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César Cascabel/Première partie/Chapitre XIII

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Hetzel et Cie (p. 149-169).

XIII

une idée de cornélia cascabel.


C’était sur la rive droite du fleuve que la Belle-Roulotte avait fait cette partie du voyage comprise entre le fort Selkirk et le fort Youkon. Elle s’en était tenue à une distance variable, afin d’éviter les détours auxquels l’eût obligée le cours d’eau, entaillé par des coupures nombreuses, et dont les abords forment parfois d’impraticables lagunes. Du moins en est-il ainsi de ce côté car, à gauche, quelques collines de médiocre hauteur encadrent la vallée en se prolongeant vers le nord-ouest. Peut-être eût-il été malaisé de franchir certains petits affluents du Youkon, entre autres le Stewart, qui n’est point desservi par un bac, si, pendant la saison chaude, il n’eût été possible de les passer à gué, avec de l’eau à mi-jambe seulement. Et encore, M. Cascabel et les siens eussent-ils été fort embarrassés, sans la présence de Kayette. Connaissant bien cette vallée, elle put leur indiquer les passages.

C’était vraiment une bonne chance d’avoir cette jeune Indienne pour guide. D’ailleurs, elle était si heureuse d’obliger ses nouveaux amis, si contente de se trouver au milieu d’une nouvelle famille, si touchée de recevoir encore ces maternelles caresses dont elle se croyait à jamais privée !

Le pays avait encore des bois à sa partie centrale, que de petites tumescences accidentaient çà et là ; mais ce n’était déjà plus l’aspect des environs de Sitka.

En effet, la rigueur d’un climat, soumis à huit mois d’un hiver arctique, ne permet guère à la végétation de se développer. Aussi les essences appropriées à ces régions n’appartiennent-elles, à part quelques peupliers dont la cime se courbe en arc, qu’à la famille des pins et des bouleaux… Puis, ce sont de rares bouquets de ces tristes saules, grêles et décolorés, que dépouillent promptement les aigres brises venues de la mer Glaciale.

Pendant le trajet du fort Selkirk au fort Youkon, la chasse ayant été assez productive, il n’avait pas été nécessaire de toucher aux réserves pour l’alimentation quotidienne. Des lièvres tant qu’on en voulait, et peut-être à part soi les convives commençaient-ils à s’en fatiguer. À la vérité, on avait pu varier l’ordinaire avec des rôtis d’oies et de canards sauvages, sans compter les œufs de ces volatiles que Sandre et Napoléone dénichaient adroitement dans leurs trous. Et Cornélia possédait tant de manières d’apprêter les œufs — elle en tirait même vanité — que c’était toujours un nouveau régal.

« Voilà certainement un pays où il fait bon vivre ! s’écria un jour Clou-de-Girofle, en achevant de ronger une énorme carcasse d’oie. Il est fâcheux qu’il ne soit pas situé au centre de l’Europe ou de l’Amérique !

— Étant situé au centre des pays habités, répondit M. Serge, il est probable que le gibier y serait plus rare…

— À moins que… » répliqua Clou.

Un regard de son patron le fit taire et lui épargna la sottise qu’il allait certainement dire.

Si la plaine était giboyeuse, il faut aussi noter que les creeks, les rios, tributaires du Youkon, fournissaient d’excellents poissons, que Sandre et Clou prenaient à la ligne, et surtout des brochets magnifiques. Ils n’avaient que la peine ou plutôt le plaisir de se livrer à leur goût pour la pêche, sans jamais avoir à dépenser ni un sou ni un cent.

Mais la dépense n’inquiétait guère le jeune Sandre ! Est-ce que l’avenir des Cascabel n’était pas assuré, grâce à lui ? Est-ce qu’il ne possédait pas sa fameuse pépite ? Est-ce qu’il n’avait pas caché en un coin de la voiture que lui seul connaissait ce précieux caillou trouvé dans la vallée du Caribou ? Oui ! et jusqu’ici, le gamin avait été assez maître de lui pour n’en rien dire, attendant patiemment le jour où il pourrait transformer sa pépite en belles pièces d’or ! Alors quelle joie ce serait de faire étalage de sa richesse ! Non pas, grand Dieu ! qu’il eût cette égoïste pensée de la garder pour son compte ! C’était son père, c’était sa mère, auxquels il la destinait ; et voilà une fortune qui réparerait largement le vol commis dans les passes de la Sierra Nevada !

Lorsque la Belle-Roulotte atteignit le fort Youkon, après une série de journées très chaudes, tous ses hôtes étaient véritablement fatigués. Il fut donc décidé que la halte durerait une semaine entière en cet endroit.

Tandis que le magicien essayait ses meilleurs sortilèges. (Page 148.)

« Vous le pouvez d’autant mieux, fit observer M. Serge, que le fort n’est pas à plus de deux cents lieues de Port-Clarence. Or, aujourd’hui, nous ne sommes qu’au 27 juillet, et ce n’est pas avant deux mois, trois mois peut-être, qu’il sera possible de traverser le détroit sur la glace.

— Entendu, répondit M. Cascabel, et puisque nous avons le temps, halte ! »

C’est à bord de ces fragiles bateaux que les Indiens se hasardent. (Page 154.)

Cette décision fut reçue avec autant de satisfaction par le personnel à deux pieds que par le personnel à quatre pattes de la Belle-Roulotte.

À l’année 1847 déjà remonte la fondation primitive du fort Youkon. Ce poste, le plus éloigné dans l’ouest de tous ceux que possède la Compagnie de la baie d’Hudson, est situé presque sur la limite du Cercle polaire. Mais, comme il se trouve en territoire alaskien, cette Compagnie est obligée de payer une indemnité annuelle à sa rivale, la Compagnie russo-américaine.

Ce n’est qu’en 1864 que furent commencées les bâtisses actuelles, qui sont entourées d’une palissade, et elles venaient d’être seulement achevées, lorsque la famille Cascabel arriva au fort Youkon avec l’intention d’y séjourner quelques jours.

Les agents lui offrirent très volontiers l’hospitalité dans l’enceinte du fort. La place ne manquait ni dans les cours ni sous les hangars. Cependant M. Cascabel les remercia en quelques phrases pompeuses et fort obligeantes, il préférait ne point quitter sa confortable Belle-Roulotte.

Somme toute, si la garnison du fort ne comprenait qu’une vingtaine d’agents, américains pour la plupart, avec quelques Indiens à leur service, les indigènes se comptaient par centaines aux abords du Youkon.

C’est là, en effet, sur un point central de l’Alaska, que se tient le marché le plus suivi pour le trafic des pelleteries et des fourrures. Là s’agglomèrent les tribus diverses de la province, les Kotcho-a-Koutchins, les An-Koutchins, les Tatanchocks, les Tananas, et principalement ces Indiens qui composent la peuplade la plus importante de la contrée, les Co-Youkons, limitrophes du grand fleuve.

On le voit, la situation du fort est très avantageuse pour l’échange des marchandises, puisqu’il s’élève dans l’angle que forme le Youkon au confluent de la Porcupine. Là, le fleuve se subdivise en cinq canaux, qui permettent aux trafiquants de pénétrer plus facilement à l’intérieur du territoire et de commercer même avec les Esquimaux par le cours du Mackenzie.

Aussi ce réseau liquide est-il sillonné d’embarcations qui le descendent ou le remontent, surtout nombre de ces « baïdars », sortes de légers esquifs en peau huilée, dont on graisse les coutures pour les rendre plus étanches. C’est à bord de ces fragiles bateaux que les Indiens se hasardent en des trajets considérables, n’étant point gênés, d’ailleurs, de les transporter sur leurs épaules, lorsque quelque rapide ou quelque barrage vient mettre obstacle à la navigation.

Toutefois, ces embarcations ne peuvent servir que trois mois au plus. Pendant le reste de l’année, les eaux sont emprisonnées sous une épaisse carapace glacée. Alors la baïdar change de nom et s’appelle le traîneau. Ce véhicule, dont la pointe, recourbée comme une proue d’embarcation, est maintenue par des courroies en peau d’élan, étant attelé de chiens ou de rennes, se manœuvre très rapidement. Quant aux piétons, avec leurs longues raquettes aux pieds, ils se déplacent plus vite encore.

Toujours chanceux, César Cascabel ! Il était arrivé fort à propos au fort Youkon, puisque le marché des pelleteries se trouvait en pleine activité à cette époque. Aussi plusieurs centaines d’Indiens étaient-ils campés aux environs de la factorerie.

« Du diable, s’écria-t-il, si nous n’en profitons pas ! C’est une véritable foire et n’oublions pas que nous sommes des artistes forains ! N’est-ce pas là ou jamais le cas de montrer notre savoir-faire ?… Vous n’y voyez aucun inconvénient, monsieur Serge ?…

— Aucun, mon ami, répondit M. Serge, mais je doute que vous puissiez faire de bonnes recettes !

— Bah ! elles couvriront toujours nos frais, puisque nous n’en avons pas !

— Rien de plus juste, répliqua M. Serge. Et pourtant, je vous demanderai de quelle façon vous espérez que ces braves indigènes paieront leur place, puisqu’ils n’ont ni monnaie américaine, ni monnaie russe…

— Eh bien ! ils paieront avec des peaux de rat musqué, des peaux de castor, enfin comme ils pourront ! En tout cas, ces représentations auront pour premier résultat de nous étirer un peu les muscles, car je crains toujours que nos articulations ne viennent à perdre de leur souplesse ! Comme nous avons notre réputation à soutenir à Perm, à Nijni, je ne veux pas exposer ma troupe à un fiasco, quand elle débutera sur votre terre natale… Je n’y survivrais pas, monsieur Serge ; non ! je n’y survivrais pas ! »

Le fort Youkon, qui est le plus important de la région, occupe un emplacement assez vaste sur la rive droite du fleuve. C’est une sorte de quadrilatère oblong, contre-buté à chaque angle de tours carrées, ressemblant un peu à ces moulins montés sur pivot qui se rencontrent dans le nord de l’Europe. À l’intérieur s’élèvent divers bâtiments réservés au logement des employés de la compagnie et de leurs familles ; puis deux larges hangars fermés, où les peaux et les fourrures forment un stock considérable, des martres, des castors, des renards noirs ou gris d’argent, sans compter les produits de moindre valeur.

Vie monotone, pénible aussi, que mènent ces employés ! Quelquefois de la chair de renne, mais le plus ordinairement de l’élan grillé, bouilli, rôti, c’est là toute leur alimentation. Quant aux denrées d’autres sortes, il faut les faire venir de la factorerie d’York, dans la région de la baie d’Hudson, c’est-à-dire de six ou sept cents lieues, et il s’ensuit que les arrivages sont rares.

Dans l’après-midi, une fois leur campement installé, M. Casbabel et sa famille allèrent visiter les indigènes, établis entre les rives du Youkon et de la Porcupine.

Quelle diversité dans ces habitations provisoires, suivant la tribu à laquelle elles appartenaient : huttes d’écorce et de peaux, soutenues sur des pieux et recouvertes d’une ramure de feuillage ; tentes faites avec ce coutil de coton qui est de fabrication indienne, baraques de planches qui se montent et se démontent selon les besoins du moment.

Et aussi, quel amusant bariolage de costumes ! Aux uns des vêtements de peau, aux autres des vêtements de cotonnade, tous ayant la tête enguirlandée de feuillage pour se préserver contre la morsure des moustiques. Les femmes, vêtues d’une jupe carrée par le bas, ont le visage orné de coquilles. Quant aux hommes, ils portent des épinglettes qui servent, pendant l’hiver, à rattacher leur longue robe de peau d’élan, dont la fourrure est à l’intérieur. Au surplus, les deux sexes font étalage de franges de perles fausses, qui sont uniquement appréciées pour leur grosseur. Parmi ces diverses tribus se distinguent les Tananas, reconnaissables à leur visage peint de couleurs éclatantes, aux plumes de leur coiffure, à leurs aigrettes enfilées de morceaux d’argile rouge, à leur veste de cuir, leur pantalon de peau de renne, leur long fusil à pierre et leur poire à poudre sculptée avec une extrême délicatesse.

En fait de monnaie, ces Indiens se servent de coquilles de dentalium que l’on retrouve jusque chez les indigènes de l’archipel de Vancouver : ils les suspendent au cartilage de leur nez et les en retirent lorsqu’ils veulent payer quelque acquisition.

« Voilà un porte-monnaie économique, dit Cornélia, et on est sûr de ne point le perdre…

— À moins que le nez ne tombe ! fit judicieusement observer Clou-de-Girofle.

— Ce qui pourrait bien arriver pendant les grands froids de l’hiver ! » répondit M. Cascabel.

Somme toute, ce rassemblement d’indigènes offrait un curieux spectacle.

On comprend que M. Cascabel soit entré en relation avec plusieurs de ces Indiens, dont il comprenait quelque peu le dialecte chinouk, tandis que M. Serge les interrogeait et leur répondait en langue russe.

Durant plusieurs jours, il se fit un commerce très animé entre les trafiquants et les représentants de la Compagnie ; mais, jusqu’alors, les Cascabel n’avaient point utilisé leurs talents dans une représentation publique.

Néanmoins les Indiens ne tardèrent pas à savoir que cette famille était d’origine française, que ses divers membres jouissaient d’une grande réputation comme faiseurs de tours de force et de passe-passe.

Chaque soir, ils venaient en grand nombre admirer la Belle-Roulotte. Jamais ils n’avaient vu pareille voiture, si brillamment peinturlurée. Elle leur plaisait surtout parce qu’elle pouvait se déplacer facilement — ce qui devait particulièrement intéresser des nomades. Et peut-être, dans l’avenir, ne devra-t-on pas s’étonner d’entendre parler de huttes d’Indiens montées sur roues. Après les maisons roulantes, les villages ambulants !

Il va de soi que, dans ces circonstances, une représentation extraordinaire s’imposait aux nouveaux venus. Aussi fut-il décidé que cette représentation serait donnée « à la demande générale des Indiens du fort Youkon ».

Celui des indigènes avec lequel M. Cascabel avait lié connaissance dès les premiers jours était un « tyhi », c’est-à-dire un chef de tribu. Bel homme, âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait fort intelligent et même très « roublard ». Il avait plusieurs fois visité la Belle-Roulotte, et fait comprendre combien les indigènes seraient heureux d’assister aux exercices de la famille.

Ce tyhi était le plus souvent accompagné d’un Indien, âgé de trente ans, nommé Fir-Fu, qui, homme d’un type gracieux et fin, était le magicien de la tribu, un jongleur remarquable, bien connu dans toute la province du Youkon.

« C’est donc un confrère ! » répondit M. Cascabel, lorsque le tyhi le lui présenta pour la première fois.

Et tous trois, après avoir bu ensemble quelques liqueurs du pays, avaient fumé la pipe de l’amitié.

Ce fut à la suite de ces entretiens, pendant lesquels le tyhi avait très vivement insisté pour que M. Cascabel donnât une représentation, que celui-ci la fixa au 3 août. Il était convenu que les Indiens lui apporteraient leur concours, étant très désireux de ne point se montrer inférieurs à des Européens pour la force, l’adresse et l’agilité.

Cela ne saurait étonner ; dans le Far-West comme dans la province alaskienne, les Indiens sont grands amateurs de ces divertissements de gymnique et d’acrobatie, qu’ils entremêlent de farces et mascarades auxquelles ils excellent.

Donc, à la date indiquée, lorsqu’une nombreuse assistance fut réunie, on put voir un groupe composé d’une demi-douzaine d’indigènes dont le visage était recouvert d’un large masque de bois d’une incomparable hideur. De même que pour les « grosses têtes » des féeries, la bouche et les yeux de ces masques étaient mis en mouvement au moyen de ficelles — ce qui donnait l’illusion de la vie à ces horribles figures, pour la plupart terminées en becs d’oiseaux. On imaginerait difficilement à quelle perfection de grimaces ils pouvaient atteindre, et le singe John Bull aurait pu prendre là quelques bonnes leçons.

Inutile d’ajouter que M. et Mme Cascabel, Jean, Sandre, Napoléone et Clou-de-Girofle avaient revêtu leurs costumes forains pour cette circonstance.

Le lieu choisi était une vaste prairie, entourée d’arbres, dont la Belle-Roulotte occupait le fond, comme dans un décor de théâtre. En avant, étaient rangés les agents du Fort Youkon avec leurs enfants et leurs femmes. Sur le côtés, plusieurs centaines d’Indiens et d’Indiennes formaient demi-cercle et fumaient en attendant l’heure de la représentation.

Les indigènes masqués, qui devaient prendre part aux exercices, se tenaient un peu à l’écart.

Le moment venu, Clou parut sur la plate-forme du véhicule et fit son boniment habituel :

« Messieurs les Indiens et mesdames les Indiennes, vous allez voir ce que vous allez voir, etc., etc. »

Mais, comme il ne parlait pas le langage chinouk, il est infiniment probable que ses tirades fantaisistes ne furent point goûtées des spectateurs.

Toutefois, ce que l’on comprit, ce furent les taloches traditionnelles que lui administra libéralement son patron, et les coups de pied à l’endroit convenu dont il reçut son contingent habituel avec la résignation d’un pitre engagé pour cet emploi.

Puis, quand ce prologue eut pris fin :

« Maintenant, au tour des bêtes ! » dit M. Cascabel, après avoir salué l’assistance.

Lui aussi avait sa réputation à soutenir. (Page 163.)

Les chiens Wagram et Marengo furent amenés sur l’espace réservé devant la Belle-Roulotte, et ils émerveillèrent les indigènes, peu habitués à ces exercices qui mettent en relief l’intelligence des animaux. Puis, lorsque John Bull vint exécuter ses tours de voltige sur le dos de l’épagneul et du caniche, il le fit avec une telle souplesse et de si drôlatiques attitudes qu’il dérida la gravité indienne.

Et, pendant ce temps, Sandre ne cessait de jouer du cornet à
M. Serge et Jean ne négligeaient pas de chasser. (Page 173.)

pleins poumons, Cornélia du tambour, Clou de la grosse caisse. Si, après cela, les Alaskiens n’étaient pas édifiés sur le puissant effet que l’on peut tirer d’un orchestre européen, c’est qu’ils manquaient de sens artistique.

Jusqu’alors le groupe masqué n’avait pas fait un mouvement, ne jugeant pas, évidemment, que l’instant fût venu d’entrer en scène. Il se réservait.

« Mademoiselle Napoléone, danseuse de haute corde ! » cria Clou à travers un porte-voix.

Et la fillette, présentée par son illustre père, fit son entrée à la vue du public.

Elle dansa d’abord avec une grâce qui lui valut nombre d’applaudissements, lesquels ne se traduisirent point par des cris ou des claquements de mains, mais par de simples hochements de tête, non moins significatifs. Et il en fut de même, lorsqu’on la vit s’élancer sur une corde tendue entre deux tréteaux, marcher, courir, voltiger avec une aisance qui fut particulièrement admirée des Indiennes.

« À mon tour ! » s’écria le jeune Sandre.

Et le voilà qui vient, salue en se frappant la nuque, se démène, se tortille, se disloque, se contorsionne, se dépense en déhanchements et culbutes, qui fait de ses bras des jambes et de ses jambes ses bras, tantôt lézard, tantôt grenouille, et achève ses exercices par le double saut périlleux.

Cette fois encore, il eut son succès ordinaire. Mais à peine avait-il remercié l’assistance en courbant sa tête jusqu’à ses pieds, qu’un Indien de son âge, se détachant du groupe, vint se présenter, après avoir enlevé son masque.

Et, tout ce travail que venait d’exécuter Sandre, ce jeune indigène l’exécuta avec une souplesse d’échine, une sûreté de mouvements, qui ne laissaient rien à désirer dans l’art de l’acrobate. S’il était moins gracieux que le puîné des Cascabel, il n’était pas moins étonnant. Aussi provoqua-t-il parmi les indigènes les hochements de tête les plus enthousiastes.

On peut être sûr que le personnel de la Belle-Roulotte eut le bon goût de joindre ses applaudissements à ceux du public. Mais, ne voulant pas rester en arrière, M. Cascabel fit signe à Jean de commencer ses tours de jongleur pour lesquels il le croyait sans égal.

Jean sentit qu’il avait à soutenir l’honneur de la famille. Encouragé par un geste de M. Serge et par un sourire de Kayette, il prit successivement ses bouteilles, ses assiettes, ses boules, ses couteaux, ses disques, ses bâtonnets, et l’on peut dire qu’il se surpassa dans ses exercices.

M. Cascabel ne put s’empêcher de jeter sur les Indiens un regard de satisfaction dans lequel on sentait comme une sorte de défi. Il semblait dire en se tournant vers le groupe masqué :

« Eh bien ! vous autres, faites-en donc autant ! »

Cela fut compris sans doute car, sur un geste du tyhi, un autre Indien, se démasquant, s’élança hors du groupe.

C’était le magicien Fir-Fu ; lui aussi, avait sa réputation à soutenir en l’honneur de la race indigène.

Et alors, saisissant l’un après l’autre les ustensiles dont Jean avait fait usage, le voilà qui reprend un à un les exercices de son rival, croisant les couteaux et les bouteilles, les disques et les anneaux, les boules et les bâtonnets et cela, il faut bien l’avouer, avec une élégance d’attitude et une sûreté de mains égales à celle de Jean Cascabel.

Clou, habitué à n’admirer que le patron et sa famille, était absolument interloqué, « ouvrant des yeux comme des chatières et faisant des oreilles comme son chapeau ».

Cette fois, M. Cascabel n’applaudit que par politesse et du bout des doigts.

« Mâtin ! murmura-t-il, ils vont bien les Peaux-Rouges !… Voyez-vous cela !… Des gens sans éducation ! Eh bien ! nous allons leur en remontrer ! »

Au fond, il était très décontenancé d’avoir trouvé des concurrents là où il ne croyait trouver que des admirateurs. Et quels concurrents ? De simples indigènes de l’Alaska, autant dire des sauvages ! Son amour-propre d’artiste en fut singulièrement rabattu. Que diable ! on est saltimbanque ou on ne l’est pas !

« Allons, enfants, s’écria-t-il d’une voix tonnante, à la pyramide humaine ! »

Et tous se précipitèrent vers lui, comme à un assaut. Il s’était solidement campé, les jambes écartées, les reins saillants, le torse largement développé. Sur son épaule droite, Jean s’était hissé lestement, donnant la main à Clou, debout sur son épaule gauche. À son tour, Sandre s’était placé droit sur sa tête et, au-dessus de lui, Napoléone couronnait l’édifice, arrondissant ses deux bras pour envoyer des baisers à la foule.

La pyramide française était à peine construite, qu’une autre, la pyramide indigène, se dressa en face d’elle. Sans quitter ses masques, le groupe s’est disposé, non plus sur cinq mais sur sept échelons, et domine d’un étage la famille Cascabel. Pyramide contre pyramide !

Et alors, cette fois, cris et hurrahs des Indiens, qui éclatent en l’honneur de leurs tribus. La vieille Europe était vaincue par la jeune Amérique, et quelle Amérique !… Celle des Co-Youkons, des Tananas et des Tatanchoks !

M. Cascabel, honteux et confus, n’ayant pu retenir un faux mouvement, faillit précipiter sa famille à terre.

« Ah ! c’est comme cela ! dit-il, après s’être débarassé de son fardeau humain.

— Calmez-vous, mon ami ! lui dit M. Serge. Cela ne vaut pas la peine de…

— Pas la peine !… On voit bien que vous n’êtes pas artiste, monsieur Serge ! »

Puis, se retournant vers sa femme :

« Allons, Cornélia, la lutte à main plate ! s’écria-t-il. Nous verrons lequel de ces sauvages osera se mesurer avec la « vainqueresse de Chicago ! »

Mme Cascabel ne bougea point.

« Eh bien, Cornélia ?…

— Non, César !

— Tu ne veux pas lutter avec ces singes et relever l’honneur de la famille ?…

— Je le relèverai, se contenta de répondre Cornélia. Laisse-moi faire… J’ai mon idée ! »
pyramide contre pyramide. (Page 164.)

Et lorsque cette femme étonnante avait une idée, mieux valait la lui laisser mettre à exécution sans la contrarier. Elle aussi n’avait pas été moins humiliée que son mari du succès des Indiens, et il était probable qu’elle leur réservait quelque tour de sa façon.

En effet, Cornélia était retournée à la Belle-Roulotte, laissant son époux inquiet, quelque confiance qu’il eût dans l’intelligence et dans l’imagination de son épouse.

Deux minutes après, Mme Cascabel reparut et vint se placer en face du groupe des Indiens, qui se reforma autour d’elle.

Puis, s’adressant à l’agent principal du fort, elle le pria de répéter aux indigènes ce qu’elle allait dire.

Et voici ce qui fut traduit mot pour mot dans le pur langage de la province alaskienne :

« Indiens et Indiennes, vous avez montré, dans ces exercices de force et d’adresse, des talents qui méritent une récompense et, cette récompense, je vous l’apporte… »

Silence général et vive attention de l’assemblée.

« Vous voyez mes mains ? reprit Cornélia. Elles ont été plus d’une fois serrées par les plus augustes personnages du vieux monde ! Vous voyez mes joues ? Elles ont souvent reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe ! Eh bien ! ces mains, ces joues, elles vous appartiennent !… Indiens de l’Amérique, venez les baiser, venez les prendre ! »

Et, ma foi, les indigènes ne songèrent point à se faire prier. Jamais ils ne retrouveraient pareille occasion d’embrasser les mains d’une aussi superbe femme.

L’un d’eux, un beau Tanana, s’avança et saisit la main que lui tendait Cornélia…

Quel cri lui échappa à la suite d’une secousse qui le fit se démener en mille contorsions !

« Ah ! Cornélia ! s’écria M. Cascabel, Cornélia, je te comprends et je t’admire ! »

En même temps, M. Serge, Jean, Sandre, Napoléone et Clou, de rire à se tordre du bon tour que jouait aux indigènes cette femme extraordinaire.

« À un autre, dit-elle, les bras toujours tendus vers l’assistance, à un autre ! »

Maintenant les Indiens hésitaient, croyant à quelque phénomène surnaturel.

Cependant le tyhi se décida, il marcha lentement vers Cornélia, il s’arrêta à deux pas de son imposante personne, il la regarda d’un air qui n’était rien moins qu’assuré.

« Allons, mon vieux ! lui cria M. Cascabel. Allons, un peu de courage !… Embrasse madame ! Ce n’est pas bien difficile, et c’est bien agréable ! »

Le tyhi, allongeant la main, se contenta de toucher le doigt de la belle Européenne.

Nouvelle secousse, hurlements du tyhi, qui faillit tomber à la renverse, et profonde stupéfaction de tout le public. Si l’on était ainsi malmené rien que pour toucher la main de Mme Cascabel, que serait-ce donc si l’on s’avisait d’embrasser cette femme prodigieuse, dont les joues « avaient reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe ! »

Eh bien ! il y eut pourtant un audacieux qui voulut s’y risquer. Ce fut le magicien Fir-fu. Lui devait bien se croire à l’abri de tous les maléfices. Aussi vint-il se poser en face de Cornélia. Puis, ayant fait le tour, encouragé par les excitations des indigènes, il la prit dans ses bras et lui appliqua un formidable baiser en pleine figure.

Cette fois, ce fut une série de culbutes qui s’ensuivit. Du coup, le jongleur venait de passer acrobate ! Après deux sauts aussi périlleux qu’involontaires, il alla retomber au milieu de son groupe ahuri.

Et, pour produire cet effet sur le magicien comme sur les autres indigènes, Cornélia n’avait eu qu’à presser le bouton d’une petite pile qu’elle portait dans sa poche. Oui !… une petite pile portative, qui lui servait à « jouer les femmes électriques » !

« Ah ! femme !… femme !… s’écria son mari en la pressant impunément dans ses bras devant les Indiens stupéfaits. Est-elle assez maligne… L’est-elle assez…

— Aussi maligne qu’électrique ! » ajouta M. Serge.

En vérité, que devaient penser ces indigènes, si ce n’est que cette femme surnaturelle disposait du tonnerre à sa fantaisie ! Comment rien qu’en lui touchant la main, on était foudroyé ! Décidément, ce ne pouvait être que la compagne du Grand-Esprit, qui avait daigné descendre sur la Terre pour épouser en secondes noces M. Cascabel !