Côtes et Ports français de l’Océan/03

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Côtes et Ports français de l’Océan
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 393-433).

Côtes et ports français
de l'océan


III.  De la Gironde  à  La Loire[1]


I

De l’embouchure de la Gironde à celle de la Loire, la région littorale ne ressemble pour ainsi dire plus aujourd’hui à ce qu’elle a dû être, il y a quelques siècles à peine, à l’origine seulement de notre ère, et même plus récemment encore. Les changemens de forme et de contours de ce rivage sont dus à trois causes principales, agissant en quelque sorte isolément et produisant chacune leur effet particulier : la première, c’est l’action érosive des vagues et des courans telle qu’on l’observe un peu partout ; la seconde, en sens contraire, c’est le colmatage naturel dû aux apports de tous les cours d’eau qui s’écoulent à l’Océan ; la troisième, la plus importante peut-être, c’est l’exhaussement séculaire de toute la côte, exhaussement qui présente quelquefois certaines oscillations très lentes sans doute, mais assez sensibles depuis la dernière révolution géologique qui a marqué dans ces parages la séparation de la terre et de la mer.

Ces trois causes ont complètement transformé toute la côte. Partout l’Océan attaque et démolit les promontoires et les saillies du rivage et tend à détruire. Partout les eaux continentales apportent de nouveaux élémens de remblai et tendent à créer. L’homme est intervenu, à son tour, dans cette lutte incessante ; il s’est emparé des terrains nouvellement formés ; il cherche à les défendre tous les jours contre la morsure de la mer ; il lui oppose des épis, des clôtures, des digues, tout un appareil de fortifications, qu’il répare et renouvelle même quelquefois après chaque tempête ; il a régularisé, canalisé, discipliné le cours de tous les petits estuaires ; il a fixé les dunes mouvantes, consolidé les plages menacées ; il recreuse avec patience les ports et les anses qui s’atterrissent ; — et le résultat de toutes ces actions et de tous ces efforts, les unes naturelles et continues, les autres artificiels et intermittens, a été de donner à la côte le relief et le contour que nous lui voyons aujourd’hui, bien différens de ceux qu’il présentait hier et qu’il présentera peut-être demain.

La pointe du Chay, qui sépare la conche de Pontaillac de celle de Royan, fait exactement face à la pointe de Grave, située de l’autre côté de la Gironde. Les deux promontoires, distans de près de 6 kilomètres, forment la magnifique entrée du fleuve. Quand on suit la rive droite de la Gironde, on éprouve très nettement la sensation du passage de la région fluviale à la région maritime. Le point de transition est la saillie rocheuse sur laquelle est bâti le fort du Chay. De cette falaise à la pointe de la Coubre, la côte suit encore la direction de l’Ouest et paraît être toujours le prolongement de la rive droite de la Gironde ; mais c’est en réalité une côte marine. A la pointe de la Coubre, elle se retourne brusquement vers le Nord, jusqu’en face de l’île d’Oléron. La grande île est séparée du continent par le redoutable pertuis de Maumusson, qui marque l’embouchure de la Seudre, dont le vaste estuaire, gonflé par les eaux de la marée, présente alternativement l’aspect assez maussade d’une immense lagune morte et d’une petite mer d’une couleur terne, semée de bas-fonds vaseux. Le territoire compris entre la Seudre, la Gironde et l’Océan forme ainsi une véritable presqu’île, presque rectangulaire, de 25 kilomètres environ de longueur et de 10 kilomètres à peine de largeur. C’est la péninsule d’Arvert, ainsi nommée du petit village qui en occupe à peu près le milieu.

Le côté Sud du rectangle est dans le prolongement du rivage de la Gironde, fait face à l’îlot de Cordouan et est bordé de falaises calcaires que les vagues sapent sans cesse, qu’elles ont souvent perforées et renversées, aujourd’hui noyées et dérasées au-dessous du niveau des basses mers. Ce qui en reste forme une longue série de bancs sous-marins, horizontaux, de « platins, » qui seraient de redoutables écueils, si l’embouchure du fleuve n’était pas admirablement balisée et éclairée. Le côté Ouest, qui regarde directement l’Océan, est bordé d’un appareil de dunes en tout semblables à celles de Gascogne. Le côté Nord longe la Seudre et présente une succession ininterrompue de bas-fonds, de parcs à huîtres, et de marais salans.

Le profond sillon tracé par le grand estuaire girondin n’interrompt pas la chaîne continue de dunes, qui commence à l’embouchure de l’Adour, suit toute la côte des Landes et atteint la pointe de Grave. Jusqu’à la Loire et même au-delà, on retrouve, de distance en distance, la même formation de petites collines de sable, entrecoupées de bas-fonds, de fondrières, de marais, presque tous autrefois exploités pour le sel, aujourd’hui en partie délaissés, en partie cultivés, transformés en pâturages et en réservoirs où l’on engraisse de savoureux coquillages.

La côte d’Arvert présente une superficie de près d’une centaine de kilomètres carrés en nature de dunes jadis errantes, fixées depuis un siècle à peine, converties en magnifiques forêts, desservies par un chemin de fer d’exploitation, mais dont les divagations ont fait pendant longtemps la désolation de toute la contrée. Plus encore peut-être que celles des Landes et de la Gironde, les dunes de la côte de Saintonge étaient animées d’une effrayante mobilité. « Les montagnes marchent en Arvert, » disait avec raison un ancien proverbe ; et cette marche était d’autant plus rapide que le sable qui constitue ces dunes contient une très grande quantité de débris de coquillages et de carbonate de chaux. Leur hauteur est peut-être inférieure à celle des dunes landaises ; elles ne dépassent pas en général une cinquantaine de mètres. Mais l’histoire des désastres qu’elles ont occasionnés est aussi lamentable ; et leur vitesse moyenne de progression était même bien supérieure, quelquefois 40 et 50 mètres par an. Depuis que la hache du bûcheron, les incendies et la dent meurtrière des troupeaux ont détruit les anciennes forêts et jusqu’aux taillis qui recouvraient autrefois d’une verte ceinture tout l’appareil littoral, les énormes taupinières de sable mises à nu s’avançaient régulièrement et marchaient à l’assaut de la plaine comme le front d’une véritable armée en bataille, envahissant tout sous leurs volutes mobiles, forçant les populations à battre en retraite devant un ennemi irréductible et permanent. Le moindre vent faisait tourbillonner au sommet des dunes des nuages de sable semblables à des fumées de volcan ; et longue serait l’énumération des fermes, des églises, des villes même d’une certaine importance qui ont disparu sous une première vague de sable, se découvrant peu à peu d’elles-mêmes après son terrible passage, ensevelies de nouveau par une seconde vague pour s’exhumer encore et réapparaître au jour. Buze, Saint-Palais, le Maine, Gaudin, Guériot ont tour à tour subi ces dures épreuves ; et la plus célèbre de ces villes, plusieurs fois enlizées dans le sable et ressuscitées quelques siècles après, est la cité mystérieuse d’Anchoisne, qui a dû se déplacer plusieurs fois, et dont la dernière et définitive étape est à l’embouchure et sur la rive gauche de la Seudre. C’est aujourd’hui le gros bourg de la Tremblade, dont le nom caractéristique semble rappeler l’extrême mobilité de l’ancien sol.

La mer qui, de son côté, ne cesse de ronger la côte, a peut-être bien elle-même englouti la ville perdue, et il ne serait pas impossible que le long banc sous-marin qui porte le nom de « fond d’Anchoisne » ne recouvrît une partie de la ville disparue. On a même quelquefois soutenu qu’Anchoisne était le fameux port des Santons, le portus Santonum, mentionné par Ptolémée et presque tous les géographes classiques ; mais cette interprétation ne saurait être acceptée qu’avec une très grande réserve ; et il est plus probable que le vieux port des Santons se trouvait sur la rive droite de la Seudre, au Nord même de Marennes, et occupait l’emplacement d’un petit hameau à peu près abandonné, presque ruiné aujourd’hui, l’ancienne ville fortifiée du Brouage, dont les bastions se profilent encore dans toute leur pureté au milieu d’une plaine déserte d’une tristesse infinie.

La marche désastreuse des dunes est aujourd’hui définitivement enrayée. La péninsule d’Arvert est désormais à l’abri de l’invasion des sables, et il suffit d’un simple travail d’entretien pour exploiter des forêts bientôt séculaires et qui donnent, comme celles de Gascogne, un rendement sérieux. Mais l’homme a toujours à lutter contre la mer, et ses efforts ne sont pas partout couronnés de succès. Le terrible Océan est un ennemi dont il est difficile de se rendre toujours maître. Tout comme la pointe de Grave, les travaux de protection et de défense de la côte d’Arvert ont été fréquemment bouleversés. Digues, palissades, clayonnages, épis et enrochemens sont balayés quelquefois par une seule tempête, et tout est alors à recommencer. La pointe de la Coubre, qui formait au commencement du siècle un éperon très avancé en mer, ne cesse de reculer devant l’assaut des vagues ; et on a exactement constaté que dans moins de trente ans, de 1825 à 1863, elle avait perdu près de 600 mètres. La pointe qui formait saillie s’est effondrée, s’est transformée en un large banc sous-marin, et est devenue un de ces « platins » dangereux à distance desquels il est prudent de se tenir.

Mais c’est à l’extrémité Nord de la côte d’Arvert que les conditions nautiques sont particulièrement mauvaises. C’est là que se trouve en effet le redoutable pertuis de Maumusson, dont le nom seul « Mauvaise Bouche » fait image. Les bateaux ne sauraient s’y engager qu’avec une extrême prudence, et lorsqu’une brise constante et assez forte leur permet de le franchir rapidement. On a dit quelquefois que le pertuis de Maumusson était le Maëlstrom de la Saintonge. Toutes proportions gardées avec le célèbre courant de la mer du Nord, qui fait avec raison la terreur des marins entre les îles Shetland et les Orcades, le pertuis de Maumusson présente les mêmes effets dus à la même cause, qui est le conflit de deux courans en sens contraire. A chaque marée, le petit bras de mer qui sépare le continent de l’île d’Oléron se déprime et tend à se vider, et les marins disent alors que « Maumusson tire. » Le flot remonte ensuite brusquement des deux côtés, par le Nord et par le Sud. Le mélange des eaux se fait quelquefois d’une manière assez paisible ; mais en temps d’orage, à l’époque des grandes marées, ou simplement lorsque la mer est houleuse et un peu démontée, la rencontre est quelquefois terrible. Les « couraux d’Oléron » atteignent alors la vitesse effrayante de 16 kilomètres à l’heure. Le heurt des vagues, les remous en entonnoirs, les brisans écumeux bouleversent à la fois le fond et la surface de la passe. L’étroit défilé couvert de brumes bouillonne comme un gouffre et fait entendre jusqu’à plus de 20 kilomètres un sourd mugissement. « Maumusson grogne, » dit-on alors, et on l’évite avec raison[2].

II

Nous avons dit que toute cette côte se soulevait depuis longtemps. Le bras de mer qui sépare l’île d’Oléron de la péninsule d’Arvert a à peine 500 mètres de largeur au moment des plus basses mers ; et, si l’on en croit de vieilles traditions, c’était au XIVe siècle un simple fossé, que l’on pouvait franchir assez facilement et qui ne donnait passage à aucun navire. Le fossé s’est élargi et approfondi peu à peu sous l’action des vagues et des courans ; quatre siècles plus tard, il permettait aux bateaux de 40 tonneaux de s’y engager. En 1810, les vaisseaux de ligne pouvaient y passer pendant les hautes mers ; aujourd’hui, il présente encore une profondeur de 2 à 3 mètres au plus bas étiage, et lorsqu’il est plein, sa largeur varie de 2 à 3 kilomètres.

En fait, l’île d’Oléron n’est qu’un long promontoire qui a été brusquement détaché du continent à une époque très incertaine qu’il est historiquement difficile de préciser, mais qui ne remonte certainement pas au-delà de notre période actuelle. Ses collines de dunes ne forment avec celles de la côte qu’une seule chaîne interrompue par un chenal relativement récent. C’est le prolongement géologique des plages de la Tremblade et de la péninsule d’Arvert. Mais on ignore l’époque exacte de la coupure. On sait cependant que l’île existait à l’époque romaine. Pline l’appelle Uliarus, Sidoine Apollinaire, Olariensis insula ; et ce dernier paraît même avoir apprécié les petits lièvres qu’on chassait dans ses bois[3]. Un nombre considérable de chartes du XIe et du XIIe siècle en font aussi mention, et il paraît en résulter qu’elle était alors beaucoup plus rapprochée de la terre que de nos jours. Bernard Palissy dit même que de son temps, c’est-à-dire au XVIe siècle, les habitans du pays prétendaient « avoir passé autrefois de l’isle d’Arvert en l’isle d’Oléron, en ayant mis seulement une teste de cheval ou de bœuf à ce petit fossé ou autrement petit bras de mer qui joignoit des deux bouts à la grande mer. » Dans une discussion soulevée entre le seigneur de Pons et Philippe de Valois, en 1335, pour préciser les limites de leurs domaines, on peut lire la déposition d’un nombre considérable de riverains qui affirment avoir franchi dans leur enfance, d’un saut et à l’aide d’un bâton, le petit fossé qui séparait l’île du continent[4]. Il y a là, sans doute un peu d’exagération, et nous sommes assez près de la Gascogne ; toutefois il est plus que probable que le défilé était à cette époque beaucoup plus étroit qu’aujourd’hui.

Ce qui est non moins certain, c’est qu’une grande partie de la péninsule d’Arvert, que nous voyons complètement émergée, était alors envahie par les eaux de la mer. Arvert était aussi une véritable île. On allait en bateau « on Arvert » comme « en Oléron. » On peut d’ailleurs constater à première vue que toute la péninsule comprise entre la Seudre et la Gironde est semée d’alluvions et de coquilles marines. Les marais de Mathes, de Saint-Augustin, de Mornac, de Saint-Georges-de-Didonne, de Merchers, étaient jadis de petits fiords marins dans lesquels les bateaux circulaient avec la plus grande facilité. En certains endroits, dans les bas-fonds aujourd’hui émergés, on a retrouvé des ancres et des débris de navires d’un assez fort tonnage. Au commencement du XVIIe siècle, on construisait encore à la tour de Broue, alors dans l’estuaire de la Seudre, des bateaux de 40 tonneaux ; et en 1717, en creusant au pied de cette tour, on déterrait la quille d’un navire de 50 tonneaux. La tour de Broue est aujourd’hui à 12 kilomètres du rivage.

Même situation et mêmes transformations au Nord de la Seudre, dans le district de Marennes, qui était bien alors « l’isle de Marennes. » Le pays s’est appelé longtemps le « Colloque des Iles ; » et en fait, c’était un grand archipel vaseux, entouré de lagunes indécises, coupé par une multitude de petits canaux sinueux, navigables, — qu’on appelait, qu’on appelle encore des « étiers, » — et le long desquels était échelonnée une série de petits ports où pouvaient accoster, il y a trois siècles à peine, des navires de plus de 200 tonneaux.

La Seudre présentait l’aspect d’un énorme tronc d’arbre dont les canaux latéraux auraient été les grandes branches, se ramifiant à droite et à gauche de la manière la plus capricieuse : on n’en comptait pas moins d’une quarantaine. Le nombre en est aujourd’hui réduit de plus de moitié ; et ce n’est que par des travaux spéciaux d’aménagement, par l’établissement d’un nombre considérable de vannes, de pertuis, de barrages de retenue, d’écluses et un dragage incessant, que l’on peut maintenir la navigation jusqu’à Saujon, qui était peut-être cet ancien Novioregum de l’Itinéraire Antonin, que les archéologues placent aussi quelquefois à Royan, sur la rive droite de la Gironde, et dont l’importance actuelle est loin de valoir celle des premiers siècles de notre ère. On sait en effet, à n’en pas douter, que les trirèmes de la métropole du monde et les embarcations de plaisance des riches gallo-romains, dont les villas bordaient la côte, fréquentaient le golfe de la Seudre, et qu’on y faisait par mer un commerce important de blé, d’huile et surtout de vin qui était à cette époque non moins estimé qu’aujourd’hui[5].

L’estuaire envasé de la Seudre a été jusqu’au siècle dernier un grand golfe, un véritable bras de mer. En amont de Saujon, le petit fleuve reçoit déjà 24 affluens. Un peu en aval, à l’écluse de Riberou, il devient navigable. Son lit s’élargit démesurément et est bordé sur ses deux rives de marais salans, les uns encore en exploitation, la plupart abandonnés à l’état de mares croupissantes et désignés sous le nom expressif de « marais gâts, » un certain nombre aménagés comme réservoirs à poissons ou divisés en un nombre infini de petits compartimens appelés « claires, » dans lesquels on élève des huîtres par centaines de millions. Dans cet étrange pays, on ne cultive plus la terre, on cultive l’eau, et on en tire de magnifiques revenus. Les salines sont à la vérité en pleine décadence, et bien inférieures comme rendement à celles de l’Est, et surtout à celles du golfe de Lyon ; mais l’huître, que l’on exploitait déjà avec passion à l’époque romaine, y prospère d’une manière merveilleuse, surtout depuis un demi-siècle. Sur l’horrible fond vaseux d’argile noire qui tapisse tous les bas-fonds, elle s’engraisse, prend une saveur exquise et acquiert cette couleur verte si particulièrement appréciée, on ne sait trop pourquoi. L’estuaire de la Seudre est ainsi devenu, comme le bassin d’Arcachon, un grand établissement de fabrication de produits alimentaires marins, les uns tout à fait indigènes, les autres d’importation, venant du Portugal, d’Arcachon, de Bretagne, de bien d’autres points de la côte océanique, qui sont la véritable fortune du pays et constituent la majeure partie du tonnage des petits ports de la côte.

Point de relief dans cet étrange pays. Une horizontalité presque absolue, A perte de vue, des claires et de petits bassins entourés de chaussées ou « levadons » et communiquant tous entre eux. Sur tous ces levadons, des milliers de petites cabanes en planches ou en mauvaise maçonnerie, peintes en noir ou bitumées, couvertes de tuiles rouges, semblables à des pions disséminés sur un immense échiquier. Cela fait un paysage sans lignes, sans contours, sans plans successifs, sans variété, plat, vulgaire, rappelant les plus tristes et les plus monotones terres basses de la Hollande, sous un ciel presque toujours brumeux, dans une atmosphère humide et salée. De distance en distance glissent silencieusement les mâts et les vergues des embarcations engagées sur les chenaux, sans qu’on puisse apercevoir le corps du navire masqué derrière les levadons. Le moindre accident sur cette plaine marécageuse fait saillie ; et le plus remarquable est le magnifique clocher gothique de Marennes, haut de plus de 80 mètres, qu’on aperçoit de près de 10 lieues, et qui a servi, qui sort encore d’amer pour tous les navires engagés dans la baie de la Seudre et dans les parages d’Oléron.

Les communications de la grande île avec le continent sont d’ailleurs fréquentes et tendent tous les jours à augmenter. Un service régulier a lieu tous les jours entre le port du Château, situé au Sud d’Oléron, et la Rochelle, à travers le pertuis d’Antioche et le golfe de la Charente, qui présente en général de très bonnes conditions de navigabilité. Mais le point de la côte le mieux indiqué pour l’établissement régulier de ces communications est la pointe de Marennes, ou, pour parler comme il y a peu de temps encore, « l’île de Marennes. » Le port du Chapus, qui date de la fin du XVIIe siècle, forme au Nord même de la lagune de Marennes un petit promontoire distant à peine de 3 kilomètres du port du Château, situé au Sud d’Oléron, et un va-et-vient continu est organisé entre le continent et l’île qui en est à peine détachée.

A certaines heures du jour, vue d’un peu loin et d’un certain côté, l’île d’Oléron semble encore lui appartenir, et elle se présente comme un mince promontoire très avancé au large. Sa longueur est d’une trentaine de kilomètres, sa largeur varie de 4 à 10 ; mais les vagues ne cessent de l’entamer partout où elle n’est pas spécialement défendue par des ouvrages protecteurs. Il est certain que, malgré le soulèvement général de toute la côte, elle a beaucoup diminué depuis l’origine de notre dernière période géologique, et il est probable qu’elle diminuera encore. Les rochers d’Antioche, qui forment aujourd’hui au Nord de l’île un petit groupe d’écueils très avancés en mer, lui étaient autrefois soudés. Leur nom rappelle la ville un peu légendaire d’Antioche, qui existait, paraît-il, au moyen âge, non dans l’île même d’Oléron, mais en face, dans l’île de Ré, et dont on n’a retrouvé que des ruines et des souvenirs un peu douteux, mais qui ont suffi pour combler de joie les archéologues et pour donner leur nom au grand pertuis qui sépare les deux îles du golfe de la Charente.

A l’époque romaine, au moyen âge et jusqu’à ces derniers temps, l’île d’Oléron était considérée comme un poste militaire très important, et on y retrouve des débris de fortifications de tous les âges. Elle continue à être très peuplée, mais ne présente qu’un intérêt secondaire pour la défense nationale. Cinq petits ports sont échelonnés sur le pourtour de l’île : le Château, la Perrotine, le Douhet, Saint-Denis et la Cotinière. Le plus vivant est celui du Château, dont l’avant-port, le port d’échouage, le petit bassin à flot, les deux bassins de retenue et le gril de carénage constituent un ensemble très complet qui satisfait, et au-delà, à tous les besoins locaux. La petite ville de Port-Château, avec sa citadelle de Vauban et ses fortifications un peu inutiles aujourd’hui, présente un certain caractère et est le centre de tout le mouvement commercial du pays.

Les anciennes îles d’Arvert et de Marennes ont été, nous l’avons dit, définitivement soudées à la terre ferme et paraissent lui appartenir désormais. L’île d’Oléron, au contraire, qui a fait autrefois partie du continent et en a été brusquement séparée, lui reviendra-t-elle un jour ? Le lent soulèvement de la côte de Saintonge provoquera-t-il une nouvelle soudure, et le pertuis de Maumusson redeviendra-t-il un simple gué ou même un isthme complètement émergé ? C’est le secret des temps. Tout ce que l’on peut constater, c’est que la topographie des lieux a notablement changé depuis l’origine des temps historiques. On ne s’embarque plus pour aller « en Arvert » ou « en Marennes, » et les montagnes n’y « marchent » plus comme elles le faisaient encore il y a cent ans à peine. Mais Maumusson « tire » et « grogne » toujours, et il faudra peut-être bien des siècles pour que la grande île soit de nouveau rattachée au continent qu’elle a abandonné.

III

L’île de Ré est séparée de l’île d’Oléron et du continent par deux petits bras de mer, le pertuis d’Antioche et le pertuis Breton, tous deux d’une largeur d’une dizaine de kilomètres. Elle a la même orientation que l’île d’Oléron, du Sud-Est au Nord-Ouest, et à : peu près la même longueur, 24 kilomètres environ si l’on ne tient pas compte des écueils sous-marins qui la prolongent assez loin au Nord ; mais sa largeur, très variable, n’est que de 4 à 5 kilomètres en moyenne, et ses contours sont très capricieux. Le petit territoire de Ré n’a guère qu’une superficie de 7 000 hectares, dont plus de la moitié en nature de dunes, de rochers ou de marais, entretient une population laborieuse de près de 15 000 marins, saliniers ou agriculteurs, soit quatre fois plus que la moyenne du reste de la France. L’île n’est pas d’un seul morceau. C’est la réunion de plusieurs massifs de terrain jurassique, de même nature que les roches de la côte d’Aunis qui lui fait face, formant deux groupes principaux, l’un au Nord, l’autre au Sud, reliés entre eux par des alluvions marines. L’aspect est celui de deux îles distinctes soudées par une étroite langue de terre qu’on appelle le Martray et qui a à peine 70 mètres de largeur. Au Sud de l’île, les vagues de l’Océan viennent presque toujours briser avec violence contre des rochers à fleur d’eau ; la côte est déserte, presque sans abri, les mouillages dangereux ; c’est bien la « mer sauvage. » Au Nord la rive est plus adoucie, et offre des rades profondes et assez sûres qui donnent sur le pertuis Breton, ainsi nommé parce que c’est la route ordinairement suivie par les bateaux qui naviguent dans les eaux de la Charente pour se rendre en Bretagne.

A l’extrémité de l’île, entouré de roches sous-marines qui se prolongent en mer à plus de 4 kilomètres, se dresse majestueusement le phare des Baleines, l’un des plus beaux de notre littoral, véritable merveille de l’art moderne, dont les scintillemens électriques ont une portée de plus de 25 milles marins. C’est au milieu des « platins » noyés ou couverts d’écume de la « mer sauvage, » non loin des écueils dangereux de Chanchardon, dans cette partie de l’île réduite aujourd’hui à un mince lido de sable et qui serait emportée certainement après chaque tempête sans les digues qui la protègent, que l’on se plaît à rétablir l’ancienne cité d’Antioche, dont le nom rappelle le souvenir des croisades. La légende a sa bonne part dans tout ce qui se rapporte à cette ville un peu problématique, aujourd’hui complètement disparue. Les murs d’Antioche ont peut-être été détruits à la suite d’une série de tempêtes dont il est difficile de dire les dates et qui auraient peut-être coïncidé avec quelques brusques affaissemens du sol ; mais il faut en rabattre beaucoup des récits de pêcheurs qui racontent que, dans certains jours de calme exceptionnel, on peut voir encore sous les eaux transparentes les ruines des maisons englouties. On n’a en réalité rien retrouvé et peut-être même rien vu ; mais la légende a été assez forte pour donner au pertuis qui sépare l’île de Ré et celle d’Oléron le nom de la ville perdue, et il est intéressant de le conserver. Ce qui est certain, c’est que lorsqu’on met le pied sur l’étroite langue de terre qui sépare la « mer sauvage » de la petite mer du Fier d’Ars, qui s’ouvre sur le pertuis Breton, on peut très bien se rendre compte de l’extrême fragilité de la soudure. Le sol semble frémir sous le choc des vagues des deux mers qui vont à la rencontre l’une de l’autre ; et, à la suite de quelque cataclysme, l’île de Ré pourrait très bien être coupée en deux, comme elle a dû l’être certainement plusieurs fois dans la durée des temps historiques.

Le mouvement commercial de l’île est assez considérable : 200 000 tonnes de jauge, dont près de moitié en tonneaux effectifs.

Comme l’île d’Oléron, l’île de Ré n’a été autrefois qu’une grande saillie péninsulaire adhérente à la côte, et il est même très probable qu’elle n’en a été séparée que quelques siècles plus tard que sa voisine. Les géographes classiques qui mentionnent en effet Oléron comme une île, sont absolument muets sur l’île de Ré, et il est vraisemblable qu’ils n’auraient pas manqué d’en parler si elle n’avait pas déjà fait à leur époque partie intégrante du continent. On y trouve d’ailleurs en abondance des médailles ; on y a découvert un cimetière gallo-romain, et des tombes celtiques ont été exhumées à plusieurs reprises sous les dunes. C’était donc un territoire habité d’une manière normale au commencement de notre ère. Mais les premières mentions historiques de l’île de Ré ne datent que du VIIIe et du IXe siècle ; l’auteur des Annales de Metz et l’anonyme de Ravenne la désignent sous le nom de Ralis insula[6].

Il est non moins douteux que les îles minuscules d’Aix et de Madame, qui sont encore plus rapprochées du continent que les îles de Ré et d’Oléron, étaient autrefois soudées comme elles à la côte et constituaient les deux musoirs avancés entre lesquels débouchait la Charente.

L’île Madame, d’ailleurs, n’est qu’un rocher fortifié qui n’a pas même 1 kilomètre de longueur, un demi de largeur, et n’est séparé du continent que par un platin de quelques centaines de mètres découvrant à basse mer. La pseudo-île tient donc réellement à la terre ferme, et elle se soude au petit port des Barques, situé à l’embouchure même et sur la rive gauche de la Charente. Avant l’application de la vapeur à la navigation, c’était le mouillage des bâtimens militaires construits dans le port de Rochefort et qui descendaient la rivière, halés souvent à la corde, avant de pouvoir mettre à la voile dans la rade de l’île d’Aix.

L’île d’Aix, dont la superficie est presque décuple de celle de l’île Madame, est flanquée de deux magnifiques rades où des escadres entières peuvent venir mouiller en toute sécurité et à toute heure de marée. C’est l’escale classique de tous les navires de guerre qui descendent ou remontent la Charente depuis ou jusqu’à Rochefort. Mais, comme la petite île Madame, elle tient presque encore à la terre. Le bras de mer qui la sépare du fort continental d’Enette n’a guère que 1 200 mètres en basse mer et ne présente qu’une assez faible profondeur. Le fort d’Enette lui-même, bien qu’ayant l’apparence d’une petite île, est soudé à la pointe de Fouras par une véritable chaussée qui émerge régulièrement à toutes les basses marées et sur laquelle on peut s’engager à pied sec. Fouras, Enette et l’île d’Aix sont géologiquement une presqu’île que les vagues ont ébréchée tout récemment et qui a été longtemps le prolongement de la rive droite de la Charente. L’île d’Aix, qui en est le bastion avancé, commande et protège l’entrée du fleuve. Elle est fortifiée depuis Vauban, et le génie militaire a récemment complété l’armement de ses nouveaux forts en y installant une puissante artillerie capable de défendre l’arsenal de Rochefort contre toute attaque du côté de la mer.

Fouras n’est qu’un petit port d’échouage, sans aucun mouvement commercial, fréquenté seulement par des chaloupes de pêche et de pilotage ; mais son château fort, qui remonte peut-être à Charlemagne, et a été surmonté d’un donjon de plus de 20 mètres qui date du XIIIe et du XIVe siècle, ses falaises bien découpées, ses deux petites baies flanquées de rochers lui donnent un aspect très pittoresque. La magnifique forêt de chênes verts dont l’ombre s’étend jusqu’au rivage, le grand horizon de mer et l’admirable décor que présentent les îles de la rade en ont fait depuis quelques années un séjour de villégiature très apprécié. C’est à Fouras que, le 8 juillet 1815, Napoléon Ier fut embarqué dans une modeste chaloupe anglaise, qui le déposa à l’île d’Aix quelques jours avant son départ définitif pour Sainte-Hélène. La terrasse où se trouve aujourd’hui le casino moderne fut la dernière étape de cette épopée glorieuse et tragique, sans égale peut-être dans l’histoire des temps modernes ; et ce fut là que l’ancien maître du monde put sentir pour la dernière fois, sous ses pieds, le sol de cette France qu’il avait tant aimée et tant meurtrie.

En face de l’île d’Aix et un peu au Nord-Est se dresse la blanche falaise calcaire de Châtelaillon. A 3 kilomètres au Nord de la pointe, le gros bourg moderne qui porte le même nom est devenu depuis quelques années une station balnéaire très fréquentée. La bras de mer qui sépare l’île d’Aix de la presqu’île de Châtelaillon a près de 7 kilomètres de profondeur ; le groupe rocheux des Mannes émerge au milieu de ce détroit, et on sait qu’au moyen âge on allait à pied de l’île au cap avancé du continent que les vagues attaquent sans cesse. Deux véritables villes existaient alors sur cette langue de terre, noyée aujourd’hui, Montmeillan et Châtelaillon. Toutes deux ont disparu et se sont effondrées dans les eaux, comme Anchoisne et Antioche, et très certainement sous l’action des mêmes causes.

La première est mentionnée dans un procès-verbal authentique daté de l’an 1430, cité par un annaliste de la Rochelle du XVIe siècle : « Montmeillan, dit ce procès-verbal, étoit situé entre Châtelaillon et l’île d’Aix, à la quelle cité et à la dite isle on pouvoit aller par terre et à pied sec en basses mers, selon ce que rapportent des anciens et avons veu gens qui y avoient passé[7]. » Quant à la seconde, elle existait peut-être déjà à l’époque romaine, mais elle a très certainement été fortifiée par Charlemagne ; et on sait qu’au XIIe siècle, la baronnie de Châtelaillon, qui avait presque le rang et la valeur d’une principauté, était l’une des plus importantes forteresses de la côte de l’Aunis et que son autorité s’étendait même sur la Rochelle. La ville était entourée de fossés et d’une enceinte continue et tourelée, et sous les remparts s’étendait un petit havre qui pouvait recevoir les plus gros navires de l’époque. Tout s’est écroulé avec la falaise et a été englouti. En 1660, il existait encore sept tours de l’enceinte du côté de la terre ; elles n’ont pas tardé à être aussi emportées. Le petit fortin qu’on avait établi, pendant les guerres de l’empire, un peu en arrière sur la côte même, a été entamé à son tour ; on n’en trouve plus aujourd’hui sous l’eau que d’informes débris au pied de la falaise ébranlée. Depuis près de quatre siècles, l’île d’Aix est isolée du continent.

En résumé, on voit que, depuis les temps historiques et même seulement depuis l’origine de notre ère, l’action érosive des flots a transformé d’une manière très sensible le dessin de toute cette partie de la côte. Les anciens isthmes d’Oléron, de Ré, d’Aix et de Madame sont devenus des îles. Les falaises qui faisaient saillie se sont écroulées. Les cités puissantes qui étaient bâties sur ces socles gigantesques ou à leurs pieds, Anchoisne, Antioche, Montmeillan, Chatelaillon ont disparu, sans même laisser de ruines ; et il en reste à peine de vagues légendes et de confus souvenirs. L’Océan a tout réduit en vase et en limon. Les grandes profondeurs ont disparu. Les baies se sont presque comblées. Tous les reliefs de la côte et du fond se sont adoucis et des terres nouvelles ont peu à peu émergé de l’eau.

Cet immense travail de remblai a d’ailleurs été facilité par le colmatage naturel opéré par tous les cours d’eau qui se rendent à la mer. La Gironde et la Loire à elles seules apportent annuellement des millions et des millions de mètres cubes de vase et de sable que les courans littoraux promènent d’abord le long de la côte, mais qui finissent tôt ou tard par échouer dans toutes les parties rentrantes et relativement calmes, dans tous les golfes, dans les moindres baies. La Charente, la Seudre, la Sèvre, le Lay, la Vendée et leurs affluens contribuent tous à la même œuvre patiente et continue d’atterrissement, et tout l’appareil littoral formé d’alluvions marines n’est en somme qu’une restitution de la mer au continent.

Mais une autre action plus puissante encore a concouru au même résultat ; et il est facile de reconnaître que le littoral n’a pas été seulement remblayé par les alluvions des fleuves et les vases de la mer, mais qu’il s’est lentement soulevé depuis plusieurs siècles.

Partout sur la côte du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge, on rencontre sous la première couche végétale un banc d’argile blanc ou jaunâtre qu’on appelle le « bri. » Or ce bri, qui a été incontestablement déposé par les eaux marines, se trouve aujourd’hui à plusieurs mètres au-dessus du niveau de l’Océan. On le distingue très nettement en certains endroits le long des falaises où il dessine une ligne d’une couleur un peu claire très caractéristique. Les marins et les gens du pays qui ont patiemment observé que cette ligne montait lentement disent d’une manière très pittoresque que « la banche pousse. » C’est le sol qui se soulève.

Il est donc incontestable qu’une grande partie de la côte s’est lentement exhaussée depuis le commencement de notre dernière époque géologique, et qu’elle a été autrefois et longtemps recouverte par les eaux marines. Nous l’avons déjà constaté pour la péninsule d’Arvert. Le phénomène est encore plus marqué pour la basse vallée de la Charente et pour toute la côte du Poitou.

L’ancienne Charente, le Carantonus ou Canentelus flumen des géographes classiques, débouchait autrefois dans un estuaire marécageux qu’on appelait la mer des Santons, Oceanus Santonicus[8], aujourd’hui sillonné par un réseau de canaux d’alimentation et d’assainissement, et découpé comme un damier en compartimens géométriques, marais salans, marais gâts, parcs à moules et à huîtres, réservoirs à poissons. La ville fortifiée du Brouage occupait, il y a trois siècles à peine, le fond de cette baie désormais comblée. Le travail de l’homme a favorisé celui de la nature et du temps. Une série de petites dunes a d’abord défendu la terre récemment formée contre l’envahissement de la mer. La végétation a fait son œuvre de son côté. Tout ce qui n’est pas devenu marais est devenu prairie ; et on peut très bien se rendre compte, par une exploration consciencieuse, que l’ancien golfe de la Charente s’enfonçait autrefois jusqu’aux abords de Saint-Agnant, aujourd’hui distant de la côte de près de 10 kilomètres.

IV

Bien autrement échancré et évasé était l’ancien golfe du Poitou, réduit aujourd’hui à la petite anse de l’Aiguillon, au Nord de la Rochelle. La baie actuelle n’a pas plus de 7 kilomètres d’ouverture sur une profondeur de 8 kilomètres. Il suffit de jeter les yeux sur la carte géologique de France pour voir que le golfe primitif commençait au Nord, près de Talmont, à 15 kilomètres à peine des Sables-d’Olonne, et s’étendait jusqu’à la batterie moderne qui couronne la pointe de Saint-Clément, à 10 kilomètres environ de la Rochelle. Il avait donc une ouverture de près de 40 kilomètres ; il s’enfonçait profondément dans les terres, se ramifiait en tous sens, présentant des bras sinueux, navigables et navigués, au Nord jusqu’à Luçon, au Sud jusqu’à Aigrefeuille, à l’Est jusqu’à Niort[9]. La Sèvre débouchait alors à Niort même, à 50 kilomètres du rivage actuel, et c’est ce qui peut expliquer pourquoi Ptolémée n’en fait pas mention ; car elle n’était de son temps qu’une rivière d’un très faible parcours. Ce n’est que peu à peu, au fur et à mesure que le golfe s’est envasé, qu’elle s’est allongée en traversant les alluvions nouvellement déposées, recevant à droite et à gauche une série d’affluens et d’étiers plus ou moins navigables, et qu’elle a acquis l’importance d’un petit fleuve. Les anciens territoires de Châtelaillon, de la Rochelle et d’Esnandes formaient alors une presqu’île qui présentait à la mer un développement de côtes de près de 30 kilomètres et était soudée au continent par une langue de terre qui avait près de 6 kilomètres de largeur. Au centre de l’ancien golfe émergeait un nombre considérable d’îlots, et on les reconnaît encore aujourd’hui dans la vaste plaine horizontale. Ce sont les minuscules collines de Saint-Michel-en-l’Herm, Charron, Marans, Tangon, la Fronde, Maillezais, Maillé, Vix, Velluire, Chaillé-les-Marais, Triaize, l’île d’Elle, Champagne, Puyrayaud, Sainte-Radegonde, Vouillé, etc.[10], élevées à peine de quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, entourées de marais, les uns déjà transformés en prairies, les autres à demi desséchés et dont les eaux, apparentes ou cachées, s’écoulent peu à peu à la mer, grâce à un réseau de canaux et de filioles d’assainissement soigneusement entretenus ; un certain nombre enfin, désignés sous le nom de marais gâts, anciens marais salans que l’on transforme tous les jours en petits bassins pour l’élevage des huîtres et surtout des moules, qui sont devenues une des principales richesses du pays.

Cet ancien golfe du Poitou, aujourd’hui en grande partie comblé, et qu’on appelle toujours et si bien « le Marais », n’avait pas moins de 250 kilomètres de développement en suivant toutes les sinuosités de sa côte très dentelée et en s’engageant dans toutes les baies, qui se ramifiaient en éventail dans l’intérieur du continent comme les tentacules d’une pieuvre gigantesque ; et il est facile d’en suivre exactement le contour très nettement indiqué sur les cartes géologiques par la teinte des alluvions récentes déposées par la mer, et que le soulèvement général de toute la zone littorale a fait récemment émerger. En partant de la batterie Saint-Clément et en se dirigeant vers le Nord, cette ligne passait par Esnandes, Villedoux, Andilly-les-Marais, Nuaillé, Saint-Cyr-du-Doret, Arçais, Sainte-Christine, Chaillé, Fontaine, Montreuil, Velluire, Poiré, le Langon, Lagrange, Mouzeuil, Nalliers, Chevrette, Chavigny, Sainte-Gemme, Luçon, Chasnay, Saint-Denis, Saint-Benoît, Angles et Longeville. On voit que nous indiquons le rivage de l’ancien golfe de la manière la plus précise. D’après ces limites, on peut estimer à 50 000 hectares la superficie du territoire récemment émergé et pour ainsi dire né d’hier. Le mouvement ascensionnel de la côte et le colmatage naturel ne paraissent pas devoir s’arrêter et font gagner à la terre une trentaine d’hectares environ par an. On peut donc prévoir l’époque géologiquement prochaine, — quelques siècles seulement, — où l’anse de l’Aiguillon sera tout à fait comblée, et l’ancien golfe navigable du Poitou entièrement converti en polders et watteringues, semblables à ceux de la Flandre et de la Hollande.

Cette transformation est sans doute due à l’action double et contraire de la mer, qui a ruiné les anciennes falaises, émoussé tous les promontoires, toutes les saillies de la côte, réduit en graviers, en sable et en limons tous les rochers contre lesquels venaient briser ses vagues, et employé les produits de cette immense désagrégation et tous les apports échoués par les fleuves, à remblayer tous les golfes, toutes les baies, à combler tous les gouffres, à niveler tous les bas-fonds. Mais ce travail de la mer à lui seul n’aurait pu produire en si peu de temps d’aussi prodigieux résultats, et ils doivent surtout être attribués à l’oscillation séculaire de la cote, ou, pour employer l’expression si juste des riverains, et qui fait image, à cette « banche qui pousse, » très lentement sans doute, mais d’une manière continue et très appréciable, surtout depuis quelques centaines d’années[11].

Il suffit en effet de consulter les vieilles cartes du XVIe siècle, les plus anciennes auxquelles on puisse se reporter. Marennes, Luçon et Marans y sont dessinés sur le bord même de la mer. Ce dernier, appelé Port-Marans, et qui est aujourd’hui à plus de 10 kilomètres du rivage, occupe au fond du golfe le confluent de la Vendée et de la Sèvre. Talmont en Vendée, qui est actuellement dans les terres à plus de 5 kilomètres de la mer sur un petit étier à peine navigable, était, sous Henri IV, un véritable port qui expédiait de l’artillerie et recevait des bateaux de tout tonnage. Saint-Michel-en-l’Herm était encore un port de mer très fréquenté à la fin du XVIIe siècle : c’est aujourd’hui une prairie ; et on a trouvé, un peu partout dans l’intérieur des terres, au milieu des marais gâts, des débris de vieilles membrures de vaisseaux, des vestiges d’anciennes berges, des ruines de murs de quais gardant encore les anneaux de fer où s’amarraient les navires du moyen âge. L’ensemble du pays présente l’aspect d’un immense lac de vase figée. La terre se fond peu à peu avec la mer, et d’une manière insensible on passe de la plaine verdoyante à la prairie marécageuse et aux étangs desséchés, de ceux-ci aux étangs encore mouillés, puis aux marais salans, aux marais gâts et à la succession indéfinie des claires, des bassins, et des compartimens où l’on pratique en grand l’élève des coquillages.

Ce bas-fond de vase, continuellement remué par le flux et le reflux des vagues, a fini par se tasser ; et dès qu’il a dépassé le niveau de la mer, il a commencé à se dessécher, à prendre une certaine consistance et s’est peu à peu recouvert d’une végétation paludéenne qui a certainement mieux contribué à le consolider et à le protéger contre le flot que ne le feraient de véritables digues ; et c’est ainsi que l’ancien golfe a peu à peu diminué et qu’il suffira vraisemblablement d’un petit nombre de siècles pour en remplir les derniers bas-fonds et le transformer en une large plaine d’alluvions, uniforme, rectiligne, sans saillie, sans relief, et d’une grande fertilité.

V

Tous les géographes classiques mentionnent la capitale du pays qui était Saintes, Mediolanum Santonum[12], chef-lieu de la cité des Santons. Saintes a quelque peu décliné depuis l’époque romaine ; mais les ruines seules de son amphithéâtre peuvent encore donner la preuve de son ancienne splendeur. Elles ne diffèrent guère de toutes celles des monumens du même genre que les Romains ont prodigués sur le sol de leur immense empire. Tout se borne à une grande cuve de forme elliptique, dont les gradins étaient supportés par des voûtes formant des galeries couvertes. C’est toute la brutalité du monument officiel affecté aux spectacles grossiers et barbares que l’on sait, offerts périodiquement à des citoyens corrompus et à des peuples domptés d’abord, puis affranchis, mais serviles et dégradés. Les deux axes de l’ellipse extérieure avaient à peu près 127 et 108 mètres, ceux de l’enceinte, 80 et 56 ; la surface de l’arène était donc un peu supérieure à celle des amphithéâtres de Nîmes, d’Arles et de Bordeaux. C’était même, peut-être, le plus grand amphithéâtre de la Gaule, et les gradins pouvaient recevoir à l’aise près de 25 000 spectateurs. A défaut d’enceinte continue de murailles et surtout de documens statistiques, les amphithéâtres, qui étaient régulièrement fréquentés par toutes les classes de la société, peuvent être considérés comme une jauge assez exacte de la population d’une ville romaine ; et on peut estimer que cette population devait être à peu près le double ou le triple de ce que le monument pouvait contenir. Saintes aurait eu par conséquent, au Ier ou au IIe siècle, 50000 à 00000 habitans ; elle en a à peine le tiers aujourd’hui.

Admirablement située au point de vue commercial, dans un pays fertile, sous un climat moyen, en communication facile par la Charente avec l’intérieur du pays et avec la mer, la capitale des Santons aurait pu avoir son port presque sous ses murs, ou tout au moins à peu de distance sur le fleuve lui-même, presque à l’emplacement de Tonnay-Charente ou de Rochefort. L’ancien port se trouvait en réalité à plus de 50 kilomètres de Saintes, sur le bord même de la mer. Ptolémée, qui est à peu près le meilleur guide pour la géographie de cette partie de la Gaule à l’origine de notre ère, donne la latitude de la Charente, du port et du promontoire des Santons[13]. D’après lui, ce promontoire aurait été le cap avancé au large de l’île d’Aix ou de l’île Madame ; mais nous avons vu plus haut qu’il est plus rationnel de le placer à la pointe de la Coubre, où il faisait face au cap Curianum, qui marquait la saillie de l’ancienne île d’Antros, et dont il n’est resté que l’écueil de Cordouan, les deux caps constituant ainsi les deux musoirs extrêmes de la vieille Garonne. Quant à l’ancien port des Santons, il se trouvait incontestablement au havre même du Brouage, qui s’ouvrait sur l’Océan exactement à égale distance des embouchures de la Seudre et de la Charente, et dont le prolongement en amont des remparts de la place forte va se souder, au moyen d’une écluse, au canal de navigation qui réunit les deux petits fleuves de l’Aunis et de la Saintonge, et fait communiquer le port de Marennes avec ceux de Rochefort et de Tonnay-Charente.

Le Brouage est aujourd’hui à près de 3 kilomètres de la mer. A droite et à gauche du havre qui longe ses murailles et qui fut l’un des principaux ports de l’empire romain s’étendent aujourd’hui des marais salans, des marais gâts, de vagues prairies, des réservoirs à coquillages et à poissons. Mais le port n’existe pour ainsi dire plus. La ville n’est qu’une ruine désolée, et c’est même une ruine presque récente. Pendant la période de l’occupation anglaise et à l’époque des dernières guerres de religion, le Brouage, encore accessible aux plus grands navires du temps, était considéré comme un point stratégique de premier ordre et avait une sérieuse importance militaire. La ville, quoique assez mal protégée par une enceinte qui datait de Charles IX, résista courageusement aux protestans commandés par le prince de Condé, et celui-ci dut se contenter de faire couler à l’entrée de son havre des bateaux chargés de pierres afin de détruire son commerce et de ruiner son port. Par un juste retour des choses d’ici-bas, quarante-deux ans après, Richelieu choisit le Brouage comme centre de ses arméniens maritimes pour réduire la Rochelle, et l’ingénieur d’Argenson déploya toute sa science d’architecte à entourer la ville d’une nouvelle enceinte. Le port recreusé vit renaître son trafic, et l’imposante masse des fortifications du XVIIe siècle, restée presque intacte, est un des plus beaux spécimens de l’architecture militaire très peu antérieure à l’époque de Vauban. Les remparts, couronnés d’ormeaux aujourd’hui séculaires, sont flanqués de formidables bastions percés d’embrasures, précédés de courtines avec leurs redans, leurs demi-lunes, leurs ouvrages avancés, le tout entouré de fossés larges et profonds. L’ensemble présente en plan un contour hexagonal ; mais deux des angles des bastions sont tellement ouverts que l’aspect général est celui d’un carré de 400 mètres environ de côté. De distance en distance, sur les murs, sur les portes, d’énormes écussons portent en relief les armes de Louis XIII et de Richelieu. De petites tourelles polygonales se profilent aux angles des bastions et surplombent élégamment le mur d’escarpe. Sur les talus à l’intérieur et à l’extérieur de l’enceinte et dans les fossés, croît une végétation désordonnée. Sauf une brèche pratiquée dans le bastion central pour pénétrer dans la ville, tous les détails de la fortification sont admirablement conservés.

Mais la ville est à peu près déserte, à moitié ruinée et dans un délabrement lamentable. Elle a 15 hectares de superficie et tout au plus 200 habitans, qui vaguent à peu près oisifs, arrachés à peine d’hier aux fièvres intermittentes, et semblent d’un autre temps et d’un autre monde. Trois ou quatre grandes rues désertes, larges comme nos plus grands boulevards, la traversent, bordées de maisons et de vieux hôtels conservant encore cette noblesse d’apparat et ce caractère architectural du grand siècle, mais presque toutes abandonnées, lézardées, déjetées, ouvertes à tous les vents avec des toitures à demi effondrées, des façades crevassées à peine maintenues par des crampons en fer. Ces maisons, qui sont presque des ruines, ont été de véritables édifices et de grandes demeures : l’hôtel de l’amirauté, l’hôpital, la baronnie des fermes, le siège royal, l’arsenal, les magasins de la marine, etc. Tout est aujourd’hui branlant et disloqué. Au centre, la grande église, dont la nef du milieu seule peut être utilisée, les deux nefs latérales n’étant plus que de misérables hangars mal couverts et dépavés. On y marche sur la terre nue et mouillée. Au milieu de la nef centrale, près de l’autel, quelques larges dalles funéraires, fendues et moisies, portent encore les noms des anciens gouverneurs. L’édifice entier suinte l’eau. C’est la misère et l’abandon.

On a quelquefois dit que le Brouage était l’Aigues-Mortes de la Saintonge. La comparaison n’est juste qu’au point de vue topographique. Les deux villes sont bien en effet toutes deux séparées de la mer par une large zone d’étangs vagues et de marais et ne communiquent plus avec elle que par un chenal. Mais si le Brouage, l’ancien port des Santons, a eu une importance sérieuse dès l’origine de notre ère, s’il a pu être encore un centre d’armemens maritimes au cours du XVIIe siècle, il est aujourd’hui complètement déchu, sans intérêt artistique et irrémédiablement perdu. Aigues-Mortes ne remonte pas sans doute aussi haut. Son ancienne tour Matafère, qui datait de Charlemagne, n’existe plus depuis longtemps, et a été remplacée par la magnifique tour de Constance ; mais la ville actuelle, qui n’a guère plus de six cents ans, a conservé exactement intacte son admirable fortification de l’époque héroïque des croisés. La lumière pure qui l’environne lui donne un merveilleux relief et le soleil du Midi la dore d’une patine incomparable. Ses neuf portes et ses quinze tours, ses remparts crénelés, ses élégans mâchicoulis sont une des plus pures réminiscences de l’Orient militaire et religieux ; et malgré la décadence de son port et l’abandon injustifié dans lequel on l’a trop longtemps laissé, il restera toujours à la ville de saint Louis l’un des plus magnifiques diadèmes de pierres qui existe peut-être au monde et l’auréole non moins radieuse de ses nobles et grands souvenirs.

Tout autre est le Brouage. Son existence est sans doute beaucoup plus ancienne ; et le port des Santons était certainement en pleine prospérité il y a près de vingt siècles ; mais on n’en trouve plus le moindre vestige. La cité gallo-romaine a disparu complètement avec le port des galères, et la petite ville du XVIIe siècle, emprisonnée dans ses épais remparts désormais inutiles, est devenue un bourg presque désert à la veille d’être tout à fait abandonné. Les 10 000 hectares de salines en pleine activité qui alimentaient son port et étaient encore desservies en 1720 par plus de 30 ramifications navigables sont réduits à moins de 500. Le petit chenal sinueux qui aboutit à l’Océan est largement suffisant pour les besoins d’un commerce en décadence qui atteint à peine 3 000 à 4 000 tonnes et ne paraît pas devoir reprendre jamais un mouvement sérieux[14]. La campagne qui entoure le Brouage est non moins triste et désolée que la ville. A perte de vue, de tous côtés, des marais, la plupart abandonnés. Peu ou point d’arbres. La grande plaine s’étend uniforme, plate, grise, monotone, coupée d’une infinité de roubines et de canaux encombrés de roseaux et de joncs dans lesquels croupit une eau tantôt saumâtre, tantôt salée. Le fond de tous ces fossés est sale et noir. L’argile qui les tapisse a l’aspect fétide. Deux fois par jour le va-et-vient de la marée découvre une vase molle et donne l’impression d’une immense opération de vidange. La salubrité du pays est cependant en progrès marqué depuis quelques années. Une végétation herbacée commence à se développer sur les marais gâts. Quelques troupeaux de bœufs et de chevaux qui vaguent dans ces steppes mouillées rappellent les grandes solitudes du delta du Rhône ; mais le ciel est terne, la mer grise, l’atmosphère toujours humide. C’est la basse Camargue, sans le mirage, la lumière et la couleur.

VI

L’ancien port des Santons que nous venons de décrire est remplacé aujourd’hui par les trois ports de Tonnay-Charente, de Rochefort et de la Rochelle, les deux premiers sur la Charente, le troisième sur la mer, en face de l’île de Ré.

La rivière de la Charente a de tout temps présenté dans son cours inférieur d’assez bonnes conditions de navigabilité. La rade de l’embouchure est profonde, vaste et sûre. Les fonds d’une bonne tenue atteignent et dépassent même 9 mètres au-dessus des pleines mers de morte eau moyenne. Les seuils rocheux qui existaient encore en Charente il y a quelques années, un peu en aval de Rochefort, ont été dérasés, et un chenal régulier de 40 mètres de largeur et de 8m,75 de profondeur est aujourd’hui établi et entretenu entre l’Océan et le bassin de l’arsenal.

Tonnay-Charente, située à 6 kilomètres en amont de Rochefort, fait en quelque sorte partie de sa banlieue. A partir de la Cabane Carrée qui termine le port militaire, la Charente diminue sensiblement de profondeur. Mais les navires de 6 mètres à 6m,50 s’engagent encore assez facilement ; et près de 40 bateaux d’un tonnage de 1 000 à 1 200 tonneaux peuvent se ranger le long de quais en rivière bien aménagés, qui ont près d’un kilomètre de développement, et accoster deux grands appontemens destinés spécialement aux steamers chargés de houille et de minerai. Le tonnage du port, qui consiste principalement en importations de charbons anglais et en exportations d’eaux-de-vie locales, est de 45 000 tonneaux effectifs à l’entrée, à peu près autant à la sortie. Rochefort, bien qu’ayant toujours une réelle importance commerciale, est avant tout un port militaire. L’arsenal et ses dépendances occupent la plus grande et la meilleure partie de la ville et presque toute la rive droite du fleuve. Une douzaine d’appontemens, onze cales de constructions, un bassin d’échouage, trois formes de radoub, plusieurs fosses servant de magasins flottans pour l’immersion des bois et près de 2 kilomètres de quais constituent l’ensemble de l’outillage maritime de l’arsenal, dont les diverses installations, chantiers, fonderies, forges, bâtiments de toute nature, s’étendent sur plus de 50 hectares. A côté de cet imposant appareil militaire, le port marchand fait assez modeste figure. Le commerce a dû se contenter de ce que la marine lui a laissé ; mais il est juste de reconnaître qu’il en a très bien tiré parti. Jusqu’à ces dernières années, le port de commerce ne se composait que de deux bassins à flot assez médiocres, ayant chacun un hectare et demi à peine et communiquant entre eux par un canal de 20 mètres et avec la Charente par une écluse n’ayant guère plus de 60 mètres de longueur. Les navires qui ne pouvaient entrer dans ces bassins allaient se ranger un peu plus haut en rivière, le long d’une série de cales et d’appontemens. Ces installations étaient insuffisantes ; et depuis 1890, un grand bassin à flot de près de 7 hectares, relié au fleuve par une écluse de 100 mètres de longueur et de 18 mètres de largeur, offre au commerce toutes les facilités désirables. C’est le port de la Cabane Carrée, dont le seul inconvénient est d’être à l’amont du port militaire. Il faut en effet traverser tout l’arsenal pour arriver à la Cabane Carrée et à la gare maritime. Pour s’affranchir de toutes les réglementations qu’impose naturellement la marine, il suffirait de creuser un canal de navigation de 3 kilomètres environ qui couperait au Nord de Rochefort la boucle de la Charente, viendrait aboutir directement au mouillage de Vergeroux et diminuerait de près d’un tiers la distance de Rochefort à la mer. L’idée a été plusieurs fois émise et sera peut-être un jour réalisée.

Toutefois, malgré les entraves et les sujétions de toute nature qu’il éprouve, conséquence forcée de son voisinage avec l’arsenal, le port de Rochefort, dont le tonnage ne dépassait guère, il y a quelques années, 150 000 tonnes, est aujourd’hui de plus de 300 000 tonneaux effectifs. Sa situation dans l’intérieur d’un fleuve à plus de 20 kilomètres de la mer en exclut naturellement la navigation de poche et les relâches. Les exportations y sont malheureusement à peu près nulles ; et la majeure partie du trafic est à l’importation, et s’y fait sous pavillon anglais pour les charbons et sous pavillon suédois, allemand ou norvégien pour les bois de construction, les charbons et les bois destinés en général à la marine de guerre. Depuis quelques années cependant, l’exportation des céréales y a pris une certaine activité. Le mouvement commercial paraît aujourd’hui stationnaire et être arrivé à peu près à son apogée.

On ne sait rien ou presque rien de la Rochelle avant le IXe siècle. C’était dans le principe une simple bourgade de pêcheurs, comme il en a beaucoup existé de tout temps sur les côtes de l’Aunis et de la Saintonge. La mer s’avançait alors bien plus profondément dans l’intérieur des terres et entourait de tous côtés une presqu’île rocheuse qui constituait l’ancienne baronnie de Châtelaillon, dont nous avons parlé plus haut. A l’abri du petit rocher se groupèrent d’abord quelques misérables cabanes. On y construisit bientôt une modeste chapelle. Le bourg naissant prit le nom du rocher contre lequel il était adossé, Rupella, et ce nom lui est resté. Les cartes pisanes du XIVe siècle et les portulans du XVIe l’appellent Rocella ; c’est la Rochelle moderne.

Peuplée d’abord de proscrits qui devinrent bientôt d’intrépides marins et de hardis commerçans, la Rochelle acquit dès le XIIe siècle une importance considérable. Vers l’année 1130, Guillaume, duc d’Aquitaine et comte du Poitou, y bâtit un premier château fort et l’éleva au rang de commune. Sa fille Éléonore ayant épousé Henri II, roi d’Angleterre, la Rochelle devint alors en quelque sorte anglaise, obtint la concession de privilèges et de franchises dont elle fut toujours extrêmement jalouse ; et son histoire fut dès lors une longue série de révoltes contre l’autorité des rois de France, une suite presque ininterrompue de luttes vigoureuses de l’esprit municipal contre l’esprit national. Administrée par un corps de ville composé de vingt-quatre échevins et de soixante-seize pairs à charge viagère et se recrutant par voie d’élection, la Rochelle était en fait une vraie république trafiquante et guerrière, aussi libre, aussi indépendante de la couronne que les plus grands fiefs du royaume. La réforme, qui y fit de très rapides progrès, surexcita naturellement tous les fermens de résistance ; et l’alliance anglaise, sur laquelle malheureusement elle essaya trop souvent de s’appuyer, détruisit chez elle l’idée de patrie. Aujourd’hui que le temps permet de juger plus sainement les graves événemens dont la Rochelle a été le théâtre, on doit reconnaître que cette alliance est restée comme une tache ineffaçable dans l’histoire d’une résistance souvent héroïque, mais qui aurait, sans le génie et la fermeté de Richelieu, rétabli en France l’ennemi séculaire dont on avait eu tant de peine à se débarrasser, qui avait régné en maître sur les plus belles et les plus riches de nos provinces de l’Ouest, et dont les flottes toujours menaçantes croisaient sans cesse en vue de nos côtes dans l’espoir de les reconquérir.

On écrirait des volumes si l'on voulait faire l’histoire des sièges de la Rochelle, qui a joué réellement pendant plusieurs siècles un rôle comparable à celui des plus grandes républiques italiennes : sièges de 1206 et de 1214 par Jean sans Terre, roi d’Angleterre, en guerre contre Philippe-Auguste ; siège de 1224, par le roi Louis VIII ; révolte sous François Ier, provoquée par les excès de la gabelle ; nouveaux soulèvemens en 1568, produits par les mêmes causes ; siège de 1573, par le duc d’Anjou ; siège de 1621, par le comte de Soissons ; siège de 1628, par Richelieu[15]. Ce dernier fut de tous le plus célèbre et le plus dramatique. Le Cardinal le dirigea en personne ; et ce fut pendant plus d’un an un singulier spectacle que donna ce chef d’armée en chapeau rouge, à la fois général, amiral, ingénieur, intendant, comptable, diplomate et administrateur, entouré d’un état-major en mitre et en froc, qui portait l’épée comme lui, et paraissait même quelquefois au cœur de l’action.

Richelieu, fermement résolu à en finir avec les protestans et ne voulant rien laisser à l’imprévu de la guerre, sachant très bien que le fanatisme religieux pouvait pousser les Rochelais aux plus extrêmes résolutions, changea le siège en un véritable blocus. La ville fut cernée du côté de la terre, par un large fossé de circonvallation de 3 lieues de développement, de 10 pieds de profondeur et de 12 de largeur, venant déboucher des deux côtés à l’entrée de la baie. En arrière de ce fossé, on éleva un solide parapet flanqué de treize forts et d’une série de redoutes, le tout muni d’une forte artillerie. Mais le port restait ouvert à la flotte anglaise. Au lieu de l’attaquer et de chercher à le réduire, le Cardinal n’hésita pas à le supprimer ; et les ingénieurs du roi reçurent l’ordre de construire au large une immense digue en droite ligne, enracinée, à chacune de ses extrémités, à la rive et qui devait barrer complètement la rade, isolant ainsi la Rochelle de la mer comme le mur de circonvallation l’avait isolée de la terre. « Il faisait beau voir, dit avec un juste orgueil Richelieu dans ses Mémoires, tous les travaux en feu. » « Le camp de la Rochelle, rapporte un autre document de l’époque, était le vrai Paris. Tout s’y trouvait à profusion ; et on voyait des personnes de toute condition et de toute qualité se promener dans l’enceinte et venir considérer le miracle de la digue et l’ordre admirable du siège. » L’exécution de cet ouvrage, jusqu’alors sans précédent, n’occasionna aucune difficulté sérieuse tant qu’on put profiter de la basse mer pour en établir les fondations à sec, aux abords mêmes du rivage. Mais à mesure qu’on s’avançait vers le milieu de la baie, les profondeurs augmentèrent, et la mer ne découvrit plus le fond. On dut alors couler des gabares remplies de pierres, puis de véritables vaisseaux ; on en échoua même sur deux étages, et l’ensemble du travail ne coûta pas moins de 5 millions en monnaie du temps.

La digue s’appuyait au Nord sur la côte de Chef de Baie, au Sud à la pointe de Coureilles ; elle avait près de 750 toises de longueur rectiligne, 8 à 10 toises de largeur à la base, 4 toises au sommet, 25 à 30 pieds au-dessus de sa fondation. Sa crête dépassait de 6 pieds le niveau des hautes mers et était armée de puissantes batteries de canon. On avait ménagé au milieu un goulet d’une trentaine de toises ; ce goulet était flanqué de deux musoirs supportant de petits forts, garnis aussi de bouches à feu. La passe enfin était fermée par une palissade flottante de trente-sept navires de 200 à 300 tonneaux, montés chacun par trente hommes, reliés entre eux par des chaînes de fer, armés de deux canons, les proues tournées vers la mer et munies d’éperons qui devaient arrêter les brûlots et ces espèces de mines flottantes qui consistaient en grosses nefs maçonnées à l’intérieur, que l’on accostait contre un quai ou une digue pour les renverser par l’explosion, et qu’on appelait pour cela des « foudroyans. » Trente navires de guerre, munis d’une forte artillerie, mouillaient en outre dans la rade[16].

Cette digue formidable fut considérée comme un véritable prodige. C’en était un en effet pour l’époque, et l’Europe entière avait les yeux tournés vers la Rochelle, dont la chute inévitable ne pouvait faire question. Privés de secours et de nourriture, les assiégés devaient fatalement disparaître peu à peu, au bout d’un temps dont leur fanatisme et leur énergie pouvaient seuls donner la limite, avancer ou reculer la durée. Richelieu n’avait donc qu’à attendre. Il attendit.

La résistance dépassa tout ce que l’on avait prévu. Le siège dura quatorze mois et seize jours ; et lorsque, le 16 octobre 1628, la Rochelle exténuée ouvrit ses portes, ce furent seulement quelques spectres décharnés par la faim et la maladie qui purent faire au vainqueur un cortège macabre. Le roi, auquel on essaya en vain d’en cacher la vue, ne put retenir ses larmes. Sur 28 000 habitans, la ville n’en comptait plus que 5 000, dont 136 seulement valides. 23 000 étaient morts de faim. Un millier mourut encore quelques jours après l’entrée du roi ; et l’on vit alors ce spectacle étrange, unique peut-être dans les annales du monde, d’un général en chef victorieux, célébrant lui-même la messe et priant pour les morts et les mourans que, de par l’implacable loi de la guerre, il avait couchés devant lui[17].

Le terrible cardinal se montra cependant clément. Personne ne fut frappé, pas même l’héroïque maire Guiton qui avait été l’âme de la résistance. La ville fut abondamment ravitaillée et secourue ; mais ses remparts furent détruits, ses privilèges supprimés, sa vie communale anéantie. Le culte protestant fut toutefois maintenu ; mais on exigea impérieusement pour le culte catholique la liberté dont il avait été longtemps privé.

La Rochelle ne s’est jamais relevée de ce désastre ; et son port a été longtemps en partie comblé par la vase amassée derrière la fameuse digue, dont les amorces et les fondations découvrent encore à marée basse, formant un large seuil de débris au milieu desquels est implantée une tour balise, à laquelle on a donné naturellement le nom du grand cardinal.

Mais l’esprit aventureux et commerçant des marins rochelais les entraîna bientôt dans de nouvelles aventures ; et la Rochelle devint peu à peu l’un des principaux ports d’échange avec l’Angleterre, les villes hanséatiques, la Hollande, l’Espagne, le Portugal, les Antilles, et surtout le Canada, dont le million d’habitans de race française était presque entièrement composé d’émigrans de l’Aunis et de la Saintonge. La perte de nos colonies lui porta par suite un très rude coup ; et malgré ses courageux efforts, l’heure de la décadence commençait à sonner.

La Rochelle ne cessa cependant de réagir avec une indomptable ténacité, cherchant toujours à améliorer les conditions assez médiocres de son port souvent envasé qui, grâce à une lutte persévérante et à des travaux constans, présente aujourd’hui de très bonnes conditions d’entrée et d’aménagement pour les navires moyens. D’importantes transformations ont été faites au cours de ce siècle dans l’ancienne baie et les vieux bassins ; et on doit être reconnaissant aux ingénieurs de les avoir exécutées sans détruire les vieilles tours qui se dressent fièrement comme deux sentinelles avancées à l’entrée du port et lui donnent un très noble caractère et un grand intérêt de souvenirs. Deux de ces tours, la tour Saint-Nicolas et la tour de la Chaîne, semblent les énormes piliers d’un gigantesque portail d’une arche de 100 mètres d’ouverture. La dernière portait, comme son nom l’indique, une chaîne qui barrait l’entrée du port, et se reliait par une courtine à un troisième ouvrage, la tour de la Lanterne, môle cylindrique flanqué de tourelles et couronné par une pyramide, portant autrefois le « gros cierge flambant » qui éclairait la passe. La vieille ville a conservé d’ailleurs une physionomie sombre et toute la raideur calviniste. Rues étroites, froides, souvent désertes, hôtels tristes et silencieux, précédés de porches lourds et massifs qui arrêtent la lumière. Çà et là cependant quelques sculptures élégantes de la Renaissance, mais presque partout de vieilles maisons, ayant l’air peu engageant de petites forteresses ou de prisons. La fortification continue qui l’entoure ne date que de l’époque de Vauban, et contribue à lui donner l’aspect d’une ville fermée et un peu morte ; et les bassins actuels, quoique très bien aménagés, ne sont plus accessibles qu’aux bateaux de moyen tonnage.

L’ancien port de la Rochelle se trouvait autrefois au milieu des marais, dans la partie orientale de la ville occupée aujourd’hui par la place d’armes ; il s’est comblé peu à peu et a complètement disparu. Le port moderne est au Sud de la ville, et on y accède par un large chenal, qui a été longtemps très sinueux, et qu’on a redressé depuis peu. Ce chenal a 2 500 mètres de longueur ; il rase la tour Richelieu et suit la passe qui avait été ménagée dans la fameuse digue, dont à mer basse on aperçoit toujours les fondations largement étalées et formant un fond d’enrochemens. Il s’évase un peu à la suite, traverse l’avant-port, passe entre les deux tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas et débouche dans le havre d’échouage. Le havre, l’avant-port et le chenal, toujours menacés d’envasement, sont régulièrement approfondis par une écluse de chasse qui y lance les eaux d’un bassin de retenue en communication avec le canal de navigation de Marennes à Marans. Le port se compose de deux bassins à flot, l’un extérieur de 3 hectares, l’autre intérieur de 1 hect. 50, en communication, le premier avec l’avant-port, le second avec le havre d’échouage, tous deux bordés de quais couverts de rails et reliés au réseau des chemins de fer de l’Etat. Un gril de carénage au fond du havre d’échouage et un vaste chantier de construction dans l’avant-port, au pied de la tour de la Lanterne, complètent ces installations. Malgré que la profondeur soit, comme nous l’avons dit, insuffisante pour recevoir les gros navires et que l’on soit en lutte continuelle contre les envasemens, le port présente toujours une grande activité, 400 000 tonnes en bloc, dont presque tout, — 350 000 environ, — à l’importation, comprenant surtout des houilles anglaises, des minerais et des vins d’Espagne, des bois du Nord et du Canada, des grains et des fers ; à l’exportation, quelques sels, des bois de pin pour mines, des eaux-de-vie et des vins[18].

L’ambition commerciale de la Rochelle est de renouer les grandes traditions de son passé, de reprendre ses anciennes relations avec l’Amérique, de recevoir, en un mot, les transatlantiques. Mais on recouvre difficilement ce que l’on a perdu. La Rochelle a cherché courageusement à tourner la difficulté. Ce que le port actuel ne permettrait d’obtenir qu’au prix de travaux très dispendieux, du bouleversement complet des ouvrages existans et de chasses puissantes, dont les effets seraient d’ailleurs forcément limités, on a cherché à le réaliser en creusant tout d’une pièce un nouveau port à la Pallice, à 5 kilomètres à peine à l’Ouest de la Rochelle. La rade de la Pallice présente des conditions hydrographiques et nautiques exceptionnellement favorables. Elle est abritée contre la mer du large par trois grands brise-lames naturels, l’île d’Oléron, l’île de Ré et un seuil sous-marin situé au Nord du pertuis Breton, qui porte presque le même nom « Pen-Breton, » et s’étend de l’île de Ré à l’embouchure de la Sèvre. Les courans y sont assez faibles, la tenue des fonds excellente. On y trouve une profondeur de 3 mètres au-dessous du niveau des basses mers, à 200 mètres du rivage, de 5 mètres à 100 mètres plus loin. Il était donc possible, facile même, d’ouvrir un chenal de faible longueur permettant d’atteindre les grands fonds, et c’est ce qu’on a fait. Le port de la Pallice a été créé, et les ingénieurs ont pu tailler en plein drap. En tête, un avant-port de plus de 12 hectares, enfermé entre deux grandes jetées de près de 450 mètres chacune, creusé à la profondeur de 5 mètres au-dessous des basses mers, et pouvant par conséquent recevoir à toute heure de marée les remorqueurs, les bateaux pilotes et en général tous les navires ordinaires du commerce. Les transatlantiques d’un plus fort tonnage peuvent très bien attendre pendant quelques heures l’arrivée du flot dans la rade qui est parfaitement sûre. Au fond de l’avant-port, deux écluses de 22 mètres de largeur, l’une de 145 mètres, l’autre de 165 mètres de longueur, divisées toutes deux par des portes intermédiaires en deux sas plus petits, et manœuvrées par des cabestans hydrauliques. A la suite, un bassin à flot, qui a près de 700 mètres de longueur, un développement de quais de plus de 1 800 mètres et une surface de près de 12 hectares comme celle de l’avant-port. Le tout n’a pas coûté moins de 20 millions. C’est en réalité un port modèle au point de vue technique et hydrographique. Malheureusement on ne dirige pas comme on veut les grands courans commerciaux et le trafic y est encore très modeste.

Dans l’enthousiasme des premiers jours, on avait même ménagé la possibilité d’agrandir encore et de beaucoup le bassin en le prolongeant du côté du port actuel de la Rochelle, avec lequel il aurait été relié par un large canal maritime. Mais on est loin d’avoir obtenu les résultats espérés. Seule la Pacific Steam Company continue à y faire escale, comme elle le faisait avant la construction des appontemens de Pauillac. Bordeaux, Saint-Nazaire et le Havre ont conservé toutes leurs attaches avec l’Amérique et ne paraissent pas disposés à les relâcher de sitôt. Les pouvoirs publics, qui ont eu l’idée grandiose et généreuse d’établir à la Pallice un établissement maritime de premier ordre, se trouvent un peu dans la situation d’un entrepreneur de fêtes trop aventureux qui aurait fait des préparatifs somptueux pour recevoir une foule de convives. Tout est prêt et a été merveilleusement installé, et on ne peut que regretter le peu d’empressement des invités. Le mouvement commercial du port de la Pallice ne dépasse guère en effet 100 000 tonnes ; il pourrait, il devrait être dix fois plus considérable. L’avenir lui ménagera peut-être des jours prospères et un succès mérité. Mais le présent, on doit le reconnaître, est loin de répondre aux espérances conçues et aux sacrifices libéralement consentis.


VII

On compte à peine, à vol d’oiseau, 120 à 130 kilomètres de la pointe de Chef de Baie, qui marque l’entrée de la Rochelle, à la pointe de Saint-Gildas, dont les roches anciennes annoncent l’approche de la presqu’île armoricaine, et que le navigateur venant du Sud doit doubler pour entrer dans l’estuaire de la Loire. Il y en a près du double aujourd’hui, en suivant toutes les sinuosités de la côte ; il y en avait au moins le triple, il y a à peine quelques siècles, alors que le golfe du Poitou et la baie de Bourgneuf s’enfonçaient profondément dans les terres et que l’île de Noirmoutier, tout à fait soudée au continent, formait une énorme presqu’île dont l’îlot du Pilier était en mer le cap avancé.

Au large de cette côte, à une vingtaine de kilomètres du cordon de dunes littorales qui s’étend de Saint-Gilles-sur-Vie à la Barre-de-Monts, émerge une masse rocheuse de nature granitique, ayant à peu près la forme d’une ellipse allongée dont les deux axes ont respectivement 8 et 3 kilomètres. C’est l’île d’Yeu. Elle est reliée à la terre ferme par un de ces larges seuils sous-marins, toujours recouverts par les eaux, même les plus basses, et que les marins appellent des « ponts, » mais qui devaient très certainement émerger à l’origine de notre époque géologique et n’ont pas encore eu le temps de se recouvrir de vases, d’algues et de ces milliers d’animalcules qui composent le monde de la mer et constituent souvent des brisans assez dangereux. Ce sont bien en quelque sorte des « ponts noyés. » Ce long banc de micaschiste est la première indication de l’existence ancienne d’une côte primitive, que les flots ont peu à peu usée et démolie. L’île d’Yeu formait un promontoire, le plus avancé peut-être de cette partie de notre vieille Europe. Elle en est, depuis bien des siècles, complètement séparée. Elle présente aujourd’hui à peine 3 000 hectares de superficie ; et ses deux faces, celle qui domine le large et celle qui est tournée vers le continent, ont deux aspects tout à fait différens : la première abrupte, hérissée de falaises déchiquetées de 40 mètres de hauteur, contre lesquelles viennent se briser les vagues de la « mer sauvage ; » l’autre beaucoup plus adoucie, flanquée seulement, de distance en distance, de rochers qui s’avancent comme des môles naturels, perpendiculairement au rivage, entre lesquels se déposent des sables formant des plages assez douces et présentant une série de petites baies assez bien abritées.

C’est dans une de ces anses que se trouve le principal port de l’île, Port-Joinville ou Port-Breton. Sur la face opposée, on a utilisé un des nombreux fiords qui découpent la côte pour y créer un abri, le petit port de la Meule, muni de quelques cales, à l’usage seulement des bateaux de pêche ; mais la mer y est presque toujours d’une extrême violence. Port-Joinville seul présente quelques ressources à la navigation ; c’est une crique naturelle, bien défendue par une petite jetée et un grand brise-lames, et dont le mouvement commercial, entrées et sorties, atteint encore près de 10 000 tonnes.

Il est à peu près certain que l’île d’Yeu faisait partie de l’archipel qui, au dire de Pline, formait un groupe très nombreux dans la région de l’embouchure de la Loire et s’appelait « les îles Vénétiques[19], » et qu’elle a été connue et fréquentée par les Vénètes qui occupaient la majeure partie du sol de la vieille Armorique et paraissent avoir été de tous les peuples de la Gaule ceux qui ont le plus fréquenté l’Océan. Il est moins probable qu’elle fut comprise dans les escales que les navigateurs phéniciens faisaient sur nos côtes dans leurs voyages incessans du détroit de Gadès aux îles Cassitérides. Aucun itinéraire, aucun géographe classique n’en fait mention. La mer, toujours très mauvaise aux approches de l’île, devait la rendre fort peu hospitalière. On n’y a trouvé aucun vestige de l’occupation romaine, mais en revanche un nombre considérable de monumens mégalithiques, de dolmens et de ces pierres branlantes ou d’équilibre qui caractérisent les vieilles mœurs celtiques. Quoique habitée depuis longtemps par une population autochtone, l’île d’Yeu n’est fort nettement mentionnée que par le cosmographe anonyme de Ravenne, c’est-à-dire au XIe siècle ; mais elle n’en existait pas moins ; et le vieux nom d’Yeu qu’elle porte a même une physionomie plus gallique et plus authentique que son nom roman d’Oia visiblement très altéré, et semble rappeler le dieu des Gaulois Esus ou Hésus, que l’on vénérait quelquefois comme le génie terrible de l’Océan[20].

Un très grand nombre de localités de l’île portent encore des noms dont le préfixe « Ker » est une véritable signature bretonne : Ker-Viraux, Ker-Chalon, Ker-Rabaud, Ker-Bony, Ker-Borny, etc. Un vieux château quadrangulaire, qui parait, dater du XIe siècle, dresse sa puissante ossature au-dessus des falaises de la « côte sauvage, » et ses murailles sombres, sans cesse battues par le vent et les vagues, semblent faire partie de la roche elle-même. L’énorme colosse, entouré de grottes dans lesquelles s’engouffre le flot des tempêtes, résiste toujours à ces terribles assauts. Peu de ruines ont une plus fière tournure et plus grand air. En somme l’île rocheuse d’Yeu, qui est détachée de la terre depuis l’origine de notre période quaternaire, n’a pour ainsi dire aucune parenté avec la côte alluvionale du Poitou qui lui fait face. C’est, géologiquement, ethnographiquement, une épave de la vieille Armorique perdue au milieu de l’Océan.

Quoique beaucoup plus importante que l’île d’Yeu, l’île de Noirmoutier n’est mentionnée par aucun géographe classique des premiers siècles ; et ce silence, sans en être une preuve absolue, est une présomption qu’elle n’existait pas à l’état d’île à l’origine de notre ère, et qu’elle était alors reliée au continent, qui en est d’ailleurs tout à fait voisin. Le petit archipel du Pilier, dont les rochers sont aujourd’hui battus de tous côtés par les vagues à plusieurs encablures de la pointe Nord de l’île, en faisait alors partie, et la séparation des deux massifs est géologiquement toute récente. Ils ont été longtemps soudés l’un à l’autre, constituant un long noyau granitique recouvert de couches de grès et de calcaire, émergeant au point de rencontre des deux principaux courans qui longent les côtes voisines : l’un venant de la Manche et apportant les vases et les limons charriés par la Loire, l’autre remontant du Sud au Nord et venant heurter les falaises rocheuses de l’île qui font face à la « mer sauvage. »

Un autre petit massif calcaire, ayant à peine une cinquantaine d’hectares, formait autrefois, dans la baie de Bourgneuf, une île rudimentaire, séparée du continent par un détroit de près de 3 kilomètres de largeur. C’était l’île de Bouin. Les eaux relativement tranquilles de la baie ont facilité le dépôt des alluvions. Le petit noyau s’est peu à peu recouvert de vases et de sables ; il s’est considérablement agrandi et transformé en une plaine marécageuse de plus de 3 000 hectares. Ce groupe de polders récens occupe le fond de la baie, est régulièrement exploité en marais salans et en prairies, qui écoulent, au moyen d’un réseau d’étiers assez compliqué, les eaux du Falleron, et, bien que relié au continent, il continue à porter le nom d’île de Bouin, qui rappelle son ancienne situation insulaire.

L’île de Noirmoutier a augmenté dans des proportions encore plus considérables ; et son isolement du continent est aussi d’une époque relativement moderne. L’anonyme de Ravenne, qui mentionne l’île de Ré et celle d’Yeu, n’en parle pas. Il est donc assez probable que, si elle constituait une île au XIe siècle, c’était depuis très peu de temps, et qu’on l’avait considérée, jusque-là, comme un prolongement du continent, dont la saillie extrême, correspondant aux rochers du Pilier, devait être le cap des Pictons, le Promontorium Pictonium de Ptolémée[21]. A une époque assez éloignée, mais qu’il est assez difficile de préciser, l’île de Noirmoutier ne devait être d’ailleurs qu’une masse rocheuse d’une certaine importance, recouverte en partie par des dunes. Le sable de ces dunes transporté par le vent a comblé une grande partie du golfe du Fain, situé au Nord de l’île. Les atterrissemens dus au calme relatif de la baie de Bourgneuf ont agi dans le même sens ; et, peu à peu, l’ancien îlot rocheux s’est trouvé entouré, surtout du côté du Nord, par une ceinture de terres basses conquises sur la mer et qui seraient périodiquement submergées, si elles n’étaient pas défendues par des digues et si on n’avait pas eu soin de ménager l’écoulement des eaux pluviales par une série de petits étiers qui forment un véritable damier. La surface de ces polders modernes est de près de 3 000 hectares ; elle a plus que doublé celle de l’île ancienne, et on n’estime pas à moins de 2 500 hectares la conquête faite seulement depuis l’origine du siècle et qui paraît être définitivement assurée par une ceinture de digues de protection qui ont coûté près de 3 millions. Sauf le noyau central et quelques falaises bordant la « mer sauvage, » l’île est en général assez plate. Elle paraît avoir éprouvé depuis l’origine des temps historiques un léger affaissement[22]. C’est au moins ce que semblent indiquer quelques monumens mégalithiques retrouvés sous les flots. Elle portait anciennement le nom d’île d’Er ou d’Her. La vieille chronique de Saint-Brieuc la désigne sous le nom d’Herio. Ce vocable et les quelques dolmens qu’elle renferme permettent de croire qu’elle était autrefois habitée par les Celtes, et on y a même trouvé quelques débris de l’occupation romaine.

Son nom moderne n’est qu’une altération, c’est Hermoutier qu’il faudrait dire pour rappeler le Heri Monasterium qui y existait autrefois. Noirmoutier ne commence à paraître historiquement qu’en l’an 680, à l’époque de la fondation par Saint-Philbert d’un monastère sous la règle de Saint-Colomban. Les religieux de cet ordre portant régulièrement la robe noire, l’ancien prieuré est devenu assez naturellement Nigrum Monasterium, et l’île a pris le même nom, Noir-Moutier[23].

L’île de Noirmoutier peut être considérée comme à peu près soudée à la terre ferme. La mer découvre, en effet, à toutes les marées basses entre la pointe Sud de l’île et le continent. C’est la presqu’île de Guâ ou de Goâ, seuil d’alluvions dont le dépôt est favorisé par la neutralisation des ondes de marée qui se rencontrent l’une venant du Nord, l’autre du Sud. Ce seuil a été même artificiellement transformé en un véritable chemin carrossable, de 3 kilomètres de longueur, régulièrement empierré, mais intermittent, submergé deux fois par jour et coupé par une série de « défilés » dans lesquels il reste toujours un peu d’eau et où il faut guéer. C’est une des routes les plus pittoresques que l’on puisse voir. De distance en distance, des balises munies d’échelons et de petites hunes de sauvetage peuvent servir d’abri temporaire aux voyageurs qui seraient surpris par le flot. Le Guâ est éclairé la nuit par des feux de couleurs variées, et le passage est ainsi parfaitement assuré pendant plusieurs heures deux fois par jour.

Une autre communication, pour piétons seulement, existe un peu au Sud, au goulet de Fromentine : mais c’est un simple bac. Le goulet n’a d’ailleurs que 1 kilomètre de largeur en basse mer.

L’île de Noirmoutier, comme on le voit, tient presque à la terre, et il suffirait de bien peu de chose pour qu’elle lui fût tout à fait rattachée. Elle possède deux ports : l’Herbandière et Noirmoutier. Le premier au Nord, dans les rochers qui font face à l’îlot du Pilier, n’est qu’un abri pour les embarcations de pêche et de petit cabotage ; le second, plus sérieux, est formé de la réunion de trois étiers qui écoulent les eaux des polders et des marais salans, et dont le principal est muni de quais et d’une écluse de chasse.

Le mouvement commercial est assez actif ; près de 20 000 tonnes. Il existe aussi un petit port d’échouage dans l’îlot du Pilier, qui sert principalement pour le ravitaillement du phare planté sur ces écueils. La pêche et le sel sont naturellement les principaux produits de l’île ; mais les moindres parcelles de terrain sont utilisées, et, grâce au bon engrais fourni par les plantes marines, les céréales et les cultures potagères y donnent d’excellens résultats. L’île a près de 8000 habitans, d’autant plus attachés à leur sol qu’il a été plus difficile de le conquérir. La densité de la population est à peu près le double de la moyenne de celle de la France.


VIII

Une douzaine de ports environ jalonnent la région littorale du Poitou et de la Vendée, depuis la Rochelle jusqu’à l’embouchure de la Loire : Marans, Moricq, l’Aiguillon, Luçon, les Sables-d’Olonne, Saint-Gilles-sur-Vie, la Barre-de-Monts, le grand Pont de Beauvoir, les Brochets, les Champs, l’Epoids, le Collet et Pornic, les uns sur la côte même, les autres à une certaine distance de la mer, dans cette zone de terres basses, d’alluvions et de lagunes, coupée de dunes et d’une infinité de petits canaux, sillonnée par les eaux dormantes de la Sèvre, de la Vendée, du Lay, de l’Aulize, du Falleron et des nombreux étiers qui en dérivent ou en dépendent et qui est si bien désignée sous le nom de « Marais. » Seul le port des Sables-d’Olonne a une sérieuse importance, et il le doit en partie à sa situation presque à égale distance de Saint-Nazaire et de la Rochelle, de la Loire et de la Charente, ce qui lui donne une sorte d’indépendance et de personnalité.

Le port actuel est le reste d’un vaste estuaire séparé de la mer par un massif rocheux. Une large écharpe de dunes s’est peu à peu développée sur ce massif et s’est étendue sur près de 40 kilomètres, jusqu’au havre île la Gachère, qui écoule les eaux de la rivière de l’Auzance. Le bourg de l’île d’Olonne et la petite ville d’Olonne, qui étaient autrefois tout à fait sur le littoral, se sont trouvés ainsi séparés de la mer par un épais bourrelet sablonneux, et il n’est resté de l’ancien golfe qu’une petite baie de 2 kilomètres environ d’ouverture, très bien encadrée entre les rochers de Saint-Nicolas au Nord et de la Tanchette au Sud. Les Sables-d’Olonne doivent surtout leur fortune à cette baie, dont le fond dessine une admirable plage de sable fin, d’une pureté parfaite, et tellement dépourvu de galets qu’on le dirait tamisé, qui présente une pente douce, régulière, presque insensible sur une largeur de 500 mètres et sur un développement de 1 kil. 500. En arrière de cette plage idéale pour les baigneurs inexpérimentés et pour les familles, s’étend le talus de la dune, que l’on a régularisé et consolidé pour protéger la ville contre les attaques de la mer, et qu’on appelle le « remblai ». Ce remblai constitue une sorte d’amphithéâtre dont les gradins sont couverts de maisons, de villas et d’hôtels, faisant tous face à la mer. C’est la ville officielle, cosmopolite et mondaine, le grand quartier des baigneurs et des étrangers. Au pied de l’autre versant du remblai, du côté de la terre, se trouve le port. Il se compose de deux vastes bassins, l’un d’échouage, l’autre à flot, réunis par une écluse et bordés tous deux de quais munis de voies ferrées. L’accès des deux bassins a lieu par un chenal de 80 mètres environ de largeur et de près de 700 mètres de longueur, défendu par deux grandes jetées : l’une, celle de l’Est, qui abrite la grande plage des baigneurs, protège le remblai sur lequel est bâtie la ville riche et élégante, et qu’on appelle la jetée des Sables ; l’autre, celle de l’Ouest, dite jetée Saint-Nicolas, enracinée au vieux port du même nom et qui, dans le courant du siècle, a été plusieurs fois modifiée, renforcée, prolongée, et sert de grand brise-lames, contre lequel déferlent les vagues du large. C’est cette dernière qui commande l’entrée du chenal.

En arrière du bassin d’échouage, l’ancienne île de la Cabaude a été complètement transformée et modernisée ; c’est là que se trouvent le bassin à flot, les grils de carénage, les chantiers de construction, les docks, tout l’outillage que l’on trouve un peu partout et qui est nécessaire à un mouvement commercial sérieux. Ce mouvement est d’ailleurs assez considérable, près de 150 000 tonnes, dont les deux tiers environ à l’entrée comprennent surtout des bois du Nord, du pétrole, des charbons anglais ; l’autre tiers, à la sortie, consiste principalement en céréales et en sel. Au Nord de la Cabaude, les eaux de la Gachère ont été amenées par un canal dans un vaste bassin de retenue, dont les rives sont aménagées pour l’élevage des huîtres, mais dont le rôle principal consiste à assurer des chasses précieuses dans le port d’échouage, l’avant-port et le chenal. Celui-ci sépare les Sables du grand faubourg de la Chaume, qui est une sorte de ville indépendante, — on dirait presque un ghetto, — véritable ruche de petites habitations très basses, abritées derrière les dunes par des haies de tamaris, presque fermées du côté de l’extérieur, comme les maisons de l’Orient, ouvertes seulement sur des cours intérieures et de minuscules jardins. C’est le quartier des pêcheurs, qui ont gardé encore leur vie propre, leurs mœurs, leur costume, leur langage, et dont les jeunes femmes surtout ont conservé un type spécial, d’une élégance rare qui rappelle celle des plus fines Basquaises.

Tout à fait au nord de la rade de Bourgneuf, Pornic présente un tout autre caractère. Il est tout d’abord admirablement situé dans une crique très bien abritée, entre deux coteaux terminés par des falaises schisteuses, du pied desquelles débouche l’étier de la Haute-Perche, dont les eaux sont retenues par une petite écluse de chasse ; et, bien que les bateaux d’un tonnage moyen puissent seuls y mouiller à toute heure, les bonnes conditions de l’entrée et les communications régulières avec l’île de Noirmoutier entretiennent à Pornic un mouvement assez sérieux, près de 30 000 tonnes, houilles et fers anglais et bois du Nord à l’importation, céréales à la sortie.

Pornic doit surtout à sa situation pittoresque, à sa plage charmante de la Noveillard, située à l’embouchure de la Haute-Perche, à ses falaises admirablement découpées, à ses grottes séduisantes et même à sa petite source ferrugineuse d’être devenu une station balnéaire particulièrement appréciée et très prospère. La ville, qui s’étage en amphithéâtre, présente un intérêt tout particulier. Son château du XIIe siècle est un véritable décor qui fait revivre à la pensée toute l’élégance des temps chevaleresques. Pornic rappelle en outre des souvenirs bien autrement anciens, et c’est très certainement là qu’il faut placer le Portus Secor de Ptolémée et de Marcien, qui était le principal point d’attache de la flotte des Pictons et des Santons[24]. Les archéologues ont même cherché au mot secor une étymologie celtique ; mais il est plus vraisemblable et plus simple de le considérer comme une transcription du mot securus, qui indique que le port présentait, autrefois comme aujourd’hui, de très bonnes conditions de sécurité : Portus Securus, port de tout repos. On sait que ce genre d’altération grammaticale est très fréquent chez Ptolémée, qui grécisait assez volontiers les mots des auteurs latins et dont le texte reproduit à chaque instant les mots de φόσσαι, φόρος, κολονία, qui ne sont pas des mots grecs, mais une simple transformation des mots latins fossæ, forum, colonia[25]. Pornic a donc été certainement assez fréquenté avec raison à une époque très reculée. De nombreux souvenirs de l’époque celtique y ont été découverts un peu partout autour de la ville et du port, tumuli, menhirs, dolmens ; et tout le pays est parsemé de débris de monumens mégalithiques[26]. La nature du sol a d’ailleurs complètement changé depuis qu’on a quitté les marais de Bourgneuf. Plus de lagunes et de terres basses. La côte est devenue rocheuse. Les falaises de gneiss et de schiste commencent à découper leurs vives arêtes. Les vagues brisent partout sur des écueils. La mer elle-même n’a plus cette couleur grise et terreuse qu’elle garde presque toujours sur les côtes de Saintonge et dans le golfe du Poitou ; elle est verte, claire, écumeuse. C’est la Bretagne qui commence.

CHARLES LENTHÉRIC.
  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1899 et 1er janvier 1900.
  2. Bouquet de la Grye, Pilote des Côtes de l’Ouest de la France, 1869.
  3. In Aquitanico sinu, Uliarus. Plin., IV, XXXIII, 2. Olarionenses lepusculi… Sid Apoll., Epist., VIII, VI.
  4. E. Reclus, le Littoral de la France. La Péninsule d’Arvert et le Pertius de Maumusson. Paris, 1862.
  5. Crahay de Franchimont, Le Port de Marennes et le Chenal de la Seudre (Ports maritimes de la France, op. cit.
  6. Dr Kemmerer, l’Ile de Ré depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours, 1868.
  7. Ms. Amos Barbot, cité par Arcère, Hist. de la Rochelle 1766.
  8. Κανεντέλου ποταμοῦ ἐκϐολαῖ. Ptol. II, VII, 2. Santonico refluus… ipse Carantonus aestu. Auson, Mosella, v. 463 Oceani littora Santonici. Tibul. I. VII, 10.
  9. J. Girard. Les Rivages de la France, Autrefois et Aujourd’hui, XIII. L’Ancien Golfe du Poitou, 1895.
  10. L’abbé Lacurie, Notice sur le Pays des Santons (Bull. mon., t. X, 1851).
  11. J. Girard, Les soulèvemens et les dépressions du sol sur les Côtes de France (Bull. de la Soc. de Géogr. de Paris, sept. 1875.)
  12. Itin. Anton. De Aquitania in Gallius, 479, 3. Tab, Peut. Segm. I, A, 1.
  13. Σαντόνων λιμήν, 16°, 30’ — 46°, 45’. — Σαντόνων ἄκρον 16° — 47°, 15’. Κανεντέλου ποταμοῦ ἐκϐολαῖ, 17° 15’. — 47° 45’. Ptol. Géogr. II, VII, 1.
  14. Crahay de Franchimont, Port du Brouage (Ports maritimes de la France, op. cit. ).
  15. Arcère. Histoire de la Rochelle et du Pays d’Aunis, 1756 ; Dupont, Histoire de la Rochelle, 1830.
  16. V. dans le Mercure français, t. XIV, an 1628, le plan des travaux du siège. Cf. Mém. de Richelieu, t. 1, passim ; Arcère, Histoire de la Rochelle, op. cit. ; de Beaucé et Thurninger. Notice sur le Port de la Rochelle (Ports maritimes de la France, t. VI).
  17. H. Martin, Histoire de France, t. XI, 1. LXVII ; Michelet, Hist. de France, Henri IV et Richelieu.
  18. De Beaucé et Thurninger, Port de la Rochelle (Ports maritimes de la France, t. VI, 1887). Ministère des Travaux publics.
  19. Insulæ complures Venetorum quæ et Veneticæ appellantur, Plin., IV, XXXIII (XIX), 2.
  20. Valois. Notit, Gall., E. Desjardins ; Gaule Romaine, op. cit.
  21. Πικτονιῶν ou Πηκτονιόν ἄκρον, 17° — 48°. Ptol. II, vii, 1.
  22. J. Girard, op. cit.
  23. Bertrand-Geslin, Notice géognostique sur l’Ile de Noirmoutier (Mémoires de la Soc. géol. de France, 1833) :
    J. Piet, Recherches topographiques, statistiques et historiques sur l’Ile de Noirmoutier, 1863.
  24. Σικὸρ ou Σηκὸρ λιμὴν 17°, 40’ — 48°, 30’. Ptol., II, VII, 1. E. Desjardins, Gaule romaine, op. cit.
  25. Baron de Wismes, Réunion des Sociétés savantes des départemens à la Sorbonne (Journal officiel, 22 avril 1876).
  26. Σικὸρ ou Σηκὸρ λιμὴν 17°, 40’ — 48°, 30’. Ptol., II, VII, 1. E. Desjardins, Gaule romaine, op. cit.