César Franck (d’Indy)/p1/ch1

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Félix Alcan (p. 1-37).

L’HOMME



I

LA VIE.


À l’époque précise où le géant de la symphonie, Ludwig van Beethoven, venait de mettre la dernière main au manuscrit de celle de ses œuvres qu’il tenait lui-même et avec raison pour la plus parfaite, la sublime Messe solennelle en ré majeur, à cette date du 10 décembre 1822 naissait à Liège celui qui était appelé à devenir, dans l’art religieux aussi bien que dans l’ordre symphonique, le véritable successeur du maître de Bonn.

C’est au pays wallon que se passèrent les premières années de César Franck, en ce pays si français, non seulement de cœur et de langage, mais encore d’aspect extérieur, car, quoi de plus semblable à notre plateau central de la France que ces vallées accidentées aux plans abrupts et pittoresques, que ces landes où le genêt s’épanouit au printemps en un horizon d’or quasi illimité, que ces collines, peu élevées cependant, où le voyageur français retrouve avec surprise les hêtres et les pins, végétation des froides montagnes cévenoles ? Et c’était bien, en effet, ce pays gaulois d’aspect, germain d’habitudes et de voisinage, qui devait fatalement enfanter le génie prédestiné à la création d’un art symphonique bien français en son esprit de mesure et de précision, mais solidement appuyé sur la haute tradition beethovénienne, résultante, elle-même, des traditions antérieures de l’art musical.

La famille Franck prétend rattacher ses origines à une dynastie de peintres wallons du même nom[1] dans les œuvres desquels, à côté des qualités de la peinture dite primitive, on rencontre force détails qui font pressentir l’art d’un Rembrandt. M. Georges César Franck, fils aîné du grand musicien, possède, de l’un de ces peintres, un petit tableau sur cuivre représentant un Christ aux outrages, dont la composition, sinon le coloris, offre à ce point de vue un certain intérêt. C’est peut-être à cette influence atavique que César Franck dut ses dispositions pour les arts du dessin, qu’il cultiva en sa prime jeunesse et dont le goût lui resta jusqu’en son âge mûr ; nous en retrouverons la trace dans l’étude de son œuvre.

Cependant, l’esprit du jeune homme fut de très bonne heure tourné vers la musique. Son père, homme dur et autoritaire, qui, bien que s’occupant de banque, comptait de nombreuses relations dans le monde des arts, avait décidé que ses deux fils seraient musiciens.

Il n’y avait qu’à s’incliner devant cette décision, mais, par bonheur, et contrairement à ce qui arrive généralement de ces affectations prématurées laissant trop souvent chez l’enfant le dégoût, parfois même la haine du métier entrepris invito corde, la semence musicale tomba chez César Franck dans un terrain merveilleusement apte à la faire germer et fructifier.

À peine âgé de onze ans, il entreprenait en Belgique, sous la conduite de son père, une tournée de concerts, au cours de laquelle il eut l’occasion de rencontrer une jeune pianiste, d’un an plus âgée que lui, et faisant également la même tournée de virtuose ; c’était la petite Garcia, qui devint plus tard notre célèbre cantatrice Pauline Viardot.

À douze ans, il avait terminé ses études à l’école de musique de sa ville natale et son père, désireux de le voir réussir sur un plus vaste théâtre, émigra avec ses deux fils à Paris, en l’année 1835. Là, César commença et poussa même assez loin l’étude du contrepoint, de la fugue et de la composition sous la direction de Reicha, dont il recevait des leçons particulières ; mais, celui-ci étant mort en 1836, le père du futur auteur des Béatitudes sollicita pour son fils l’admission au Conservatoire royal. Ce ne fut que l’année suivante, en 1837, que César put entrer comme élève dans la classe de Leborne pour la composition, et dans celle de Zimmermann pour le piano. Au bout de cette même année, il remportait dans la première de ces classes un premier accessit de fugue, mais son concours de piano, en 1838, donna lieu à une fort singulière aventure qui mérite d’être contée.

Après avoir exécuté de façon tout à fait supérieure le Concerto en la mineur de Hummel, morceau imposé, le jeune Franck ne s’avisa-t-il point, à l’épreuve de lecture à vue, de transposer à la tierce inférieure le morceau à déchiffrer et de le jouer ainsi sans une faute ni une hésitation ?

Cela n’était point prévu au règlement des concours, et cette hardiesse, de la part d’un élève de quinze ans et demi, sembla tellement irrévérencieuse au vieux Cherubini, alors directeur du Conservatoire, qu’il se refusa obstinément à attribuer au jeune concurrent un premier prix cependant bien mérité ; mais comme, en dépit de son esprit formaliste et autoritaire, l’auteur de Lodoïska n’était point injuste, il proposa au jury de décerner au pianiste téméraire une récompense spéciale, hors concours, que l’on dénomma de l’appellation pompeuse de « grand prix d’honneur ». — C’est la seule fois, à ma connaissance, qu’il ait été donné, à un concours instrumental du Conservatoire de Paris, une récompense de cette nature.

En 1839, Franck obtient son second prix de fugue. L’esprit de combinaison, qualité essentielle à la confection de ce bizarre et inutile logogriphe qu’on appelle la fugue d’école, était tellement naturel chez le jeune wallon — comme chez ses ancêtres de l’époque du contrepoint vocal, — qu’il n’employa pour parfaire sa fugue qu’une fort minime portion du temps attribué par le règlement à cette composition ; son père, le voyant rentrer à la maison si tôt, alors que les autres concurrents avaient encore devant eux un grand nombre d’heures de travail, commençait à lui reprocher aigrement de n’avoir point apporté assez de soin à cette épreuve d’où dépendait son avenir, le jeune homme, souriant, se contenta de répondre : « Je crois que c’est bien. » Toute la confiante candeur du Franck que nous avons connu est déjà dans cette réponse.

L’année suivante, malgré un sujet assez ingrat donné par Cherubini, le premier prix de fugue lui était décerné à l’unanimité (19 juillet 1840).

En 1841, nouvelle surprise pour le jury. César, élève de la classe de Benoist (auquel il succéda en 1872), concourait pour le prix d’orgue.

On sait que les épreuves de ce concours sont, actuellement encore, au nombre de quatre : accompagnement d’un plain-chant donné, exécution d’une pièce d’orgue avec pédale, improvisation d’une fugue, improvisation d’un morceau libre en forme de sonate, ces deux dernières épreuves d’après des thèmes fournis par l’un des membres du jury. Or, Franck ayant observé, grâce à son merveilleux instinct du contrepoint, que le sujet donné de la fugue se prêtait à certaines combinaisons avec le thème du morceau libre, entreprit de les traiter simultanément, de façon que l’un servît de repoussoir à l’autre.

Il fut, nous racontait-il lui-même, « très heureux dans la combinaison des deux sujets », mais les développements fournis par cette façon insolite de traiter le morceau libre ne laissaient pas que de prendre des proportions inusitées pour ce genre d’épreuve, en sorte que les membres du jury (duquel Cherubini, malade, ne faisait point partie) ne comprenant rien à ce tour de force tout à fait en dehors des habitudes du Conservatoire, n’attribuèrent tout d’abord aucune récompense à ce gêneur… et il fallut que Benoist, le professeur du trop ingénieux élève, vint tout exprès leur expliquer la situation, pour que, revenant sur leur malencontreuse décision, ces messieurs se décidassent à accorder au jeune homme… un second prix d’orgue ! Dès ce moment, peut-être, Franck commença à devenir suspect aux yeux des gens officiels…

Il ne lui restait plus alors qu’une seule haute récompense à ambitionner à l’école : le prix de Rome. Il se préparait à prendre part au concours de l’Institut ; il le pouvait, bien qu’on ne le crût pas Français[2], mais un ordre subit de son père l’obligeait, au milieu de l’année scolaire, à quitter définitivement le Conservatoire.

Le 22 avril 1842, Franck était rayé des contrôles de notre école nationale de musique ; il lui était enjoint d’entreprendre la carrière de virtuose

C’est à cette époque que remontent la plupart des œuvres pour piano seul, duos concertants à quatre mains, transcriptions, caprices originaux, fantaisies brillantes, bref, tout ce qui constituait alors le bagage obligé du pianiste compositeur.

Notre siècle ne connaît plus — heureusement — ces carrières de météores de la musique, éblouissant toutes les capitales de l’Europe de leur éclat fulgurant mais passager, incendiant imaginations et cœurs féminins et faisant fondre des lingots d’or sur tout le cours de leur romantique trajectoire.

Tels, Thalberg et Liszt, pour ne citer que les plus illustres.

Le père de notre maître avait rêvé pour son fils aîné une existence de ce genre, qui n’allait cependant guère avec les goûts et le tempérament de celui-ci, il l’obligeait donc à tirer parti de son talent de pianiste et à produire périodiquement un certain nombre de compositions à cet usage.

Cependant, malgré ces « travaux forcés » auxquels Franck se voyait condamné de par l’autorité paternelle, il ne pouvait s’empêcher, en sincère et digne artiste qu’il était, de chercher et de trouver, même dans les plus insignifiantes productions, des formes nouvelles, non point encore des formes esthétiques de haute composition comme cela lui arrivera plus tard, mais des combinaisons de doigtés originaux, de dessins encore inemployés, de dispositions harmoniques donnant au piano une sonorité non encore entendue ; c’est ainsi qu’à ce point de vue, certaines des premières œuvres pour piano, comme l’Églogue, op. 3 (1842), et la Ballade, op. 9 (1844), offrent de spéciales innovations dont l’étude peut tenter des musiciens et surtout des pianistes.

C’est aussi à cette époque qu’appartiennent les trois premiers trios (sous le titre : op. 1) ; Franck les écrivit alors qu’il était encore au Conservatoire et son père lui en dicta la dédicace : À S. M. Léopold Ier, roi des Belges.

Si je me souviens bien d’un entretien que j’eus, au sujet des trios, avec mon maître, une audience de cour dans laquelle le jeune César devait présenter lui-même ses œuvres à leur auguste dédicataire fut le prétexte invoqué pour lui faire abandonner subitement le Conservatoire, son père fondant, disait-il, sur la dédicace en question les plus fantastiques espérances que rien, hélas, ne vint justifier dans la suite.

Je reviendrai sur ces trios dans la seconde partie de cette étude et spécialement sur le premier, en fa dièze mineur, qui marque une étape dans l’histoire de l’art musical.

On ne possède aucun détail sur le séjour de deux années que fit le maître en Belgique, après sa sortie hâtive du Conservatoire. Il est probable que son père n’y rencontra pas les avantages qu’il y était allé chercher, puisque, en 1844, nous retrouvons toute la famille installée de nouveau à Paris, dans un logement de la rue La Bruyère, et sans beaucoup d’autres ressources que les cachets, leçons ou concerts, que pouvaient fournir à la communauté les deux fils, Joseph et César.

C’est alors que commença pour le maître cette vie de labeur incessant et régulier qui se déroula sans trêve et sans à-coups pendant un demi-siècle, lui apportant parfois — rarement — la diversion d’un concert où l’on exécutait quelqu’une de ses œuvres.

Ce fut d’abord, le 4 janvier 1846, dans la salle du Conservatoire, (qu’une administration plus libérale que celle qui régit actuellement les Beaux-Arts mettait assez facilement à la disposition des artistes vivants), la première audition de Ruth, églogue biblique dont il avait entrepris la composition dès sa rentrée à Paris. Si l’œuvre commanda la sympathie et l’attention de certains musiciens, sincères ou non[3], la plupart des critiques attitrés n’y virent qu’une « plate imitation » du Désert de Félicien David qui avait obtenu deux ans auparavant un retentissant succès et dont l’éphémère renommée était encore dans toute sa vigueur. — Un peu plus tard, ce sera des œuvres de Richard Wagner dont se serviront les écrivains musicaux pour accabler sous la comparaison un nouvel ouvrage, cela jusqu’à l’époque contemporaine où les mêmes écrivains musicaux ont pris le singulier parti d’exalter a priori toutes les œuvres nouvelles, de quelque valeur qu’elles puissent être, au détriment, le plus souvent, des chefs-d’œuvre anciens,… curieux retour des choses.

Toutefois, l’un des critiques de 1846, mieux disposé que les autres, écrivait ceci : « M. César Franck est naïf, excessivement naïf, et cette simplicité l’a, avouons-le, assez bien servi dans la composition de Ruth, oratorio biblique… » Vingt-cinq ans plus tard, le 24 septembre 1871, eut lieu, au Cirque des Champs-Élysées, une seconde audition de Ruth, et le même critique, enthousiasmé, écrivit cette fois, sans peut-être se rappeler qu’il avait déjà entendu le susdit oratorio : « C’est une révélation ! Cette partition qui, par le charme et la simplicité mélodiques, rappelle le Joseph de Méhul, avec une grâce plus tendre et plus moderne, peut être hardiment qualifiée de chef-d’œuvre… »

Mais les temps deviennent plus durs pour la famille Franck ; les amateurs riches qui formaient le plus clair de la clientèle des deux jeunes gens, effrayés par la tournure que prenaient les événements politiques, avaient presque tous déserté Paris et les ressources diminuaient à vue d’œil.

Ce fut ce moment que choisit César pour se marier.

Épris, depuis quelque temps déjà, d’une jeune artiste dramatique, fille d’une tragédienne alors célèbre, Mme Desmousseaux, il n’hésita pas à l’épouser malgré la rigueur des temps et les récriminations de ses parents scandalisés de voir une femme de théâtre entrer dans leur famille.

Le mariage eut lieu à l’église de Notre-Dame de Lorette dont César Franck était alors organiste, le 22 février 1848, en pleine insurrection. Le cortège de noce dut, pour parvenir à l’église, enjamber une barricade, et les futurs époux furent aidés de fort bonne grâce, en cette délicate opération, par les émeutiers massés derrière la fortification improvisée.

Peu après son mariage, Franck ayant perdu tous ses élèves, mal vu et mal compris par son père auquel il ne pouvait plus fournir aucune ressource, dut abandonner définitivement la maison paternelle et se créer une existence nouvelle. Il lui fallait, en effet, doubler la somme de travail qu’il donnait antérieurement, en remplaçant par la quantité la qualité des leçons perdues et en se livrant à d’infimes besognes de métier ; mais, libre dès lors d’ordonner lui-même la disposition de son temps, il prit, à ce moment, la résolution de consacrer chaque jour, quoiqu’il advint, une ou deux heures soit au travail de composition, soit à la lecture d’ouvrages littéraires ou musicaux capables de lui élever l’esprit ; c’est ce qu’il appelait lui-même : « réserver le temps de la pensée ».

Jusqu’à ses derniers jours, rien ne le détourna de la pratique de cette résolution : c’est à elle que nous devons tous ses chefs-d’œuvre.

En 1851, pour la première fois, Franck tentait une entreprise qu’il ne devait renouveler que vers la fin de sa carrière, la composition d’un ouvrage dramatique, on disait alors : un opéra.

Sur un sujet hollandais, dont l’action se passait vers la fin du XVIIe siècle, Alphonse Royer et Gustave Vaes, librettistes alors en vogue, lui fournirent un canevas à musique ni meilleur ni plus mauvais que tous ceux en usage à cette époque. Plein d’ardeur, le maître se mit au travail, poursuivant sans trêve l’achèvement des trois actes de son Valet de ferme (tel était l’intitulé de l’opéra). Comme il ne lui était pas possible d’abandonner, même momentanément, ses leçons et ses occupations journalières, il consacra à cette besogne la plus grande partie de ses nuits et y mit un tel acharnement que l’œuvre, commencée en décembre 1851, était complètement terminée et instrumentée dans les premiers mois de l’année 1853. Le pauvre Franck paya cher ce surmenage : à la suite de ce travail, il tomba dans un état de prostration intellectuelle qui lui enleva pendant un certain temps non seulement la faculté de composer mais même celle de penser, tout effort de l’esprit devenant pour lui une insurmontable fatigue.

Et tout cela fut en pure perte au point de vue pratique, car, quelques années plus tard, — ce qui dut tout d’abord sembler à Franck une chance inespérée, — Alphonse Royer, étant devenu directeur de l’Opéra, refusa péremptoirement de montrer le Valet de ferme, sous le spécieux prétexte que, le livret étant de lui, cela lui était interdit par les règlements administratifs. Il est vrai de dire qu’il avait été suffisamment rétribué de sa fourniture sur les maigres émoluments du pauvre musicien qui avait failli y perdre la santé.

Au surplus, vers la fin de sa vie, le maître ne tenait plus cette hâtive partition qu’en assez médiocre estime : « Ce n’est pas à graver », répondait-il à ceux qui lui en parlaient[4].

Sur ces entrefaites, l’abbé Dorcel, digne prêtre qui, étant vicaire à Notre-Dame de Lorette, avait soutenu le jeune organiste en ses premières épreuves et s’était activement occupé de son mariage, fut nommé à la paroisse Saint-Jean-Saint-François, au Marais, église dont la tribune venait d’être enrichie d’un grand orgue de Cavaillé-Coll, ce génial inventeur qui mourut pauvre. Le bon abbé s’empressa d’appeler à ce poste son jeune ami de Notre-Dame de Lorette, et Franck s’écriait, tout heureux de se trouver maître d’un aussi bel instrument : « Mon orgue, c’est un orchestre ! »

Mais ce ne fut que quelques années plus tard qu’il rencontra le calme et définitif asile qui fut, je ne crains pas de l’affirmer, le véritable berceau d’où sortit une nouvelle manière d’être de son talent, et où commença ce que l’on peut appeler sa seconde époque musicale.

L’actuelle basilique de Sainte-Clotilde venait d’être achevée, remplaçant la modeste église de Sainte-Valère, et Cavaillé-Coll, alors dans toute la plénitude de son génie d’ouvrier-poète de sonorités, venait d’y installer son chef-d’œuvre, cet admirable instrument qui, après cinquante ans, a encore conservé toute sa fraîcheur de timbre et toute l’amplitude de son harmonieuse résonnance[5].

C’était bien autre chose que le modeste orchestre de Saint-Jean-Saint-François, aussi César Franck, poussé bien plus par l’intérêt artistique que par une pensée de lucre, se présenta pour le poste d’organiste de Sainte-Clotilde (où il occupait depuis 1858 celui de maître de chapelle) et finit par l’obtenir malgré les intrigues de ses nombreux compétiteurs.

C’est dans la pénombre de cette tribune, dont je ne puis me souvenir moi-même sans émotion, que s’écoula la meilleure partie de sa vie, c’est là que, pendant trente ans, chaque dimanche, chaque jour de fête et les derniers temps, chaque vendredi matin, il vint attiser le feu de son génie en d’admirables improvisations souvent bien plus hautes de pensée que nombre de morceaux de musique ciselés avec adresse, c’est là, assurément, qu’il prévit et enfanta les sublimes mélodies qui devaient former la trame musicale de ses Béatitudes.

Oh ! nous le connaissions bien, nous ses élèves, le chemin qui conduisait à cette bienheureuse tribune — chemin ardu et difficile comme l’Évangile nous présente celui du ciel — où, après avoir gravi la ténébreuse spirale d’un long escalier à vis percé de rares meurtrières, on se trouvait tout à coup face à face avec une sorte de monstre d’aspect antédiluvien, à l’ossature compliquée, à la respiration pesante et inégale, qu’à plus ample examen on reconnaissait être l’organe vital de l’orgue actionné par deux vigoureux souffleurs.

Là, il fallait encore descendre un petit escalier de quelques marches, bas, resserré et absolument privé de lumière, dernière épreuve fatale aux chapeaux hauts de forme et cause de bien des faux pas pour les non-initiés. Après quoi, ouvrant l’étroite janua cæli, on se trouvait suspendu à mi-distance entre le pavé et la voûte de l’église et l’on oubliait tout dans la contemplation du profil attentionné et surtout du front puissant d’où sortait sans effort apparent toute une théorie de mélodies inspirées et d’harmonies subtilement exquises qui, s’enroulant quelques instants autour des piliers de la nef, allaient enfin se perdre tout en haut, aux courbures des ogives.

Car César Franck avait, ou plutôt était le génie même de l’improvisation et aucun organiste moderne, voire des plus renommés comme exécutants, ne saurait lui être comparé, même de loin, sous ce rapport[6]. Aussi, quand parfois — mais rarement — l’un de nous était appelé à remplacer le maître retenu par d’autres occupations, n’était-ce pas sans une sorte de terreur superstitieuse que nous osions caresser de nos mains profanes cet être quasi surnaturel accoutumé à vibrer, à chanter, à pleurer sous l’excitation du génie supérieur dont il était pour ainsi dire devenu partie intégrante.

D’autres fois, le maître invitait quelques amateurs, quelques amis, quelques artistes étrangers à venir prendre place à sa tribune ; c’est ainsi que, le 3 avril 1866, son unique auditeur, Franz Liszt, sortit émerveillé de Sainte-Clotilde, évoquant le nom de J.-S. Bach en un parallèle qui s’imposait de lui-même.

Mais que ce fût devant des invités de choix, devant ses élèves, ou simplement pour les fidèles assistant à l’office, les improvisations de Franck étaient toutes aussi profondément pensées, aussi soignées d’exécution les unes que les autres, car il ne jouait point de l’orgue pour être écouté, mais pour s’acquitter le mieux qu’il pouvait d’un devoir envers Dieu et sa propre conscience. Et ce qu’il pouvait, c’était de l’art sain, élevé, sublime.

Décrire ces improvisations, dont nous n’avons bien senti tout le prix que lorsque nous n’avons plus été à même de les entendre, serait une tâche impossible ; je laisse à ceux qui, comme moi, ont été les commensaux habituels de ces festins d’art, la douceur d’un souvenir qui bientôt s’envolera comme se sont évanouies elles-mêmes ces géniales et éphémères créations.

Ainsi, pendant dix ans, Franck se recueille, vivant sa tranquille vie d’organiste et de professeur et faisant succéder à la fièvre de production des jeunes années une période de calme où il n’écrit que des pièces d’orgue et de la musique d’église. Mais ce calme n’est que précurseur d’une nouvelle transformation, définitive, celle-là, à laquelle la musique devra de sublimes chefs-d’œuvre.

Toute sa vie, Franck avait été possédé du désir de traiter musicalement le bel évangile du Sermon sur la montagne ; il avait déjà (nous en parlerons dans la partie critique de cet ouvrage) tenté plusieurs essais sur ce sujet qui convenait si bien à son esprit de croyant et à son tempérament puissant et passionné. En l’année 1869, il fut enfin à même de pouvoir travailler sur un poème, sinon de premier ordre comme poésie et versification, au moins respectueux du texte sacré tout en le paraphrasant de manière à donner lieu à d’importants développements musicaux.

À peine muni de ce canevas, il se mit aussitôt à la besogne avec un tel enthousiasme qu’il en écrivit sans s’interrompre les deux premières parties.

Ce travail fut arrêté par un événement qui ne pouvait laisser indifférente aucune âme française, et Franck, bien que né en Belgique, était bien français de cœur et de choix ; cet événement, c’était la guerre de 1870.

Trop âgé pour prendre du service actif, le maître avait vu ses jeunes disciples se disperser au vent mauvais de nos défaites et laisser le contrepoint, l’orgue ou le piano pour aller manier le fusil dans les vaillantes armées improvisées que notre pays sut, six mois durant, opposer aux envahisseurs victorieux. Plusieurs de ces disciples ne revirent pas le maître aimé… ou, comme Alexis de Castillon, succombèrent peu après la guerre aux fatigues de cette rude campagne d’hiver.

Trois d’entre eux, Henri Duparc, Arthur Coquard et l’auteur de ces lignes (qui n’avait cependant point encore osé alors présenter au maître ses informes essais de composition) étaient, comme Franck lui-même, enfermés dans Paris assiégé.

Un soir, dans l’intervalle de deux gardes aux avant-postes, ayant été visiter le maître en son calme logis du boulevard Saint-Michel, nous le trouvâmes tout frémissant d’enthousiasme à la lecture d’un article du journal le Figaro où était célébrée, en une prose suffisamment poétique, la mâle fierté de notre cher Paris blessé, mais résistant encore : « Je veux en faire la musique ! » s’écria-t-il après nous l’avoir lu. Peu de jours après, il nous chantait fiévreusement le résultat de son travail, plein de patriotique inspiration et de chaleur juvénile :

Je suis Paris, la reine des cités, etc.


Cette ode n’a jamais été gravée jusqu’ici et ce fut la première fois qu’un musicien osa s’aventurer à composer sur un poème en prose.

En 1872, se produisit dans la carrière du maître un bien singulier incident : il fut nommé, on ne sait comment — et lui-même, si étranger à toute intrigue, le sut moins que personne — professeur d’orgue au Conservatoire.

Le vieux Benoist, atteint par la limite d’âge (il était entré en fonctions à la fondation même de la Classe, en 1822), prenait définitivement une retraite bien gagnée ; comment se fit-il qu’un ministre, par hasard clairvoyant, s’avisa de penser pour cette place à l’organiste de Sainte-Clotilde, si peu officiel d’allure et d’esprit ? C’est un mystère qui n’a point été élucidé.

Quoi qu’il en soit, César Franck prenait possession de la Classe d’orgue, le 1er février 1872, et dès cet instant, il commençait à être en butte à l’animosité, consciente ou non, de ses collègues qui se refusèrent toujours à regarder comme des leurs un artiste plaçant l’Art au-dessus de toute autre considération, un musicien aimant la Musique d’un amour sincère et désintéressé.

Cette même année, il écrivait, presque d’une traite (interrompant le travail des Béatitudes) la première version musicale de Rédemption, oratorio en deux parties sur un texte, assez médiocre, d’Édouard Blau, et Colonne, alors à ses débuts comme chef d’orchestre, en dirigeait la première exécution au concert spirituel du jeudi saint 1873.

Il s’en fallut de beaucoup que cette exécution fût satisfaisante ; Colonne n’avait point encore l’expérience qu’il a acquise depuis et un autre compositeur, dont le même personnel devait interpréter le lendemain vendredi saint, un oratorio de grande allure, absorba au bénéfice de son œuvre la presque totalité des répétitions affectées à ces deux concerts. Le bon « père Franck », sans défiance et sans fiel, dut se contenter (et il s’en contenta, tellement il était peu exigeant) d’une quasi-lecture à l’orchestre et d’une exécution excessivement sommaire qui ne produisit aucun effet ; il fut même forcé, en raison de la pénurie des répétitions, de supprimer le morceau symphonique qui formait interlude entre les deux parties de son œuvre et qu’il récrivit, du reste, complètement depuis.

À part les Éolides, poème symphonique d’après Leconte de Lisle, qui fit une éphémère apparition au concert de la Porte Saint-Martin, sous la direction de Lamoureux, en 1876, et ne fut nullement compris par le public, Franck ne travailla guère, pendant les six années qui suivirent Rédemption, qu’à son oratorio Les Béatitudes qui ne fut terminé qu’en 1879 et lui prit conséquemment dix ans de sa vie.

Conscient d’avoir produit une belle œuvre, le maître, dont l’âme naïve fut constamment en proie aux illusions quant à ce qui est de la vie pratique, s’imagina que le gouvernement du pays qu’il illustrait par son génie ne pouvait manquer de s’intéresser à la présentation d’une aussi haute manifestation d’art, et que, si le ministre connaissait sa nouvelle œuvre, il en apprécierait certainement la beauté et en favoriserait l’exécution.

Il organisa donc chez lui une audition privée des Béatitudes, après s’être soigneusement enquis de la date qui pouvait convenir au ministre des Beaux-Arts et avoir invité, par démarche personnelle, les critiques des grands journaux ainsi que les directeurs du Conservatoire et de l’Opéra. Les soli étaient confiés à des élèves de chant du Conservatoire ; quant aux chœurs, si importants, ils étaient composés d’une vingtaine d’exécutants, disciples particuliers du maître ou élèves de la classe d’orgue.

Franck, plein de joie de cette exécution en miniature, avait l’intention d’accompagner lui-même au piano, mais, première déception, l’avant-veille du jour fixé, il se foula le poignet en fermant une portière de voiture… ; il vint aussitôt me trouver pour me demander de tenir sa place au piano, et, fier de cet honneur mais un peu troublé par la responsabilité, je dus, en une seule journée, me mettre dans les doigts toute cette partition de façon à pouvoir la présenter convenablement aux hôtes de choix sur l’appui desquels le maître comptait si absolument.

Tout était prêt, les exécutants, au grand complet, n’attendaient que l’arrivée des invités pour commencer. À huit heures et demie, survient un message du ministre, disant « qu’à son grand regret, il lui était impossible de se rendre à la soirée, etc., etc. » Les directeurs du Conservatoire et de l’Opéra s’étaient excusés d’avance ; quant aux grands critiques, ils étaient retenus ce soir-là par une occupation autrement importante que l’audition d’un oratorio de génie : on donnait, dans un théâtre à femmes, la première représentation d’une opérette…

Quelques-uns de ces messieurs de la presse vinrent cependant se montrer, pour fuir au bout de quelques minutes ces régions si éloignées des grands boulevards ; seuls, deux des invités restèrent jusqu’à la fin, ce furent Édouard Lalo et Victorin Joncières, qui voulurent donner à Franck cette marque de déférence.

De cette audition dont il s’était promis tant de joie, le pauvre Franck sortit triste et un peu désillusionné, non point qu’il eût perdu confiance en la beauté de son œuvre, mais parce que tous, et nous-mêmes, ses amis, — nous en faisons maintenant notre mea culpa — nous ne lui avions point caché qu’une exécution intégrale des Béatitudes au concert nous paraissait impossible ; il avait donc pris, quoiqu’un peu amèrement, son parti de débiter sa partition par tranches ; c’est ainsi qu’il la présenta au comité de la Société des Concerts du Conservatoire qui lui fit longtemps attendre l’exécution de l’une des huit parties.

Quatorze ans plus tard, Colonne, qui avait une revanche à prendre de Rédemption, montait avec un grand soin et un réel souci du rendu artistique, l’oratorio des Béatitudes dans son entier. L’effet en fut foudroyant et le nom de Franck fut dès lors entouré d’une auréole de gloire dont l’éclat ne fit que grandir ; mais, depuis trois ans déjà, le maître était mort…

À la suite de la malencontreuse audition privée dont il a été fait mention plus haut, le ministre des Beaux-Arts, peut-être pris de remords, tenta de faire attribuer à César Franck l’une des classes de composition du Conservatoire, vacante par la retraite de Victor Massé, mais à l’auteur des Béatitudes, ce fut Ernest Guiraud, l’auteur de Madame Turlupin, qui fut préféré.

Par contre, et en guise de compensation, une insigne faveur fut accordée au maître par le gouvernement ; on l’éleva, concurremment avec les tailleurs, bottiers et fournisseurs de tout ordre des gens officiels, à la haute dignité d’… officier d’académie ! Tous les artistes furent profondément étonnés de cette attribution du ruban violet à celui qui semblait désigné pour le ruban rouge ; le seul auquel ce déni de justice parut tout à fait naturel, ce fut le maître lui-même…

Nous, ses élèves, nous étions indignés et ne le cachions pas. Comme l’un de nous ne s’était point tenu d’exprimer cette indignation en présence du maître, celui-ci se contenta de dire à voix basse, comme en confidence, et avec ce sourire exquis que nous ne saurions oublier : « Calmez-vous, calmez-vous,… on m’a donné bon espoir pour l’année prochaine ! … » Ce ne fut cependant que cinq ou six ans plus tard que Franck reçut enfin le ruban de chevalier de la Légion d’honneur, quelques musicastres habitués des antichambres ministérielles ayant dû naturellement passer avant lui ; mais ce serait une erreur de croire que cette distinction fut donnée au musicien, en tant qu’auteur de belles œuvres qui honorent l’art français… point du tout ! ce fut au fonctionnaire comptant plus de dix années de services que la croix fut attribuée, et le décret du 4 août 1885 porte seulement : « Franck (César-Auguste), professeur d’orgue ». Le gouvernement français avait décidément avec lui la main malheureuse !

Ce fut à propos de cette nomination et dans le dessein de montrer que Franck était mieux qu’un professeur d’orgue, que ses élèves et ses amis ouvrirent une souscription destinée à couvrir les frais d’un grand concert consacré uniquement aux œuvres du maître.

Le festival Franck eut lieu le 30 janvier 1887 au Cirque d’hiver sous la direction de J. Pasdeloup et de l’auteur lui-même. Le programme était composé comme suit :

PREMIÈRE PARTIE
SOUS LA DIRECTION DE M. JULES PASDELOUP
1. Le Chasseur maudit, poème symphonique.
2. Variations symphoniques pour piano et orchestre.
M. Louis Diémer.
3. Deuxième partie de Ruth, églogue biblique.
Mlle Gavioli, M. Auguez et les chœurs.



DEUXIÈME PARTIE
SOUS LA DIRECTION DE L’AUTEUR
4. Marche et air de ballet avec chœur d’Hulda, opéra inédit.
5 Troisième et huitième Béatitudes.
Mmes Leslino, Gavioli, Balleroy.
MM. Auguez, Dugas, G. Beyle.



L’exécution, mal préparée, avec un orchestre sans cohésion et des répétitions insuffisantes, fut déplorable. Pasdeloup, ce valeureux initiateur, premier champion de la musique symphonique en France, était alors très vieilli et n’avait plus aucune autorité ; il se trompa complètement de mouvement dans le final des Variations symphoniques qui fut une débâcle. Quant à Franck, il écoutait trop vibrer sa pensée intérieure pour prêter attention aux mille détails sur lesquels un chef d’orchestre doit avoir constamment l’esprit en éveil ; l’interprétation des Béatitudes s’en ressentit grandement, mais sa bonhomie était telle qu’il fut le seul à ne point déplorer cette triste exécution et, lorsque nous nous plaignions amèrement auprès de lui que ses œuvres eussent été si mal présentées, il nous répondait en souriant et en agitant sa large chevelure : « Mais non, mais non, vous êtes trop difficiles, mes enfants ; pour moi, j’ai été très content !… »

Les dernières années de la vie du maître virent l’éclosion de quatre chefs-d’œuvre qui resteront comme des points lumineux dans l’histoire de notre art : la Sonate de violon, écrite pour Eugène et Théophile Ysaye, la Symphonie en ré mineur. le Quatuor à cordes et enfin les trois Chorals pour orgue, qui furent son dernier chant.

La Symphonie fut exécutée pour la première fois à la Société des Concerts du Conservatoire le 17 février 1889, contre le gré de la plupart des membres du célèbre orchestre et grâce seulement à la bienveillante opiniâtreté du chef, Jules Garcin.

Les abonnés n’y comprirent quoi que ce soit, les musiciens officiels guère davantage ; l’un d’eux, professeur au Conservatoire et quasi factotum du comité, auquel je demandais son opinion, me répondait d’un ton frisant le mépris : « Ça, une symphonie ? Mais, cher Monsieur, a-t-on jamais vu écrire du cor anglais dans une symphonie ? Citez-moi donc une symphonie d’Haydn ou de Beethoven où vous trouviez du cor anglais… Allons, vous voyez bien que cette musique de votre Franck, c’est tout ce que vous voudrez, mais ça ne sera jamais une symphonie ! » — Voilà où on en était au Conservatoire, en l’an de grâce 1889…

D’autre part, à une autre issue de la salle des concerts, l’auteur de Faust et de Mireille, escorté d’un cortège d’adulateurs et d’adulatrices, décrétait pontificalement que cette symphonie était l’affirmation de l’impuissance poussée jusqu’au dogme… Gounod doit expier dans quelque purgatoire musical cette parole qui, venant d’un artiste comme lui, ne pouvait être ni sincère ni désintéressée…

Cette sincérité, ce désintéressement, nous allons les trouver chez le maître lui-même alors que, rentrant chez lui après l’exécution, chacun des membres de sa famille s’empressait de lui demander des nouvelles : « Eh ! bien, es-tu content de l’effet sur le public ? A-t-on bien applaudi ? » Et le père, ne songeant qu’à l’œuvre, de répondre, épanoui : « Oh ! cela a bien sonné comme je l’avais pensé[7] ! »

La Sonate qu’Eugène Ysaye promena à travers le monde fut pour Franck une source de douces joies, mais le plus grand de ses étonnements fut causé par le succès alors sans précédent de son Quatuor à cordes, à l’un des concerts de cette Société Nationale de Musique qui contribua si puissamment à faire avancer le goût français et dont Franck, qui en fut l’un des fondateurs en 1871, avait été nommé président depuis quelques années.

Lors de l’audition du 19 avril 1890, le public de la Société Nationale, dont l’initiation aux œuvres de forme nouvelle commençait à se faire, fut pris d’un sincère et unanime enthousiasme ; la salle Pleyel retentit d’applaudissements comme elle en entendait rarement ; tous les assistants étaient debout, acclamant, appelant le maître qui, ne pouvant imaginer pareil succès pour… un quatuor, s’obstinait à croire que ces manifestations allaient à l’adresse des interprètes. Cependant lorsque souriant, timide, effaré, il reparut sur l’estrade (il n’était guère coutumier du fait), il lui fallut bien se rendre à l’évidence de l’hommage et, le lendemain, tout fier de ce premier succès (à soixante-huit ans !), il nous disait naïvement : « Allons, voilà le public qui commence à me comprendre… »

Quelques jours après, le 27 avril, un second triomphe l’attendait à Tournai, où il assista à un concert de ses œuvres donné par le quatuor Ysaye.

Mais ces douces impressions furent chez lui de courte durée, car, au mois de mai de cette même année 1890, se rendant un soir chez son élève Paul Braud, il ne put se garer du choc d’un omnibus dont le timon le frappa au côté. Il n’en continua pas moins sa route, mais perdit connaissance en entrant chez Braud. Revenu à lui, il joua le second piano des Variations symphoniques qu’il fut obligé d’exécuter deux fois, et rentra boulevard Saint-Michel très fatigué.

Cependant, insoucieux de la douleur physique, il ne cessa point pour cela de mener sa vie de labeur quotidien, renonçant seulement à ce qui aurait pu être un plaisir pour lui. C’est ainsi que ses collègues du comité de la Société Nationale l’ayant invité à venir présider leur dîner annuel, à l’issue duquel on devait lui faire la surprise d’une seconde audition intime de son Quatuor, il dut, se sentant malade, refuser d’assister à ces amicales agapes, et en informer le comité par le billet ci-après :

17 mai 1890.
Chers amis.

C’est pour moi un très grand regret de ne pouvoir me joindre à vous ce soir, à ce banquet de fin d’année auquel je n’ai jamais manqué.

C’est un regret d’autant plus vif que je sais la fête que l’on comptait me donner en exécutant une deuxième fois mon quatuor qui a été si admirablement interprété le 19 avril.

Merci mille fois pour toutes les gracieusetés et intentions charmantes que vous avez toujours pour moi et croyez à mon inaltérable attachement à notre chère Société.

César Franck.



Cependant, vers l’automne, atteint d’une pleurésie fort grave, il fut forcé de s’aliter et des complications, suites de son accident mal soigné, s’étant déclarées, il succombait le 8 novembre 1890.

Bien peu de temps avant sa mort, il avait voulu se traîner encore à son orgue de Sainte-Clotilde afin de combiner et d’écrire la registration des trois admirables Chorals que, tel J.-S. Bach cent trente ans auparavant, il laissa comme un sublime testament musical.

Ces chorals, ultime prière du croyant, étaient sur son lit de mort lorsque le curé de la basilique qu’il avait remplie de ses sereines improvisations vint lui apporter, sur sa demande expresse, les derniers secours de la religion.

Simples comme sa vie furent ses obsèques. Le service, par autorisation spéciale, fut célébré non à Saint-Jacques, sa paroisse, mais à Sainte-Clotilde même où M. le chanoine Gardey, curé titulaire, prononça, en chaire, un émouvant éloge funèbre ; puis, sans faste ni apparat, le cortège se dirigea vers le cimetière de Montrouge où la dépouille du maître fut inhumée en un coin reculé. Elle fut exhumée quelques années après et transportée au cimetière Montparnasse.

Aucune délégation officielle du Ministère ou de l’Administration des Beaux-Arts n’accompagna le corps de Franck à sa dernière demeure ; le Conservatoire de musique lui-même, qui le comptait cependant au nombre de ses professeurs, négligea de se faire représenter à la cérémonie funèbre de cet organiste dont les hautes théories d’art avaient toujours semblé un danger pour la quiétude de l’établissement officiel. Ambroise Thomas, directeur, qui, toute sa vie, déversa de dithyrambiques lieux-communs sur de moins dignes tombes, s’empressa de se mettre au lit lorsqu’on lui annonça la visite d’un membre de la famille Franck venant l’inviter aux obsèques ; d’autres importants professeurs surent opportunément se déclarer malades et évitèrent ainsi de se compromettre[8].

Seuls, les nombreux élèves du maître, ses amis, les musiciens que son affabilité sans bornes avait attirés à lui, formèrent une couronne de respectueuse admiration autour du cercueil. César Franck, en mourant, avait légué à son pays une école symphonique bien vivante et vigoureusement constituée, telle que jamais la France n’en avait produit jusqu’alors.

Et c’est avec une grande justesse de prévisions qu’Emmanuel Chabrier, qui ne devait lui survivre que peu d’années, termina ainsi l’allocution très émue qu’il prononça sur la tombe, au nom de la Société Nationale de Musique :

« Adieu, maître, et merci, car vous avez bien fait ! C’est un des plus grands artistes de ce siècle que nous saluons en vous ; c’est aussi le professeur incomparable dont le merveilleux enseignement a fait éclore toute une génération de musiciens robustes, croyants et réfléchis, armés de toutes pièces pour les combats sévères souvent longuement disputés ; c’est aussi l’homme juste et droit, si humain et si désintéressé qui ne donna jamais que le sûr conseil et la bonne parole. Adieu !… »

Quatorze ans après ces intimes et affectueuses funérailles, presque jour pour jour, les mêmes disciples, les mêmes amis, les mêmes musiciens, hélas, un peu décimés par la mort, se retrouvaient réunis dans le square qui fait face à la basilique de Sainte-Clotilde pour l’inauguration d’un monument élevé à la mémoire du maître aimé ; mais, cette fois une foule enthousiaste s’était jointe à eux ; cette fois, — à l’exception d’un membre de l’Institut, dont l’inexplicable jalousie poursuivit Franck au delà du tombeau, — tous les gens officiels avaient tenu à figurer aux places d’honneur, le directeur des Beaux-Arts, le directeur du Conservatoire lui-même, y firent des discours très remarqués…

Que s’était-il donc passé de nouveau dans ces quatorze années ? — Tout doucement et sans que nul y ait pris garde, le nom de César Franck, naguère vénéré par quelques croyants seulement, était devenu célèbre.

Alors, cette Administration, ce Conservatoire qui, de son vivant, avaient ignoré, sinon méconnu l’obscur professeur d’orgue, s’empressèrent de se réclamer de lui ; alors, nombre de compositeurs qui auraient cru se compromettre en allant lui demander des conseils, se trouvèrent, comme par enchantement, avoir été ses élèves…

L’Institut, cependant, ne put se faire officiellement représenter à l’inauguration de ce monument, car, tandis qu’il accueillait dans son sein vénérable de flagrantes non-valeurs, comme l’auteur des Noces de Jeannette et celui du Voyage en Chine… pour ne parler que des morts, il ne sut jamais ouvrir ses portes à l’un des plus grands musiciens qui ait honoré notre pays de France.

Qu’importent, au reste, ces passagères étiquettes, qu’importent ces mesquines distinctions à ceux qui, comme un Veuillot en littérature, un Puvis de Chavannes en peinture, un César Franck en musique, ont su, par la beauté et la sincérité de leur œuvre, mériter le libre nom d’artiste créateur ?

  1. Le plus ancien de ces peintres fut Jérôme Franck, né en 1540 à Herrenthal en Campine et mort en 1610, à Paris, où, comme son descendant musicien, il avait émigré et avait obtenu le titre de peintre du roi Henri III. On citait comme son chef-d’œuvre une Nativité qu’il peignit pour l’église des Cordeliers, détruite par la Révolution.
  2. M. Georges C. Franck se réserve de donner ultérieurement des preuves de cette assertion.
  3. M. Georges C. Franck possède, à ce sujet, quelques curieuses lettres de compositeurs illustres.
  4. Propos rapporté par M. Georges C. Franck.
  5. « Si vous saviez comme je l’aime », disait le « père Franck » au curé de Sainte-Clotilde, « il est si souple à mes doigts et si docile à mes pensées ! » Propos cité dans l’allocution de M. le chanoine Gardey, le 22 octobre 1904.
  6. Je me souviens de certain offertoire sur le thème initial du VIIe quatuor de Beethoven, qui était bien près d’égaler en beauté la pièce même du maître de Bonn ; ceux qui ont assisté à cette improvisation ne me contrediront certes pas.
  7. Parole rapportée par M. Georges C. Franck.
  8. Les cordons du poêle étaient tenus par le Dr Ferréol, cousin du maître, Saint-Saëns, Delibes et Samuel Rousseau, l’un des plus anciens élèves.