Césarine Dietrich/2

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Michel Lévy frères (p. 84-166).



II


Je reprends mon récit à l’époque où Césarine atteignit sa majorité. Déjà son père l’avait émancipée en quelque sorte en lui remettant la gouverne et la jouissance de la fortune de sa mère, qui était assez considérable.

J’avais consacré déjà six ans à son éducation, et je peux dire que je ne lui avais rien appris, car, en tout, son intelligence avait vite dépassé mon enseignement. Quant à l’éducation morale, j’ignore encore si je dois m’attribuer l’honneur ou porter la responsabilité du bien et du mal qui étaient en elle. Le bien dépassait alors le mal, et j’eus quelquefois à combattre, pour les lui faire distinguer l’un de l’autre. Peut-être au fond se moquait-elle de moi en feignant d’être indécise, mais je ne conseillerai jamais à personne de faire des théories absolues sur l’influence qu’on peut avoir en fait d’enseignement.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au bout de ces six années j’aimais Césarine avec une sorte de passion maternelle, bien que je ne me fisse aucune illusion sur le genre d’affection qu’elle me rendait. C’était toute grâce, tout charme, toute séduction de sa part. C’était tout dévouement, toute sollicitude, toute tendresse de la mienne, et il semblait que ce fût pour le mieux, car notre amitié se complétait par ce que chacune de nous y apportait.

Cependant le bonheur qui m’était donné par Césarine et par son père ne remplissait pas tout le vœu de mon cœur. Il y avait une personne, une seule, que je leur préférais, et dont la société constante m’eût été plus douce que toute autre : je veux parler de mon neveu Paul Gilbert. C’est pour lui que j’étais entrée chez les Dietrich, et s’il en eût témoigné le moindre désir, je les eusse quittés pour mettre ma pauvreté en commun avec la sienne, puisqu’il persistait, avec une invincible énergie, à ne profiter en rien de mes bénéfices. Je n’aimais décidément pas le monde, pas plus le groupe nombreux que Césarine appelait son intimité que la foule brillante entassée à de certains jours dans ses salons. Mes heures fortunées, je les passais dans mon appartement avec deux ou trois vieux amis et mon Paul, quand il pouvait arracher une heure à son travail acharné. Je le voyais donc moins que tous les autres, c’était une grande privation pour moi, et souvent je lui parlais de louer un petit entre-sol dans la maison voisine de sa librairie, afin qu’il pût venir au moins dîner tous les jours avec moi.

Mais il refusait de rien changer encore à l’arrangement de nos existences.

— Vous dîneriez bien mal avec moi, me disait-il, car j’ai quelquefois cinq minutes pour manger ce qu’on me donne, et je n’ai jamais le temps de savoir ce que c’est ; je vois bien que c’est là ce qui vous désole, ma bonne tante. Vous pensez que je me nourris mal, qu’il faudrait m’initier aux avantages du pot-au-feu patriarcal, vous me forceriez de mettre une heure à mes repas. Je suis encore loin du temps où cette heure de loisir moral et de plénitude physique ne serait pas funeste à ma carrière. Je ne peux pas perdre un instant, moi. Je ne rêve pas, j’agis. Je ne me promène pas, je cours. Je ne fume pas, je ne cause pas ; je ne songe pas, même en dormant. Je dors vite, je m’éveille de même, et tous les jours sont ainsi. J’arrive à mon but, qui est de gagner douze mille francs par an ; j’en gagne déjà quatre. À mesure que je serai mieux rétribué, j’aurai un travail moins pénible et moins assujettissant. Ce n’est pas juste, mais c’est la loi du travail : aux petits la peine.

— Et quand gagneras-tu cette grosse fortune de mille francs par mois ?

— Dans une dizaine d’années.

— Et quand te reposeras-tu réellement ?

— Jamais ; pourquoi me reposerais-je ? Le travail ne fatigue que les lâches ou les sots.

— J’entends par repos la liberté de s’occuper selon les besoins de son intelligence.

— Je suis servi à souhait : mon patron n’édite que des ouvrages sérieux. J’ai tant lu chez lui que je ne suis plus un ignorant. Voyant que mes connaissances lui sont utiles pour juger les ouvrages nouveaux qu’on lui propose, il me permet de suivre des cours et d’être plus occupé de sciences que de questions de boutique. Quand je surveille son magasin, quand je fais ses commissions, quand je cours à l’imprimerie, quand je corrige des épreuves, quand je fais son inventaire périodique, je suis une machine, j’en conviens ; mais ce sont mes conditions d’hygiène, et je m’arrange toujours pour avoir un livre sous les yeux, quand une minute de répit se présente. Comme le cher patron a pris la devise : time is money, il met à ma disposition pour ses courses de bonnes voitures qui vont vite, et en traversant Paris dans tous les sens avec une fiévreuse activité j’ai appris les mathématiques et deux ou trois langues. Vous voyez donc que je suis aussi heureux que possible, puisque je me développe selon la nature de mes besoins.

Il n’y avait rien à objecter à ce jeune stoïque, j’étais fière de lui, car il savait beaucoup, et, quand je le questionnais pour mon profit personnel, j’étais ravie de la promptitude, de la clarté et même du charme de ses résumés. Il savait se mettre à ma portée, choisir heureusement les mots qui, par analogie, me révélaient la philosophie des sciences abstraites ; je le trouvais charmant en même temps qu’admirable. J’étais éprise de son génie d’intuition, j’étais touchée de sa modestie, vaincue par son courage ; j’avais pour lui une sorte de respect ; mais j’étais inquiète malgré moi de la tension perpétuelle de cet esprit insatiable dans sa curiosité.

Cette jeunesse austère m’effrayait. Sa figure sans beauté, mais sympathique et distinguée au sortir de l’adolescence, s’était empreinte dans l’âge viril d’une certaine rigidité douloureuse. Il était impossible de savoir s’il éprouvait jamais la fatigue physique ou morale. Il affirmait ne pas connaître la souffrance, et s’étonnait de mes anxiétés. Il n’avait jamais éprouvé le désir ni senti le regret des avantages quelconques dont sa destinée l’avait privé ; esclave d’une position précaire, il s’en faisait une liberté inaliénable en l’acceptant comme la satisfaction de ses goûts et de ses instincts. Il croyait suivre une vocation là où il ne subissait peut-être en réalité qu’un servage.

M. Dietrich me questionnait souvent sur son compte, et je ne pouvais dissimuler le fond de tristesse qui me revenait chaque fois que j’avais à parler de ce cher enfant ; mais peu à peu je dus m’abstenir de lui exprimer mes angoisses secrètes, parce qu’alors M. Dietrich voulait améliorer l’existence de Paul, et c’est à quoi Paul se refusait avec tant de hauteur que je ne savais comment motiver son refus de comparaître devant un protecteur quelconque.

Césarine ne s’y trompait pas, et elle était véritablement blessée de la sauvagerie de mon neveu ; elle l’attribuait à des préventions qu’il aurait eues dès le principe contre son père ou contre elle-même. Elle penchait vers la dernière opinion, et s’en irritait comme d’une offense gratuite. Elle avait peine à me cacher l’espèce d’aversion enflammée qu’elle éprouvait en se disant qu’un homme qui ne la connaissait pas du tout, — car il n’avait jamais voulu se laisser présenter, et il s’arrangeait pour ne jamais se rencontrer chez moi avec elle, — pouvait songer à protester de gaieté de cœur contre son mérite.

— C’est donc pour faire le contraire de tout le monde, disait-elle, car, que je sois quelque chose ou rien, tout ce qui m’approche est content de moi, me trouve aimable et bonne, et prétend que je ne suis pas un esprit vulgaire. Je ne demande de louanges et d’hommages à personne, mais l’hostilité de parti pris me révolte. Tout ce que je peux faire pour toi, c’est de croire que ton neveu pose l’originalité, ou qu’il est un peu fou.

Je voyais croître son dépit, et elle en vint à me faire entendre que j’avais dû, dans quelque mouvement d’humeur, dire du mal d’elle à mon neveu. Je ne pus répondre qu’en riant de la supposition.

— Tu sais bien, lui dis-je, que je n’ai pas de mouvements d’humeur, et que je ne peux jamais être tentée de dire du mal de ceux que j’aime. Le refus de Paul à toutes vos invitations tient à des causes beaucoup moins graves, mais que tu auras peut-être quelque peine à comprendre. D’abord il est comme moi, il n’aime pas le monde.

— Cela, reprit-elle, tu n’en sais rien, et il ne peut pas le savoir, puisqu’il n’y a jamais mis le pied.

— Raison de plus pour qu’il ait de la répugnance à s’y montrer. Il n’est pas tellement sauvage qu’il ne sache qu’il y faut apporter une certaine tenue de convention, manières, toilette et langage. Il n’a pas appris le vocabulaire des salons, il ne sait pas même comment on salue telle ou telle personne.

— Si fait, il a dû apprendre cela dans sa librairie et dans ses visites aux savants. Tu ne me feras pas croire qu’il soit grossier et de manières choquantes. Sa figure n’annonce pas cela. Il y a autre chose.

— Non ! la chose principale, je te l’ai dite : c’est la toilette. Paul ne peut pas s’équiper de la tête aux pieds en homme du monde sans s’imposer des privations.

— Et tu ne peux même pas lui faire accepter un habit noir et une cravate blanche ?

— Je ne pourrais pas lui faire accepter une épingle, fût-elle de cuivre, et puis le temps lui manque, puisque c’est tout au plus si je le vois une heure par semaine.

— Il se moque de toi ! Je parie bien qu’il fait des folies tout comme un autre. Le marquis de Rivonnière n’est pas empêché d’en faire par sa passion pour moi, et ton neveu n’est pas toujours plongé dans la science.

— Il l’est toujours au contraire, et il ne fait pas de folies, j’en suis certaine.

— Alors c’est un saint,… à moins que ce ne soit un petit cuistre, trop content de lui-même pour qu’on doive prendre la peine de s’occuper de lui.

Cette parole aigre me blessa un peu, malgré les caresses et les excuses de Césarine pour me la faire oublier. L’amour-propre s’en mêla, et je résolus de montrer à la famille Dietrich que mon neveu n’était pas un cuistre. C’est ici que se place dans ma vie une faute énorme, produite par un instant de petitesse d’esprit.

On préparait une grande fête pour le vingt et unième anniversaire de Césarine. Ce jour-là, dès le matin, son père, outre la pleine possession de son héritage maternel, lui constituait un revenu pris sur ses biens propres, et la dotait pour ainsi dire, bien qu’elle ne voulût point encore faire choix d’un mari. Elle avait montré une telle aversion pour la dépendance dans les détails matériels de la vie, jusqu’à se priver souvent de ce qu’elle désirait plutôt que d’avoir à le demander, que M. Dietrich avait rompu de son propre mouvement ce dernier lien de soumission filiale. Césarine en était donc venue à ses fins, qui étaient de l’enchaîner et de lui faire aimer sa chaîne. Il était désormais, ce père prévenu, ce raisonneur rigide, le plus fervent, le plus empressé de ses sujets.

Elle accepta ses dons avec sa grâce accoutumée. Elle n’était pas cupide, elle traitait l’argent comme un agent aveugle qu’on brutalise parce qu’il n’obéit jamais assez vite. Elle fut plus sensible à un magnifique écrin qu’aux titres qui l’accompagnaient. Elle fit cent projets de plaisir prochain, d’indépendance immédiate, pas un seul de mariage et d’avenir. M. Dietrich se trouvait si bien du bonheur qu’il lui donnait qu’il ne désirait plus la voir mariée.

Le soir, il y eut grand bal, et Paul consentit à y paraître. J’obtins de lui ce sacrifice en lui disant qu’on imputait à quelque secret mécontentement de ma part, que je lui aurais confié, l’éloignement qu’il montrait pour la maison Dietrich. Cet éloignement n’existait pas, les raisons que j’avais données à Césarine étaient vraies. Il y en avait d’autres que j’ignorais, mais qui étaient complètement étrangères aux suppositions de mon élève. La difficulté de se procurer une toilette fut bientôt levée ; l’ami de Paul, le jeune Latour, qui était de sa taille, l’équipa lui-même de la tête aux pieds. L’absence totale de prétentions fit qu’il endossa et porta ce costume, nouveau pour lui, avec beaucoup d’aisance. Il se présenta sans gaucherie ; s’il manquait d’usage, il avait assez de tact et de pénétration pour qu’il n’y parût pas, MM. Dietrich le trouvèrent fort bien et m’en firent compliment après quelques paroles échangées avec lui. Je savais que leur bienveillance pour moi les eût fait parler ainsi, quelle qu’eut été l’attitude de Paul ; mais Césarine, plus prévenue, était plus difficile à satisfaire, et je ne sais qu’elle fatalité me poussait à vaincre cette prévention.

Elle était rayonnante de parure et de beauté lorsque, traversant le bal, suivie et comme acclamée par son cortège d’amis, de serviteurs et de prétendants, elle se trouva vis-à-vis de Paul, que je dirigeais vers elle pour qu’il pût la saluer. Paul n’était pas sans quelque curiosité de voir de près et dans tout son éclat « cet astre tant vanté, » c’est ainsi qu’il me parlait de mademoiselle Dietrich ; mais c’était une curiosité toute philosophique et aussi désintéressée que s’il se fût agi d’étudier un manuscrit précieux ou un problème d’archéologie. Ce sentiment placide et ferme se lisait dans ses yeux brillants et froids. Je vis dans ceux de Césarine quelque chose d’audacieux comme un défi, et ce regard m’effraya. Dès que Paul l’eut saluée, je le tirai par le bras et l’éloignai d’elle. J’eus comme un rapide pressentiment des suites fatales que pourrait avoir mon imprudence ; je fus sur le point de lui dire :

— C’est assez, va-t’en maintenant.

Mais dans la foule qui se pressait autour de la souveraine, je fus vite séparée de Paul, et, comme j’étais la maîtresse agissante de la maison, chargée de toutes les personnes insignifiantes dont mademoiselle Dietrich ne daignait pas s’occuper, je perdis de vue mon neveu pendant une heure. Tout à coup, comme je traversais, pour aller donner des ordres, une petite galerie si remplie de fleurs et d’arbustes qu’on en avait fait une allée touffue et presque sombre, je vis Césarine et Paul seuls dans ce coin de solitude, assis et comme cachés sous une faïence monumentale d’où s’échappaient et rayonnaient les branches fleuries d’un mimosa splendide. Il y avait là un sofa circulaire. Césarine s’éventait comme une personne que la chaleur avait forcée de chercher un refuge contre la foule. Paul faisait la figure d’un homme qui a été ressaisi par hasard au moment de s’évader.

— Ah ! tu arrives au bon moment, s’écria Césarine en me voyant approcher. Nous parlions de toi, assieds-toi là ; autrement tous mes jaloux vont accourir et me faire un mauvais parti en me trouvant tête à tête avec monsieur ton neveu. Figure-toi, ma chérie, qu’il jure sur son honneur que je lui suis parfaitement indifférente, vu qu’il ne me connaît pas. Or la chose est impossible. Tu n’as pas consacré six ans de ta vie à me servir de sœur et de mère sans lui avoir jamais parlé de moi, comme tu m’as parlé de lui. Je le connais, moi ; je le connais parfaitement par tout ce que tu m’as dit de ses occupations, de son caractère, de sa santé, de tout ce qui t’intéressait en lui. Je pourrais dire combien de rhumes il a toussés, combien de livres il a dévorés, combien de prix il a conquis au collège, combien de vertus il possède…

— Mais, interrompit gaiement mon neveu, vous ne sauriez dire combien de mensonges j’ai faite à ma tante pour avoir des friandises quand j’étais enrhumé, ou pour lui donner une haute opinion de moi quand je passais mes examens. Moi, je ne saurais dire combien d’illusions d’amour maternel se sont glissées dans le panégyrique qu’elle me faisait de sa brillante élève. Il est donc probable que vous ne me faites pas plus l’honneur de me connaître que je n’ai celui de vous apprécier.

— Vous n’êtes pas galant, vous ! reprit Césarine d’un ton dégagé.

— Cela est bien certain, répondit-il d’un ton incisif. Je ne suis pas plus galant qu’un des meubles ou une des statues de votre palais de fées. Mon rôle est comme le leur, de me tenir à la place où l’on m’a mis et de n’avoir aucune opinion sur les choses et les personnes que je suis censé voir passer.

— Et que vous ne voyez réellement pas ?

— Et que je ne vois réellement pas.

— Tant vous êtes ébloui ?

— Tant je suis myope.

Césarine se leva avec un mouvement de colère qu’elle ne chercha pas à dissimuler. C’était le premier que j’eusse vu éclater en elle, et il me causa une sorte de vertige qui m’empêcha de trouver une parole pour sauver, comme on dit, la situation.

— Ma chère amie, dit-elle en me reprenant brusquement son éventail, que je tenais machinalement, je trouve ton neveu très-spirituel ; mais c’est un méchant cœur. Dieu m’est témoin qu’en lui donnant rendez-vous sous ce mimosa, je venais à lui comme une sœur vient au frère dont elle ne connaît pas encore les traits ; je voyais en lui ton fils adoptif comme je suis ta fille adoptive. Nous avions fait, chacun de son côté, le voyage de la vie et acquis déjà une certaine expérience dont nous pouvions amicalement causer. Tu vois comme il m’a reçue. J’ai fait tous les frais, je te devais cela ; mais à présent tu permets que j’y renonce ; son aversion pour moi est une chose tellement inique que je me dois à moi-même de ne m’en plus soucier.

Je voulus répondre ; Paul me serra le bras si fort pour m’en empêcher que je ne pus retenir un cri.

Césarine s’en aperçut et sourit avec une expression de dédain qui ressemblait à la haine. Elle s’éloigna. Paul me retenait toujours.

— Laissez-la, ma tante, laissez-la s’en aller, me dit-il dès qu’elle fut sortie du bosquet.

Et reprenant avec moi, sous le coup de l’émotion, le tutoiement de son enfance :

— Je te jure, s’écria-t-il, que cette fille est insensée ou méchante. Elle est habituée à tout dominer, elle veut mettre son pied mignon sur toutes les têtes !

— Non, lui dis-je, elle est bonne. C’est une enfant gâtée, un peu coquette, voilà tout. Qu’est-ce que cela te fait ?

— C’est vrai, ma tante, qu’est-ce que cela me fait ?

— Pourquoi trembles-tu ?

— Je ne sais pas. Est-ce que je tremble ?

— Tu es aussi en colère qu’elle. Voyons, que s’est-il passé ? que te disait-elle quand je suis arrivée ? T’avait-elle donné réellement rendez-vous ici ?

— Oui, un domestique m’avait remis, au moment où j’allais me retirer, car je ne compte point passer la nuit au bal, un petit carré de papier… L’ai-je perdu ?… Non, le voici ; regarde : « Dans la petite galerie arrangée en bosquet, au pied du plus grand vase, sous le plus grand arbuste, tout de suite. » Est-ce toi, marraine, qui as écrit cela ?

— Nullement, mais on peut s’y tromper. Césarine avait une mauvaise écriture quand je suis entrée dans la maison. Elle a trouvé la mienne à son gré, et l’a si longtemps copiée qu’elle en est venue à l’imiter complètement.

— Alors c’est bien elle qui me donnait ce rendez-vous, ou, pour mieux dire, cette sommation de comparaître à sa barre. Moi, j’ai été dupe, j’ai cru que tu avais quelque chose d’important et de pressé à me dire. J’ai jeté là mon par-dessus que je tenais déjà, je suis accouru. Elle était assise sur ce divan, lançant les éclairs de son éventail dans l’ombre bleue de ce feuillage. Je n’ai pas la vue longue, je ne l’ai reconnue que quand elle m’a fait signe de m’asseoir auprès d’elle, tout au fond de ce cintre, en me disant d’un ton dégagé :

— Si on vient, vous passerez par ici, moi par là ; ce n’est pas l’usage qu’une jeune fille se ménage ainsi un tête-à-tête avec un jeune homme, et on me blâmerait. Moi, je ne me blâme pas, cela me suffit. Écoutez-moi ; je sais que vous ne m’aimez pas, et je veux votre amitié. Je ne m’en irai que quand vous me l’aurez donnée.

Étourdi de ce début, mais ne croyant pas encore à une coquetterie si audacieuse, j’ai répondu que je ne pouvais aimer une personne sans la connaître, et que, ne pouvant pas la connaître, je ne pouvais pas l’aimer.

— Et pourquoi ne pouvez-vous pas me connaître ?

— Parce que je n’en ai pas le temps.

— Vous croyez donc que ce serait bien long ?

— C’est probable. Je ne sais rien du milieu qu’on appelle le monde. Je n’en comprends ni la langue, ni la pantomime, ni le silence.

— Alors vous ne voyez en moi que la femme du monde ?

— N’est-ce pas dans le monde que je vous vois ?

— Pourquoi n’avez-vous jamais voulu me voir en famille ?

— Ma tante a dû vous le dire ; je n’ai pas de loisirs.

— Vous en trouvez pourtant pour causer avec des gens graves. Il y a ici des savants. Je leur ai demandé s’ils vous connaissaient, ils m’ont dit que vous étiez un jeune homme très-fort…

— En thème ?

— En tout.

— Et vous avez voulu vous en assurer ?

— Ceci veut être méchant. Vous ne m’en croyez pas capable ?…

— C’est parce que je vous en crois très-capable que mon petit orgueil se refuse à l’examen.

Elle n’a pas répondu, ajouta Paul, et, reprenant ce jeu d’éventail que je trouve agaçant comme un écureuil tournant dans une cage, elle s’est écriée tout d’un coup :

— Savez-vous, monsieur, que vous me faites beaucoup de mal ?

Je me suis levé tout effrayé, me demandant si mon pied n’avait pas heurté le sien.

— Vous ne me comprenez pas, a-t-elle dit en me faisant rasseoir. Je suis nourrie d’idées généreuses. On m’a enseigné la bienveillance comme une vertu sœur de la charité chrétienne, et je me trouve, pour la première fois de ma vie, en face d’une personne dénigrante, visiblement prévenue contre moi. Toute injustice me révolte et me froisse. Je veux savoir la cause de votre aversion.

J’ai en vain protesté en termes polis de ma complète indifférence, elle m’a répondu par des sophismes étranges. Ah ! ma tante, tu ne m’as jamais dit la vérité sur le compte de ton élève. Droite et simple comme je te connais, cette jeune perverse a dû te faire souffrir le martyre, car elle est perverse, je t’assure ; je ne peux pas trouver d’autre mot. Il m’est impossible de te redire notre conversation, cela est encore confus dans ma tête comme un rêve extravagant ; mais je suis sûr qu’elle m’a dit que je l’aimais d’amour, que ma méfiance d’elle n’était que de la jalousie. Et, comme je me défendais d’avoir gardé le souvenir de sa figure, elle a prétendu que je mentais et que je pouvais bien lui avouer la vérité, vu qu’elle ne s’en offenserait pas, sachant, disait-elle, qu’entre personnes de notre âge, l’amitié chez l’homme commençait inévitablement, fatalement, par l’amour pour la femme.

J’ai demandé, un peu brutalement peut-être, si cette fatalité était réciproque.

— Heureusement non, a-t-elle répondu d’un ton moqueur jusqu’à l’amertume, que contredisait un regard destiné sans doute à me transpercer.

Alors, comprenant que je n’avais pas affaire à une petite folle, mais à une grande coquette, je lui ai dit :

— Mademoiselle Dietrich, vous êtes trop forte pour moi, vous admettez qu’une jeune fille pure permette le désir aux hommes sans cesser d’être pure ; c’est sans doute la morale de ce monde que je ne connais pas… et que je ne connaîtrai jamais, car, grâce à vous, je vois que j’y serais fort déplacé et m’y déplairais souverainement.

Si je n’ai pas dit ces mots-là, j’ai dit quelque chose d’analogue et d’assez clair pour provoquer l’accès de fureur où elle entrait quand tu es venue nous surprendre. Et maintenant, ma tante, direz-vous que c’est là une enfant gâtée un peu coquette ? Je dis, moi, que c’est une femme déjà corrompue et très-dangereuse pour un homme qui ne serait pas sur ses gardes ; elle a cru que j’étais cet homme-là, elle s’est trompée. Je ne la connaissais pas, elle m’était indifférente ; à présent elle pourrait m’interroger encore, je lui répondrais tout franchement qu’elle m’est antipathique.

— C’est pourquoi, mon cher enfant, il ne faut plus t’exposer à être interrogé. Tu vas te retirer, et, quand tu viendras me voir, tu sonneras trois fois à la petite grille du jardin. J’irai t’ouvrir moi-même, et à nous deux nous saurons faire face à l’ennemi, s’il se présente. Je vois que Césarine t’a fait peur ; moi, je la connais, je sais que toute résistance l’irrite, et que, pour la vaincre, elle est capable de beaucoup d’obstination. Telle qu’elle est, je l’aime, vois-tu ! On ne s’occupe pas d’un enfant durant des années sans s’attacher à lui, quel qu’il soit. Je sais ses défauts et ses qualités. J’ai eu tort de t’amener chez elle, puisque le résultat est d’augmenter ton éloignement pour elle, et qu’il y a de sa faute dans ce résultat. Je te demande, par affection pour moi, de n’y plus songer et d’oublier cette absurde soirée comme si tu l’avais rêvée. Est-ce que cela te semble difficile ?

— Nullement, ma tante, il me semble que c’est déjà fait.

— Je n’ai pas besoin de te dire que tu dois aussi à mon affection pour Césarine de ne jamais raconter à personne l’aventure ridicule de ce soir.

— Je le sais, ma tante, je ne suis ni fat, ni bavard, et je sais fort bien que le ridicule serait pour moi. Je m’en vais et ne vous reverrai pas de quelques jours, de quelques semaines peut-être : mon patron m’envoie en Allemagne pour ses affaires, et ceci arrive fort à propos.

— Pour Césarine peut-être, elle aura le temps de se pardonner à elle-même et d’oublier sa faute. Quant à toi, je présume que tu n’as pas besoin de temps pour te remettra d’une si puérile émotion ?

— Marraine, je vous entends, je vous devine ; vous m’avez trouvé trop ému, et au fond cela vous inquiète… Je ne veux pas vous quitter sans vous rassurer, bien que l’explication soit délicate. Ni mon esprit, ni mon cœur n’ont été troublés par le langage de mademoiselle Dietrich. Au contraire mon cœur et mon esprit repoussent ce caractère de femme. Il y a plus, mes yeux ne sont pas épris du type de beauté qui est l’expression d’un pareil caractère. En un mot, mademoiselle Dietrich ne me plaît même pas ; mais, belle ou non, une femme qui s’offre, même quand c’est pour tromper et railler, jette le trouble dans les sens d’un homme de mon âge. On peut manier la braise de l’amour sans se laisser incendier, mais on se brûle le bout des doigts. Cela irrite et fait mal. Donc, je l’avoue, j’ai eu la colère de l’homme piqué par une guêpe. Voilà tout. Je ne craindrais pas un nouvel assaut ; mais se battre contre un tel ennemi est si puéril que je ne m’exposerai pas à une nouvelle piqûre. Je dois respecter la guêpe à cause de vous ; je ne puis l’écraser. Cette bataille à coups d’éventail me ferait faire la figure d’un sot. Je ne désire pas la renouveler ; mon indignation est passée. Je m’en vais tranquille, comme vous voyez. Dormez tranquille aussi ; je vous jure bien que mademoiselle Dietrich ne fera pas le malheur de ma vie, et que dans deux heures, en corrigeant mes épreuves, je ne me tromperai pas d’une virgule.

Je le voyais calme en effet ; nous nous séparâmes.

Quand je rentrai dans le bal, Césarine dansait avec le marquis de Rivonnière et paraissait fort gaie.

Le lendemain, elle vint me trouver chez moi.

— Sais-tu la nouvelle du bal ? me dit-elle. On a trouvé mauvais que je fusse couverte de diamants. Tous les hommes m’ont dit que je n’en avais pas encore assez, puisque cela me va si bien ; mais toutes les femmes ont boudé parce que j’en avais plus qu’elles, et mes bonnes amies m’ont dit d’un air de tendre sollicitude que j’avais tort, étant une demoiselle, d’afficher un luxe de femme. J’ai répondu ce que j’avais résolu de répondre :

« Je suis majeure d’aujourd’hui, et je ne suis pas encore sûre de vouloir jamais me marier. J’ai des diamants qui attendent peut-être en vain le jour de mes noces et qui s’ennuient de briller dans une armoire. Je leur donne la volée aujourd’hui, puisque c’est fête, et, s’ils m’enlaidissent, je les remettrai en prison. Trouvez-vous qu’ils m’enlaidissent ? »

Cette question m’a fait recueillir des compliments en pluie ; mais de la part de mes bonnes amies c’était de la pluie glacée. Dès lors j’ai vu que mon triomphe était complet, et mes écrins ne seront pas mis en pénitence.

— J’aurais cru, lui dis-je, que vous auriez quelque chose de plus sérieux à me raconter.

— Non, ceci est ce qu’il y a eu de plus sérieux dans mon anniversaire.

— Pas selon moi. Le rendez-vous donné à mon neveu est une plaisanterie, je le sais, mais elle est blâmable, et vous m’en voyez fort mécontente.

Césarine n’était pas habituée aux reproches sous cette forme directe, toute la préoccupation de sa vie étant de faire à sa tête sans laisser de prétexte au blâme. Elle fut comme stupéfaite et fixa sur moi ses grands yeux bleus sans trouver une parole pour confondre mon audace.

— Ma chère enfant, lui dis-je, ce n’est pas votre institutrice qui vous parle, je ne le suis plus. Vous voilà maîtresse de vous-même, émancipée de toute contrainte, et, comme votre père a dû vous dire que désormais je n’accepterais plus d’honoraires pour une éducation terminée, il n’y a plus entre vous et moi que les liens de l’amitié.

— Ta vas me quitter ! s’écria-t-elle en se jetant à genoux devant moi avec un mouvement si spontané et si désolé que j’en fus troublée ; mais je craignis que ce ne fût un de ces petits drames qu’elle jouait avec conviction, sauf à en rire une heure après.

— Je ne compte pas vous quitter pour cela, repris-je, à moins que…

Elle m’interrompit : Tu me dis vous, tu ne m’aimes plus ! Si tu me dis vous, je n’écoute plus rien, je vais pleurer dans ma chambre.

— Eh bien ! je ne te quitterai pas, à moins que tu ne m’y forces en te jouant de mes devoirs et de mes affections.

— Comment la pensée pourrait-elle m’en venir ?

— Je te l’ai dit, ce n’est pas l’institutrice, ce n’est même pas l’amie qui se plaint de toi, c’est la tante de Paul Gilbert ; me comprends-tu maintenant ?

— Ah ! mon Dieu ! ton neveu… Pourquoi ? qu’y a-t-il ? Est-ce que, sans le vouloir, je l’aurais rendu amoureux de moi ?

— Tu le voudrais bien, répondis-je, blessée de la joie secrète que trahissait son sourire : ce serait une vengeance de son insubordination ; mais il ne te fera pas goûter ce plaisir des dieux. Il n’est pas et ne sera jamais épris de toi. Tu as perdu ta peine ; on perd de son prestige en perdant de sa dignité.

— C’est là ce qu’il t’a dit ?

— En ne me défendant pas de te le redire.

— L’imprudent ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire vraiment terrible.

— Oui, oui, repris-je, j’entends fort bien la menace, et je te connais plus que tu ne penses, mon enfant ; tu crois m’avoir tellement séduite que je ne puisse plus voir que les beaux côtés de ton caractère ; mais je suis femme, et j’ai aussi ma finesse. Je t’aime pour tes grandes qualités, mais je vois les grands défauts, je devrais dire le grand défaut, car il n’y en a qu’un ; mais il est effroyable…

— L’orgueil n’est-ce pas ?

— Oui, et je ne m’endors pas sur le danger. C’est une lutte à mort que tu entreprends contre ce chétif révolté que tu crois incapable de résistance. Tu te trompes, il résistera. Il a une force que tu n’as pas : la sagesse de la modestie.

— Tout le contraire du délire de l’orgueil ? Eh bien ! si j’étais aussi effroyable que tu le dis, tu allumerais le feu de ma volonté en me montrant quelqu’un de plus fort que moi, tu me riverais au désir de sa perte ; mais rassure-toi, Pauline, je ne suis pas le grand personnage de drame ou de roman que tu crois. Je suis une femme frivole et sérieuse ; j’aime le pour et le contre. La vengeance me plairait bien, mais le pardon me plaît aussi, et, du moment que tu me demandes grâce pour ton neveu je te promets de ne plus le taquiner.

— Je ne te demande pas de grâce, c’est à moi de t’accorder la tienne pour ce méchant jeu qui n’a pas réussi, mais qui voulait réussir, sauf à faire mon malheur en faisant celui de l’être que j’aime le mieux au monde. Pour cette faute préméditée, lâche par conséquent, je ne te pardonnerai que si tu te repens.

Je n’avais jamais parlé ainsi à Césarine, elle fut brisée par ma sévérité ; je la vis pâlir de chagrin, de honte et de dépit. Elle essaya encore de lutter.

— Voilà des paroles bien dures, dit-elle avec effort, car ses lèvres tremblaient, et ses paroles étaient comme bégayées ; je ne reçois pas d’ordres, tu le sais, et je me regarde comme dégagée de tout devoir quand on veut m’en faire une loi.

— Je t’en ferai au moins une condition : si tu ne me donnes pas ta parole d’honneur de renoncer à ton méchant dessein, je sors d’ici à l’instant même pour n’y rentrer jamais.

Elle fondit en larmes.

— Je vois ce que c’est, s’écria-t-elle ; tu cherches un prétexte pour t’en aller. Tu n’as plus ni indulgence ni tendresse pour moi. Tu fais tout ce que tu peux pour m’irriter, afin que je m’oublie, que je te dise une mauvaise parole, et que tu puisses te dire offensée. Eh bien ! voici tout ce que je te dirai :

» Tu es cruelle et tu me brises le cœur. C’est l’ouvrage de M. Paul ; il ne m’a pas comprise, il est mon ennemi, il m’a calomniée auprès de toi. Il était jaloux de ton affection, il la voulait pour lui seul. Le voilà content, puisqu’il me l’a fait perdre. Alors, puisque c’est ainsi, écoute ma justification et retire ta malédiction. Ton Paul n’était pas un jouet pour moi, je voulais sérieusement son amitié. Tout en la lui demandant, je sentais la mienne éclore si vive, si soudaine, que c’était peut-être de l’amour !

— Tais-toi, m’écriai-je, tu mens, et cela est pire que tout !

— Depuis quand, répliqua-t-elle en se levant avec une sorte de majesté, me croyez-vous capable de descendre au mensonge ? Vous voulez tout savoir : sachez tout ! J’aime Paul Gilbert, et je veux l’épouser.

— Miséricorde ! m’écriai-je ; voici bien une autre idée ! Assez, ma pauvre enfant ! ne devenez pas folle pour vous justifier d’être coupable.

— Qu’est-ce que mon idée a donc de si étrange et de si délirant ? ne suis-je pas en âge de savoir ce que je pense et ne suis-je pas libre d’aimer qui me plaît ? Tenez, vous allez voir !

Et elle s’élança vers son père, qui venait nous chercher pour nous faire faire le tour du lac.

— Écoute, mon père chéri, lui dit-elle en lui jetant ses bras autour du cou ; il ne s’agit pas de me promener, il s’agit de me marier. Y consens-tu ?

— Oui, si tu aimes quelqu’un, répondit-il sans hésite.

— J’aime quelqu’un.

— Ah ! le marquis…

— Pas du tout, il n’est pas marquis, celui qui me plaît. Il n’a pas de titre ; ça t’est bien égal ?

— Parfaitement.

— Et il n’est pas riche, il n’a rien. Ça ne te fait rien non plus ?

— Rien du tout ; mais alors je le veux pur, intelligent, laborieux, homme de mérite réel et sérieux en un mot.

— Il est tout cela.

— Jeune ?

— Vingt-trois ou vingt-quatre ans.

— C’est trop jeune, c’est un enfant !

J’empêchai Césarine de répliquer.

— C’est un enfant, répondis-je, et par conséquent ce ne peut être qu’un brave garçon dont le mérite n’a pas porté ses fruits. N’écoutez pas Césarine, elle est folle ce matin. Elle vient d’improviser le plus insensé, le plus invraisemblable et le plus impossible des caprices. Elle met le comble à sa folie en vous le disant devant moi. C’est un manque d’égards, un manque de respect envers moi, et vous m’en voyez beaucoup plus offensée que vous ne pourriez l’être.

M. Dietrich, stupéfait de la dureté de mon langage, me regardait avec ses beaux yeux pénétrants. Il vint à moi, et, me baisant la main :

— Je devine de qui il s’agit, me dit-il ; Césarine le connaît donc ?

— Elle lui a parlé hier pour la première fois.

— Alors elle ne peut pas l’aimer ! et lui ?…

— Il me déteste, répondit Césarine.

— Ah ! très-bien, dit M. Dietrich en souriant ; c’est pour cela ! Eh bien ! ma pauvre enfant, tâche de te faire aimer ; mais je t’avertis d’une chose, c’est qu’il faudra l’épouser, car je ne te laisserai pas imposer à un autre le postulat illusoire de M. de Rivonnière. Je me suis aperçu hier au bal du ridicule de sa situation. Tout le monde se le montrait en souriant ; il passait pour un niais ; tu passes certainement pour une railleuse, et de là à passer pour une coquette il n’y a qu’un pas.

— Eh bien ! mon père, je ne passerai pas pour une coquette, j’épouserai celui que je choisis.

— Y consentez-vous, mademoiselle de Nermont ? dit M. Dietrich.

— Non, monsieur, répondis-je, je m’y oppose formellement, et, si nous en sommes là, au nom de mon neveu, je refuse.

— Tu ne peux pas refuser en son nom, puisqu’il ne sait rien, s’écria Césarine ; tu n’as pas le droit de disposer de son avenir sans le consulter.

— Je ne le consulterai pas, parce qu’il doit ignorer que vous êtes folle.

— Tu aimes mieux qu’il me croie coquette ? Il pourrait m’adorer, et tu veux qu’il me méprise ? C’est toi, ma Pauline, qui deviens folle. Écoute, papa, j’ai fait une mauvaise action hier, c’est la première de ma vie, il faut que ce soit la dernière. J’ai voulu punir M. Paul de ses dédains pour nous, pour moi particulièrement. Je lui ai fait des avances avec l’intention de le désespérer quand je l’aurais amené à mes pieds. C’est très-mal, je le sais, j’en suis punie ; je me suis brûlée à la flamme que je voulais allumer, j’ai senti l’amour me mordre le cœur jusqu’au sang, et si je n’épouse pas cet homme-là, je n’aimerai plus jamais, je resterai fille.

— Tu resteras fille, tu épouseras, tu feras tout ce que tu voudras, excepté de te compromettre ! Voyons, mademoiselle de Nermont, pourquoi vous opposeriez vous à ce mariage, si l’intention de Césarine devenait sérieuse ? Cela pourrait arriver, et quant à moi je ne pense pas qu’elle pût faire un meilleur choix. M. Gilbert est jeune, mais je retire mon mot, il n’est point un enfant. Sa fière attitude vis-à-vis de nous, ses lettres que vous m’avez montrées, son courage au travail, l’espèce de stoïcisme qui le distingue, enfin les renseignements très-sérieux et venant de haut que, sans les chercher, j’ai recueillis hier sur son compte, voilà bien des considérations, sans parler de sa famille, qui est respectable et distinguée, sans parler d’une chose qui a pourtant un très-grand poids dans mon esprit, sa parenté avec vous, les conseils qu’il a reçus de vous. Pour refuser aussi nettement que vous venez de le faire, il faut qu’il y ait une raison majeure. Il ne vous plaît peut-être pas de me la dire devant ma fille, vous me la direz, à moi…

— Tout de suite, s’écria Césarine en sortant avec impétuosité.

— Oui, tout de suite, reprit M. Dietrich en refermant la porte derrière elle. Avec Césarine, il ne faut laisser couver aucune étincelle sous la cendre. Craignez-vous d’être accusée d’ambition et de savoir-faire ?

— Oui, monsieur, il y a cela d’abord.

— Vous êtes au-dessus…

— On n’est au-dessus de rien dans ce monde. Qui me connaît assez pour me disculper de toute préméditation, de toute intrigue ? Fort peu de gens ; je suis dans une position trop secondaire pour avoir beaucoup de vrais amis. La faveur de mon neveu ferait beaucoup de jaloux. Ni lui ni moi n’accepterions, sans une mortelle souffrance, les commentaires malveillants de votre entourage, et votre entourage, c’est tout Paris, c’est toute la France. Non, non, notre réputation nous est trop chère pour la compromettre ainsi !

— Si notre entourage s’étend si loin, il nous sera facile de faire connaître la vérité, et soyez sûre qu’elle est déjà connue. Aucune des nombreuses personnes qui vous ont vue ici n’élèvera le moindre doute sur la noblesse de votre caractère. Quant à M. Paul, il ferait des jaloux certainement, mais qui n’en ferait pas en épousant Césarine ? Si l’on s’arrête à cette crainte, on en viendra à se priver de toute puissance, de tout succès, de tout bonheur. Voilà donc, selon moi, un obstacle chimérique qu’il nous faudrait mettre sous nos pieds. Dites-moi les autres motifs de votre épouvante.

— Il n’y en a plus qu’un, mais vous en reconnaîtrez la gravité. Le caractère de votre fille et celui de mon neveu sont incompatibles. Césarine n’a qu’une pensée : faire que tout lui cède. Paul n’en a qu’une aussi : ne céder à personne.

— Cela est grave en effet ; mais qui sait si ce contraste ne ferait pas le bonheur de l’un et de l’autre ? Césarine vaincue par l’amour, forcée de respecter son mari et l’acceptant pour son égal, rentrerait dans le vrai, et ne nous effrayerait plus par l’abus de son indépendance, Paul, adouci par le bonheur, apprendrait à céder à la tendresse et à y croire.

— En supposant que ce résultat pût jamais être obtenu, que de luttes entre eux, que de déchirements, que de catastrophes peut-être ! Non, monsieur Dietrich, n’essayons pas de rapprocher ces deux extrêmes. Ayez peur pour votre enfant comme j’aurais peur pour le mien. Les grandes tentatives peuvent être bonnes dans les cas désespérés ; mais ici vous n’avez affaire qu’à une fantaisie spontanée. Il y a une heure, si j’eusse demandé à Césarine d’épouser Paul, elle se serait étouffée de rire. C’est devant mes reproches que, se sentant coupable, elle a imaginé cette passion subite pour se justifier. Dans une heure, allez lui dire que vous ne consentez pas plus que moi ; vous la soulagerez, j’en réponds, d’une grande perplexité.

— Ce que vous dites là est fort probable ; je la verrai tantôt. Laissons-lui le temps de s’effrayer de son coup de tête. Je suis en tout de votre avis, mademoiselle de Nermont, excepté en ce qui touche votre fierté. S’il n’y avait pas d’autre obstacle, je travaillerais à la vaincre. Je suis l’homme de mes principes, je trouve équitable et noble d’allier la pauvreté à la richesse quand cette pauvreté est digne d’estime et de respect ; je tiens donc la pauvreté pour une vertu de premier ordre de M. Paul Gilbert. Sachez qu’en l’invitant à venir chez moi je m’étais dit qu’il pourrait bien convenir à ma fille, et que je ne m’en étais point alarmé.


Quand M. Dietrich m’eut quittée, je me sentis bouleversée et obsédée d’indécisions et de scrupules. Avais-je en effet le droit de fermer à Paul un avenir si brillant, une fortune tellement inespérée ? Ma tendresse de mère reprenant le dessus, je me trouvais aussi cruelle envers lui que lui-même. Cet enfant, dont le stoïcisme me causait tant de soucis, je pouvais en faire un homme libre, puissant, heureux peut-être ; car qui sait si mademoiselle Dietrich ne serait pas guérie de son orgueil par le miracle de l’amour ? J’étais toute tremblante, comme une personne qui verrait un paradis terrestre de l’autre côté d’un précipice, et qui n’aurait besoin que d’un instant de courage pour le franchir.

Je ne revis Césarine qu’à l’heure du dîner. Je la trouvai aussi tranquille et aussi aimable que si rien de grave ne se fût passé entre nous. M. Dietrich dînait à je ne sais plus quelle ambassade. Césarine taquina amicalement la tante Helmina au dessert sur le vert de sa robe et le rouge de ses cheveux ; mais, quand nous passâmes au salon, elle cessa tout à coup de rire, et, m’entraînant à l’écart :

— Il paraît, me dit-elle, que ni mon père ni toi ne voulez accorder la moindre attention à mon sentiment, et que vous ne me permettez plus de faire un choix. Papa a été fort doux, mais très-roide au fond. Cela signifie pour moi qu’il cédera tout d’un coup quand il me verra décidée. Il n’a pas su me cacher qu’il me demandait tout bonnement de prendre le temps de la réflexion. Quant à toi, ma chérie, ce sera à lui de te faire révoquer ta sentence. Je l’en chargerai.

— Et, dans tout cela vous disposerez, lui et toi, de la volonté de mon neveu ?

— Ton neveu, c’est à moi de lui donner confiance. C’est un travail intéressant que je me réserve ; mais il est absent, et ce répit va me servir à convaincre mon père et toi du sérieux de ma résolution.

— Comment sais-tu que mon neveu est absent ?

Parce que j’ai pris mes informations. Il est parti ce matin pour Leipzig. Moi, j’ai résolu de mettre à profit cette journée pour me débarrasser une bonne fois des espérances de M. de Rivonnière.

— Tu lui as encore écrit ?

— Non, je lui ai fait dire par Dubois, son vieux valet de chambre, qui m’apportait un bouquet de sa part, de venir ce soir prendre une tasse de thé avec nous, de très-bonne heure parce que je suis encore fatiguée du bal et veux me coucher avec les poules. Il sera ici dans un instant. Tiens, on sonne au jardin, le voilà.

— C’est donc pour être seule avec lui que tu as voulu dîner seule aujourd’hui avec ta tante et moi ?

— C’est pour cela. Entends-tu sa voiture ? Regarde si c’est bien lui ; je ne veux recevoir que lui.

— Faut-il vous laisser ensemble ?

— Non certes ! je ne l’ai jamais admis que je sache au tête-à-tête. Ma tante nous laissera, je l’ai avertie. Toi, je te prie de rester.

— J’ai fort envie au contraire de te laisser porter seule le poids de tes imprudences et de tes caprices.

— Alors tu me compromets !

On annonça le marquis. Je pris mon ouvrage et je restai.

— J’avais besoin de vous parler, lui dit Césarine. Hier au bal vous avez fait mauvaise figure. Le savez-vous ?

— Je le sais, et puisque je ne m’en plains pas…

— Je ne dois pas vous plaindre ? mais moi, je me plains du rôle de souveraine cruelle que vous me faites jouer. Il faut porter remède à cet état de choses qui blesse mon père et qui m’afflige.

— Le remède serait bien simple.

— Oui, ce serait de vous agréer comme fiancé ; mais puisque cela ne se peut pas !

— Vous ne m’aimez pas plus que le premier jour ?

— Si fait, je vous aime d’une bonne et loyale amitié ; mais je ne veux pas être votre femme. Vous savez cela, je vous l’ai dit cent fois.

— Vous avez toujours ajouté un mot que vous retranchez aujourd’hui. Vous disiez : Je ne veux pas encore me marier.

— Donc, selon vous, je vous ai laissé des espérances ?

— Fort peu, j’en conviens ; mais vous ne m’avez pas défendu d’espérer.

— Je vous le défends aujourd’hui.

— C’est un peu tard.

— Pourquoi ? quels sacrifices m’avez-vous faits ?

— Celui de mon amour-propre. J’ai consenti à promener sous tous les regards mon dévouement pour vous et à me conduire en homme qui n’attend pas de récompense ; votre amitié me faisait trouver ce rôle très-beau, voilà qu’il vous paraît ridicule. C’est votre droit ; mais quel remède m’apportez-vous ?

— Il faut n’être plus amoureux de moi et dire à tout le monde que vous ne l’avez jamais été. Je vous aiderai à le faire croire. Je dirai que, dès le principe, nous étions convenus de ne pas gâter l’amitié par l’amour, que c’est moi qui vous ai retenu dans mon intimité, et, si l’on vous raille devant moi, je répondrai avec tant d’énergie que ma parole aura de l’autorité.

— Je sais que vous êtes capable de tout ce qui est impossible ; mais je ne crains pas du tout la raillerie. Il n’y a de susceptible que l’homme vaniteux. Je n’ai pas de vanité. Le jour où la pitié bienveillante dont je suis l’objet deviendrait amère et offensante, je saurais fort bien faire taire les mauvais plaisants. Ne jetez donc aucun voile sur ma déconvenue ; je l’accepte en galant homme qui n’a rien à se reprocher et qui ne veut pas mentir.

— Alors, mon ami, il faut cesser de nous voir, car, moi, je n’accepte pas la réputation de coquette fallacieuse.

— Vous ne pourrez jamais l’éviter. Toute femme qui s’entoure d’hommes sans en favoriser aucun est condamnée à cette réputation. Qu’est-ce que cela vous fait ? Prenez-en votre parti, comme je prends le mien de passer pour une victime.

— Vous prenez le beau rôle, mon très-cher ; je refuse le mauvais.

— En quoi est-il si mauvais ? Une femme de votre beauté et de votre mérite a le droit de se montrer difficile et d’accepter les hommages.

— Vous voulez que je me pose en femme sans cœur ?

— On vous adorera, on vous vantera d’autant plus, c’est la loi du monde et de l’opinion. Prenez l’attitude qui convient à une personne qui veut garder à tout prix son indépendance sans se condamner à la solitude.

— Vous me donnez de mauvais conseils. Je vois que vous m’aimez en égoïste ! Ma société vous est agréable, mon babil vous amuse. Vous n’avez pas de sujets de jalousie, étant le mieux traité de mes serviteurs. Vous voulez que cela continue, et vous vous arrangerez de tout ce qui éloignera de moi les gens qui demandent à une femme d’être, avant tout, sincère et bonne.

— Je commence à voir clair dans vos préoccupations. Vous voulez vous marier ?

— Qui m’en empêcherait ?

— Ce ne serait pas moi, je n’ai pas de droits à faire valoir.

— Vous le reconnaissez ?

— Je suis homme d’honneur.

— Eh bien ! touchez-là, vous êtes un excellent ami.

Le marquis de Rivonnière baisa la main de Césarine avec un respect dont la tranquille abnégation me frappa. Je ne le croyais pas si soumis, et, tout en ayant la figure penchée sur ma broderie, je le regardais de côté avec attention.

— Donc, reprit-il après un moment de silence, vous allez faire un choix ?

— Vous ai-je dit cela ?

— Il me semble. Pourquoi ne le diriez-vous pas, puisque je suis et reste votre ami ?

— Au fait,… si cela était, pourquoi ne vous le dirais-je pas ?

— Dites-le et ne craignez rien. Ai-je l’air d’un homme qui va se brûler la cervelle ?

— Non, certes, vous montrez bien qu’il n’y a pas de quoi.

— Si fait, il y aurait de quoi ; mais on est philosophe ou on ne l’est pas. Voyons, dites-moi qui vous avez choisi.

Je crus devoir empêcher Césarine de commettre une imprudence, et m’adressant au marquis :

— Elle ne pourrait pas vous le dire, elle n’en sait rien.

— C’est vrai, reprit Césarine, que ma figure inquiète avertit du danger, je ne le sais pas encore.

M. de Rivonnière me parut fort soulagé. Il connaissait les fantaisies de Césarine et ne les prenait plus au sérieux. Il consentit à rire de son irrésolution et à n’y rien voir de cruel pour lui, car, de tous ceux qui gâtaient cette enfant si gâtée, il était le plus indulgent et le plus heureux de lui épargner tout déplaisir.

— Mais dans tout cela, nous ne concluons pas. Il faut pourtant que nous cessions de nous voir, ou que vous cessiez de m’aimer.

— Permettez-moi de vous voir et ne vous inquiétez pas de ma passion déçue. Je la surmonterai, ou je saurai ne pas vous la rendre importune.

Césarine commençait à trouver le marquis trop facile. S’il eût prémédité son rôle, il ne l’eût pas mieux joué. Je vis qu’elle en était surprise et piquée, et que, pour un peu, elle l’eût ramené à elle par quelque nouvel essai de séduction. Elle s’était préparée à une scène de colère ou de chagrin, elle trouvait un véritable homme du monde dans le sens chevaleresque et délicat du mot. Il lui semblait qu’elle était vaincue du moment qu’il ne l’était pas.

— Retire-toi maintenant, lui dis-je à la dérobée, je me charge de savoir ce qu’il pense.

Elle se retira en effet, se disant fatiguée et serrant la main de son esclave assez froidement.

— Je vous demande la permission de rester encore un instant, me dit M. de Rivonnière dès que nous fûmes seuls. Il faut que vous me disiez le nom de l’heureux mortel…

— Il n’y a pas d’heureux mortel, répondis-je. M. Dietrich a en effet reproché à sa fille la situation où ses atermoiements vous plaçaient ; elle a dit qu’elle se marierait pour en finir…

— Avec qui ? avec moi ?

— Non, avec l’empereur de la Chine ; ce qu’elle a dit n’est pas plus sérieux que cela.

— Vous voulez me ménager, mademoiselle de Nermont, ou vous ne savez pas la vérité. Mademoiselle Dietrich aime quelqu’un.

— Qui donc soupçonnez-vous ?

— Je ne sais pas qui, mais je le saurai. Elle a disparu du bal un quart d’heure après avoir remis un billet à Bertrand, son homme de confiance. Je l’ai suivie, cherchée, perdue. Je l’ai retrouvée sortant d’un passage mystérieux. Elle m’a pris vivement le bras en m’ordonnant de la mener danser. Je n’ai pu voir la personne qu’elle laissait derrière elle, ou qu’elle venait de reconduire ; mais elle avait beau rire et railler mon inquiétude, elle était inquiète elle-même.

— Avez-vous quelqu’un en vue dans vos suppositions ?

— J’ai tout le monde. Il n’est pas un homme parmi tous ceux qu’on reçoit ici qui ne soit épris d’elle.

— Vous me paraissez résigné à n’être point jaloux de celui qui vous serait préféré ?

— Jaloux, moi ? je ne le serai pas longtemps, car celui qu’elle voudra épouser…

— Eh bien ! quoi ?

— Eh bien ! quoi ! Je le tuerai, parbleu !

— Que dites-vous là ?

— Je dis ce que je pense et ce que je ferai.

— Vous parlez sérieusement ?

— Vous le voyez bien, dit-il en passant son mouchoir avec un mouvement brusque sur son front baigné de sueur.

Sa belle figure douce n’avait pas un pli malséant, mais ses lèvres étaient pâles et comme violacées. Je fus très-effrayée.

— Comment, lui dis-je, vous êtes vindicatif à ce point, vous que je croyais si généreux ?

— Je suis généreux de sang-froid, par réflexion ; mais dans la colère,… je vous l’avais bien dit, je ne m’appartiens plus.

— Vous réfléchirez, alors !

— Non, pas avant de m’être vengé, cela ne me serait pas possible.

— Vous êtes capable d’une colère de plusieurs jours ?

— De plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être.

— Alors c’est de la haine que vous nourrissez en vous sans la combattre ? Et vous vous vantiez tout à l’heure d’être philosophe !

— Tout à l’heure je mentais, vous mentiez, mademoiselle Dietrich mentait aussi. Nous étions dans la convention, dans le savoir-vivre ; à présent nous voici dans la nature, dans la vérité. Elle est éprise d’un autre homme que moi, sans se soucier de moi ni de rien au monde. Vous me cachez son nom par prudence, mais vous comprenez fort bien mon ressentiment, et moi je sens monter de ma poitrine à mon cerveau des flots de sang embrasé. Ce qu’il y a de sauvage dans l’homme, dans l’animal, si vous voulez, prend le dessus et réduit à rien les belles maximes, les beaux sentiments de l’homme civilisé. Oui, c’est comme cela ! tout ce que vous pourriez me dire dans la langue de la civilisation n’arrive plus à mon esprit. C’est inutile. Il y a trois ans que j’aime mademoiselle Dietrich ; j’ai essayé, pour l’oublier, d’en aimer une autre ; cette autre, je la lui ai sacrifiée, et ç’a été une très-mauvaise action, car j’avais séduit une fille pure, désintéressée, une fille plus belle que Césarine et meilleure. Je ne la regrette pas, puisque je n’avais pu m’attacher à elle ; mais je sens ma faute d’autant plus qu’il ne m’a pas été permis de la réparer. Une petite fortune en billets de banque que j’envoyai à ma victime m’a été renvoyée à l’instant même avec mépris. Elle est retournée chez ses parents, et, quand je l’y ai cherchée, elle avait disparu, sans que, depuis deux ans, j’aie pu retrouver sa trace. Je l’ai cherchée jusqu’à la morgue, baigné d’une sueur froide, comme me voilà maintenant en subissant l’expiation de mon crime, car c’est à présent que je le comprends et que j’en sens le remords. Attaché aux pas de Césarine et poursuivant la chimère, je m’étourdissais sur le passé… On me brise, me voilà puni, honteux, furieux contre moi ! Je revois le spectre de ma victime. Il rit d’un rire atroce au fond de l’eau où le pauvre cadavre gît peut-être. Pauvre fille ! tu es vengée, va ! mais je te vengerai encore plus, Césarine n’appartiendra à personne. Ses rêves de bonheur s’évanouiront en fumée ! Je tuerai quiconque approchera d’elle !

— Vous voulez jouer votre vie pour un dépit d’amour ?

— Je ne jouerai pas ma vie, je nierai, j’assassinerai, s’il le faut, plutôt que de laisser échapper ma proie !

— Et après ?…

— Après, je n’attendrai pas qu’on me traîne devant les tribunaux, je ferai justice de moi-même.

En parlant ainsi, le marquis, pâle et les yeux remplis d’un feu sombre, avait pris son chapeau ; je m’efforçai en vain de le retenir.

— Où allez-vous ? lui dis-je, vous ne pouvez vous en prendre à personne.

— Je vais, répondit-il, me constituer l’espion et le geôlier de Césarine. Elle ne fera plus un pas, elle n’écrira plus un mot que je ne le sache !

Et il sortit, me repoussant presque de force.

Je courus chez Césarine, qui était déjà couchée et à moitié endormie. Elle avait le sommeil prompt et calme des personnes dont la conscience est parfaitement pure ou complètement muette. Je lui racontai ce qui venait de se passer ; elle m’écouta presque en souriant.

— Allons, dit-elle, je lui rends mon estime, à ce pauvre Rivonnière ! Je ne croyais pas avoir affaire à un amour si énergique. Cette fureur me plaît mieux que sa plate soumission. Je commence à croire qu’il mérite réellement mon amitié.

— Et peut-être ton amour ?

— Qui sait ? dit-elle en bâillant ; peut-être ! Allons ! j’essayerai d’oublier ton neveu. Écris donc vite un mot pour que le marquis ne se tue pas cette nuit. Dis-lui que je n’ai rien résolu du tout.

J’étais si effrayée pour mon Paul, que j’écrivis à M. de Rivonnière en lui jurant que Césarine n’aimait personne, et dès que M. Dietrich fut rentré, je le suppliai de ne plus jamais songer à mon neveu pour en faire son gendre.

M. de Rivonnière ne reparut qu’au bout de huit jours. Il m’avoua qu’il n’avait pas cru à ma parole, qu’il avait espionné minutieusement Césarine, et que, n’ayant rien découvert, il revenait pour l’observer de près.

Césarine lui fit bon accueil, et sans prendre aucun engagement, sans entrer dans aucune explication directe, elle lui laissa entendre qu’elle l’avait soumis à une épreuve ; mais bientôt elle se vit comme prise dans un réseau de défiance et de jalousie. Le marquis commentait toutes ses paroles, épiait tous ses gestes, cherchait à lire dans tous ses regards. Cette passion ardente dont elle l’avait jugé incapable, qu’elle avait peut-être désiré d’inspirer, lui devint vite une gêne, une offense, un supplice. Elle s’en plaignit avec amertume et déclara qu’elle n’épouserait jamais un despote. M. de Rivonnière se le tint pour dit et ne reparut plus, ni à l’hôtel Dietrich, ni dans les autres maisons où il eût pu rencontrer Césarine.

Césarine s’ennuya.

— C’est étonnant, me dit-elle un jour, comme on s’habitue aux gens ! Je m’étais figuré que ce bon Rivonnière faisait partie de ma maison, de mon mobilier, de ma toilette, que je pouvais être absurde, bonne, méchante, folle, triste sous ses yeux, sans qu’il s’en émût plus que s’en émeuvent les glaces de mon boudoir. Il avait un regard pétrifié dans le ravissement qui m’était agréable et qui me manque. Quelle idée a-t-il eue de se transformer en Othello, du soir au lendemain ? Je l’aimais un peu en cavalier servant, je ne l’aime plus du tout en héros de mélodrame.

— Oublie-le, lui dis-je ; ne fais pas son malheur, puisque tu ne veux pas faire son bonheur. Laisse passer le temps, puisque le célibat ne te pèse pas, et puis tu choisiras parmi tes nombreux aspirants celui qui peut t’inspirer un attachement durable.

— Qui veux-tu que je choisisse, puisque ce capitan veut tuer l’objet de mon choix ou se faire tuer par lui ? Voilà que ce choix doit absolument entraîner mort d’homme ! Est-ce une perspective réjouissante ?

— Espérons que cette fureur du marquis passera, si elle n’est déjà passée. Elle était trop violente pour durer.

— Qui sait si ce parfait homme du monde n’est pas tout simplement un affreux sauvage ? Et quand on pense qu’il n’est peut-être pas le seul qui cache des passions brutales sous les dehors d’un ange ! Je ne sais plus à qui me fier, moi ! Je me croyais pénétrante, je suis peut-être la dupe de tous les beaux discours qu’on me fait et de toutes les belles manières qu’on étale devant moi.

— Si tu veux que je te le dise, repris-je, décidée à ne plus la ménager, je ne te crois pas pénétrante du tout.

— Vraiment ! pourquoi ?

— Parce que tu es trop occupée de toi-même pour bien examiner les autres. Tu as une grande finesse pour saisir les endroits faibles de leur armure ; mais les endroits forts, tu ne veux jamais supposer qu’ils existent. Tu aperçois un défaut, une fente ; tu y glisses la lame du poignard, mais elle y reste prise, et ton arme se brise dans ta main. Voilà ce qui est arrivé avec M. de Rivonnière.

— Et ce qui m’arriverait peut-être avec tous les autres ? Il se peut que tu aies raison et que je sois trop personnelle pour être forte. Je tâcherai de me modifier.

— Pourquoi donc toujours chercher la force, quand la douceur serait plus puissante ?

— Est-ce que je n’ai pas la douceur ? Je croyais en avoir toutes les suavités ?

— Tu en as toutes les apparences, tous les charmes ; mais ce n’est pour toi qu’un moyen comme ta beauté, ton intelligence et tous tes dons naturels. Au fond, ton cœur est froid et ton caractère dur.

— Comme tu m’arranges, ce matin ! Faut-il que je sois habituée à tes rigueurs ! Eh bien ! dis-moi, méchante : crois-tu que je pourrais devenir tendre, si je le voulais ?

— Non, il est trop tard.

— Tu n’admets pas qu’un sentiment nouveau, inconnu, l’amour par exemple, pût éveiller des instincts qui dorment dans mon cœur !

— Non, ils se fussent révélés plus tôt. Tu n’as pas l’âme maternelle, tu n’as jamais aimé ni tes oiseaux, ni tes poupées.

— Je ne suis pas assez femme selon toi !

— Ni assez homme non plus.

— Eh bien ! dit-elle en se levant avec humeur, je tâcherai d’être homme tout à fait. Je vais mener la vie de garçon, chasser, crever des chevaux, m’intéresser aux écuries et à la politique, traiter les hommes comme des camarades, les femmes comme des enfants, ne pas me soucier de relever la gloire de mon sexe, rire de tout, me faire remarquer, ne m’intéresser à rien et à personne. Voilà les hommes de mon temps ; je veux savoir si leur stupidité les rend heureux !

Elle sonna, demanda son cheval, et, malgré mes représentations, s’en alla parader au bois, sous les yeux de tout Paris, escortée d’un domestique trop dévoué, le fameux Bertrand, et d’un groom pur sang. C’était la première fois qu’elle sortait ainsi sans son père ou sans moi. Il est vrai de dire que, ne montant pas à cheval, je ne pouvais l’accompagner qu’en voiture, et que, M. Dietrich ayant rarement le temps d’être son cavalier, elle ne pouvait guère se livrer à son amusement favori. Elle nous avait annoncé plus d’une fois qu’aussitôt sa majorité elle prétendait jouir de sa liberté comme une jeune fille anglaise ou américaine. Nous espérions qu’elle ne se lancerait pas trop vite. Elle voulait se lancer, elle se lança, et de ce jour elle sortit seule dans sa voiture, et rendit des visites sans se faire accompagner par personne. Cette excentricité ne déplut point, bien qu’on la blâmât. Elle lutta avec tant de fierté et de résolution qu’elle triompha des doutes et des craintes des personnes les plus sévères. Je tremblais qu’elle ne prit fantaisie d’aller seule à pied par les rues. Elle s’en abstint et en somme, protégée par ses gens, par son grand air, par son luxe de bon goût et sa notoriété déjà établie, elle ne courait de risques que si elle eût souhaité d’en courir, ce qui était impossible à supposer.

Cette liberté précoce, à laquelle son père n’osa s’opposer dans la situation d’esprit où il la voyait, l’enivra d’abord comme un vin nouveau et lui fit oublier son caprice pour mon neveu ; elle l’éloigna même tout à fait de la pensée du mariage.

Paul revint d’Allemagne, et mes perplexités revinrent avec lui. Je ne voulais pas qu’il revît jamais Césarine ; mais comment lui dire de ne plus venir à l’hôtel Dietrich sans lui avouer que je craignais une entreprise plus sérieuse que la première contre son repos ? Césarine semblait guérie, mais à quoi pouvait-on se fier avec elle ? Et, si, à mon insu, elle lui tendait le piège du mariage, ne serait-il pas ébloui au point d’y tomber, ne fût-ce que quelques jours, sauf à souffrir toute sa vie d’une si terrible déception ?

Je me décidai à lui dire toute la vérité, et je devançai sa visite en allant le trouver à son bureau. Il avait un cabinet de travail chez son éditeur ; j’y étais à sept heures du matin, sachant bien qu’à peine arrivé à Paris, il courrait à sa besogne au lieu de se coucher. Quand je lui eus avoué mes craintes, sans toutefois lui parler des menaces de M. de Rivonnière, qu’il eût peut-être voulu braver, il me rassura en riant.

— Je n’ai pas l’esprit porté au mariage, me dit-il, et, de toutes les séductions que mademoiselle Dietrich pourrait faire chatoyer devant moi, celle-ci serait la plus inefficace. Épouser une femme légère, moi ! Donner mon temps, ma vie, mon avenir, mon cœur et mon honneur à garder à une fille sans réserve et sans frein, qui joue son existence à pile ou face ! Ne craignez rien, ma tante, elle m’est antipathique, votre merveilleuse amie ; je vous l’ai dit et je vous le répète. Je ferais donc violence à mon inclination pour partager sa fortune ? Je croyais que toute ma vie donnait un démenti à cette supposition.

— Oui, mon enfant, oui, certes ! ce n’est pas ton ambition que j’ai pu craindre, mais quelque vertige de l’imagination ou des sens.

— Rassurez-vous, ma tante, j’ai une maîtresse plus jeune et plus belle que mademoiselle Dietrich.

— Que me dis-tu là ? tu as une maîtresse, toi ?

— Eh bien donc ! cela vous surprend ?

— Tu ne me l’as jamais dit !

— Vous ne me l’avez jamais demandé.

— Je n’aurais pas osé ; il y a une pudeur, même entre une mère et son fils.

— Alors j’aurais mieux fait de ne pas vous le dire, n’en parlons plus.

— Si fait, je suis bien aise de le savoir. Ton grand prestige pour Césarine venait de ce qu’elle t’attribuait la pureté des anges.

— Dites-lui que je ne l’ai plus.

— Mais où prends-tu le temps d’avoir une maîtresse ?

— C’est parce que je lui donne tout le temps dont je peux disposer que je ne vais pas dans le monde et ne perds pas une minute en dehors de mon travail ou de mes affections.

— À la bonne heure ! es-tu heureux ?

— Très-heureux, ma tante.

— Elle t’aime bien ?

— Non, pas bien, mais beaucoup.

— C’est-à-dire qu’elle ne te rend pas heureux ?

— Vous voulez tout savoir ?

— Eh ! mon Dieu, oui, puisque je sais un peu.

— Eh bien !… écoutez, ma tante :

Il y a deux ans, deux ans et quelques mois, je me rendais de la part de mon patron chez un autre éditeur, qui demeure en été à la campagne, sur les bords de la Seine. Après la station du chemin de fer, il y avait un bout de chemin à faire à pied, le long de la rivière, sous les saules. En approchant d’un massif plus épais, qui fait une pointe dans l’eau, je vis une femme qui se noyait. Je la sauvai, je la portai à une petite maison fort pauvre, la première que je trouvai. Je fus accueilli par une espèce de paysanne qui fit de grands cris en reconnaissant sa fille.

— Ah ! la malheureuse enfant, disait-elle, elle a voulu périr ! j’étais sûre qu’elle finirait comme ça !

— Mais elle n’est pas morte, lui dis-je, soignez-la, réchauffez-la bien vite ; je cours chercher un médecin. Où en trouverais-je un par ici ?

— Là, me dit-elle en me montrant une maison blanche en face de la sienne, mais de l’autre côté de la rivière ; sautez dans le premier bateau venu, on vous passera.

Je cours aux bateaux, personne, dedans ni autour. Les bateaux sont enchaînés et cadenassés. J’étais déjà mouillé. Je jette mon paletot, qui m’eût embarrassé ; je traverse à la nage un bras de rivière qui n’est pas large. J’arrive chez le médecin, il est absent. Je demande qu’on m’en indique un autre. On me montre le village derrière moi ; je me rejette à la rivière. Je reviens à la maison de la blanchisseuse, car la mère de ma sauvée était blanchisseuse : je voulais savoir s’il était temps encore d’appeler le médecin. J’y rencontre précisément celui que j’avais été chercher, et qui, se trouvant à passer par là, avait été averti d’entrer.

— La pauvre fille en sera quitte pour un bain froid, me dit-il, l’évanouissement se dissipe. Vous l’avez saisie à temps : c’est une bonne chance, monsieur, quand le dévouement est efficace ; mais il ne faut pas en être victime, ce serait dommage. Vous êtes mouillé cruellement, et il ne fait pas chaud ; allez chez moi bien vite pendant que je surveillerai encore un peu la malade.

Il me fit monter bon gré mal gré dans son cabriolet, et donna l’ordre à son domestique de gagner le pont, qui n’était pas bien loin, et de me conduire bride abattue à sa maison pour me faire changer d’habits. En cinq minutes, nous fûmes rendus. La femme du docteur, mise au courant en deux mots par le domestique, qui retournait attendre son maître, me fit entrer dans sa cuisine, où brûlait un bon feu ; la servante m’apporta la robe de chambre, le pantalon du matin, les pantoufles de son maître et un bol de vin chaud. Je n’ai jamais été si bien dorloté.

J’étais à peine revêtu de la défroque du docteur qu’il arriva pour me dire que ma noyée se portait bien et pour me signifier que je ne sortirais pas de chez lui avant d’avoir dîné, pendant que mes habits sécheraient. Mais tous ces détails sont inutiles, j’étais chez des gens excellents qui me renseignèrent amplement sur le compte de Marguerite ; c’est le nom de la jeune fille qui avait voulu se suicider.

Elle avait seize ans. Elle était née dans cette maisonnette où je l’avais déposée et où elle avait partagé les travaux pénibles de sa mère, tout en apprenant d’une voisine un travail plus délicat qu’elle faisait à la veillée. Elle était habile raccommodeuse de dentelles. C’était une bonne et douce fille, laborieuse et nullement coquette ; mais elle avait le malheur d’être admirablement belle et d’attirer les regards. Sa mère l’envoyant porter l’ouvrage aux pratiques dans le village et les environs, elle avait rencontré, l’année précédente, un bel étudiant qui flânait dans la campagne et qui la guettait à son insu depuis plusieurs jours. Il lui parla, il la persuada, elle le suivit.

— Il faut vous dire, — c’est le docteur qui parle, — qu’elle était fort maltraitée par sa mère, qui est une vraie coquine et qui n’eût pas mieux demandé que de spéculer sur elle, mais qui jeta les hauts cris quand l’enfant disparut sans avoir été l’objet d’un contrat passé à son profit.

» Au bout de deux mois environ, l’étudiant, qui avait mené Marguerite à Paris ou aux environs, on ne sait où, partit pour aller se marier dans sa province, abandonnant la pauvre fille après lui avoir offert de l’argent qu’elle refusa. Elle revint chez sa mère, qui lui eût pardonné si elle lui eût rapporté quelque fortune, et qui l’accabla d’injures et de coups en apprenant qu’elle n’avait rien accepté.

» — Depuis cette triste aventure, — c’est toujours le docteur qui parle, — Marguerite s’est conduite sagement et vertueusement, travaillant avec courage, subissant les reproches et les humiliations avec douceur ; ma femme l’a prise en amitié et lui a donné de l’ouvrage. Moi, j’ai eu à la soigner, car le chagrin l’avait rendue très-malade. Heureusement pour elle, elle n’était pas enceinte, — malheureusement peut-être, car elle se fût rattachée à la vie pour élever son enfant. Depuis quelques semaines, elle était plus à plaindre que jamais, sa mère voulait qu’elle se vendit à un vieillard libertin que je connais bien, mais que je ne nommerai pas : c’est mon plus riche client, et il passe pour un grand philanthrope. Cette persécution est devenue si irritante que Marguerite a perdu la tête et a voulu se tuer aujourd’hui pour échapper au mauvais destin qui la poursuit. Je ne sais pas si vous lui avez rendu service en la sauvant, mais vous avez fait votre devoir, et en somme vous avez sauvé une bonne créature qui eût été honnête, si elle eût eu une bonne mère.

« — Ne lui ouvrirez-vous pas votre maison, docteur, ou ne trouverez-vous pas à la placer quelque part ?

« — J’y ai fait mon possible ; mais sa mère ne veut pas qu’on lui arrache sa proie. Ma position dans le pays ne me permet pas d’opérer un enlèvement de mineure.

« — Alors que deviendra-t-elle, la malheureuse ?

« — Elle se perdra, ou elle se tuera.

Telle fut la conclusion du docteur. Il était bon, mais il avait affaire à tant de désastres et de misères qu’il ne pouvait que se résigner à voir faillir, souffrir ou mourir.

Le lendemain, je retournai voir Marguerite avec un projet arrêté ; je la trouvai seule, encore pâle et faible. Sa mère était en courses pour servir ses pratiques. La pauvre fille pleura en me voyant. Je voulus lui faire promettre pour ma récompense qu’elle renoncerait au suicide. Elle baissa la tête en sanglotant et ne répondit pas.

— Je sais votre histoire, lui dis-je, je sais votre intolérable position. Je vous plains, je vous estime et je veux vous sauver ; mais je ne suis pas riche et ne peux vous offrir qu’une condition très-humble. Je connais une très-honnête ouvrière, douce et désintéressée, d’un certain âge ; je vous placerai chez elle, et, pour une modeste pension que je lui servirai, elle vous logera et vous nourrira jusqu’à ce que vous puissiez subsister de votre travail. Voulez-vous accepter ?

Elle refusa. Je crus qu’elle s’était décidée à céder aux infâmes exigences de sa mère ; mais je me trompais. Elle croyait que je voulais faire d’elle ma maîtresse.

» — Si j’allais avec vous, me dit-elle, vous ne m’épouseriez pas !

» — Non certainement, répondis-je. Je ne compte pas me marier.

» — Jamais ?

» — Pas avant dix ou douze ans. Je n’aurais pas le moyen d’élever une famille.

» — Mais si vous trouviez une femme riche ?

» — Je ne la trouverai pas.

» — Qui sait ?

» — Si je la trouvais, il faudrait qu’elle attendit pour m’épouser que je fusse riche moi-même. Je ne veux rien devoir à personne.

» — Et qu’est-ce que je serais pour vous, si vous m’emmeniez ?

» — Rien.

» — Vraiment, rien ? Vous n’exigeriez pas de reconnaissance ?

« — Pas la moindre. Je ne suis pas amoureux de vous, toute belle que vous êtes. Je n’ai pas le temps d’avoir une passion, et, s’il faut vous tout dire, je ne me sens capable de passion que pour une femme dont je serais le premier amour. M’éprendre de votre beauté pour mon plaisir, dans la situation où je vous rencontre, me semblerait une lâcheté, un abus de confiance. Je vous offre une vie honnête, mais laborieuse et très-précaire. On vous propose le bien-être, la paresse et la honte. Vous réfléchirez. Voici mon adresse. Cachez-la bien, car vous n’échapperez à l’autorité de votre mère qu’en vous tenant cachée vous-même. Si vous avez confiance en moi, venez me trouver.

« — Mais, mon Dieu ! s’écria-t-elle toute tremblante, pourquoi êtes-vous si bon pour moi ?

« — Parce que je vous ai empêchée de mourir et que je vous dois de vous rendre la vie possible. »

Je la quittai. Le lendemain, elle était chez moi ; je la conduisis chez l’ouvrière qui devait lui donner asile, et je ne la revis pas de huit jours.

Quand j’eus le temps d’aller m’informer d’elle, je la trouvai au travail ; son hôtesse se louait beaucoup d’elle. Marguerite me dit qu’elle était heureuse, et quelques mois qui se passèrent ainsi me convainquirent de sa bonne conscience et de sa bonne conduite. Elle travaillait vite et bien, ne sortait jamais qu’avec sa nouvelle amie, et lui montrait une douceur et un attachement dont celle-ci était fort touchée. J’étais content d’avoir réussi à bien placer un petit bienfait, ce qui est plus difficile qu’on ne pense.

— Alors,… tu es devenu amoureux d’elle ?

— Non, c’est elle qui s’est mise à m’aimer, à s’exagérer mon mérite, à me prendre pour un dieu, à pleurer et à maigrir de mon indifférence. Quand je voulus la confesser, je vis qu’elle était désespérée de ne pas me plaire.

» — Vous me plaisez, lui dis-je ; là n’est pas la question. Si vous étiez une fille légère, je vous aurais fait la cour éperdument ; mais vous méritez mieux que d’être ma maîtresse, et vous ne pouvez pas être ma femme, vous le savez bien.

» — Je le sais trop, répondit-elle ; vous êtes un homme fier et sans tache, vous ne pouvez pas épouser une fille souillée ; mais si j’étais votre maîtresse, vous me mépriseriez donc ?

» — Non certes ; à présent que je vous connais, j’aurais pour vous les plus grands égards et la plus solide amitié.

» — Et cela durerait…

» — Le plus longtemps possible, peut-être toujours.

» — Vous ne promettez rien absolument.

» — Rien absolument, et j’ajoute que votre sort ne serait pas plus brillant qu’il ne l’est à présent. Je n’ai pas de chez moi, je vis de privations, je ne pourrais vous voir de toute la journée. Je vous empêcherais de manquer du nécessaire ; mais je ne pourrais vous procurer ni bien-être, ni loisir, ni toilette.

» — J’accepte cette position-là, me dit-elle ; tant que je pourrai travailler, je ne vous coûterai rien. Votre amitié, c’est tout ce que je demande, je sais bien que je ne mérite pas davantage ; mais que je vous voie tous les jours, et je serai contente. »

Voilà comment je me suis lié à Marguerite, d’un lien fragile en apparence, sérieux en réalité, car… mais je vous en ai dit assez pour aujourd’hui, ma bonne tante ! J’entends la sonnette, qui m’avertit d’une visite d’affaires. Si vous voulez tout savoir,… venez demain chez moi.

— Chez toi ? Tu as donc un chez toi à présent ?

— Oui, j’ai loué rue d’Assas un petit appartement où travaillent toujours ensemble Marguerite et madame Féron, l’ouvrière qui l’a recueillie et qui s’est attachée à elle. J’y vais le soir seulement ; mais demain nous aurons congé dès midi, et si vous voulez être chez nous à une heure, vous m’y trouverez.

Le lendemain à l’heure dite, je fus au numéro de la rue d’Assas qu’il m’avait donné par écrit. Je demandai au concierge mademoiselle Féron, raccommodeuse de dentelles, et je montai au troisième. Paul m’attendait sur le palier, portant dans ses bras un gros enfant d’environ un an, frais comme une rose, beau comme sa mère, laquelle se tenait, émue et craintive, sur la porte. Paul mit son fils dans mes bras en me disant :

— Embrassez-le, bénissez-le, ma tante ; à présent vous savez toute mon histoire.

J’étais attendrie et pourtant mécontente. La brusque révélation d’un secret si bien gardé remettait en question pour moi l’avenir logique que j’eusse pu rêver pour mon neveu, et qui, dans mes prévisions, n’avait jamais abouti à une maîtresse et à un fils naturel.

L’enfant était si beau et le baiser de l’enfance est si puissant que je pris le petit Pierre sur mes genoux dès que je fus entrée et le tins serré contre mon cœur sans pouvoir dire un mot. Marguerite était à mes pieds et sanglotait.

— Embrasse-la donc aussi ! me dit Paul ; si elle ne le méritait pas, je ne t’aurais pas attirée ici.

J’embrassai Marguerite et je la contemplai. Paul m’avait dit vrai ; elle était plus belle dans sa petite tenue de grisette modeste que Césarine dans tout l’éclat de ses diamants. Les malheurs de sa vie avaient donné à sa figure et à sa taille parfaites une expression pénétrante et une langueur d’attitudes qui intéressaient à elle au premier regard, et qui à chaque instant touchaient davantage. Je m’étonnai qu’elle n’eût pas inspiré à Paul une passion plus vive que l’amitié ; peu à peu je crus en découvrir la cause : Marguerite était une vraie fille du peuple, avec les qualités et les défauts qui signalent une éducation rustique. Elle passait de l’extrême timidité à une confiance trop expansive ; elle n’était pas de ces natures exceptionnelles que le contact d’un esprit élevé transforme rapidement ; elle parlait comme elle avait toujours parlé ; elle n’avait pas la gentillesse intelligente de l’ouvrière parisienne ; elle était contemplative plutôt que réfléchie, et, si elle avait des moments où l’émotion lui faisait trouver l’expression frappante et imagée, la plupart du temps sa parole était vulgaire et comme habituée à traduire des notions erronées ou puériles.

On me présenta aussi madame Féron, veuve d’un sous-officier tué en Crimée et jouissant d’une petite pension qui, jointe à son travail de repasseuse de fin, la faisait vivre modestement. Elle aidait Marguerite aux soins de son ménage et promenait l’enfant au Luxembourg, n’acceptant pour compensation à cette perte de temps que la gratuité du loyer. On me montra l’appartement, bien petit, mais prenant beaucoup d’air sur les toits, et tenu avec une exquise propreté. Les deux femmes avaient des chambres séparées, une pièce plus grande leur servait d’atelier et de salon ; la salle à manger et la cuisine étaient microscopiques. Je remarquai un cabinet assez spacieux en revanche, où Paul avait transporté quelques livres, un bureau, un canapé-lit et quelques petits objets d’art.

— Tu travailles donc, même ici ? lui dis-je.

— Quelquefois, quand monsieur mon fils fait des dents et m’empêche de dormir ; mais ce n’est pas pour me donner le luxe d’un cabinet que j’ai loué cette pièce.

— Pourquoi donc ?

— Vous ne devinez pas ?

— Non.

— Eh bien ! c’est pour vous, ma petite tante ; c’est notre plus jolie chambre et la mieux meublée ; elle est tout au fond, et vous pourriez y dormir et y travailler sans entendre le tapage de M. Pierre.

— Tu désires donc que je vienne demeurer avec toi ?

— Non, ma tante, vous êtes mieux à l’hôtel Dietrich ; mais vous n’y êtes pas chez vous, et je vous ai toujours dit qu’un caprice de la belle Césarine pouvait, d’un moment à l’autre, vous le faire sentir. J’ai voulu avoir à vous offrir tout de suite un gîte, ne fût-ce que pour quelques jours. Je ne veux pas qu’il soit dit que ma tante peut partir, dans un fiacre, du palais qu’elle habite, avec l’embarras de savoir où elle déposera ses paquets, et la tristesse de se trouver seule dans une chambre d’hôtel. Voilà votre pied-à-terre, ma tante, et voici vos gens : deux femmes dévouées et un valet de chambre qui, sous prétexte qu’il est votre neveu, vous servira fort bien.

J’embrassai mon cher enfant avec un attendrissement profond. Toute la famille me reconduisit jusqu’en bas, et je ne m’en allai pas sans promettre de revenir bientôt. Il fut convenu que je ne verrais plus Paul que chez lui, les jours où il aurait congé. Si d’une part j’étais effrayée de le voir engagé, à vingt-quatre ans, dans une liaison que sa jeune paternité rendrait difficile à rompre, d’autre part je le voyais à l’abri des fantaisies de Césarine comme des vengeances du marquis, et j’étais soulagée de l’anxiété la plus immédiate, la plus poignante.

Césarine s’aperçut vite de ce rassérènement et de l’émotion qui l’avait précédé.

— Qu’as-tu donc ? me dit-elle dès que je fus rentrée ; tu es restée longtemps, et tu as pleuré.

Je le niai.

— Tu me trompes, dit-elle ; ton neveu doit être revenu… malade peut-être ? mais il est hors de danger, cela se voit dans tes yeux.

— Si mon neveu était tant soit peu malade, même hors de danger je ne serais pas rentrée du tout. Donc ton roman est invraisemblable.

— J’en chercherai un autre, dix autres s’il le faut, et je finirai par trouver le vrai. Il y a eu ce matin un drame dans ta vie, comme on dit.

— Eh bien ! peut-être, répondis-je, pressée que j’étais de détourner de Paul, une fois pour toutes, ses préoccupations. Mon neveu m’a causé aujourd’hui une grande surprise. Il m’a révélé qu’il était marié.

— Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria Césarine en éclatant de rire, bien qu’elle fût devenue très-pâle ; voilà tout ce que tu as imaginé pour me dégoûter de lui ? Est-ce qu’il aurait pu se marier sans ton consentement ?

— Parfaitement ! Il est majeur, émancipé de ma tutelle.

— Et il ne t’aurait pas seulement fait part de son mariage, ce modèle des neveux ?

— Dans un mariage d’amour, on ne veut consulter personne, si l’on craint d’inquiéter ses amis. Heureusement il a fait un bon choix. J’ai vu sa femme aujourd’hui.

— Elle est jolie ?

— Elle est jolie et elle est belle.

— Plus que moi, j’imagine ?

— Incontestablement.

— Quels contes tu me fais !

— J’ai embrassé leur fils, un enfant adorable.

— Leur fils ! le fils de ton neveu ? Est-ce que ton neveu est en âge d’avoir un fils ? C’est un marmot que tu veux dire ?

— Un marmot, soit. Il a un an déjà.

— Pauline, jure que tu ne te moques pas de moi !

— Je te le jure.

— Alors c’est fini, dit-elle, voilà ma dernière illusion envolée comme les autres !

Et, se détournant, l’étrange fille mit sa figure dans ses mains et pleura amèrement.

Je la regardais avec stupeur, me demandant si ce n’était pas un jeu pour m’attendrir et m’amener à la rétractation d’un mensonge. Voyant que je ne lui disais rien, elle sortit avec impétuosité. Je la suivis dans sa chambre, où M. Dietrich, étonné de ne pas nous voir descendre pour dîner, vint bientôt nous rejoindre. Césarine ne se fit pas questionner, elle était dans une heure d’expansion et pleurait de vraies larmes.

— Mon père, dit-elle, viens me consoler, si tu peux, car Pauline est très-indifférente à mon chagrin. Son neveu est marié ! marié depuis longtemps, car il est déjà père de famille. J’ai fait le roman le plus absurde ; mais ne te moque pas de moi, il est si douloureux ! Cela t’étonne bien : pourquoi ? ne te l’avais-je pas dit, qu’il était le seul homme que je pusse aimer ? Il avait tout pour lui, l’intelligence, la fermeté, la dignité du caractère et la pureté des mœurs, cette chose que je chercherais en vain chez les hommes du monde, à commencer par le marquis ! Je ne m’étais pas dit, sotte fille que je suis, qu’un jeune homme ne pouvait rester pur qu’à la condition de se marier tout jeune et de se marier par amour. Maintenant je peux bien chercher toute ma vie un homme qui n’ait pas subi la souillure du vice. Je ne le rencontrerai jamais, à moins que ce ne soit un enfant idiot, dont je rougirais d’être la compagne, car je sais le monde et la vie à présent. Il ne s’y trouve plus de milieu entre la niaiserie et la perversité. Mon père, emmène-moi, allons loin d’ici, bien loin, en Amérique, chez les sauvages.

— Il ne me manquerait plus que cela ! lui dit en souriant M. Dietrich ; tu veux que nous nous mettions à la recherche du dernier des Mohicans ?

Il ne prenait pas son désespoir au sérieux ; elle le força d’y croire en se donnant une attaque de nerfs qu’elle obtint d’elle-même avec effort et qui finit par être réelle, comme il arrive toujours aux femmes despotes et aux enfants gâtés. On se crispe, on crie, on exhale le dépit en convulsions qui ne sont pas précisément jouées, mais que l’on pourrait étouffer et contenir, si elles étaient absolument vraies intérieurement. Bientôt la véritable convulsion se manifeste et punit la volonté qui l’a provoquée, en se rendant maîtresse d’elle et en violentant l’organisme. La nature porte en elle sa justice, le châtiment immédiat du mal que l’individu a voulu se faire à lui-même.

Il fallut la mettre au lit et dîner sans elle, tard et tristement. Je racontai toute la vérité à M. Dietrich. Il n’approuva pas le mensonge que j’avais fait à Césarine, et parut étonné de me voir, pour la première fois sans doute de ma vie, disait-il, employer un moyen en dehors de la vérité. Je lui racontai alors les menaces de M. de Rivonnière et lui avouai que j’en étais effrayée au point de tout imaginer pour préserver mon neveu. M. Dietrich n’attacha pas grande importance à la colère du marquis ; il m’objecta que M. de Rivonnière était un homme d’honneur et un homme sensé, que dans la colère il pouvait déraisonner un moment, mais qu’il était impossible qu’il ne fût pas rentré en lui-même dès le lendemain de son emportement.

— Et alors, lui dis-je, vous allez dissuader Césarine, lui faire savoir que mon neveu est encore libre ? Vous la tromperiez plus que je ne l’ai trompée : il n’est plus libre.

Il me promit de ne rien dire.

— Je n’ai pas fait le mensonge, dit-il, je feindrai d’être votre dupe, d’autant plus que je n’admettrais pas qu’un jeune homme, lié comme il l’est maintenant, put songer au mariage.

Césarine fut comme brisée durant quelques jours, puis elle reprit sa vie active et dissipée, et parut même encourager à sa manière quelques prétentions de mariage autour d’elle. Tous les matins il y avait assaut de bouquets à la porte de l’hôtel, tous les jours, assaut de visites dès que la porte était ouverte.

Je voyais de temps en temps Paul et Marguerite rue d’Assas. Je me confirmais dans la certitude que cette association ne les rendait heureux ni l’un ni l’autre, et que l’enfant seul remplissait d’amour et de joie le cœur de Paul. Marguerite était à coup sûr une honnête créature, malgré la faute commise dans son adolescence ; mais cette faute n’en était pas moins un obstacle au mariage qu’elle désirait, et que, pas plus que moi, Paul ne pouvait admettre. Un jour, ils se querellèrent devant moi en me prenant pour juge.

— Si je n’avais pas eu un enfant, disait Marguerite, je n’aurais jamais songé au mariage, car je sais bien que je ne le mérite pas ; mais depuis que j’ai mon Pierre, je me tourmente de l’avenir et je me dis qu’il méprisera donc sa mère plus tard, quand il comprendra qu’elle n’a pas été jugée digne d’être épousée ? Ça me fait tant de mal de songer à ça, qu’il y a des moments où je me retiens d’aimer ce pauvre petit, afin d’avoir le droit de mourir de chagrin. Ah ! je ne l’avais pas comprise, cette faute qui me paraît si lourde à présent ! Je trouvais ma mère cruelle de me la reprocher, je trouvais Paul bon et juste en ne me la reprochant pas ; mais voilà que je suis mère et que je me déteste. Je sais bien que Paul n’abandonnera jamais son fils, il n’y a pas de danger, il est trop honnête homme et il l’aime trop ! mais moi, moi, qu’est-ce que je deviendrai, si mon fils se tourne contre moi ?

— Il te chérira et te respectera toujours, répondit Paul. Cela, je t’en réponds, à moins que, par tes plaintes imprudentes, tu ne lui apprennes ce qu’il ne doit jamais savoir.

— Comme c’est commode, n’est-ce pas ! de cacher aux enfants que leurs parents ne sont pas mariés ! Pour cela, il faudrait ne jamais me quitter, et qu’est-ce qui me répond que tu ne te marieras pas avec une autre !

Je crus devoir intervenir.

— Il est du moins certain, dis-je à Marguerite, qu’il est devenu très-difficile à mon neveu de faire le mariage honorable et relativement avantageux auquel un homme dans sa position peut prétendre. L’abandon qu’il vous fait de sa liberté, de son avenir peut-être, devrait vous suffire, ma pauvre enfant ! Songez que jusqu’ici tous les sacrifices sont de son côté, et que vous n’auriez pas bonne grâce à lui en demander davantage.

— Vous avez raison, vous ! répondit-elle en me baisant les mains ; vous êtes sévère, mais vous êtes bonne. Vous me dites la vérité ; lui, il me ménage, il est trop fier, trop doux, et j’oublie quelquefois que je lui dois tout, même la vie !

Elle se soumettait. C’était une bonne âme, éprise de justice, mais trop peu développée par le raisonnement pour trouver son chemin sans aide et sans conseil. Quand elle avait compris ses torts, elle les regrettait sincèrement, mais elle y retombait vite, comme les gens qu’une bonne éducation première n’a pas disciplinés. Elle avait des instincts spontanés, égoïstes ou généreux, qu’elle ne distinguait pas les uns des autres et qui l’emportaient toujours au delà du vrai, Paul était un peu fatigué déjà de ses inquiétudes sans issue, de sa jalousie sans objet, en un mot de ce fonds d’injustice et de récrimination dont une femme déchue sait rarement se défendre. Je sortis avec lui ce jour-là, et je lui reprochai de traiter Marguerite un peu trop comme une enfant.

— Puisque ce malheureux lien existe, lui dis-je, et que tu crois ne devoir jamais le rompre, tâche de le rendre moins douloureux. Élève les idées de cette pauvre femme, adoucis les aspérités de son caractère. Il ne me semble pas que tu lui dises ce qu’il faudrait lui dire pour qu’au lieu de déplorer le sort que tu lui as fait, elle le comprenne et le bénisse.

— J’ai dit tout ce qu’on peut dire, répondit-il ; mais c’est tous les jours à recommencer. Les vrais enfants s’instruisent et progressent à toute heure, je le vois déjà par mon fils ; mais les filles dont le développement a été une chute n’apprennent plus rien. Marguerite ne changera pas, c’est à moi d’apprendre à supporter ses défauts. Ce qu’elle ne peut pas obtenir d’elle-même, il faut que je l’obtienne de moi, et j’y travaille. Je me ferai une patience et une douceur à toute épreuve. Soyez sûre qu’il n’y a pas d’autre remède : c’est pénible et agaçant quelquefois ; mais qui peut se vanter d’être parfaitement heureux en ménage ? Je pourrais être très-légitimement marié avec une femme jalouse, de même que je pourrais être pour Marguerite un amant soupçonneux et tyrannique. Croyez bien, ma tante, que dans ce mauvais monde où l’on s’agite sous prétexte de vivre, on doit appeler heureuse toute situation tolérable, et qu’il n’y a de vrai malheur que celui qui écrase ou dépasse nos forces. Si je n’avais pas une maîtresse, je serais forcé de supprimer l’affection et de ne chercher que le plaisir. Les femmes qui ne peuvent donner que cela me répugnent. C’est une bonne chance pour moi d’avoir une compagne qui m’aime, qui m’est fidèle et que je puis aimer d’amitié quand, l’effervescence de la jeunesse assouvie, nous nous retrouverons en face l’un de l’autre. Cela mérite bien que je supporte quelques tracasseries, que je pardonne un peu d’ingratitude, que je surmonte quelques impatiences. Et, quand je regarde ce bel enfant qu’elle m’a donné, qui est bien à moi, qu’elle a nourri d’un lait pur et qu’elle berce sur son cœur des nuits entières, je me sens bien marié, bien rivé à la famille et bien content de mon sort.

Paul était libre ce jour-là. Je l’emmenai dîner avec moi chez un restaurateur, et nous causâmes intimement. J’étais libre moi-même. M. Dietrich avait été surveiller de grands travaux à sa terre de Mireval ; Césarine avait dû dîner chez ses cousines.

Nous approchions du printemps. Je rentrai à neuf heures et fus fort surprise de la trouver dînant seule dans son appartement.

— Je suis rentrée à huit heures seulement, me dit-elle. Je n’ai pas dîné chez les cousines, je ne me sentais pas en train de babiller. Je me suis attardée à la promenade, et j’ai fait dire à ma tante de ne pas m’attendre. Ne me gronde pas d’être rentrée à la nuit, quoique seule. Il fait si bon et si doux que j’ai pris fantaisie de courir en voiture autour du lac à l’heure où il est désert ; cette heure où tout le monde dîne est décidément la plus agréable pour aller au bois de Boulogne. Où as-tu donc dîné, toi ? J’espérais te trouver ici.

— J’ai dîné avec mon neveu.

— Et avec sa femme ? dit-elle en me regardant avec une ironie singulière. Sais-tu qu’il te trompe, ton neveu, et qu’il n’est pas marié du tout ?

— C’est tout comme, répondis-je. Il est peut-être plus enchaîné que s’il était marié.

— Enchaîné est le mot, et je vois que tu y mets de la franchise.

— Je ne sais ce que tu veux dire.

— Ni ce que tu dis, ma bonne Pauline, tu t’embrouilles, tu n’y es plus ; mais moi je sais toute la vérité.

— Quoi ! que sais-tu ?

— Écoute : avant d’aller au bois faire mes réflexions, j’avais été faire connaissance avec la belle Marguerite.

— Tu railles !

— Tu vas voir. Je savais que tous les soirs M. Paul quittait son bureau pour aller passer la nuit rue d’Assas chez une madame Féron qui y louait ou qui était censée y louer un appartement. Je savais encore que ton neveu ne s’y rendait que bien rarement dans le jour ; or, comme il était quatre heures et que j’étais résolue à connaître la vérité aujourd’hui.

— Pourquoi aujourd’hui ?

— Parce que M. Salvioni, ce noble italien qui me suit partout et que ma tante Helmina protège, m’avait fait hier à l’Opéra une déclaration assez pressante pendant le ballet de la Muette. Il est très-beau, ce descendant des Strozzi. Il a de l’esprit, de la poésie et un petit accent agréable. Il me plairait, si je pouvais l’aimer ; mais j’ai encore pensé à ton neveu et j’ai promis de répondre clairement le surlendemain, c’est-à-dire demain. Il me fallait donc savoir aujourd’hui si tu ne m’avais pas fait un petit conte pour m’endormir. J’ai donc demandé au portier madame Féron, et on m’a fait monter dans un taudis assez propre, où un gros bébé piaillait sur les genoux d’une assez belle créature. Bertrand était monté avec moi, et, comme il n’y a pas d’antichambre dans ces logements-là, il a dû m’attendre sur le carré. Je suis entrée avec aplomb, j’ai demandé madame Paul Gilbert à madame Féron qui m’ouvrait la porte et qui était trop laide et trop vieille pour me faire supposer que ce fût elle. Elle a paru troublée de cette demande, et comme elle hésitait à répondre, Marguerite s’est levée avec son marmot dans les bras, en me disant assez effrontément :

— Madame Paul Gilbert, c’est moi. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

— Je croyais trouver ici, ai-je répondu, la tante de M. Gilbert, mademoiselle de Nermont.

— Elle est sortie avec Paul il n’y a pas un quart d’heure.

— Tant pis, je venais la prendre pour faire une course dans le quartier ; elle m’avait donné rendez-vous ici.

» — Alors c’est qu’elle va peut-être revenir ? Si vous voulez l’attendre ?

» — Volontiers, si vous voulez bien le permettre.

» Et elle de dire avec toute la courtoisie dont une blanchisseuse est capable :

» — Comment donc, ma petite dame ! mais asseyez-vous. Féron, prends donc le petit, fais-lui manger sa soupe dans la cuisine. Il ne mange pas bien proprement ni bien sagement encore, le pauvre chéri, et madame ne serait pas bien contente de l’entendre faire son sabbat. Ferme les portes, qu’on ne l’entende pas trop !

» — Voilà un bel enfant ! lui dis-je en feignant d’admirer le bébé qu’on emportait à ma grande satisfaction. Quel âge a-t-il donc ?

» — Un an et un mois, il est un peu grognon, il met ses dents.

» — Il est bien frais, — très-joli !

» — N’est-ce pas qu’il ressemble à son père ?

» — À M. Paul Gilbert ?

» — Dame !

» — Je ne sais pas, je le connais très-peu. Je trouve que c’est à vous que l’enfant ressemble.

» — Oui ? tant pis ! j’aimerais mieux qu’il ressemble à Paul.

» — C’est-à-dire que vous aimez votre mari plus que vous-même ?

» — Oh ça, c’est sûr ! il est si bon ! Vous connaissez donc sa tante et pas lui ?

» — Je l’ai vu une ou deux fois, pas davantage.

» — C’est peut-être vous qui êtes… Eh non ! que je suis bête ! mademoiselle Dietrich ne sortirait pas comme ça toute seule.

» — Vous avez entendu parler de mademoiselle Dietrich ?

» — Oui, c’est la tante à Paul qui est sa… comment dirai-je ? sa première bonne, c’est elle qui l’a élevée. »

Je t’en demande bien pardon, ma Pauline, mais voilà les notions éclairées et délicates de mademoiselle Marguerite sur ton compte. Je suis forcée par mon impitoyable mémoire de te redire mot pour mot ses aimables discours.

— C’est, repris-je, mademoiselle de Nermont qui vous a parlé de mademoiselle Dietrich ?

» — Non, c’est Paul, un jour qu’il avait été au bal la veille chez son papa. Il paraît que c’est des gens très-riches, et que la demoiselle avait des perles et des diamants peut-être pour des millions.

» — Ce qui était bien ridicule, n’est-ce pas ?

» — Vous dites comme Paul : mais moi, je ne dis pas ça. Chacun se pare de ce qu’il a. Moi, je n’ai rien, je me pare de mon enfant, et, quand on me le ramène du Luxembourg ou du square, en me disant que tout le monde l’a trouvé beau, dame ! je suis fière et je me pavane comme si j’avais tous les diamants d’une reine sur le corps. » Cette gentille naïveté me réconcilia bien vite avec Marguerite. Je ne la crois pas mauvaise ni perverse, cette fille, et en la trouvant si commune et si expansive je ne me sentais plus aucune aversion contre elle. C’est une de ces compagnes de rencontre qu’un homme pauvre doit prendre par économie et aussi par sagesse. Quand il arrive un enfant, on s’y attache par bonté ; mais on ne les épouse pas, ces demoiselles, et un moment vient où on ne les garde pas.

— Tu parles de tout cela, ma chère, comme un aveugle des couleurs. Tu ne peux pas apprécier…

— Je te demande pardon, ton élève est émancipée, et tout ce que tu as fort bien fait de lui laisser ignorer quand elle était une fillette, — peu curieuse d’ailleurs, — elle a été condamnée à l’apprendre en voyant le monde, en observant ce qui s’y passe, en entendant ce que l’on dit, en devinant ce que l’on tait. Tu sais fort bien que je porte sur la liaison de M. Paul un jugement très-sensé, car cela s’appelle une liaison, pas autrement ; c’est un terme décent et poli pour ne pas dire une accointance. Tu trouves que le vrai mot est grossier dans ma bouche ? Je le trouve aussi ; mais tu m’as attrapée en appelant cela un mariage, et j’ai été forcée d’entrer dans l’examen des faits grossiers qu’on appelle la réalité. Jusque-là pourtant j’étais assez ingénue pour croire à un lien légitime ; mais Marguerite est bavarde et maladroite. Comme je lui témoignais de l’intérêt, elle s’est troublée, et, quand j’ai parlé de lui apporter de vieilles dentelles à remettre à neuf, elle m’a tout avoué avec une sincérité assez touchante.

» — Non, m’a-t-elle dit, ne revenez pas vous-même, car je vois bien que vous êtes une grande dame, et peut-être que vous seriez fâchée d’être si bonne pour moi quand vous saurez que je ne suis pas ce que vous croyez. »

Et, là-dessus, des encouragements de ma part, une ou deux paroles aimables qui ont amené un déluge de pleurs et d’aveux. Je sais donc tout, l’aventure avec M. Jules l’étudiant, la noyade, le sauvetage opéré par ton neveu, l’asile donné par lui chez la Féron, et puis la naissance de l’enfant après des relations avouées assez crûment (elle me prenait pour une femme), enfin l’espérance qui lui était venue d’être épousée en se voyant mère, la résistance invincible de Paul appuyée par toi, les petits chagrins domestiques, ses colères à elle, sa patience à lui. Le tout a fini par un éloge enthousiaste et comique de Paul, de toi et d’elle-même, car elle est très-drôle, cette villageoise. C’est un mélange d’orgueil insensé et d’humilité puérile. Elle se vante de l’emporter sur tout le monde par l’amour et le dévouement dont elle est capable… Elle se résume en disant :

— C’est moi la coupable (la fautive) ; mais j’ai quelque chose pour moi, c’est que j’aime comme les autres n’aiment pas. Paul verra bien ! qu’il essaye d’en aimer une autre ! »

C’est après m’avoir ainsi ouvert son cœur qu’elle a commencé à se demander qui je pouvais bien être.

« — Ne vous en inquiétez pas, lui ai-je répondu. Mon nom ne vous apprendrait rien. Je m’intéresse à vous et je vous plains, que cela vous suffise. Votre position ne me scandalise pas. Seulement vous avez tort de prendre le nom de M. Gilbert. Est-ce qu’il vous y a autorisée ?

» — Non, il me l’a défendu au contraire. Comme il ne veut recevoir ici aucun de ses amis, il cache son petit ménage, et l’appartement n’est ni à son nom ni au mien. Je dois me cacher aussi à cause de ma mère, qui me repincerait, je suis encore mineure, et je ne sors que le soir au bras de Paul, dans les rues où il ne fait pas bien clair. Quand vous avez demandé madame Paul Gilbert, j’ai eu un moment de bêtise ou de fierté ; mais personne ne me connaît sous ce nom-là. À vrai dire, personne ne me connaît. Je ne me montre pas. C’est madame Féron qui achète tout, qui fait les commissions, qui porte l’ouvrage, qui promène le petit. Moi, je m’ennuie bien un peu d’être enfermée comme ça, mais je travaille de mes mains, et je tâche que ma pauvre tête ne travaille pas trop… »

Je lui ai promis d’aller la voir, et je tiendrai parole, car je veux encore causer avec elle. J’avais peur de te voir revenir, bien que j’eusse un prétexte tout prêt pour motiver devant Marguerite ma présence chez elle. Je lui ai dit que l’heure du rendez-vous que tu m’avais donné était passée, et que j’étais forcée de m’en aller.

« — Tant pis, a-t-elle dit en me baisant les mains ; je vous aime bien, vous, et je voudrais causer avec vous toute la journée. Si, au lieu de me prendre d’amour pour Paul, j’avais rencontré une jolie et bonne dame comme vous, qui m’aurait prise avec elle, je serais plus heureuse, et, sans me vanter, pour coudre, ranger vos affaires, vous blanchir, vous servir et vous faire la conversation, j’aurais été bonne fille de chambre.

» — Ça pourra venir, lui ai-je répondu en riant : qui sait ? Si M. Gilbert vous renvoyait, je vous prendrais volontiers à mon service. »

Le mot renvoyer a frappé un peu plus fort que je ne l’eusse souhaité. Elle s’est récriée, et un instant j’ai cru que notre amitié allait se changer en aversion. Elle est violente, la chère petite ; mais j’ai su étouffer l’explosion en lui disant :

« — Je vois bien que vous n’êtes pas de ces personnes qu’on renvoie ; mais il y a manière d’éloigner les personnes fières : quelquefois un mot blessant suffit.

» — Vous avez raison ; mais jamais Paul ne me dira ce mot-là. Il a le cœur trop grand. Il n’aurait qu’une manière de me renvoyer, comme vous dites : c’est de me faire voir qu’il serait malheureux avec moi ; alors je n’attendrais pas mon congé, je le prendrais.

» — Et l’enfant, qu’en feriez-vous ?

» — Oh ! l’enfant, il ne voudrait pas me le laisser, il l’aime trop !

» — Est-ce qu’il l’a reconnu ?

» — Bien sûr qu’il l’a reconnu, même qu’il l’a fait inscrire fils de mère inconnue, afin que ma famille, qui est mauvaise, n’ait jamais de droits sur lui.

» — Alors vous n’en avez pas non plus sur votre enfant ? Vous le perdriez en vous séparant de M. Gilbert ?

« — C’est cela qui me retiendrait auprès de lui, si je m’y trouvais malheureuse, mais s’il était malheureux lui, mon pauvre Paul, je lui laisserais son Pierre,… et je n’irais pas vous trouver, ma petite dame, je n’aurais plus besoin de rien. Je m’en irais mourir de chagrin dans un coin… »

Voilà sur quelles conclusions nous nous sommes séparées.

— Fort bien, et après cela tu as été réfléchir au bois de Boulogne ; peut-on savoir ta conclusion, à toi ?

— La voici : Paul me convient tout à fait, je l’aime, et c’est le mari qu’il me faut.

— Sauf à faire mourir de chagrin la pauvre Marguerite ? Cela ne compte pas ?

— Cela compterait, mais cela n’arrivera pas. Je serai très-bonne pour elle, je lui ferai comprendre ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, ce qu’elle pèse, ce qu’elle doit accepter pour conserver l’estime de Paul et mes bienfaits, que je ne compte pas lui épargner.

— Et l’enfant ?

— Son père, marié avec moi, aura le moyen de l’élever, et je lui serai très-maternelle ; je n’ai pas de raisons pour le haïr, cet innocent ! Marguerite pourra le voir ; on les enverra à la campagne, ils n’auront jamais été si heureux.

— Avec quelle merveilleuse facilité tu arranges tout cela !

— Il n’y rien de difficile dans la vie quand on est riche, équitable et d’un caractère décidé. Je suis plus énergique et plus clairvoyante que toi, ma Pauline, parce que je suis plus franche, moins méticuleuse. Ce qu’il t’a fallu des années pour savoir et apprécier, sauf à ne rien conclure pour l’avenir de ton neveu, je l’ai su, je l’ai jugé, j’y ai trouvé remède en deux heures. Tu vas me dire que je ne veux pas tenir compte de l’attachement de Paul pour sa maîtresse et de l’espèce d’aversion qu’il m’a témoignée ; je te répondrai que je ne crois ni à l’aversion pour moi ni à l’attachement pour elle. J’ai vu clair dans la rencontre unique et mémorable qui a décidé du sort de ce jeune homme et du mien ; je vois plus clair encore aujourd’hui. Il se croyait lié à un devoir, et sa défense éperdue était celle d’un homme qui s’arrache le cœur. Aujourd’hui il souffre horriblement, tu ne vois pas cela ; moi, je le sais par les aveux ingénus et les réticences maladroites de sa maîtresse. Il n’espère pas de salut, il accepte la triste destinée qu’il s’est faite. C’est un stoïque, je ne l’oublie pas, et toutes les manifestations de cette force d’âme m’attachent à lui de plus en plus. Oui, cette fille déchue et vulgaire qu’il subit, ce marmot qu’il aime tendrement (les vrais stoïques sont tendres, c’est logique), cet intérieur sans bien-être et sans poésie, ce travail acharné pour nourrir une famille qui le tiraille et qu’il est forcé de cacher comme une honte, cette fierté de feindre le bonheur au milieu de tout cela, c’est très-grand, très-beau, très-chaste en somme et très-noble. Ton neveu est un homme, et c’est une femme comme moi qu’il lui faut pour accepter sa situation et l’en arracher sans déchirement, sans remords et sans crime. Marguerite pleurera et criera peut-être même un peu, cela ne m’effraye pas. Je me charge d’elle ; c’est une enfant un peu sauvage et très-faible. Dans un an d’ici elle me bénira, et Paul, mon mari, sera le plus heureux des hommes.

— De mieux en mieux ! C’est réglé ainsi pour l’année prochaine ? Quel mois, quel jour le mariage ?

— Ris tant que tu voudras, ma Pauline, je suis plus forte que toi, te dis-je ; je n’ai pas les petits scrupules, les inquiétudes puériles. J’ai la patience dans la décision ; tu verras, petite tante ! Et sur ce embrasse-moi ; je suis lasse, mais mon parti est pris, et je vais-dormir tranquille comme un enfant de six mois.

Elle me laissa en proie au vertige, comme si, abandonnée par un guide aventureux sur une cime isolée, j’eusse perdu la notion du retour.

N’avait-elle pas raison en effet ? n’était-elle pas plus forte que moi, que Marguerite, que Paul lui-même ? Trop absorbé par l’étude, il ne pouvait pas, comme elle, analyser les faits de la vie pratique et en résoudre les continuelles énigmes. Qui sait si elle n’était pas la femme qu’elle se vantait d’être, la seule qu’il pût aimer, le jour où il verrait la loyauté et la générosité qui étaient toujours au fond de ses calculs les plus personnels ? Une tête si active, une âme tellement au-dessus de la vengeance et des mauvais instincts, une si franche acceptation des choses accomplies, une telle intelligence et tant de courage pour mener ses entreprises les plus invraisemblables à bonne fin, n’était-ce pas assez pour rassurer sur les caprices et pardonner la coquetterie ?

Je me trouvais revenue au point où Césarine m’avait amenée lorsque les menaces du marquis de Rivonnière m’avaient fait reculer d’effroi. Où était-il, le marquis ? que devenait-il ? avait-il oublié ? était-il absent ? Si l’on eût pu me rassurer à cet égard, le roman de Césarine ne m’eût plus semblé si inquiétant et si invraisemblable.

Je résolus de savoir quelque chose, et en réfléchissant je me dis que Bertrand devait être à même de me renseigner.

C’était un singulier personnage que ce valet de pied, sorte de fonctionnaire mixte entre le groom et le valet de chambre. Valet de chambre, il ne pouvait pas l’être, ne sachant ni lire ni écrire, ce qui, par une bizarrerie de son intelligence, ne l’empêchait pas de s’exprimer aussi bien qu’un homme du monde. C’était un garçon de trente-cinq ans, sérieux, froid, distingué, très-satisfait de sa taille élégante, portant avec aisance et dignité son habit noir rehaussé d’une tresse de soie à l’épaule, avec les aiguillettes ramenées à la boutonnière, toujours rasé et cravaté de blanc irréprochable, discret, sobre, silencieux, ayant l’air de ne rien savoir, de ne rien entendre, comprenant tout et sachant tout, incorruptible d’ailleurs, dévoué à Césarine et à moi à cause d’elle, un peu dédaigneux de tout le reste de la famille et de la maison.

Il n’était que onze heures, et, M. Dietrich n’étant pas rentré, Bertrand devait être dans la galerie des objets d’art, au rez-de-chaussée : c’est là qu’il se plaisait à l’attendre, étudiant avec persévérance la régularité des bouches de chaleur du calorifère, la marche des pendules ou la santé des plantes d’ornement.

Je descendis et le trouvai là en effet. Il vint au-devant de moi.

— Bertrand, j’ai à vous demander un renseignement, mon cher.

— J’avais aussi l’intention d’en donner un à mademoiselle.

— À moi ? ce soir ?

— À vous, ce soir, quand monsieur serait rentré. Je sais que mademoiselle se couche tard.

— Eh bien ! parlez le premier, Bertrand.

— C’est à propos de M. le marquis de Rivonnière.

— Ah ! précisément je voulais vous demander si vous aviez de ses nouvelles.

— J’en ai. Mademoiselle Césarine, qui n’a pas de secrets pour mademoiselle, a dû lui dire tout ce qu’elle a fait aujourd’hui ?

— Je le sais. Elle a été avec vous rue d’Assas et au bois de Boulogne ensuite.

— Mademoiselle de Nermont sait-elle que M. de Rivonnière prend des déguisements pour épier mademoiselle Césarine ?

— Non ! Césarine le sait-elle ?

— Je ne crois pas.

— Vous eussiez dû l’en avertir.

— Je n’étais pas assez sûr, et puis mademoiselle Césarine, un jour que je lui remettais une lettre de M. le marquis, m’avait dit :

« — Ne me remettez plus rien de lui ; que je n’entende donc plus jamais parler de lui ! » Mais aujourd’hui j’ai si bien reconnu M. de Rivonnière en costume d’ouvrier dans la rue d’Assas, que je me suis promis d’en avertir mademoiselle de Nermont.

— Savez-vous chez qui allait Césarine dans la rue d’Assas ?

— Oui, mademoiselle, c’est moi qui ai été chargé par elle de suivre la personne qui y va tous les soirs en sortant de la librairie de M. Latour.

— Avez-vous bien raison, Bertrand, d’épier vous-même ?…

— Je crois toujours avoir raison quand j’exécute les ordres de mademoiselle Césarine.

— Même en cachette de son père et de moi ?

— M. Dietrich n’a pas de volonté avec elle, et vous, mademoiselle, vous arrivez toujours à vouloir ce qu’elle veut.

— C’est vrai, parce qu’elle veut toujours le bien, et cette fois comme les autres il y avait une bonne action au bout de sa curiosité.

— Je le pense bien. D’ailleurs, comme je suis toujours et partout à deux pas de mademoiselle avec un revolver et un couteau poignard sur moi, je ne crains pas qu’on l’insulte.

— Certes vous la défendriez avec courage

— Avec sang-froid, mademoiselle, beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit ; c’est mon devoir. Mademoiselle Césarine me l’a expliqué le jour où elle m’a dit : Je veux pouvoir aller partout avec vous.

— C’est bien, mon ami ; dites-moi maintenant si M. de Rivonnière a vu Césarine entrer chez la personne que mon neveu fréquente.

— Il l’a vue sortir, il était sur la porte quand elle est remontée dans sa voiture.

— Il aura sans doute questionné le portier de cette maison ?

— Bien certainement, car il regardait mademoiselle d’un air moqueur, et on aurait dit qu’il avait envie d’être reconnu ; mais mademoiselle était préoccupée et n’a pas fait attention à lui.

— Pourquoi présumez-vous qu’il avait envie de se moquer ?

— Parce qu’il est fou de jalousie et qu’il croit que mademoiselle cherche à rencontrer quelqu’un. Certainement il a établi à côté de moi une contre-mine, comme on dit. Il a dû savoir ce que j’étais chargé de découvrir ; et sans doute il sait maintenant que monsieur… votre neveu a autre chose en tête que de se trouver avec mademoiselle Césarine. Il est bon que vous sachiez la chose, c’est à vous d’aviser, mademoiselle ; c’est à moi d’exécuter vos ordres, si vous en avez à me donner pour demain.

— Je m’entendrai avec mademoiselle Césarine ; merci et bonsoir, Bertrand.

Ainsi, malgré le temps écoulé, trois semaines environ depuis ses menaces, le marquis ne s’était pas désisté de ses projets de vengeance. Il m’avait dit la vérité en m’assurant qu’il était capable de garder sa colère jusqu’à ce qu’elle fût assouvie, comme il gardait son amour sans espérance. C’était donc un homme redoutable, ni fou ni méchant peut-être, mais incapable de gouverner ses passions. Il avait parlé de meurtre sans provocation comme d’une chose de droit, et il savait maintenant de qui Césarine était éprise ! Je recommençai à maudire le terrible caprice qu’elle avait été près de me faire accepter. Je résolus d’avertir M. Dietrich, et j’attendis qu’il fût rentré pour l’arrêter au passage et lui dire tout ce qui s’était passé, sans oublier le rapport que m’avait fait Bertrand.

— Il faut, lui dis-je en terminant, que vous interveniez dans tout ceci. Moi, je ne peux rien ; je ne puis éloigner mon neveu ; son travail le cloue à Paris ; et d’ailleurs, si je lui disais qu’on le menace, il s’acharnerait d’autant plus à braver une haine qu’il jugerait ridicule, mais que je crois très-sérieuse. Je n’ai plus aucun empire sur Césarine. Vous êtes son père, vous pouvez l’emmener ; moi, je vais avertir la police pour qu’on surveille les déguisements et les démarches de M. de Rivonnière.

— Ce serait bien grave, répondit M. Dietrich, et il pourrait en résulter un scandale dont je dois préserver ma fille. Je l’emmènerai s’il le faut ; mais d’abord je ferai une démarche auprès du marquis. C’est à moi qu’il aura affaire, s’il compromet Césarine par sa folle jalousie et son espionnage. Rassurez-vous, je surveillerai, je saurai et j’agirai ; mais je crois que, pour le moment, nous n’avons point à nous inquiéter de lui. Il croit que Césarine a éprouvé aujourd’hui une déception qui le venge, et qu’elle ne pensera plus au rival dont elle a vu la femme et l’enfant, car il ne doit rien ignorer de ce qui concerne votre neveu.

— C’est fort bien, monsieur Dietrich, mais demain ou dans huit jours au plus il saura que Césarine persiste à aimer Paul, car elle n’est pas femme à cacher ses démarches et à renoncer à ses décisions, vous le savez bien.

— J’agirai demain ; dormez en paix.

Dès le lendemain en effet, et de très-bonne heure, il se rendit chez le marquis. Il ne le trouva pas ; il était, disait-on, en voyage députe plusieurs jours, on ne savait quand il comptait revenir. Chercher dans Paris un homme qui se cache n’est possible qu’à la police. J’allais, sans dire ma résolution, écrire pour demander une audience au préfet lorsque Bertrand, de son air impassible et digne, mais avec un regard qui semblait me dire : — Faites attention ! annonça le marquis de Rivonnière.