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Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 08

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 85-96).


VIII

Discours du roi Comayrol.


C’était dans ce petit salon de la guinguette, dite la Tour de Nesle, qui donnait sur les derrières de la maison de Marguerite, et d’où partaient, une heure auparavant, les monotones accords qui avaient égayé le dîner solitaire de Joulou. La fenêtre du salon par où ce même Joulou et les clercs de l’étude Deban avaient échangé quelques paroles était maintenant fermée, et le rideau d’étoffe, façon algérienne, laine et coton, qui remplace l’ancienne toile à matelas des tentures mal famées tombait au-devant des carreaux.

La précaution n’était pas inutile. On pouvait craindre, non seulement la curiosité des voisins, mais encore celle des chalands même du père Lancelot, maître de ces lieux, car la fenêtre donnait de plain-pied sur une terrasse qui communiquait avec le jardin.

Il ne s’agissait plus de s’amuser, le roi Comayrol nous l’a dit. Grâce au contenu du portefeuille, « l’affaire Beaufils » devenait possible. Ce devait être une bien bonne affaire, car le roi Comayrol en parlait avec une suprême onction.

Avant d’expliquer tout au long l’affaire Beaufils, nous croyons opportun de poser d’une façon claire et nette les divers personnages, portant les costumes du drame à la mode et réunis autour d’une table assez mal servie, dans ce cabaret dont l’enseigne devait sa vogue au même drame.

La réunion se composait de l’étude Deban, à laquelle s’adjoignait un étranger, le fameux M. Beaufils, solide gaillard qui n’avait du comparse que son costume de truand à la douzaine.

Quant à l’étude proprement dite, procédons par le bas, comme au conseil de guerre.

Il y avait d’abord deux petits clercs qui étaient naturellement déguisés en jeunes premiers : Gauthier et Philippe d’Aulnay. Ils avaient nom : Jean Rebeuf et Nicolas Nivert, et nourrissaient l’espoir d’être appointés un jour ou l’autre.

Ensuite venait l’expéditionnaire Moynier, garçon d’une quarantaine d’années, qui avait mené autrefois une étude en province. Dix-huit cents francs fixes, trois mille francs par les écritures. Moynier avait le surcot du tavernier Orsini.

Immédiatement au-dessus de Moynier, dans l’ordre hiérarchique, sinon selon l’échelle des appointements, arrivait le quatrième clerc, Léon Malevoy, un noble et beau garçon, fine lame, heureux en amour, et qui parlait toujours de se ranger, à cause d’une petite sœur qu’il avait au couvent. Douze cents francs d’émoluments, sans tours de bâton. — Absent.

Puis, c’était le tour de Jaffret, le bon Jaffret, comme on l’appelait peut-être par ironie. Le bon Jaffret pouvait avoir trente ans. Il était veuf d’une femme qui ne passait pas pour être morte par trop de bien-être. Il se nommait, de son petit nom, Bénigne, comme Bossuet ; il avait des enfants à l’hôpital et donnait du pain aux moineaux. À part sa femme défunte et ses héritiers, adoptés par la charité, il possédait une famille, composée d’un chien, d’un chat et de beaucoup d’oiseaux. Voyez l’empire de la mansuétude. À force de douceur, le bon Jaffret avait habitué son chien et son chat à vivre comme des frères. Il était troisième clerc et valait quinze cents francs par an. C’était cher.

Urbain-Auguste Letanneur, second clerc, avait vingt-cinq ans, deux mille cinq cents francs et des goûts artistiques. Il mettait l’étude en train. Sans ses articles du Riverain de la Meuse, qui lui coûtaient quelques poulardes truffées et délicatement dédiées à la rédactrice en chef, il eût été fort à son aise. C’était un Roger-Bontemps qui ne manquait ni d’esprit ni d’instruction spéciale. Il eût fait un « cheval pour l’ouvrage » dans une étude bien portante, mais nous verrons que la maison Deban était une boutique de fantaisie, bien différente de ces sages sanctuaires où le notariat parisien a coutume d’accomplir son pontificat.

L’étude Deban avait le diable au corps, dans la personne de son honoré maître. Elle vivait, parce que certaines vieilles choses sont incroyablement difficiles à tuer.

Le roi Comayrol avait au-dessus de Letanneur la majesté, la tenue, l’éloquence et l’accent méridional. Il gagnait cinq mille francs, sans parler de ses petites affaires privées. On le consultait pour les achats d’immeubles. Il avait cimenté de mauvais ménages.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans, petit, un peu gros, mais frais et propre. Il avait cette prunelle brillamment veloutée des gens du pays d’ail. Il riait quand on voulait. Aux heures graves, il versait des phrases solennelles. La modestie a fait son temps, vous savez. On prend maintenant les clients de trois cent mille écus, mieux encore que les porteurs d’eau, avec de roides paroles. Le tout est de passer pour un homme fort.

J’ai connu un marchand de chimères, asphaltes, faucheuses américaines, canaux en l’air et autres californies, qui subjuguait des ducs et pairs en leur disant des choses désagréables dans le silence du cabinet. C’est un art. Mazarin battait Anne d’Autriche, et le jeune roi Louis XIV, qui avait vu cela, n’osa renvoyer que son cercueil. Le coquin dont je parle n’est pas mort. Le faubourg Saint-Germain lui envoie des confitures au bagne.

Un dernier trait : le roi Comayrol avait une de ces bouches bien organisées que les non-sens n’écorchent pas au passage. Ceci est suprême.

Quand la bande joyeuse revint à la Tour de Nesle, le cabaret était en grand émoi, par suite du meurtre commis à cent pas de la porte. Comayrol eut la vertu de dire à M. Lancelot, avec un accent pénétré :

— Papa, nous voulions aller danser quelque part, mais la vue de ce malheur nous a coupé les jambes. Faites-nous servir à souper dans le grand cabinet.

M. Lancelot, bonhomme qui tenait à riche honneur de peser cent cinquante kilogrammes, trouva tout simple que l’émotion coupât les jambes et ouvrît l’appétit de ses clients. Il roula vers ses fourneaux en lançant quelques invectives contre la police mal faite, et ralluma son charbon.

Le souper était là, mais on n’avait pas faim. Le souper n’était qu’un prétexte.

Le roi Comayrol, après avoir renvoyé les garçons et mis le verrou à la porte, ouvrit le portefeuille devant tous et compta loyalement sur la nappe les vingt billets de banque qu’il contenait.

Il y eut un silence ému, et nous devons constater d’abord qu’aucune voix ne s’éleva pour mettre en doute la légitimité du droit d’épave.

— Nous sommes huit, dit M. Beaufils en comptant à la ronde.

— Neuf, répliqua le roi Comayrol, avec Léon Malevoy, si toutefois la majorité de l’assemblée l’admet au partage, malgré son absence. Je dois dire que, pour l’affaire Beaufils, Léon Malevoy serait de première utilité.

— Léon Malevoy se bat demain, dit Letanneur ; c’est moi qui suis son témoin. S’il faut parler franchement, je ne crois pas qu’il veuille toucher à une machine comme ça.

— C’est un puritain, fit observer le bon Jaffret non sans amertume. Il pose pour la délicatesse.

Beaufils secoua la tête et dit :

— Si vous n’avez pas M. Léon de Malevoy, la combinaison perd cent pour cent. C’est justement Léon de Malevoy qui aurait plu à M. Lecoq et au colonel.

— Pourquoi ça ? demandèrent plusieurs membres de l’assemblée.

— Ah ! voilà, répliqua Beaufils, en allumant un cigare. M. Lecoq ne rend de comptes à personne, mes bibis !

— C’est donc le Grand Turc, ce M. Lecoq ? dit Letanneur en riant.

Beaufils répondit tout bas et avec emphase :

— Non… Il y a encore quelqu’un au-dessus de lui.

Ces paroles furent suivies d’un silence.

— Messieurs, dit le roi Comayrol d’un ton rassis, il faut éclairer la situation. Je vous prie de m’écouter attentivement, au nom de l’intérêt général. Je serai un peu long, j’en ai peur, mais je serai clair, et, quand j’aurai fini, chacun de vous pourra prononcer en connaissance de cause sur l’affaire Lecoq, qui est tout uniment notre radeau de la Méduse.

Parlons de nous d’abord, en tant que travailleurs vivant de notre peine. M. Beaufils est en dehors : il ne s’agit que de l’étude Deban proprement dite. Nous sommes finis, mes enfants, perdus, rasés. Un de ces matins, l’eau va passer à dix pieds au-dessus de notre tête. Tant pis pour ceux qui ne savent pas nager !

M. Deban, notre patron, ne m’a jamais fait que du bien ; je n’ai pas de mal à dire de lui. Vous l’aimez tous, je le sais, excepté le bon Jaffret, qui n’aime personne. Si nous sortons sains et saufs des décombres de sa baraque, nous pourrons lui être utiles un jour. Ça fait plaisir à penser. Moi, je ne lui refuserai jamais cent sous.

M. Deban est entré dans le notariat par la grande porte, comme un acteur à succès monte sur le théâtre. Il n’a eu qu’à paraître pour être applaudi. Il était riche, bien fait de sa personne, soutenu par une belle coterie et successeur de son père, qu’on appelait Deban l’Authentique, comme on dit Charlemagne ou saint Louis. Ce papa Deban était le notaire le plus notaire qui ait jamais, avec son collègue fantastique, notarié un « Il appert. » Amen !

On dit qu’il fut demandé à Mme Deban la mère, quand elle épousa le papa Deban, si elle consentait à prendre pour mari maître Deban et son collègue. On le dit.

Mais voilà le diable. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas, le fils de Charlemagne, déjà nommé, fut Louis-le-Débonnaire. Le fils du papa Deban, l’unique héritier de Deban-l’Authentique, tabellion du haut clergé et de la grande noblesse, qui eut entre les mains les deux tiers du milliard d’indemnités, le fils du vrai Deban et son collègue, Hilaire-François Deban, né sur les marches mêmes de l’autel du notariat, fut un homme d’esprit, un joli danseur, un musicien agréable ; il aima les chiens, les chevaux et même les arts, représentés par le corps de ballet ; il se mit bien, il plut aux douairières. Mais sa personne, pilée dans un mortier et soumise à l’analyse chimique la plus rigoureuse, n’eût pas même révélé la présence de l’acide notarique, qu’on nomme aussi notarine et qui devient bien rare.

Pas de trace !

Murons la vie privée de Mme Deban la mère, et ne l’accusons pas de ce malheur. Le fait, c’est que le jeune Deban n’était pas un notaire. Au lieu d’expédier sa vie régulièrement, en ronde ou en bâtarde, à mi-marge, sur timbre, il eut une jeunesse orageuse. Le sénat notarial eut vent de ses débordements, et pronostiqua la décadence de l’étude Deban.

Cela ne manqua pas, Messieurs et chers collègues. Aussitôt que la mort eut fermé les yeux de Deban l’Authentique, son fils prit possession des cartons. J’étais jeune alors et aveugle. Je dois avouer que l’étude entière se frotta les mains en disant : Nous allons rire !

Il y a de cela dix ans. C’est certain : on a ri. Je ne pense pas que la France ait jamais produit un patron aussi commode que Me Deban. Pourvu qu’on ne lui parlât jamais affaires, tout allait bien, toujours bien. Il spéculait, Dieu sait comme ! Il avait sa petite maison rue de Courcelles, sa folie, comme les financiers de la décadence ; il jouait surtout, il jouait les yeux fermés.

Les hommes fortement constitués sont lents à mourir, lors même que la maladie victorieuse est au cœur de la place. Les maisons solidement bâties menacent ruine longtemps avant de tomber. Or, l’étude Deban était un monument, cimenté par quatre générations laborieuses, capables et honnêtes jusqu’au scrupule. Je sais de bonnes boutiques qui, attaquées par un sapeur de la force du patron, auraient sauté en six mois. À l’étude Deban, il y a dix ans que cela dure. Elle tient encore. Je n’ai pas eu vent d’un seul retrait de fonds parmi notre riche clientèle du faubourg Saint-Germain, et nos communautés gardent obstinément confiance.

Si le patron était un ouvrier résolu dans le mal, il pourrait encore, à l’heure où je parle, emporter des valeurs énormes en prenant la fuite. Il y a tel dossier qui, mis à part et exploité comme il faut, suffirait…

Ici M. Beaufils siffla tout doucement.

Le roi Comayrol laissa sa phrase inachevée et poursuivit :

— Mais bast ! le pauvre patron n’a pas plus le courage du mal que la force du bien. Il se laisse charrier par son attelage de vices, espérant qu’un coup de fortune bouchera les trous qu’il a faits à la lune. Il n’emportera rien plus loin que le no 113 ou Frascati ; il ne fuira pas, il se laissera mettre la main au collet. Il n’est pas assez criminel pour éviter le bagne.

Messieurs, j’ai prononcé le mot. Il produit sur vous un effet médiocre, parce que vous en savez presque aussi long que moi sur le sujet qui nous occupe. J’ajouterai seulement que la catastrophe, désormais imminente, ne sera pas provoquée par les clients. Nos clients sont de ces sourds qui ne veulent pas entendre ; ils tiennent à deux mains le bandeau collé sur leurs yeux. C’est la chambre des notaires elle-même qui s’émeut ; et c’est la justice qui procède.

Le coup sera retentissant. Il y a là un désordre dont aucune déconfiture d’officier ministériel n’aura jamais offert l’exemple. Encore une fois, maître Deban n’est pas un coquin : c’est un fou : un coquin eût fait moins de mal.

Je ne sais pas tout, moi qui en sais bien plus que lui, car il vit, depuis des mois, dans un état d’ivresse morale. Il y a eu gaspillage extravagant, effronté, inutile. Nous avons l’honneur d’être, tous tant que nous sommes, en ce moment, les palefreniers des écuries d’Augias.

Nous ne sommes bons qu’à pendre !

Demain, je vous le dis comme je le sens, les clercs de l’étude Deban, complices nécessaires de ce prodigieux gâchis, seront cloués tous, depuis le premier jusqu’au dernier, au pilori de l’opinion publique…

Le roi Comayrol reprit haleine et but un verre de vin.

Letanneur dit :

— Pour commencer, ce n’est pas d’une gaieté folle. Voyons la suite.

— Autant se jeter à l’eau tout d’un coup ! murmura le bon Jaffret. On a été bien simple dans toute cette affaire-là de ne pas se mettre de côté une poire pour la soif… comme l’ami Comayrol, par exemple.

— Toi, riposta le premier clerc en adressant au bon Jaffret un signe de tête caressant, tu es une bête venimeuse, et tu peux rendre service à l’occasion ! Il ne s’agit que de savoir t’empoigner par le cou avant la morsure…

— Vous le voyez, Messieurs et chers confrères, poursuivit-il en reprenant son accent oratoire, la république est en danger. Nous sommes les rats du navire qui coule, et nous n’avons pas la ressource de déménager. Plus innocents que des enfants à la mamelle, nous sommes néanmoins flétris et marqués. Partout où nous nous présenterons, on nous répondra : Vade retro ! vous étiez de l’étude Deban !

C’est dans ces conjonctures difficiles que la Providence est venue aujourd’hui deux fois à notre secours : une fois, en amenant l’ami Beaufils sur notre chemin, une fois en nous envoyant ces vingt mille francs qui seront, si vous le voulez, notre première mise de fonds dans une merveilleuse entreprise.

Cette entreprise, je la connais, et si j’ai négligé de vous l’expliquer tantôt, c’est que le manque absolu de capitaux était un infranchissable obstacle. À quoi bon ajouter à vos chagrins le regret de ne pouvoir saisir cette planche de salut qui nous était généreusement offerte ?

Maintenant nous sommes riches : non pas pour partager, hélas ! car le partage donnerait à peine à chacun de nous les moyens de quitter la France et d’aller cacher sa honte à l’étranger ; mais, au contraire, pour réunir nos faibles ressources, mettre en commun l’effort de nos intelligences et nous bâtir une fortune en dépit du passé.

Il y eut une nouvelle pause. Quelques voix s’élevèrent pour déclarer que le roi Comayrol avait rembruni la situation à plaisir. De pauvres employés pouvaient-ils rester si étroitement solitaires des malversations de leur chef ?

Letanneur, esprit littéraire, soudain dans ses évolutions, vint inopinément au secours du maître-clerc.

— Mes petits, dit-il, je vous donne ma parole d’honneur sacrée que je suis innocent du péché de notre mère Ève. Il y a plus : loin d’écouter le serpent, je lui aurais flanqué un coup de canne, car je n’aime pas ces animaux-là. Eh bien ! nonobstant, je suis sevré des agréments du Paradis terrestre, où j’aurais mené paître Adélaïde avant tant de plaisir !

— Le monde est fait ainsi ! appuya Comayrol. Nous n’y pouvons rien. Toutes les pièces de théâtre ont pour sujet l’honnête criminel, plus ou moins retaillé, retourné et reteint ; mais les bourgeois, qui applaudiront éternellement cette bourde au théâtre, n’en veulent pas à leur bureau. Je demande à expliquer l’entreprise Beaufils ou Lecoq ad libitum.

Le silence s’établit aussitôt. On savait que M. Beaufils tenait à l’agence Lecoq. Dans une certaine zone d’affaires, l’agence Lecoq avait une de ces réputations toutes neuves, mal définies, mystérieuses même, ou tout au moins romanesques, qui surexcitent au plus haut degré l’imagination des nécessiteux, des errants, des déclassés, de cette population, en un mot, éminemment parisienne qui mène toute sa vie la grande chasse de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.

On ne connaissait pas bien ce M. Lecoq. On le savait seulement commissionnaire en invisibles denrées. Il existe deux opinions à l’égard de ce commerce : ceux qui nient et ceux qui croient. Chose singulière, ceux qui nient, pareils aux esprits forts, quand il s’agit de fantômes, se mettent dans l’imagination bien plus de diableries que les autres.

Ce qui était à la connaissance de tout le monde, c’est que M. Lecoq avait un passé mystérieux qui semblait ne point le gêner et possédait une influence considérable que nul ne savait définir.

— L’entreprise Beaufils, reprit Comayrol, mettant de côté tout d’un coup l’emphase un peu ironique de son débit, est l’achat d’une action de la maison qui commandite M. Lecoq.

— Quelle raison sociale a-t-elle, cette maison ? demanda le bon Jaffret.

— Elle n’a pas de raison sociale, répondit nettement Comayrol, mais son banquier est le baron Schwartz, et le chef de la boutique tient dans sa main des ficelles qui font gambader des princes !

M. Beaufils répondit à la muette interrogation de tous les regards tournés vers lui par une grave inclination de tête.

— Et quel est le prix de l’action ? demanda encore Jaffret.

— Un nom, et ce qu’il faut d’argent pour le soutenir pendant un temps donné, répliqua le maître clerc en scandant chacune de ses paroles.

La plupart des assistants crurent avoir mal entendu.

— Qu’est-ce que ce galimatias ? grommela Jaffret. Si on croit me soutirer ma part avec de semblables paraboles !…

— Tu auras ta voix, rien que ta voix, mon brave, l’interrompit Comayrol ; on votera quand j’aurai fini. Le prix de l’action est un nom, parce qu’il faut un nom pour former un centre.

— Un centre ! répéta Jaffret. Comprends pas !

Cette fois, le fretin de l’étude, Moynier, expéditionnaire, et les deux clercs hors rang parurent se rallier à l’avis du bon Jaffret.

— Nous avons le temps, mes petits, reprit le roi Comayrol avec un confiant sourire. Ne nous décourageons pas. Où est le malin qui a appris à lire du premier coup ?

La maison qui commandite M. Lecoq est le centre, le grand centre d’une association à degrés… Tu dois être franc-maçon, toi, Jaffret ?

— Je suis ce que je suis, Monsieur Comayrol, repartit sèchement le troisième clerc, mais je n’entends pas le chinois !

— Dans la franc-maçonnerie, poursuivit le maître clerc, il y a le Grand Orient et il y a les loges. Voilà toute l’histoire. Ici, pareillement, nous avons le grand centre et des centres secondaires ; exemples : la maison Lecoq, la maison Schwartz et autres…

Le baron Schwartz était déjà, à cette époque, un banquier de premier ordre.

Les surnuméraires et les calligraphes tendirent l’oreille. Letanneur dit :

— Je n’y suis pas encore tout à fait, mais ça m’intéresse. Dévide ton écheveau.

— Les simples maçons n’ont pas le secret comme les cadoches, là haut, dans la mécanique du roi Salomon, continua Comayrol. Une association à degrés ne peut pas faire manger tout le monde à la même table. Mais, soyez tranquilles, vous en saurez assez pour voir clair à vous conduire. Je suppose que le Père à tous, car le grand maître s’appelle comme cela : que voulez-vous que j’y fasse ? je suppose que le Père à tous ait dix maisons Schwartz pour la banque, un baron Schwartz pour l’industrie, un baron Schwartz pour le contentieux, un baron Schwartz pour la science… et il les a : on pourrait vous les nommer. Je suppose en outre qu’il lui en manque un, de baron Schwartz, pour ceci ou pour cela. Vous savez que le baron Schwartz, le vrai, est arrivé à Paris, il y a sept ou huit ans, avec le diable dans sa poche. Qui en a fait un peut en faire deux, trois, dix, si c’est sa fantaisie. Nous sommes ici en train de faire un baron Schwartz !

— Voilà ! ajouta M. Beaufils en souriant à la ronde. C’est aussi bête que ça, mes petits.

— S’il ne faut qu’un nom sans tache… commença le bon Jaffret d’un ton sensiblement radouci.

— Tu proposeras le tien ? l’interrompit le maître clerc, merci, ça ne sonne pas, et puis tu aimes trop les bêtes et pas assez le monde. Je préférerais Letanneur…

— Présent ! fit le journaliste honoraire. La plume de ce jeune homme pourra le faire connaître dans l’avenir…

— Par pour ça ! expliqua Comayrol, mais parce qu’il y a dans les Ardennes une maison Letanneur, qui fait vingt-cinq millions d’affaires en draps tous les ans.

Un murmure courut autour de la table. Cette courte phrase avait avancé, plus que n’eût fait un long discours, l’éducation de l’honorable assemblée. L’idée sortait du brouillard. Un sourire bienveillant naissait sur tous les visages, et Jaffret lui-même, dépouillant tout esprit d’opposition, dit :

— Je ne prétends pas enterrer mes capitaux. Du moment qu’on me montre une pensée pratique, j’entre dans la combinaison. Je propose la santé de notre honorable ami et Maître Petrus Comayrol, et j’ajoute que ce nom de Comayrol, bien connu sur la place de Montpellier, jouit dans les trois-six d’un lustre que sa modestie… j’entends la modestie de notre honorable ami et maître, lui permet… non ; l’empêche… attendez, je dis bien : l’empêche de se mettre en avant pour la position dont il est cas !

Il leva son verre avec un geste agréable ; mais au moment où il allait le porter à ses lèvres, on le vit bondir sur son siège pour y retomber tout pâle.

Sa main crispée montrait la fenêtre.

— Ici ! dit-il. Nous sommes épiés ! J’ai vu une figure aux carreaux !

Entre les rideaux algériens il y avait une large fente qui laissait apercevoir les vitres, humides par places. Tout le monde se retourna. Une ombre se dessinait vaguement derrière les carreaux. Letanneur et les deux clercs hors rang s’élancèrent en même temps vers la fenêtre ; mais avant qu’ils eussent touché l’espagnolette, l’ombre avait disparu.