Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 12

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 133-144).


XII

Le parloir.


Le lendemain, la mère Françoise d’Assise attendit vainement. M. le duc de Clare, son neveu, ne vint point. Elle passa la journée entière dans une agitation inquiète ; le long et morne sommeil de cette existence claustrale s’éveillait. C’était comme une résurrection troublée et fiévreuse ; elle avait, la femme morte au monde depuis tant d’années, et séparée de la vie par un mur si épais de renoncement, elle avait des impatiences d’enfant, des désirs soudains, des colères, des caprices.

Elle descendit à la chapelle, deux fois ; elle conféra avec son directeur qui la quitta pour se rendre à l’hôtel de Clare. Elle manda près d’elle le chirurgien qui soignait le jeune blessé et voulut entretenir la garde-malade.

Le chirurgien fut interrogé par elle sur la question de savoir s’il était possible que le blessé mourût sans recouvrer la parole. À de semblables demandes si ces messieurs prenaient seulement la peine de répondre : « Nous n’en savons rien », que de temps épargné ! Le chirurgien parla beaucoup et dit en somme que, si les muscles de la glotte ne recouvraient pas leur élasticité, le malade devait mourir muet ; il ajouta que si lesdits muscles cessaient d’être paralysés, on verrait revenir la parole.

La mère Françoise d’Assise voulut savoir si les investigations de la justice, tout impuissantes qu’elles étaient, ne pouvaient pas nuire à la guérison du jeune inconnu. Le chirurgien sourit au mot guérison et prononça le mot : miracle ! Sa réplique fut néanmoins affirmative, parce que, dit-il, nul ne pouvait savoir au juste si le malade entendait. Il cita même des cas de catalepsie traumatique nombreux et fort extraordinaires. La vieille religieuse, l’ayant congédié, écrivit au garde des sceaux, afin que les interrogatoires fussent supprimés. Ils le furent.

Après le chirurgien vint le tour de la pauvre femme qui gardait notre Roland. Celle-ci fut sévèrement admonestée et promit de ne plus fermer l’œil pendant sa faction. Comme elle avait donné pour excuse sa misère et les soins de son ménage qui la forçaient de travailler aux heures du repos, la mère Françoise d’Assise lui remit de l’argent et une lettre de recommandation qui plaça du jour au lendemain son mari dans une position aisée. Du fond de sa cellule, elle pouvait beaucoup, d’autant plus peut-être qu’elle voulait rarement.

La garde-malade avait nom Marie Davot. La mère Françoise d’Assise lui ordonna de veiller incessamment sur le blessé, d’interroger à chaque instant son sommeil ou sa fièvre, d’épeler chaque mouvement de sa physionomie, de surprendre enfin sa première parole, s’il venait à parler. À quelque heure de la journée ou de la nuit que ce fût, la cellule, fermée à tous, devait s’ouvrir pour elle, Marie Davot, si elle avait un rapport à faire.

Pour dernier mot, la vieille religieuse dit :

— Ne vous inquiétez point de votre avenir, si vous accomplissez comme il faut votre devoir.

Ce soir-là, Marie Davot n’eut garde de s’endormir. Elle rêva tout éveillée de fortune faite.

Le confesseur, cependant, revint de l’hôtel de Clare avec l’explication du silence de M. le duc. M. le duc était à Rome depuis un mois avec la princesse Nita, sa fille. Il devait y passer l’hiver.

Rome était loin, en ce temps, surtout en hiver. La mère Françoise d’Assise témoigna le désir qu’un exprès fût dépêché à Rome. Une demi-heure après, l’estafette montait à cheval.

Ces diverses choses firent causer, Dieu sait comme, dans le couvent. Depuis la fondation de l’ordre, jamais pareille charade n’avait été proposée à la curiosité des bonnes sœurs. Les préoccupations étranges de la mère Françoise d’Assise n’apparaissaient pas aux habitantes du couvent comme à nous ; un voile mystérieux restait entre elle et les regards ; mais quelque chose transpirait et ce quelque chose suffisait amplement à mettre en danse les langues, d’avance émoustillées par ce fait : la présence du blessé dans le parloir.

C’était déjà tout un roman que l’existence de cette vieille princesse, morte au monde, ensevelie sous la bure et qu’on sentait, plus qu’on ne la voyait à l’intérieur du couvent. Elle vivait de pénitence, de prière et d’oubli, mais on la traitait comme une reine, et l’apparition périodique du carrosse ducal, attelé de quatre chevaux, était toujours un événement.

Or, voilà que cet antique mystère se mêlait tout à coup à un mystère nouveau. Qui était ce jeune homme ? Quel lien le rattachait à cette grande race qui allait dépérissant et que le sexe du dernier enfant, la petite princesse Nita, condamnait fatalement à mourir ?

Une fois l’exprès parti, la mère Françoise d’Assise retomba dans son apparente immobilité. Elle ne descendit point au parloir pendant la semaine qui suivit : seulement, chaque matin, la Davot venait lui faire son rapport. C’était encore ici quelque chose de bizarre : pour entendre ce rapport, la vieille religieuse venait au seuil de sa cellule, et la garde-malade restait dans le corridor.

Le dimanche soir, douzième jour après l’arrivée du blessé dans la nuit du mercredi des Cendres, une neuvaine fut commencée à la chapelle de la Vierge. La communauté tout entière reçut invitation d’y prendre part.

La veille, la garde-malade avait dit dans son rapport quotidien : « Ce matin, il a remué en dormant. Quand il s’est éveillé, ses yeux se sont ouverts, et son premier regard m’a fait croire qu’il allait parler. Mais quand il a vu que mes yeux étaient sur lui, sa prunelle s’est éteinte. »

La mère Françoise d’Assise resta un instant pensive. La Davot eut un louis. On lui dit : « Redoublez de surveillance. »

Dans la journée, le père jésuite rendit visite au blessé pour lui offrir les secours de la religion. Il le trouva, selon ses propres expressions, engraissé et plus frais. La blessure allait parfaitement bien et promettait une guérison prochaine. Mais autant eût valu parler à une pierre. Le malade ne donna aucun signe de sensibilité, il était sourd, aveugle et muet.

La mère Françoise d’Assise avait bien recommandé à la Davot de garder bouche close sur tout ce qui avait trait au blessé. Mais, le moyen ? Un louis qu’on montre au travers d’un abondant et prolixe bavardage à la jaune jalousie des voisines vaut deux louis pour le moins. La Davot parla et se vanta. Elle mit cent francs où il s’agissait d’une pistole. Le quartier, là-bas, est tranquille, mais provincial au plus haut degré. La rue de Vaugirard entra en émotion et se prit à causer avec la rue du Cherche-Midi qui fit signe à la rue de Sèvres : toutes longues et bonnes rues qui n’ont pas grand-chose à faire en dehors de leur salut. On babilla à la porte des innombrables couvents et chapelles, les bedeaux eurent des « renseignements ». L’histoire du Buridan, beau comme l’amour et plus mystérieux que le célèbre inconnu des mélodrames, s’enfla, gagna, s’extravasa jusqu’à l’Odéon d’un côté, jusqu’à la Croix-Rouge de l’autre, et passa même les ponts en prenant tout droit la rue du Bac.

Voici cependant un fait singulier : Mme Thérèse, la mère de Roland, demeurait au no 10 de la rue Sainte-Marguerite, en plein milieu de ce quartier, mis en émoi par l’aventure du Buridan. Nous savons comme elle adorait passionnément ce fils, son dernier bien ; nous savons aussi quelle importance peut-être exagérée elle attachait au dépôt confié, les vingt billets de mille francs ; comment ne donnait-elle point signe de vie ?

Certes, la maladie et la pauvreté la faisaient bien impuissante, mais pourtant, elle n’était pas isolée au point de ne rien tenter en des circonstances si graves. Elle avait à tout le moins la voisine, Mme Marcelin, et le docteur Abel Lenoir, dont le généreux intérêt s’était traduit autrement que par des paroles.

La perte d’un fils bien-aimé est un de ces événements qui galvanisent la paralysie elle-même, et la mère de Roland avait toute sa raison. Avertie par la rumeur publique, qui bourdonnait tout autour d’elle, mise sur la voie par cette circonstance du costume, un des traits distinctifs de l’anecdote incessamment et partout répétée, comment Mme Thérèse pouvait-elle rester dans cette inaction et garder ce silence ? Ici, le premier venu peut servir de messager ; la police ne manque à personne et l’affaire en était arrivée à ce point que les passants du trottoir en savaient aussi long que le commissaire.

Nous avons soulevé cette question à laquelle il sera répondu, parce qu’elle explique la conduite de Roland et qu’elle donne la clé de l’énigme posée par lui à la science de son chirurgien. Roland, depuis plusieurs jours déjà, jouait la comédie.

Il avait été blessé horriblement. La dague de Joulou avait pénétré à de telles profondeurs et ravagé la région péricardiaque selon une ligne si dangereuse qu’il y avait eu, au premier moment, cent à parier contre un pour la mort immédiate. Jusqu’ici, rien que de vrai. Pendant plus d’une semaine, la vie était restée en lui à l’état de somnolente végétation. Dans cette période, le moindre effort, venant troubler la nature au moment où elle renouait avec lenteur la série des fibres rompues, eût été mortel. Le chirurgien avait raison ; ils ont toujours raison quand ils ordonnent ce repos et ce silence qui favorisent l’admirable travail du principe vital, luttant contre la destruction.

Les investigations de la justice avaient eu lieu réellement à une heure où le blessé ne pouvait ni répondre ni même entendre.

Mais, depuis plusieurs jours déjà, la Davot l’avait presque deviné, le blessé voyait, entendait, vivait dans toute la force du terme. S’il l’eût voulu, il aurait pu soutenir un interrogatoire.

Il ne voulait pas.

Une nuit que la Davot veillait consciencieusement, lisant un roman de Paul de Kock, demi-caché sous un livre de prières, Roland sortit de son lourd sommeil. Ce fut comme une naissance. La pensée lui revint lentement et confusément.

À ce premier instant, il n’aurait pu ni parler ni remuer.

Le roman était très gai, il faut le croire. De temps en temps, la garde riait toute seule et de bon cœur. Roland avait soif dans sa gorge et peur dans son cerveau.

Une peur vague qui se traduisit par le nom de sa mère, lequel monta de son cœur endolori jusqu’à ses lèvres muettes.

Ce nom suffit à lui raconter sa propre histoire. Il revit, comme un rêve, les événements de la dernière nuit du carnaval. La beauté de Marguerite passa devant ses yeux, pareille à un grand éblouissement, il eut la saveur de cette voluptueuse et terrible entrevue, puis l’angoisse du dénouement inattendu, puis encore, sa plaie le blessa : le couteau y rentrait. Il s’endormit, brisé de lassitude.

Il n’y avait pas eu place encore pour la pensée de jouer un rôle. Cette pensée vint le lendemain parce que la première parole qu’il entendit mentionna un message du parquet, demandant s’il était possible de reprendre les interrogatoires. L’instruction criminelle languissait lamentablement, et l’on avait grande impatience, au palais, d’entendre la déposition de la victime. En écoutant cela, Roland sentit renaître sa frayeur de la veille, mais elle prenait un corps et une signification. Cette frayeur, c’était la pensée même de sa mère.

Il avait tout compris, en masse, sans avoir souci des détails. Il était dans un asile, peu importait lequel, et la justice l’y gardait sous sa main comme une pièce du procès intenté à l’homme qui l’avait poignardé. Il vit sa pauvre bonne mère toute pâle sur le lit où elle souffrait. L’idée de fuir naquit aussitôt en lui, l’idée de fuir ou de mourir.

Ce fut précis et solide comme si cette conclusion eût été le résultat d’un long travail mental. Sa mère ! la justice ! Du choc de ces deux notions, la volonté de fuir jaillit impétueusement, impérieusement aussi. Sa mère était si noble et si fière au fond de son malheur ! La justice, conscience des peuples, parle si haut et touche si cruellement ceux-là même qu’elle prétend protéger ou venger !

On lui a choisi un symbole : c’est une main, une grande main de pierre, froide, dure, incorruptible, qui ne sait, qui ne peut avoir aucun ménagement. Cette main déchire tous les voiles, son droit est là, et son devoir, car les nations se soulèvent dès qu’on l’accuse de faiblesse. Il faut qu’elle mette tout à nu. Or, chaque crime suppose un groupe : l’assassin et la victime. Tant pis pour la victime !

Et les choses ici changent de nom ; les choses, si vous voulez, prennent leur vrai nom. Les lâches illusions s’en vont avec les secourables précautions de langage. C’est austère et impudent comme la Morgue.

Roland entendit en lui-même le résumé de l’instruction qui disait en le montrant au doigt : celui-ci a été assassiné au seuil d’une maison infâme. Il en sortait. Il avait vingt billets de mille francs dans un portefeuille. Il est le fils d’une femme qui se meurt dans la misère !

Posée ainsi, l’accusation atteignait jusqu’à sa mère !

Il n’y avait que deux moyens d’empêcher l’accusation de se produire au grand jour de la publicité : fuir ou mourir incognito avant d’avoir parlé.

Pour un esprit sage, ces deux moyens étaient aussi absurdes et impossibles l’un que l’autre. Roland, cependant, n’en repoussa qu’un : la mort. Il avait contracté une nouvelle dette envers sa mère ; il le sentait profondément ; il voulait vivre pour sa mère.

Restait la fuite. Il ne pouvait pas faire un mouvement dans son lit. Une fois née, cependant, cette idée de fuir, ce fut chez lui un incessant et dévorant travail. Il était fait ainsi : hardi, patient et fort.

Il essaya dès la première minute. Son corps inerte désobéit à son effort. Il fit appel à son esprit.

Mais alors, une autre préoccupation vint à la traverse. La notion des jours écoulés depuis la catastrophe n’était pas exacte en lui. Il exagérait la mesure du temps qui lui semblait long mortellement. Il se faisait la question que précisément nous nous sommes faite ; il se demandait : comment ma mère ne me cherche-t-elle pas ? comment ne me trouve-t-elle pas, si elle me cherche ? La réponse n’était que trop facile. Le docteur Abel Lenoir avait dit : elle a grand besoin d’espérer…

Roland la vit sur son pauvre lit solitaire. Que pouvait-elle, sinon prier ?

Roland pria et pleura. Le premier mouvement de son bras fut pour essuyer une larme, et tout aussitôt un flux de joie lui inonda le cœur. Son bras, appuyé sur le matelas, fit levier. Il sentit ses muscles se roidir. Le drap remua. Il crut à un miracle.

Le miracle fut suivi d’une syncope et la Davot monta chez la mère Françoise d’Assise, pour lui dire que le blessé était au plus bas. Ceci ce passait le mercredi, quinzième jour.

Personne n’en est plus à renier cet auxiliaire tout puissant de la médecine qui a nom la gymnastique. La gymnastique n’est pas par elle-même un moyen curatif, mais elle aide à la cure d’une façon si triomphante que son modeste rôle d’accessoire met souvent dans l’ombre l’agent principal. Si les gymnastes, charlatans ou ignorants, ne déconsidéraient pas leur art en promettant sans cesse plus que leur art ne peut tenir, la gymnastique aurait bien vite droit d’entrée dans nos familles comme la médecine elle-même, et ce serait un grand bienfait pour la santé publique.

On ne fait jamais de meilleure gymnastique qu’au gymnase, et, certes, ce n’est pas en vain que Triat, le maître, a inventé les mille et un détails de ses ingénieuses machines, chargées d’exercer utilement tour à tour les divers muscles qui composent le mécanisme humain ; mais, à la rigueur, on peut faire de la gymnastique hors du gymnase et sans instrument.

Si Roland avait eu Triat et des outils, les choses auraient peut-être marché plus vite. Il n’avait rien, il fit comme il put.

Il faut bien convenir que tout est gymnastique en ce monde et que chacun de nous fait de la gymnastique sans s’en apercevoir : gymnastique du corps et gymnastique de l’esprit.

Pour donner une définition qui n’ait aucunement couleur de science médicale et qui tourne légèrement au contraire du côté de la philosophie pittoresque, nous dirons que la gymnastique est la plus-value que l’usage obtient de toute chose : la bêche qui a bêché vaut mieux que la bêche neuve, la terre qui a été bêchée a gagné en valeur, et le bras qui a manié la bêche a gagné en vigueur. Ne trouvez-vous pas cela beau, consolant, social, providentiel ? C’est la grande parabole du travail.

N’opposez pas à cela l’usure, qui est le revers de l’usage, comme la mort est le verso de la vie. Ici-bas, on ne peut raisonner que dans des conditions humaines, c’est-à-dire mortelles. La victoire nous use comme la défaite ; c’est fatal. S’en suit-il que la victoire ne soit point préférable à la défaite ?

La gymnastique, au passif, étant la plus-value obtenue par l’usage ou l’effort, à l’actif, elle est la série bien entendue des efforts qui obtiennent cette plus-value.

Vous n’avez pas oublié, Madame, ce premier essai de gymnastique qui mit de jolies larmes dans vos yeux. L’enfant blond posa par terre ses deux jambes potelées. Il chancela ; et comme il fut près de tomber, le père souriait. Ce fut le premier pas. Le second était déjà plus ferme, et vous eûtes un mouvement de fierté au troisième, heureuse mère ! Un mois plus tard les petites jambes trottaient. Puis les lèvres et le palais se mirent à essayer des syllabes. Autre orgueil ! Et qu’elle parle bien, maintenant, n’est-ce pas, Madame ?

Mais ce fut au piano ; les chers petits doigts étaient gauches, mous, révoltés, la première fois qu’ils balbutièrent, le long des touches indociles, cette gamme en ut qui va toujours tout droit pourtant, sans dièses ni bémols, comme la grande route de Saint-Denis. Et maintenant, nous jouons du Prudent, les yeux fermés : est-ce vrai ? Songez, Madame, qu’il a fallu une gymnastique encore plus rude pour faire d’un conscrit alsacien un colonel !

Roland fit tout uniment de la gymnastique, sans trop savoir, je pense, et comme M. Jourdain faisait de la prose. Il fit de la gymnastique dans son lit, à l’insu de sa garde et de son chirurgien. Était-ce dangereux ? Peut-être. Néanmoins cela réussit.

En tout cas, c’était difficile, car le propre de la gymnastique est de progresser dans le mouvement, et Roland était surveillé de près.

Heureusement, pour lui, la Davot, reconnaissante ou avide de gain, ou poussée par ces deux mobiles réunis, prit une grande résolution. Jusqu’alors, elle avait eu six heures de repos chaque jour, et pendant ce temps une sœur converse relevait sa faction. La Davot, sous prétexte de surveillance plus étroite, supprima les vacances et se fit fort de ne plus perdre de vue le blessé un seul instant. Il en résulta pour elle huit heures de bon sommeil sur vingt-quatre, malgré les innombrables tasses de café fort, prises expressément pour combattre Morphée.

Elle se disait, car les excuses ne manquent jamais : Je choisis pour dormir « quelques minutes » l’instant où il est profondément assoupi.

Mais c’était, en réalité, Roland qui choisissait. Il jouait le sommeil quand la Davot veillait. Dès qu’elle fermait l’œil, la gymnastique allait son train.

Ce furent d’abord des mouvements imperceptibles, des efforts sourds combinés de façon à ne pas intéresser la plaie non encore fermée.

Une nuit que la Davot ronflait, pleine de café, il se leva sur son séant, plus pâle qu’un mort, car cet excès le brisait.

Oh ! certes, quand elle s’éveillait, il dormait bien ! Il dormait comme un chasseur qui a fait douze lieues dans ses guêtres mouillées ; il dormait comme un soldat au lendemain d’une triple étape ; il dormait de fatigue !

Le parloir était grand. On y avait installé un poêle et un vaste paravent qui défendait le lit du blessé contre l’air de la porte d’entrée. La Davot se tenait dans un grand vieux fauteuil que la mère Françoise d’Assise avait fait acheter pour elle ; ce fauteuil avait place à droite du lit, auprès de la table qui supportait les médicaments. Le paravent était dressé de l’autre côté du lit.

Le dix-neuvième jour après son entrée au couvent, à quatre heures du matin, Roland, pendant que la Davot ronflait rêvant qu’elle veillait, parvint à se glisser hors du lit et passa derrière le paravent.

Bon endroit pour faire de la gymnastique ! mais, une fois, là, le pauvre garçon ne sut que grelotter, pantelant sur la dalle froide. Il risquait sa vie, très certainement ; il le savait bien ; à son sens, il risquait même davantage, car, si la garde se fût éveillée à ce moment, tout était perdu.

La garde ne s’éveilla pas. Roland dépensa une demi-heure d’efforts intelligents et patients à regagner son lit, où il put rentrer à grand’peine. Il avait gagné un fort accès de fièvre et la certitude d’être bientôt capable de fuir, si une occasion se présentait.

Nous devons faire remarquer toute l’importance de ce si. Les fenêtres du parloir étaient grillées ; la porte donnait sur le vestibule, servant provisoirement de parloir. Pour gagner le dehors, il fallait franchir une claire-voie, passer devant la conciergerie et obtenir l’ouverture de la porte cochère.

Roland, il est vrai, ignorait tout cela. Les êtres lui étaient totalement inconnus, puisque son entrée au couvent avait eu lieu pendant qu’il était évanoui, mais restait un dernier obstacle dont il pouvait se rendre compte et qui semblait bien autrement insurmontable : on l’avait apporté au couvent, trois semaines auparavant, avec son costume de carnaval, lequel costume lui-même, taché de sang, troué par le poignard, restait, depuis lors, entre les mains de la justice. Dans toute la maison, il n’existait pas un seul vêtement d’homme.

Roland n’avait pas d’argent. Son rôle de muet lui enlevait tout moyen d’intercéder ou de séduire. À quoi lui servait sa pauvre gymnastique ?