César Franck (d’Indy)/p2/ch9
IX
LES BÉATITUDES
Singulière destinée que celle du genre de composition nommé oratorio, et bien digne d’une étude spéciale, car elle constitue l’un des plus curieux exemples de transformisme qu’il soit permis de constater dans l’histoire de l’Art.
Sorte d’opéra mystique au début, l’oratorio devient bientôt purement lyrique et se rapproche alors de la forme symphonique en adoptant la coupe Cantate ; mais, en notre époque moderne, époque tourmentée, époque toute de provisoire où la foi, subissant les assauts du doute, ne trouve plus en l’art sa naturelle expression, l’oratorio musical fut insensiblement amené à remplacer et à continuer un genre littéraire complètement abandonné : l’Épopée.
L’épopée, ce monument poétique dont nous n’approchons qu’avec une sorte de crainte superstitieuse, car ses manifestations, qu’on pourrait facilement compter, n’apparaissent que de loin en loin dans l’histoire, l’épopée que l’on ne rencontre qu’au cours des siècles dits de transition et dans des conditions particulières, fut longtemps, en effet, pour les peuples, la marque de passage d’une manière d’être établie à un nouvel état artistique et social.
Au sortir des influences purement mystiques et théocratiques qui abritèrent de tous temps le berceau des nations et des civilisations, s’ouvre toujours une ère de combats, héroïque dans l’antiquité, chevaleresque au moyen âge, précédant la période dans laquelle l’être humain, voire sa personnalité physique, devient l’objectif unique du mouvement social, jusqu’à l’avènement d’un nouveau cycle qui recommence et reproduit la marche des précédents.
C’est donc au milieu de la période de trouble, période de guerres gigantesques, de luttes intestines, d’actes sublimes et de crimes monstrueux que fleurit invariablement ce mystérieux lotus de la littérature que l’on nomme poème épique.
Telles, les épopées homériques, fixant la langue et la mythologie au seuil de la civilisation grecque, telle l’Énéide, lis croissant sur la limite même qui sépare le monde païen arrivé à l’état de scepticisme le plus complet de l’élan de foi enthousiaste sur lequel se greffa toute la grande civilisation chrétienne. Telle encore, cette Commedia à laquelle on accola à juste titre l’épithète de divine, et qui, née au milieu des incessantes luttes déchirant l’Italie, fut néanmoins une œuvre d’apaisement en laquelle se trouvent rassemblées et concentrées toutes les connaissances de l’époque, toutes les croyances exubérantes dont les croisades furent le généreux phénomène.
Lorsque l’épopée tente de se produire hors de son milieu ou des temps favorables à son éclosion, elle perd alors une partie de sa signification ; ce peut être un poème habilement versifié, avec une certaine apparence de grandeur, comme la Pharsale, le Paradis perdu ou la Messiade mais cela reste toujours une œuvre de dilettantisme et non plus la manifestation universelle, nécessaire, attendue.
En notre temps, l’âme humaine est trop inquiète, trop ballottée en tous sens pour être à même d’enfanter littérairement l’œuvre de naïve croyance que doit être l’épopée ; le chant un peu indéterminé du vers rythmé, assonnancé ou même rimé, ne suffit plus à éveiller l’intérêt des peuples et porter à la connaissance de tous les hautes pensées du poète ; il faut un autre élément pour remplir l’office de truchement intellectuel, élément doué d’une influence mystérieuse et quasi divine, mais aussi élément jeune, pouvant s’adapter, en raison de sa nature expressive, au besoin de rêve et d’idéal qui subsistera toujours au fond du cœur de l’homme, quelque peine que se donnent les apôtres du dogme matérialiste pour l’en arracher.
Cet élément vivificateur fut la musique.
Et le XIXe siècle vit éclore, de Beethoven à Franck, en passant par Schumann, Berlioz et Wagner, un grand nombre de productions, sacrées ou profanes, qui ne sont autre chose que des poèmes épiques musicaux.
Épopée, la Missa solemnis où l’auteur des neuf symphonies raconte la vie du Christ, la grandeur de sa doctrine et la soif de fraternelle paix, rêve de l’âme moderne. Épopées incomplètes si l’on veut, mais au moins matière épique, ce Faust où Schumann paraphrase le gigantesque poème de Gœthe, et cette Damnation où Berlioz tente d’assimiler ce même poème à notre esprit français ; épopée, cette Tétralogie où Wagner recrée, pour la plus grande gloire de la musique, les mythes et les symboles des croyances septentrionales, comme Homère avait naguère condensé les légendes méditerranéennes ; épopée enfin ces Béatitudes, œuvre dans laquelle le « père Franck » raconte presque naïvement la bienfaisante action d’un Dieu tout amour sur les destinées humaines.
Dans ce poème musical, en effet, toutes les
conditions requises aux temps classiques pour
la constitution du poème épique, se trouvent
remplies : unité, grandeur, plénitude et intérêt
du sujet, appropriation du milieu et du poète,
celui-ci faisant œuvre de foi en un siècle ravagé
par l’incrédulité, croyant lui-même fermement à
ce qu’il narre, et s’imposant aux sceptiques eux-mêmes
au moyen du discours musical, moins
précis, mais plus universellement captivant que
le poème versifié. Les Béatitudes furent donc
l’œuvre attendue de la fin du XIXe siècle, œuvre
qui, en dépit de quelques défaillances inévitables
(aliquando bonus dormitat Homerus), restera
comme un superbe temple solidement fondé
sur les bases traditionnelles de la foi et de
la musique, et s’élevant au-dessus des agitations
du monde, en fervente prière, vers le
ciel.
Ainsi qu’il en est pour presque tous les grands monuments de l’art, l’éclosion des Béatitudes fut précédée, dans la vie de leur auteur, d’une longue, très longue période de préparation ; de même dans la Vita nuova trouve-t-on des présages de la Divine comédie, de même rencontre-t-on avec stupéfaction l’esquisse du thème qui servira de sceau à la IXe symphonie dans un simple lied que Beethoven jette sur le papier en l’année 1804.
Les Béatitudes furent pour Franck l’œuvre de toujours.
Dès sa première jeunesse, dès l’instant où il se sent non plus virtuose, mais musicien créateur, il pense à une assimilation dans l’ordre sonore du beau poème d’idées qu’est le Sermon sur la montagne. Comment cette promesse de bonheur futur n’aurait-elle pas séduit ce chrétien, simple et fort en sa foi ? Comment ce Christ passant à travers les foules pour y jeter des paroles de justice et de paix ne fût-il pas devenu pour un Franck la manifestation faite musique d’un Dieu d’amour apaisant d’un geste les douleurs de l’humanité ?
Franck aimait ce texte, il le relisait souvent. On conserve dans sa famille un « Recueil des Saints Évangiles » qu’il avait reçu en prix à la fin d’une année scolaire ; la page, qui, en huit paragraphes, contient le divin discours, présente des traces d’usure démontrant qu’elle fut fréquemment consultée ; de plus, en marge de chacune des paroles du Christ, on remarque des coups d’ongle, ces coups d’ongle que nous, ses élèves, nous connaissions si bien et au moyen desquels, lorsqu’il n’avait pas de crayon à sa portée, il avait coutume de souligner les passages de nos devoirs que, soit approbation, soit blâme, il voulait nous signaler.
Une très ancienne pièce pour orgue, datant de ses débuts comme organiste, mais dont le manuscrit lui-même est égaré, portait comme suscription : « Le sermon sur la montagne » ; le même titre se reproduit en tête d’une Symphonie pour orchestre, à la façon des poèmes de Liszt, qui date également d’une époque assez ancienne et n’a point été publiée[1].
Traduire en une paraphrase musicale digne du sujet ce poème divin fut donc la constante pensée du maître ; mais il lui fallait pour cela un texte versifié…
Trop peu confiant en son éducation littéraire, il n’osait pas entreprendre lui-même ce travail et les librettistes d’alors ne se souciaient point (heureusement !) de perdre de fructueux moments pour fournir à cet organiste obscur un canevas dont le rendement pécuniaire ne pouvait se présenter que comme fort problématique.
Franck, qui n’était point l’ascète sauvage et intransigeant que décrivent certains critiques peu informés, acceptait très volontiers d’amicales invitations à dîner ou à passer la soirée ; il aimait à se rendre, le soir, dans certaines maisons amies pour se délasser de ses travaux du jour et on pouvait le rencontrer fréquemment dans la famille de M. Denis, alors professeur au lycée Saint-Louis. Celui-ci, frappé de l’enthousiasme avec lequel son ami l’organiste développait en causeries intimes le poème du Sermon sur la montagne dont le plan se faisait de plus en plus clairement dans sa tête et auquel il ne manquait qu’un texte écrit pour devenir musique, s’ingénia à chercher pour Franck un collaborateur littéraire et finit par trouver ce collaborateur en la personne de Mme Colomb, femme d’un professeur au lycée de Versailles.
Mme Colomb possédait une assez grande facilité de versification, elle avait même déjà publié quelques pièces qui lui avaient valu l’attribution d’un de ces prix que décerne annuellement l’Institut.
Le musicien, en quelques entrevues, lui expliqua donc la marche du poème telle qu’il la concevait et qu’il l’avait rêvée depuis tant d’années, et Mme Colomb lui fournit, sur ces données, des vers qui, pour n’être point fort remarquables comme poésie, sont néanmoins peu gênants et assurément bien préférables à ce qu’un librettiste de profession eût pu écrire en ce genre.
Voilà donc le maître nanti du texte si ardemment désiré. Aussitôt il se met au travail ; mais cela ne va point tout seul…, les retouches succèdent aux retouches et il semble bien que le compositeur ne soit tout d’abord pas très fixé sur le style musical à employer, il tâtonne, et ces tâtonnements sont restés sensibles, surtout dans la première partie de l’œuvre.
Cependant le prologue était venu assez vite et, à l’automne de l’année 1870, les deux premières Béatitudes étaient arrêtées musicalement. Pendant l’hiver de 1871, n’ayant point l’esprit assez libéré de l’angoisse qui pesait alors sur tous les cœurs français, et ne pouvant penser à créer du nouveau, il consacre ses heures de liberté à écrire l’instrumentation de ces premières parties qu’il termine en plein bombardement de Paris. Après l’intermède causé par la composition de Rédemption, il se remet à l’ouvrage et écrit le troisième chant, celui de la Douleur, qui parait déterminer une sûre direction au point de vue du style de l’œuvre, puis c’est l’hymne sublime à la Justice, confiée à la voix d’un ténor soliste et dont le brouillon porte la date de 1875 ; enfin, rien ne le distrait plus jusqu’au complet achèvement, dans l’automne de 1879. Il avait mis dix ans à édifier le monument.
Mais ce fut seulement longtemps après cet achèvement qu’eut lieu la première exécution intégrale du chef-d’œuvre par l’orchestre et les chœurs de l’Association artistique, sous la direction d’Édouard Colonne. Ce fut en l’hiver de 1891, un an après la mort du maître, et, je l’ai dit, cette exécution prit aux yeux des artistes comme du public, l’importance d’une véritable révélation.
Peu après, ce fut Liège, la ville natale de l’auteur des Béatitudes, qui en donna la seconde audition, sous la direction de Sylvain Dupuis, le 1er avril 1894. En cette même année, on exécutait le chef-d’œuvre par deux fois à Utrecht, le 8 juin et le 18 décembre, et l’année suivante le distingué chef d’orchestre, Viotta[2], le dirigeait à Amsterdam, dans l’immense salle du Concertgebouw, avec un chœur de plus de six cents chanteurs.
Pendant ce temps, la Société des concerts du
Conservatoire de Paris n’avait encore osé en
donner (et combien timidement !) que deux
fragments, et ce n’est qu’en 1904 que les Béatitudes
figurèrent intégralement, en deux séances,
à ses programmes ; mais l’œuvre n’avait désormais
plus besoin de cette tardive consécration
pour entrer dans la célébrité.
Le poème est naturellement divisé en huit parties précédées d’un prologue : en huit chants, devrais-je dire, pour poursuivre son assimilation au poème épique des anciens. Chacun de ces chants est, à lui seul, un petit poème présentant antithétiquement un double tableau : d’abord, un exposé, douloureux ou violent, des vices et des maux qui règnent sur la terre, ensuite, l’affirmation céleste de l’expiation de ces vices, du remède à ces maux, enfin, soit entre les deux, soit en guise de conclusion, la voix du Christ vient, en quelques paroles, proclamer la béatitude promise aux guéris et aux sanctifiés. Chacune des parties du poème est donc comme un véritable triptyque dans toute la réalité du terme : deux volets se faisant face et se complétant par des contraires, tandis que le point central est occupé par la radieuse figure du Christ, toujours la même et cependant toujours différente en ses diverses attitudes.
Cette conception, si harmonieuse par la correspondance et l’absolu équilibre des parties constitutives, émane de Franck lui-même, je ne saurais trop le répéter, car le fait est remarquable à une époque où aucun musicien ne songeait à s’inquiéter de l’agencement et de la réalisation de son sujet, laissant tout faire au parolier.
Et quoi de plus « Franck », en effet, que cette œuvre, dans laquelle, indépendamment du rôle que se réservait l’incomparable musicien, on peut retrouver l’atavisme pictural empruntant instinctivement aux ancêtres d’art ou de famille leur merveilleuse entente du triptyque, le génie de l’architecte réunissant tous ces tableaux en un monument solide et puissant, et enfin la foi du chrétien traduisant naïvement, à la manière des confiants primitifs, la figure du Dieu fait homme ?
Si je reviens sur le Christ des Béatitudes, c’est que le maître a su, dans son œuvre, donner de la personne divine une interprétation comme il n’en avait jamais été proposé avant lui dans toute l’histoire de l’art musical. Trop craintifs ou trop respectueux, les grands musiciens de l’époque polyphonique et de la période suivante n’avaient point osé faire paraître et parler le Fils de Dieu en tant que personnage réel. Si le céleste Jardinier rencontre la Madeleine[3], c’est, comme dans les madrigaux dramatiques, au chant collectif qu’est confiée sa voix. Plus tard, le Christ se montrera parfois dans les Cantates et les Oratorios, mais il gardera presque exclusivement le caractère de la rigidité protestante ; chez Hændel, chez Bach surtout, il sera le Dieu fort, le Dieu terrible, le Dieu sublime planant au-dessus de la terre et laissant tomber jusqu’aux humains d’admirables sentences de paix ou de condamnation, mais on ne le verra point s’incliner vers les humbles et les petits, on ne le trouvera point tout près de nous, vivant notre vie, souffrant lui-même nos souffrances et compatissant à nos maux avec la tendresse paternelle que nous montrent à chaque page les récits évangéliques. Plus tard encore, il passera avec Berlioz[4] à l’état de légendaire illusion, empreinte, il est vrai, d’une certaine poésie ; pour d’autres, il sera le « beau Nazaréen » tout court ou même quelque chose de pire : un simple prétexte à cavatines et à ariosos… Dès lors, plus rien ne subsiste de la figure divine, aussi son expression musicale s’en ressent-elle terriblement et devient-elle d’une conventionnelle et écœurante fadeur.
César Franck ne cherche point, lui, — qu’on me pardonne la trivialité du terme — midi à quatorze heures ; tel il a appris et aimé Jésus-Christ, tel il nous le donne, de tout son cœur de simple chrétien, dans les Béatitudes. Il a, nous affirme-t-on, lu à ce propos la Vie de Jésus d’Ernest Renan, mais c’est, bien assurément, pour dire tout le contraire, car l’inconsistante personnalité de l’homme qui veut se faire Dieu, décrite par le génial indécis, n’a vraiment aucun point commun avec l’image du Dieu qui s’est fait homme pour consoler et sauver l’humanité, pure réalisation du musicien croyant et bon.
Aussi bien est-ce cette image du Christ, ou plutôt le son de sa voix, qui constitue l’unité de l’œuvre au point de vue musical, qui en forme comme le centre, le principal sujet autour duquel viennent se grouper les divers éléments du poème ; quelques-uns de ces éléments, par leur importance, leur complexité, la quantité de moyens musicaux qu’ils emploient, sembleraient devoir absorber à leur profit l’attention de l’auditeur, et cependant, chaque fois que la Voix du Christ se fait entendre, ne fût-ce que pendant quelques mesures, tout le reste s’efface pour laisser passer au premier plan cette figure divine qui nous touche jusqu’au fond de l’âme. C’est que Franck a su trouver pour traduire son Christ une mélodie vraiment digne du personnage qu’elle est appelée à commenter au point de vue musical.
Cette mélodie si simple, mais si frappante
qu’on ne peut l’oublier dès qu’on l’a entendue
dans le prologue où elle fait sa première apparition,
n’atteint son complet développement qu’au
cours du dernier Chant, mais elle devient alors
si sublimement inspirée qu’on croirait, à l’entendre se dérouler ainsi qu’on voit monter les
volutes de la fumée d’encens sous les voûtes
d’une cathédrale, assister réellement à la radieuse
ascension des bienheureux vers la demeure
céleste.
Faire une analyse détaillée de cette épopée musicale dépasserait le cadre de ce chapitre sans grand profit pour le lecteur, mon rôle doit donc se borner à signaler aux musiciens de bonne volonté qui voudront entreprendre eux-mêmes une étude de la partition, les points saillants comme aussi les assises cachées de l’œuvre.
Le Prologue, exposé par un ténor récitant, n’est que la présentation simple, par les timbres instrumentaux, de la phrase qui personnifie le Christ charitable et consolateur ; le Christ y est pressenti, mais ne prend point encore la parole.
Ici, la phrase n’est pas affirmative comme elle le
deviendra plus tard, mais au contraire mystérieusement
hésitante en ses expressives syncopes :
Le premier Chant : Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux, est évidemment la partie la moins bonne de l’œuvre. Le chœur voulant exprimer le double sentiment des « jouisseurs » et des « désabusés », bien que le second aspect qui varie le premier soit déjà plus près de la mélodie-Franck, est vraiment un chœur d’opéra meyerbéerien qu’une strette vulgaire vient encore aggraver. Mais, aussitôt que ce morceau théâtral a pris fin, la Voix du Christ, pour la première fois, se fait entendre ; et c’est une longue phrase mélodique, indépendante du thème de Charité, qui s’impose par sa noblesse et que le chœur céleste redit ensuite en l’amplifiant encore.
Il est à remarquer que cette première Béatitude est bâtie exactement de la même manière que la première partie de Rédemption ; le chœur initial est en la mineur et présente plus d’un point commun avec celui de Rédemption ; de plus, ainsi que dans cette dernière œuvre, l’accès aux régions célestes se fait au moyen du ton de fa dièze majeur qui a toujours représenté pour Franck la lumière paradisiaque.
Je ne sais plus quel critique a émis l’opinion
que le maître qui nous occupe, si expert dans
l’emploi du canon, ne s’était que rarement servi
de la fugue dans ses compositions…, or, sans parler des pièces d’orgue et de la célèbre fugue
pour piano, les Béatitudes viennent donner à
ce critique un éclatant démenti. En effet, la
deuxième partie de cet oratorio : Bienheureux ceux qui sont doux parce qu’ils posséderont la terre, ne peut être considérée que comme une
fugue dont l’exposition est parfaitement régulière,
avec son sujet :
son contre-sujet, ses entrées successives et son
développement classique, jusqu’à la venue du
quintette consolateur en ré, dont la chaude
mélodie descend des hauteurs comme un véritable
rayon d’espérance ; le chœur, conquis, se
mêle aux solistes et complète l’impression par
une coulée chromatique d’une exquise tendresse,
puis, la Voix du Christ, récitant le texte même
de l’Évangile, vient conclure ce bel ensemble.
Le troisième Chant, c’est celui de la douleur :
Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Sur une sorte de glas continu s’expose,
en fa dièze mineur, le thème principal d’un
andante en cinq parties, d’allure sombre et tristement
concentrée, bien que peut-être encore un
peu théâtrale. Les divisions paires, encadrées entre les trois reprises du thème, sont occupées
par des expressions de douleur plus particulières :
c’est la mère pleurant son enfant, c’est
l’orphelin timide, c’est l’époux privé de la douce
tendresse de l’épouse ; plus loin, les esclaves
aspirant à la liberté (et encore ici, le moyen
employé, c’est la fugue) puis, les penseurs et
les philosophes exposant leurs doutes et leurs
vaines découvertes sur le thème même de l’esclavage
précédemment entendu en ré mineur, tandis
qu’il est ici en ré majeur, comme si Franck, par
une sorte de naïve ironie, avait entendu assimiler
la philosophie à la servitude. Mais, après un dernier
cri de douleur, voilà que tout change subitement ;
une fraîche modulation de fa dièze mineur à mi bémol majeur amène avec elle le thème de Charité et, pour la première fois dans
l’ouvrage, la Voix du Christ chante ce thème,
non plus hésitant et entrecoupé comme au prologue,
mais affirmatif comme la manifestation
d’amour attendue par les misérables souffrants :
Puis la mélodie, naguère douloureuse, se transforme et prend, présentée par le chœur céleste, l’aspect d’un thème de consolation. Bientôt, la mystique brise qui apporta la parole du Christ, se perd au lointain, et tout finit dans le calme et la sérénité.
C’est beau…
Avec la quatrième partie : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la Justice, parce qu’ils seront rassasiés, le génie du maître se révèle absolu et sans tache. Ici, nous n’avons plus qu’à admirer.
C’est l’orchestre qui commence à exposer les
deux principes qui vont constituer les bases de
cette « béatitude », le principe de désir :
et le principe de confiance :
dont la mélodie, suivant une marche ascensionnelle,
se développe conjointement avec la première
pour s’établir définitivement dans la tonalité
de sol majeur. Alors, sur la médiante du
ton, mais, dans le sentiment du si mineur initial,