César Franck (d’Indy)/p3/ch2

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Félix Alcan (p. 232-238).

II

LA FAMILLE ARTISTIQUE



L’influence de l’admirable maître que fut César Franck ne manqua pas de s’exercer sur les futurs compositeurs qui passèrent quelque temps auprès de lui à la classe d’orgue ; tels, Samuel Rousseau qui fut de longues années son collaborateur à la maîtrise de Sainte-Clotilde, Gabriel Pierné, devenu titulaire du grand orgue de la basilique à la mort de son maître, Auguste Chapuis dont les efforts tendent à faire pénétrer la vraie musique au sein des masses populaires, H. Dallier, A. Dutacq, Georges Marty, le jeune et audacieux capellmeister de la vieille Société des Concerts, Galeotti, A. Mahaut, G. Saint-René-Taillandier, Ch. Tournemire et Paul Vidal, l’habile chef d’orchestre de l’Opéra.

L’esprit de Franck ne fut pas étranger non plus au développement musical de quelques-uns de ses collègues du comité de la Société Nationale de Musique, son ami Al. Guilmant, Emmanuel Chabrier qui lui était profondément attaché, Paul Dukas, Gabriel Fauré lui-même, sans compter d’autres artistes plus spécialement adonnés à l’interprétation, tels que Paul Braud, Armand Parent et le grand violoniste Ysaye.

Mais ce furent surtout les élèves particuliers auxquels il donnait la leçon chez lui, boulevard Saint-Michel, qui contribuèrent à établir, à conserver les hautes traditions de son enseignement et à en prouver l’excellence par leurs œuvres.

Ce titre d’élève de Franck, que nous revendiquons comme un honneur, ne fut pas toujours regardé comme un titre de gloire, tant s’en faut. J’ai connu le temps ou tel jeune compositeur qui s’était aventuré boulevard Saint-Michel et avait demandé, pour voir, quelques conseils au maître, se fût voilé la face si on l’avait questionné sur ses rapports avec l’organiste de Sainte-Clotilde et eût volontiers répondu, comme saint Pierre chez le grand-prêtre : « Je ne connais point cet homme ! »

Et voilà que maintenant, depuis que le maître est entré dans l’immortalité, ses élèves deviennent tout à coup légion, et la plupart des compositeurs qui ont vécu de son temps prétendent avoir bu à la coupe de son sage et fécond enseignement. Point de faiseurs de romances ou d’opéras qui ne se soient, ces dix dernières années, réclamés de lui… malgré que l’aspect de leurs productions ne puisse guère laisser de doute à cet égard.

Il me paraît donc utile d’établir ici une liste véridique des élèves qui ont fait avec Franck leurs études de composition ; les ayant tous connus et vus à l’œuvre, il ne m’est pas difficile de faire ce dénombrement que j’établirai, autant que possible, de façon chronologique.

Les premiers en date, qui travaillèrent avec le maître dès avant la guerre de 1870, furent Arthur Coquard, Albert Cahen et Henri Duparc, ce dernier, émule de Schubert et de Schumann dans l’ordre du lied. Puis vient Alexis de Castillon, officier de cavalerie, qui, toujours passionné de musique, s’était d’abord adressé à Victor Massé pour faire son éducation artistique ; mais l’auteur des Noces de Jeannette n’avait point tardé à rebuter complètement son élève par ses préceptes ridiculement étroits ; celui-ci, découragé, allait abandonner l’étude de la musique, lorsqu’il rencontra Franck qui discerna tout de suite le parti à tirer de cette organisation exceptionnelle. Cette rencontre fut pour Castillon une révélation, aussi, déchirant toutes ses compositions précédentes, il chiffra : œuvre 1, son Quintette, premier résultat de ses nouvelles études. On sait la belle carrière qui s’ouvrait devant ce compositeur si doué, carrière malheureusement interrompue par la mort alors qu’il avait à peine trente-cinq ans.

À partir de 1872, l’école de Franck compte : le signataire de ces lignes, puis Camille Benoît, Augusta Holmes, Ernest Chausson, si prématurément enlevé par une terrible fatalité à l’affection de ses amis, laissant cependant après lui une œuvre musicale d’une haute valeur qui semblait encore devoir devenir plus élevée comme portée artistique, les dernières années de sa vie ; Paul de Wailly, Henri Kunkelmann, Pierre de Bréville, le fin et distingué ciseleur qui a hérité de l’entente architecturale de son maître, Louis de Serres, dont Franck estimait particulièrement l’expressive délicatesse, Guy Ropartz, né symphoniste et resté attaché indissolublement aux principes franckistes malgré sa position officielle de directeur du Conservatoire de Nancy, Gaston Vallin, Charles Bordes, le chef des Chanteurs de Saint-Gervais et le courageux promoteur de la restitution de la musique religieuse, enfin, ce pauvre Guillaume Lekeu, tempérament quasi génial, mais mort à vingt-quatre ans avant d’avoir pu se manifester d’une manière complète

Ceux-là, et ceux-là seuls, ont vraiment connu de près le maître et ont pu se pénétrer de sa pensée intime et de ses vivifiants conseils ; ceux-là seuls savent ce qu’était la leçon de composition de César Franck, cette mise en commun de tous les efforts du maître et des disciples vers un but unique : l’Art ; ceux-là seuls ont pu constater la communication quasi surnaturelle qui, de même qu’un courant électrique, régnait constamment entre eux et l’auteur des Béatitudes, car, ainsi que le dit justement l’un de ses biographes : « Jamais professeur ne fut moins tyrannique et plus écouté[1]. » Et ceux-là ne sauraient, de toute leur vie, oublier le bien que le maître regretté fit à leurs âmes.

Que pourrais-je ajouter de plus ?

J’ai tâché, dans les trois parties de cette étude, de montrer et de faire aimer l’homme comme je l’ai connu et aimé moi-même, de faire admirer le musicien créateur par l’analyse de quelques-unes de ses œuvres les plus hautes, et enfin, de dévoiler le grand maître de composition musicale qui transmit sa force et sa foi à notre pléiade de symphonistes français.

Sa bienfaisante influence a persisté au delà de la tombe, car, gardant précieusement le souvenir de ses avis, des élèves et des amis ont fondé une école dans laquelle ils s’enorgueillissent d’instruire de jeunes esprits et de leur apprendre à marcher droit et tête haute dans la saine et unique voie de l’Art, ainsi que le vieux maître le leur avait enseigné à eux-mêmes[2]; et, au sujet de cette influence rayonnante, réchauffant encore ceux qui sont venus longtemps après que le maître des Béatitudes eut quitté cette terre, un musicien qui ne fut point de ses élèves directs, mais dont la sincérité en critique égale celle dont il fait preuve dans ses productions, a pu écrire : « J’ai dit quelle grande part on doit attribuer à l’influence de Franck sur la direction qu’a prise, depuis lui, une partie de la musique française contemporaine. Avec celui de M. Saint-Saëns et d’Édouard Lalo, son nom désigne une époque. Toute l’éclosion de musique purement musicale qui l’a suivie jusqu’à présent prend en elle son origine, et c’est grâce aux traditions qu’elle a fait prévaloir, tandis que grandissait l’influence de la musique wagnérienne, que la plupart de nos musiciens d’aujourd’hui a dû d’être affranchie du servilisme humiliant que cette influence entraînait avec elle. Ils ne sauront conserver de cela assez de reconnaissance envers leurs aînés et ne pourront mieux la leur témoigner qu’en répandant toujours davantage les grandes traditions qu’ils leur ont conservées en leur enseignant qu’elles dépassaient les hommes et les succès individuels[3]. »

Et je ne puis mieux terminer, ce me semble, qu’en citant cet hommage rendu publiquement et officiellement à l’artiste de génie qui fut aussi un ferme croyant :

« Et maintenant, le voilà à sa place, dans le chœur des génies immortels qui seront nos répondants auprès des âges futurs et constituent peut-être, après tout, la raison d’être et la justification de l’humanité en ce monde[4]. »




  1. G. Derepas, César Franck.
  2. La Schola Cantorum, fondée en 1896 par Al. Guilmant, Charles Bordes et Vincent d’Indy.
  3. Paul Dukas, La Chronique des Arts 1904 no 33.
  4. Extrait du discours de M. Henry Marcel, directeur des Beaux-Arts, à l’inauguration du monument de César Franck, le 22 octobre 1904.