César Franck (d’Indy)/p2/ch1

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Félix Alcan (p. 47-68).

L’ARTISTE
ET L’ŒUVRE MUSICAL



I

LA GENÈSE DE L’ŒUVRE.


Qui veut être à même de juger synthétiquement et avec sincérité l’œuvre d’un artiste de génie doit tout d’abord remonter aux causes premières, souvent lointaines, de cet œuvre et tâcher de discerner la souche d’art à laquelle on doit le rattacher.

Quelque opinion que l’on puisse avoir sur le plus ou moins d’importance de ce que l’on est convenu d’appeler la personnalité artistique, il est un fait indéniable que le gros bon sens du bégayant Bridoison se plaît à constater lui-même : « On est toujours le fils de quelqu’un. » Ni l’homme, ni l’œuvre de génie ne naissent spontanément sur terre ; ils se relient toujours à un ordre préétabli, parfois très antérieurement, dont ils restent, en des époques très diverses, comme de directes émanations.

Le développement de l’Art pourrait donc être assez justement comparé à l’état d’un arbre dont les invisibles racines s’alimentent des sucs de la terre, sources de la vie matérielle comme les religions sont celles de la vie artistique. Bientôt, le rythme de l’arbre se fait jour, il perce la croûte nourricière, il apparaît à l’air libre, plutôt résultante passive que cause efficiente ; de même, le premier ouvrier génial, bénéficiant inconsciemment du travail accompli par les forces cachées, commence à se manifester en des œuvres qui constituent plutôt un corps de doctrine que de véritables formes de beauté.

De cette tige, d’abord si ténue, qui est l’Art, sortent peu à peu des branches qui ont pour mission d’engendrer elles-mêmes un certain nombre d’autres rameaux, et c’est bien ainsi que se forment les diverses variétés de l’expression artistique. Tout rameau vigoureusement enté sur le tronc principal saura, sous l’action fécondante de la sève, porter feuilles, fleurs et fruits ; mais toute branche qui, soit pour cause d’accident ou de maladie, soit par refus de recevoir le suc nourricier, se sera séparée de l’entité traditionnelle, est fatalement destinée à se dessécher et à mourir.

Celle-ci, nous dit l’Évangile, sera coupée et jetée au feu.

Il n’en est pas autrement de la vie de l’Art que de l’existence de l’arbre ; chaque rameau, chaque artiste créateur, a une mission, celle de contribuer à la croissance du tronc d’où il est sorti. Certes, il peut pousser dans le sens qui lui plaît, prendre telle direction plus adéquate à sa nature, varier à l’infini ses produits, mais, tout en s’élevant toujours plus haut, il ne doit point cesser de s’alimenter à la source traditionnelle : telles sont les conditions imprescriptibles du véritable progrès.

C’est pour avoir voulu chercher son élément nutritif dans une sève déjà tarie, l’art païen, que la Renaissance, procédant par à-coups et malgré de glorieux et géniaux efforts, ne put donner le jour qu’à une forme d’art stérile et sans réelle portée esthétique.

Franck, lui, fut tout le contraire d’un renaissant. Bien loin de regarder la forme comme une fin, ainsi que firent la plupart des peintres et architectes de la Renaissance créant de cette façon un type de beauté conventionnel qui nuisit grandement au développement normal de l’art, (car il ne faut pas oublier que tradition et convention sont deux termes opposés par définition et qui s’excluent l’un l’autre), — encore plus éloigné du système de quelques modernes renaissants qui tendent à abolir toutes formes, peut-être parce qu’ils ne se sentent point assez forts pour en créer d’efficaces, Franck ne considéra jamais cette manifestation de l’œuvre qu’on appelle forme, que comme la partie corporelle de « l’être œuvre d’art », destinée à servir d’enveloppe apparente à l’idée qu’il nommait lui-même « l’âme de la musique » ; et nous verrons, en effet, dans ses œuvres, la forme se modifier selon la nature de l’idée, tout en restant fermement fondée sur les grandes assises qui constituent la tradition naturelle de tout art.

Si Franck n’eut rien d’un renaissant, il fut, au contraire, par ses qualités de clarté, de lumière et de vie, infiniment plus près des beaux peintres italiens des XIVe et XVe siècles ; ses ancêtres furent bien plutôt les Gaddi, les Bartolo Fredi, les Lippi que les artistes des époques postérieures. Les anges d’un Perugino même, avec leurs mouvements déjà un peu maniérés, n’ont presque plus rien de commun avec ceux de Rédemption, et s’il nous est permis de retrouver dans telle fresque de Sano di Pietro la Vierge des Béatitudes, il ne viendrait jamais à notre esprit d’évoquer cette image devant la belle boulangère qui servit de modèle au Sanzio ou même devant l’habile mise en scène d’une Pieta de Van Dyck ou de Rubens.

L’art de Franck fut donc, comme celui des peintres siennois et ombriens de la première époque, un art de claire vérité et de sereine lumière, mais de lumière toute spirituelle excluant toute touche de couleur violente, car, si Franck fut un expressif, il ne fut jamais un coloriste au sens réel du mot, il faut savoir lui reconnaître ce défaut, et, en cela encore, il devient impossible de le rattacher aux Flamands ou aux Hollandais.

Mais en continuant à rechercher ses liens ataviques, nous rencontrons une autre lignée d’artistes à laquelle il est intimement apparenté, celle des modestes et admirables constructeurs auxquels nous devons le merveilleux type de beauté et d’eurythmie qu’est notre cathédrale française. De nos doux imaigiers, de nos robustes bâtisseurs du XIIIe siècle français, César Franck, nous l’avons vu dans le portrait moral que nous avons tenté de tracer, partagea la modestie, la simplicité, l’abnégation, il en eut également l’absolue sincérité dans l’inspiration et la consciencieuse naïveté dans l’exécution de l’œuvre.

Je ne crains point d’être contredit en affirmant que nul musicien moderne ne fut plus honnêtement sincère, en ses œuvres comme en sa vie, que César Franck ; nul ne posséda à un plus haut degré la conscience artistique, cette pierre de touche du génie.

Dans plusieurs œuvres du maître, nous pouvons trouver la preuve de cette assertion ; en effet, l’artiste vraiment digne de ce nom n’exprime bien que ce qu’il a pu ressentir lui-même et éprouve de grandes difficultés à rendre par son art, un sentiment étranger à sa nature ; or, il est remarquable qu’en raison même de cette disposition dont j’ai parlé plus haut à ne pouvoir soupçonner le mal, Franck ne réussit jamais à exprimer d’une façon satisfaisante la perversité humaine, et, dans toutes celles de ses œuvres où il fut forcé de traiter des sentiments comme la haine, l’injustice, le mal en un mot, ces parties sont incontestablement de beaucoup les plus faibles ; il suffira, pour s’en convaincre, de lire les chœurs des révoltés, des injustes et des tyrans de la cinquième et de la septième Béatitudes, comme aussi la plus grande partie du rôle de Satan dans cette dernière où l’esprit du Mal prend l’allure pompeuse et déclamatoire d’un démon de Cornélius ou même de Wiertz.

Il est donc tout naturel qu’en dehors de la musique pure, genre dans lequel il excella, César Franck fût porté, par un talent que sa sincérité rendait conforme à son caractère, vers la peinture des scènes bibliques ou évangéliques — l’Ange et l’enfant, la Procession, la Vierge à la crèche, Ruth, Rébecca, Rédemption, les Béatitudes, — dans laquelle de radieuses théories d’anges, comme en purent rêver un Filippo Lippi ou un Giovanni da Fiesole, viennent se mêler à d’admirables justes pour chanter les perfections infinies du Très-Haut.

Son œuvre fut, comme celui de nos poètes de la pierre, de nos bons Français constructeurs de cathédrales, tout de splendide harmonie et de mystique pureté. Même lorsqu’il traite des sujets profanes, Franck ne peut se départir de cette conception angélique ; ainsi l’une de ses productions est en ce sens particulièrement intéressante, je veux parler de Psyché où il eut l’intention de paraphraser musicalement le mythe antique.

Cette partition est divisée, on le sait, en parties chorales où les voix jouent le rôle de l’ancien historicus racontant et commentant la fable, et en morceaux d’orchestre seul, petits poèmes symphoniques destinés à peindre le drame même qui se déroule entre les deux personnages agissants.

Or, prenons la pièce capitale de l’œuvre, le duo d’amour, pourrait-on dire, entre Psyché et Éros, il nous sera difficile de la considérer autrement que comme un dialogue éthéré entre l’âme, telle que la concevait le mystique auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, et un séraphin descendu des cieux pour l’instruire des vérités éternelles. Telle a, du moins, toujours été ma propre impression vis-à-vis de ce séduisant tableau.

D’autres maîtres, appelés à illustrer musicalement le même sujet, n’eussent point manqué de chercher à dépeindre, l’un, l’amour physiologique sous ses plus réalistes aspects (voyez par exemple le Rouet d’Omphale), l’autre cet érotisme discret et quasi-religieux qui fut très à la mode dans les salons il y a quelques années (comparez Ève et Marie-Magdeleine).

Je crois que Franck a su choisir la meilleure part et j’oserai même affirmer qu’en agissant ainsi, presque naïvement, il a serré de plus près la véritable signification de l’antique histoire qui eut de si nombreux avatars dans la poésie médiévale et même dans les temps modernes, jusques et y compris Lohengrin.

Mais c’est surtout en raison du don des géniales architectures, que la comparaison de la personnalité de Franck avec celle de nos artistes du XIIIe siècle français s’impose d’une façon bien nette. Choix judicieux des éléments premiers, discernement infaillible de la valeur et de la qualité des matériaux employés, et enfin entente merveilleusement pondérée de la mise en œuvre de ces matériaux et de l’ordre logique dans lequel ils doivent être présentés pour la bonne harmonie et la solidité du monument sonore.

Donc, si, par la pureté et la lumière dans l’invention, César Franck peut être rattaché aux primitifs italiens de la belle époque qui précéda le XIVe siècle, et si son origine wallonne peut expliquer la facilité de son intelligence à embrasser sans effort les combinaisons qui paraîtraient à d’autres les plus compliquées, il est et il restera éminemment français par l’esprit d’ordre, de style et de pondération qui règne sur son œuvre entier.

Et c’est peut-être pour cela, — car j’aime à supposer que ce n’est point chez eux mauvaise foi ou méconnaissance de l’art, — que les Allemands ne comprennent point encore sa musique dont la lumineuse logique se prête mal à être assimilée par des esprits, profonds je le veux bien, mais auxquels manquera toujours le sentiment des justes proportions et du bon style ; l’intempestif Walhalla grec près de Ratisbonne, les tableaux abscons de Bœcklin et les trop longs poèmes musicaux de Richard Strauss en sont de flagrantes preuves.

Parmi tous les critiques d’art qui ont plus ou moins intelligemment parlé du maître, aucun n’a mieux compris et plus excellemment exprimé le côté bien français du tempérament artistique de Franck qu’un professeur de philosophie, M. Gustave Derepas, qui publia en 1897 une étude très documentée sur la vie, l’œuvre et l’enseignement de l’auteur de Rédemption. On m’en voudrait de ne pas citer textuellement quelques passages de cette plaquette, probablement introuvable aujourd’hui et qui vaut cependant, pour la pénétration intime de l’esprit de Franck, beaucoup mieux que bien des articles plus pompeusement écrits et émanant de critiques dits autorisés.

Au cours d’une comparaison entre la conception d’art wagnérienne et celle de Franck, M. Derepas écrit : « Le mysticisme de César Franck traduit l’âme directement et lui laisse, en ses élans vers le divin, sa pleine conscience. La personne humaine, à travers les accents de l’amour joyeux ou douloureux, garde son intégrité. Tout cela parce que le Dieu de César Franck lui a été révélé par l’Évangile et diffère du Wotan des Nibelungen comme le plein jour de midi diffère du pâle crépuscule. Franck laisse aux Allemands leurs nébuleuses rêveries ; il garde toujours du Français, ce à quoi nous ne tenons peut-être plus assez : la raison lumineuse, le bon sens, avec l’équilibre « moral[1]. »

Un peu plus loin, il ajoute : « L’atmosphère où se meut César Franck s’éclaire d’une lumière très nette, s’anime d’un souffle qui est vraiment la vie. Sa musique ne fait ni la bête, ni l’ange. Bien équilibrée à égale distance des grossièretés matérialistes et des hallucinations d’un équivoque mysticisme, elle prend l’homme avec ses douleurs et ses joies positives pour l’élever sans vertige vers la paix et la sérénité, en révélant en elle le sens du divin. Elle provoque ainsi, non plus l’extase mais le recueillement. L’auditeur qui s’abandonnerait docilement à sa bienfaisante action, reviendrait de la superficielle agitation au centre de l’âme et y retrouverait, avec le meilleur de lui-même, l’attrait du suprême désirable qui est en même temps le suprême intelligible. Sans cesser d’être homme, il se sentirait plus près de Dieu. Cette musique vraiment sœur de la prière comme de la poésie, au lieu d’énerver et d’affaiblir, rend à l’âme, ramenée à sa source, la sève des sentiments, des lumières, des élans, elle ramène vers le ciel, lieu du repos[2]. Bref, elle nous conduit de l’égoïsme à l’amour, par le procédé des vrais mystiques chrétiens : du monde à l’âme, de l’âme à Dieu : ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora.

« Aimer, ne sortir de soi que pour monter plus haut, c’est bien la méthode dont nous parlions précédemment, pratiquée d’instinct par les plus fiers génies ; ce fut celle de César Franck et elle donne le secret de son style. »

Quittons maintenant les considérations générales et les questions d’atavisme artistique et tâchons d’appliquer les précédentes remarques à la production musicale même de l’artiste ; nous ne manquerons pas, en examinant synthétiquement l’œuvre, d’être frappés du profond classicisme qui en émane. M. Paul Dukas, dont la plume élégante et sûre traça dans la Chronique des Arts[3] un si digne aperçu du style du maître, écrit avec une parfaite justesse d’observation : « Son classicisme n’est point de pure forme, ce n’est pas un remplissage plus ou moins stérile de cadres scholastiques comme en suscita par centaines l’imitation de Beethoven et plus tard de Mendelssohn, comme en produit chaque année le respect de vaines traditions. La musique de Franck se manifeste, il est vrai, de préférence, d’après l’ordonnance régulière des coupes consacrées par le génie des maîtres, mais ce n’est point de la reproduction des formes de la sonate ou de la symphonie qu’elle tire sa beauté. Ces grandes constructions sonores où se complaît une pensée qui, pour s’exprimer toute, a besoin des amples périodes, du vaste espace qu’elles lui accordent, s’édifient d’elles-mêmes, ainsi qu’il sied, sous l’impulsion nécessaire de son développement. Et c’est parce que, chez Franck, cette pensée est classique, c’est-à-dire aussi générale que possible, qu’elle revêt naturellement la forme classique, et non pas en vertu d’une théorie préconçue ni d’un dogmatisme réactionnaire qui subordonnerait la pensée à la forme.

« Les productions de cette espèce, semblables à des organismes dans lesquels la fonction crée l’organe, sont aussi différentes des schématismes de la plupart des néo-classiques qu’un corps vivant d’une cire anatomique. Elles se soutiennent aussi fortement par leur principe caché que les ouvrages dans lesquels la forme n’est pas engendrée par la pensée se soutiennent peu. Elles prospèrent où ils languissent et, tandis qu’ils passent, elles demeurent. »

Et j’ajouterai, moi, que c’est précisément parce que la pensée de Franck ne cesse de s’alimenter à la tradition (et ne reste point esclave de la convention) qu’elle a pu acquérir la force d’être absolument originale et par conséquent de pousser d’un sain et vigoureux élan sur l’arbre traditionnel, apportant ainsi sa contribution personnelle au progrès de la musique.

Beethoven, haute résultante de la force classique, qui, lui-même, avait commencé par écrire des pièces symphoniques de pure forme avant de se créer une place géniale dans la marche ascensionnelle de l’art, Beethoven avait jalonné, par les œuvres de sa troisième époque (1815-1827), une voie dans laquelle il s’était à peine engagé lui-même, mais qu’il ouvrait toute grande devant ceux de ses successeurs doués d’un tempérament assez solide pour s’y frayer une route, tout en sachant en éviter les dangers.

Il ne s’agissait de rien moins que de la transformation ou plutôt de la rénovation de la forme-sonate, cet admirable canevas de tout art symphonique qui s’était imposé depuis le XVIIe siècle à tous les musiciens en vertu de son harmonieuse logique. Cette rénovation, Beethoven l’indiqua, d’une façon peut-être un peu inconsciente, mais certaine cependant, par l’association au plan architectural de la sonate, de deux autres formes qui, jusqu’alors, en avaient été essentiellement séparées.

L’une, la fugue avait eu, avec J.-S. Bach, ses prédécesseurs et ses contemporains, un moment d’ineffable grandeur ; l’autre, la grande variation, n’ayant rien de commun, disons-le bien vite, avec le « thème varié » qui fit la joie des auditeurs d’Haydn et le tourment des pianistes romantiques, avait été entrevue par J.-S. Bach, esprit universel, et quelques très rares compositeurs.

Ce furent ces deux formes, traditionnelles s’il en fut, mais d’où la vie avait semblé se retirer peu à peu, que Beethoven remit en œuvre pour vivifier à nouveau la sonate languissante et ce fut de là que partit un système de structure musicale tout nouveau, mais cependant, et par cela même, basé solidement sur l’antique tradition.

N’ayant pas à faire ici un historique de l’art beethovénien, il me suffira, pour donner des exemples de cette transformation, de désigner les sonates pour piano, op. 106 et 110 et les quatuors op. 127, 131 et 132 ; ceux de nos lecteurs qui ont attentivement étudié ces œuvres de marche en avant me comprendront.

Ayant amorcé et éclairé la route par ces colossales lumières, Beethoven mourut, et, chose curieuse, personne, à ce moment, en aucune des trois nations artistiques, ne parut apercevoir ces lueurs nouvelles. L’Italie, splendeur musicale du XVIe siècle, se traînait alors dans une clinquante dégénérescence dont elle est fort loin d’être sortie à l’heure actuelle ; la France, enlisée dans l’opéra de l’école judaïque, ne fournissait aucune production d’ordre symphonique, car les quintettes à tout faire d’Onslow ne valent pas plus en ce sens que les quatuors de Gounod, les ouvertures d’Halévy ou les marches de Meyerbeer. Quant à Berlioz, adorateur passionné de Beethoven en ses écrits, — le comprit-il vraiment ? c’est un point qui est encore à élucider, — il en reste aussi éloigné que possible dans son art, et il est difficile de trouver des antipodes artistiques aussi complètement opposés par la pensée créatrice comme par l’exécution, que l’esprit qui conçut la Symphonie fantastique ou la Damnation de Faust et celui qui sut ordonner la Missa solemnis et le douzième quatuor.

Quant à la symphonique Allemagne, elle n’avait nullement profité des indications beethovéniennes ; aucun auteur n’avait tenté de faire sien cet héritage laissé, comme le glaive légendaire des sagas septentrionales : au plus digne.

Les élégantes symphonies de Mendelssohn, pas plus que celles de Spohr, n’ont apporté à l’ancienne forme aucun élément nouveau ; Schubert, Schumann, si primesautiers, si géniaux véritablement dans le genre du lied ou de la petite pièce instrumentale, se trouvent considérablement gênés dans la sonate ou dans la symphonie, — peut-être parce qu’ils ne savaient pas assez de ce que Spohr et Mendelssohn savaient trop ; — Brahms lui-même, malgré un sens du développement qu’on peut, sans exagération, rapprocher de celui de Beethoven, ne sut point tirer parti des précieux enseignements laissés pour l’avenir par le maitre de Bonn, et son copieux bagage symphonique ne peut être regardé que comme une continuation et non comme un progrès.

Le fil du discours beethovénien, rompu par le Destin, gisait donc inemployé, lorsqu’un jeune homme de dix-neuf ans s’avisa de tenter de le renouer à ses propres pensées et d’en faire le solide lien de formes et d’expressions musicales nouvelles.

C’est, en effet, vers la fin de l’année 1841, quatorze ans après la mort de Beethoven, que doit remonter la composition du premier trio (en fa dièze) de César-Auguste Franck, de Liège.

Comment le jeune élève du Conservatoire de Paris put-il concevoir l’idée d’établir une œuvre importante sur la base d’un thème unique concourant avec d’autres mélodies également rappelées au cours de l’ouvrage, à créer de toutes pièces un cycle musical (forme que Liszt seul avait entrevue sans arriver jamais à une parfaite présentation), cela est et restera probablement un mystère.

Quoi qu’il en soit, ce premier trio, avec ses deux thèmes générateurs, traités soit dans le sens de la fugue, soit dans celui de la variation comme Beethoven l’avait voulu, fut bien vraiment le point de départ de toute l’école synthétique de symphonie qui a surgi en France à la fin du XIXe siècle, et il doit, à ce titre, marquer une date dans l’histoire de la musique.

Dans l’œuvre de Franck lui-même, la Sonate, le Quintette, le sublime Quatuor, les Chorals et jusqu’aux Béatitudes, tout n’est qu’une conséquence de l’assimilation de l’héritage beethovénien à une intelligence vraiment créatrice.

Donc, tradition et classicisme dans l’édification et le style synthétique de son œuvre, et, en raison même de cela, liberté complète dans l’expression de sa propre personnalité qu’il sentait assez étayée sur cette tradition pour pouvoir lui laisser libre cours au point de vue de la marche mélodique et des agrégations harmoniques ; et c’est très justement que, dans l’article dont je citais tout à l’heure un fragment, M. Paul Dukas a pu dire : « La langue de César Franck est rigoureusement individuelle, d’un timbre et d’un accent jusqu’à lui inusités et qui la font reconnaître entre toutes. Aucun musicien n’hésiterait sur l’attribution d’une phrase encore inconnue du maître. La frappe harmonique, le contour de sa mélodie, la distinguent de toute autre aussi nettement qu’une phrase de Wagner ou de Chopin. Et peut-être n’est-ce qu’à la condition d’être doué d’une originalité musicale aussi puissante qu’il est permis de rechercher la grande expression, l’accent impersonnel à force de généralité, qui caractérise l’art classique. En tout cas, on peut affirmer sans crainte d’erreur que c’est de l’alliance de cette expression-là, se manifestant au moyen d’une forme traditionnelle, modifiée à l’infini par les particularités d’un vocabulaire et d’une syntaxe inouïs jusqu’à elle, que l’œuvre de César Franck prend toute sa grandeur. »

Pour se mieux rendre compte de la justesse de cette observation, il convient d’examiner de plus près encore le style du maître, et cet examen, on va le voir, aura pour résultat de constater ceci, que, dans la généralité de son œuvre, la sensation de nouveau, d’inentendu, de personnel en un mot, est due simplement à la consciencieuse application de son intime pensée artistique si nette, si claire, si sincère, aux trois éléments primordiaux de l’expression musicale : la mélodie, l’harmonie, le rythme. En effet, quelles seraient les principales caractéristiques du style de Franck, sinon :

Noblesse et valeur expressive de la phrase mélodique ;

Originalité de l’agrégation harmonique ;

Solide eurythmie de l’architecture musicale ?

Oui, notre maître était un mélodiste dans la plus haute acception du terme ; ses thèmes n’ont rien de commun avec ce que les habitués du Théâtre Italien nommaient indûment, pendant la plus grande partie du XIXe siècle du beau nom de mélodie ; ils ne ressemblent pas davantage aux courtes et essoufflées successions de notes que, dans certaines partitions modernes, on décore de l’étiquette motif. Les thèmes de Franck sont de vraies mélodies, amplement établies sur un sérieux et solide organisme ; il les cherchait longtemps et les trouvait presque toujours. Dans sa musique, tout chante et chante constamment ; il ne pouvait pas plus concevoir une pièce musicale sans une ligne mélodique aux contours très choisis mais très nets, qu’Ingres n’aurait pu songer à un sujet pictural sans l’entourer d’un impeccable dessin.

C’est également à la richesse et à l’abondance de la veine mélodique que l’harmonie de Franck doit toute son originalité ; en effet, si l’on veut considérer le discours musical horizontalement, suivant les principes féconds des contrapuntistes médiévaux, et non pas verticalement selon l’usage des compositeurs qui sont seulement harmonistes, on trouvera que les contours des diverses phrases mélodiques superposées, forment, dans cette musique, des agrégations de notes d’une nature particulière qui constituent un style autrement fort et séduisant que les banales et incohérentes suites d’accords alignées par les producteurs qui ne voient pas plus haut que leur traité d’harmonie.

Mais c’est principalement dans le domaine du rythme, pris dans sa plus large signification, ou, si l’on aime mieux, dans le domaine de l’architecture musicale, que Franck sut se créer une place absolument à part. Reprenant, comme je l’ai dit, l’art de la construction au point précis ou Beethoven l’avait laissé, il sut créer ce que nous nommons maintenant le style cyclique, (trouvaille aussi importante dans l’ordre symphonique que le fut le style wagnérien dans les manifestations dramatiques), et fonder sur la tradition des grands maîtres passés un nouveau mode de construction musicale dont je donnerai plus loin de frappants exemples.

Au surplus, la préoccupation de toute sa carrière fut de trouver dans tous les sens du rayonnement musical, des formes (j’allais dire des ondes) nouvelles, tout en gardant comme base d’investigation les principes certains et immuables posés par la tradition des génies de la Musique.

  1. César Franck, étude sur sa vie, son enseignement, son œuvre par Gustave Derepas, docteur ès lettres, agrégé de philosophie, Paris, Fischbacher, 1897.
  2. Les phrases en italique sont des citations tirées du livre du P. Gratry : Les Sources.
  3. Année 1904, no 33, p. 273.