevint maître de lui, en homme qui ne doit pas perdre son temps en vaines récriminations.

« Maudit coffre ! ne put s’empêcher de dire Cornélia, au milieu de ses larmes.

— Il est certain, dit Jean, que, si nous n’avions pas eu de coffre, notre argent…

— Oui !… Une belle idée qui m’est poussée là, d’acheter cette satanée boîte ! s’écria M. Cascabel. Décidément, quand on a un coffre, il est prudent de n’y rien mettre ! La belle avance qu’il soit à l’épreuve du feu, comme me disait le marchand, du moment qu’il n’est pas à l’épreuve des voleurs ! »

Il faut le reconnaître, c’était là un rude coup pour la famille, et on ne peut trouver surprenant qu’elle en fût accablée. Volée de deux mille dollars gagnés au prix de tant de peines !

« Que faire ? dit Jean.

— Que faire ? répondit M. Cascabel, dont les dents serrées semblaient mâcher les paroles. C’est très simple !… C’est même extraordinairement simple !… Sans chevaux de renfort, nous ne pouvons continuer à remonter la passe… Eh bien ! je propose de retourner à la ferme… Peut-être ces gueux y sont-ils…

— À moins qu’ils n’y aient pas reparu ! » répliqua Clou-de-Girofle.

Et, vraiment, c’était plus que probable. Toutefois, comme le répéta M. Cascabel, il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de revenir en arrière, puisqu’on ne pouvait aller en avant.

Là-dessus Vermout et Gladiator furent attelés, et la voiture commença à redescendre le défilé de la Sierra.

Cela ne se fit que trop facilement, hélas ! On va vite, lorsqu’il n’y a plus qu’à dévaler des pentes ; mais on marchait l’oreille basse, en silence, si ce n’est que, de temps en temps, une bordée de jurons s’échappait de la bouche de M. Cascabel.

À midi, la Belle-Roulotte s’arrêta devant la ferme. Les deux voleurs n’y étaient point revenus. En apprenant ce qui avait eu lieu, grande colère du fermier, qui ne s’inquiéta guère, d’ailleurs, de la famille. Si on lui avait volé son argent à elle, on lui avait volé ses trois chevaux, à lui ! Après s’être enfuis dans la montagne, les malfaiteurs avaient dû se porter au-delà de la passe. Courez donc à leur poursuite ! Et le fermier, furieux, n’était pas éloigné de vouloir rendre M. Cascabel responsable du vol de ses bêtes.

« Voilà qui est raide ! dit celui-ci. Pourquoi avez-vous de pareils coquins à votre service, et pourquoi les louez-vous aux honnêtes gens ?

— Est-ce que je le savais ? répondit le fermier. Jamais je n’avais eu à me plaindre d’eux !… Ils venaient de la Colombie anglaise…

— Ils étaient Anglais ?

— Sans doute.

— Dans ce cas, on prévient le monde, monsieur, on le prévient ! » s’écria M. Cascabel.

Quoiqu’il en soit, le vol était commis, et la situation était extrêmement grave.

Mais, si Mme  Cascabel ne parvenait pas à prendre le dessus, son mari, avec ce fond de philosophie foraine qui lui était propre, finit par recouvrer son sang-froid.

Et, lorsqu’ils furent réunis dans la Belle-Roulotte, une conversation s’engagea entre tous les membres de la famille, — conversation de la plus haute importance, « de laquelle allait sortir une grande détermination », ainsi que le dit M. Cascabel en faisant rouler les r.

« Enfants, il y a dans la vie de ces circonstances où un homme résolu doit savoir se décider… J’ai même observé que ces circonstances sont généralement désagréables… Telles celles où nous nous

la voiture commença à descendre le défilé de la sierra. (page 39.)
trouvons par le fait de ces malfaiteurs… Des Anglais, des Englishmen !… Donc, il s’agit de ne pas aller par quatre chemins, d’autant plus qu’il n’y en a pas quatre… Il n’y en a qu’un, et c’est celui que nous prendrons tout à l’heure !

— Lequel ? demanda Sandre.

— Je vous ferai tout à l’heure connaître le projet qui m’est venu à la tête, répondit M. Cascabel. Mais, pour savoir s’il est exécutable, il faut que Jean apporte sa machine où il y a des cartes…

— Mon atlas, dit Jean.

— Oui, ton atlas. Tu dois être très fort en géographie !… Va chercher ton atlas.

— À l’instant, père. »

Et, lorsque l’atlas eut été déposé sur la table, M. Cascabel reprit en ces termes :

« Il est bien entendu, enfants, quoique ces coquins d’Anglais — comment ne me suis-je pas douté que c’étaient des Anglais ! — nous aient volé notre coffre — pourquoi ai-je eu l’idée d’acheter un coffre ! — il est bien entendu, dis-je, que nous ne renonçons pas à notre idée de retourner en Europe…

— Y renoncer ?… jamais ! s’écria Mme  Cascabel.

— Dignement répondu, Cornélia ! Nous voulons rentrer en Europe, et nous y rentrerons ! Nous voulons revoir la France et nous la reverrons ! Ce n’est pas parce que des gueux nous ont dépouillé que… Moi d’abord il me faut l’air du pays, ou je mourrai…

— Et je ne veux pas que tu meures, César ! Nous sommes partis pour l’Europe… malgré tout, nous y arriverons…

— Et de quelle façon ? demanda Jean, avec insistance. Oui ! de quelle façon ?

— En effet, de quelle façon ?… répondit M. Cascabel, qui se grattait le front. Certainement, en donnant des représentations sur notre route, nous parviendrons à gagner au jour le jour de quoi conduire la Belle-Roulotte jusqu’à New York… Mais, une fois là, faute de la somme nécessaire pour payer sa place, pas de paquebot !… Et, sans paquebot, pas possible de traverser la mer autrement qu’à la nage !… Or, il me semble que cela sera assez difficile…

— Très difficile, monsieur patron, répondit Clou… à moins d’avoir des nageoires…

— En as-tu ?…

— Je ne crois pas…

— Eh bien ! tais-toi, et écoute ! »

Puis, s’adressant à son aîné :

« Jean, ouvre ton atlas, et montre-nous sur la carte l’endroit où nous sommes ! »

Jean chercha la carte de l’Amérique septentrionale et la plaça sous les yeux de son père. Tous la regardèrent, tandis qu’il indiquait du doigt un point de la Sierra Nevada, situé un peu dans l’est de Sacramento.

« Voici l’endroit, dit-il.

— Bien, répondit M. Cascabel. Ainsi, une fois de l’autre côté de la montagne, nous aurions à parcourir tout le territoire des États-Unis jusqu’à New-York ?

— Oui, père ?

— Et combien de lieues cela fait-il ?…

— Environ treize cents lieues.

— Bon ! Ensuite il faudrait franchir l’Océan ?…

— Sans doute.

— Combien de lieues a-t-il cet Océan ?…

— À peu près neuf cents jusqu’en Europe.

— Et, une fois arrivés en France, autant dire que nous sommes dans notre Normandie ?…

— Autant le dire !

— Et tout cela fait ?…

— Deux mille deux cents lieues ! s’écria la petite Napoléone, qui avait compté sur ses doigts.

— Voyez-vous, la gamine ! dit M. Cascabel. Cela sait déjà l’arithmétique ! — Nous disons deux mille deux cents lieues ?…

— Environ, père, répondit Jean, et je crois que je fais bonne mesure !

— Eh bien, enfants, ce ruban de queue ne serait rien pour la Belle-Roulotte, s’il ne se trouvait une mer entre l’Amérique et l’Europe, une maudite mer qui lui barre le chemin ! Et, cette mer, on ne peut la passer sans argent, c’est-à-dire sans paquebot…

— Ou sans nageoires ! répéta Clou.

— Décidément, il y tient ! répondit M. Cascabel en haussant les épaules.

— Donc, il est de toute évidence, reprit Jean, que nous ne pouvons aller par l’est !

— C’est impossible comme tu dis, mon fils, absolument impossible ! Mais… peut-être par l’ouest ?…

— Par l’ouest ?… s’écria Jean en regardant son père.

— Oui !… Vois un peu cela, et montre-moi par où il faudrait prendre pour faire route à l’ouest ?

— Il faudrait d’abord remonter à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière septentrionale des États-Unis.

— Et de là ?…

— De là ?… Ce serait la Colombie anglaise…

— Pouah !… fit M. Cascabel. Et il n’y aurait pas moyen d’éviter cette Colombie ?…

— Non, père !

— Passons !… Et ensuite ?…

— Une fois arrivés à la frontière au nord de la Colombie, nous trouverions la province d’Alaska…

— Qui est anglaise ?…

— Non, russe — du moins jusqu’ici, car il est question de l’annexer…

— À l’Angleterre ?

— Non !… aux États-Unis.

— Parfait !… Et après l’Alaska, qu’y a-t-il ?…

— Il y a le détroit de Behring, qui sépare les deux continents, l’Amérique de l’Asie.

— Et combien de lieues cela nous fait-il jusqu’au détroit ?…

— Onze cents lieues.

— Retiens bien, Napoléone, et tu additionneras ensuite.

— Et moi ?… demanda Sandre.

— Toi, aussi.

— Maintenant, ton détroit, Jean, qu’est-ce qu’il peut bien avoir de large ?

— Une vingtaine de lieues, père.

— Oh ! une vingtaine de lieues !… fit observer Mme  Cascabel.

— Un ruisseau, Cornélia, autant dire un ruisseau.

— Comment !… Un ruisseau ?…

— Oui !… D’ailleurs, Jean, est-ce qu’il ne gèle pas l’hiver, ton détroit de Behring ?

— Si, père ! Pendant quatre ou cinq mois, il est complètement pris…

— Bravo ! et on peut alors le franchir sur la glace ?…

— On le peut, et on le fait.

— Ah ! l’excellent détroit !

— Mais ensuite, demanda Cornélia, est-ce qu’il n’y a plus de mer à traverser ?…

— Non ! C’est le continent asiatique qui s’étend jusqu’à la Russie d’Europe.

— Montre-nous cela, Jean. »

Et Jean chercha dans l’atlas la carte générale de l’Asie, que M. Cascabel examina attentivement.

« Eh ! voilà qui s’arrange à souhait, dit-il, s’il n’y a pas trop de pays sauvages dans ton Asie !…

— Pas trop, père !

— Et où est l’Europe ?…

— Là, répondit Jean, en appuyant son doigt sur la frontière de l’Oural.

— Et quelle distance y a-t-il depuis ce détroit… ce ruisseau de Behring… jusqu’à la Russie d’Europe ?

— On compte seize cents lieues.

— Et jusqu’en France ?

— À peu près six cents.

— Et tout cela fait, depuis Sacramento ?…

— Trois mille trois cent lieues ! s’écrièrent à la fois Sandre et Napoléone.

— Un bon point à chacun ! dit M. Cascabel. Ainsi, par l’est, deux mille deux cents lieues ?…

— Oui, père.

— Et par l’ouest trois mille trois cents environ ?…

— Oui, soit onze cents lieues de différence…

— De différence en plus par l’ouest, répondit M. Cascabel, mais pas de mer sur la route ! Donc, enfants, quand on ne peut pas aller par un côté, il faut aller par l’autre, et c’est ce que je vous propose de faire tout bêtement !

— Tiens !… Un voyage à reculons ! s’écria Sandre.

— Non pas à reculons !… Un voyage en sens inverse !

— Très bien, père, répondit Jean. Toutefois je te ferai observer que, vu la longueur du chemin, jamais nous ne pourrons arriver cette année en France, si nous allons par l’ouest !

— Et pourquoi ?

— Parce que onze cents lieues de plus, c’est quelque chose pour notre Belle-Roulotte, — et son attelage !…

— Eh bien, enfants, si nous ne sommes pas en Europe cette année, nous y serons l’année prochaine ! Et, j’y pense, puisque nous aurons à traverser la Russie, où il y a les foires de Perm, de Kazan, de Nijni, dont j’ai si souvent entendu parler, nous nous y arrêterons, et je vous promets que la célèbre famille des Cascabel y fera bonne figure et bonnes recettes aussi ! »

Quelles objections peut-on faire à un homme, lorsqu’il a réponse à tout ?

En vérité, il en est de l’âme comme du fer. Sous les coups répétés, elle se contracte, elle se forge, elle devient plus résistante. Et c’est précisément l’effet qui se produisait chez ces braves saltimbanques. Pendant cette pénible existence, nomade et aventureuse, où ils avaient eu à supporter tant d’épreuves, jamais, sans doute, ils ne s’étaient trouvés dans d’aussi fâcheuses circonstances, leurs économies perdues, le retour au pays par les voies ordinaires rendu impossible. Mais ce dernier coup de marteau leur avait été si rudement asséné par la mauvaise chance, qu’ils se sentaient de force à tout braver dans l’avenir.

Mme  Cascabel, ses deux fils et sa fille applaudirent en chœur à la proposition du père. Et pourtant c’était vraiment insensé, et il fallait que M. Cascabel fût singulièrement « emballé » dans son désir de revenir en Europe pour s’être résolu à mettre un tel projet à exécution ! Bah qu’était-ce d’avoir à traverser l’ouest de l’Amérique et la Sibérie asiatique, du moment que l’on se dirigeait vers la France !

« Bravo !… Bravo !… s’écria Napoléone.

— Et bis !… bis !… ajouta Sandre, qui ne trouva pas de mots plus significatifs pour exprimer son enthousiasme.

— Dis donc, père, demanda Napoléone, est-ce que nous verrons l’Empereur de Russie ?

— Certainement, si Sa Majesté le Czar a l’habitude de venir se divertir à la foire de Nijni !

— Et nous travaillerons devant lui ?…

— Oui !… pour peu que cela lui fasse plaisir !…

— Ah ! que je voudrais bien l’embrasser sur les deux joues !

— Peut-être devras-tu te contenter d’une joue, fillette ! répliqua M. Cascabel. Mais si tu l’embrasses, prends bien garde d’abîmer sa couronne !… »

Quant à Clou-de-Girofle, c’était de l’admiration qu’il éprouvait pour le génie de son patron et maître.

Ainsi, itinéraire bien arrêté, la Belle-Roulotte remonterait à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière anglo-américaine. Il restait une cinquantaine de dollars environ — l’argent de poche qui, heureusement, n’avait point été déposé dans le coffre-fort. Cependant, comme une aussi faible somme ne pourrait suffire aux frais quotidiens du voyage, il fut convenu que la petite troupe donnerait des représentations dans les villes et villages. Il n’y avait pas, d’ailleurs, à se préoccuper des retards que ces haltes occasionneraient. Ne faudrait-il pas attendre que le détroit fût glacé sur toute sa surface pour offrir passage au véhicule ? Or, il ne pouvait l’être avant sept ou huit mois.

« Et ce sera bien le diable, dit M. Cascabel pour conclure, si nous n’encaissons pas quelques jolies recettes avant notre arrivée au bout de l’Amérique ! »

À la vérité, dans toute la région supérieure de l’Alaska, « faire de l’argent » au milieu des tribus errantes d’Indiens, c’était fort problématique. Mais, jusqu’à la frontière occidentale des États-Unis, en cette portion du Nouveau Continent que n’avait point encore visitée la famille Cascabel, nul doute que le public ne s’empressât, rien que sur sa réputation, de l’accueillir comme elle le méritait.

Au-delà, il est vrai, ce serait la Colombie anglaise, et, bien que les villes y fussent nombreuses, jamais, non jamais ! M. Cascabel ne s’abaisserait à quêter des shillings ou des pences. C’était déjà bien assez, c’était déjà trop que la Belle-Roulotte et son personnel fussent contraints à fouler pendant plus de deux cents lieues le sol d’une colonie britannique !

Quant à la Sibérie asiatique, avec ses longues steppes désertes, à peine y rencontrerait-on quelques-unes de ces peuplades samoyèdes ou tchouktchis, qui ne quittent guère les régions du littoral. Là, pas de recettes en perspective, sans doute. On le verrait assez, lorsqu’on y serait.

Tout étant convenu, M. Cascabel décida que la Belle-Roulotte partirait dès le lendemain au lever du jour.

En attendant, il s’agissait de souper. Cornélia se mit à la besogne avec son empressement habituel, et, tandis qu’elle fricotait, aidée de Clou-de-Girofle :

« Il faudrait d’abord remonter à travers la Californie. » (Page 45.)

« C’est pourtant une fameuse idée, dit-elle, qu’a eue là M. Cascabel.

— Oui, patronne, fameuse idée comme toutes celles, d’ailleurs, qui cuisent dans sa casserole… je veux dire qui trottent dans son cerveau…

— Et puis, Clou, pas de mer à traverser dans cette direction, et pas de mal de mer…

À moins que… il n’y ait des roulis de glace dans ce détroit !

« Oui, patronne, fameuse idée. » (Page 50.)

— Assez, Clou, et pas de mauvais présages ! »

Pendant ce temps, Sandre exécutait quelques sauts périlleux qui ravirent son père. Et, de son côté, Napoléone dansait gracieusement, tandis que les chiens gambadaient près d’elle. C’est qu’il y avait lieu, maintenant, de se remettre en haleine, puisque les représentations allaient être reprises.

Soudain, Sandre de s’écrier :

« Et les bêtes que nous n’avons pas consultées pour notre grand voyage ! »

Courant aussitôt près de Vermout :

« Eh bien ! mon vieux bidet, ça te va-t-il, une bonne trotte de trois mille lieues ? »

Puis, s’adressant à Gladiator :

« Qu’est-ce que vont dire tes pauvres vieilles jambes ? »

Les deux chevaux hennirent ensemble, comme pour donner leur acquiescement.

Se retournant alors vers les chiens :

« Et toi, Wagram, et toi, Marengo, reprit Sandre, allez-vous vous payer de belles gambades ? »

Aboiements joyeux qui furent accompagnés de quelques sauts significatifs. Il n’y avait pas à s’y tromper, Wagram et Marengo feraient le tour du monde sur un signe de leur maître.

C’était au singe, à présent, de donner son avis.

« Voyons, John Bull ! s’écria Sandre, ne prends pas cet air déconfit ! Tu vas voir du pays, mon garçon ! Et si tu as trop froid, on te mettra une bonne jaquette ! Et tes grimaces ?… J’aime à croire que tu ne les as pas oubliées, tes grimaces ? »

Non ! John Bull ne les avait pas oubliées, et il en fit de si comiques, qu’il provoqua l’hilarité générale.

Restait le perroquet.

Sandre le fit sortir de sa cage, et l’oiseau se promena, remuant la tête et se balançant sur ses pattes.

« Eh bien, Jako, demanda Sandre, tu ne me réponds pas ?… Est-ce que tu as perdu ta langue ?… Nous allons faire un beau voyage !… Es-tu content, Jako ? »

Jako tira du fond de son gosier une suite de sons articulés, où les r roulaient comme s’ils fussent sortis du puissant larynx de M. Cascabel.

« Bravo ! s’écria Sandre. Il est satisfait, Jako !… Il approuve, Jako !… Il a dit oui, Jako ! »

Et le jeune garçon, les mains en bas, les pieds en l’air, entama une série de culbutes et de contorsions, qui lui valurent les bravos paternels.

En ce moment, Cornélia parut.

« À table ! » cria-t-elle.

Un instant après, les convives étaient assis dans la salle à manger, où le repas fut dévoré jusqu’à la dernière miette.

Il semblait que tout était oublié déjà, lorsque Clou ramena la conversation sur le fameux coffre-fort en disant :

« Mais, j’y pense, monsieur patron, ces deux coquins vont être bien attrapés !…

— Et pourquoi ? demanda Jean.

— Puisqu’ils n’ont pas le mot, ils ne pourront jamais ouvrir le coffre !…

— Aussi je ne doute pas qu’ils le rapportent ! » répondit M. Cascabel en éclatant de rire.

Et cet homme extraordinaire, tout à son nouveau projet, avait déjà oublié le vol et les voleurs !