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Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 01

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 205-216).


DEUXIÈME PARTIE

MONSIEUR CŒUR

Séparateur

I

Mélanges sur Cœur d’Acier.


Dix années ont passé : nous sommes au mois de décembre 1842 et notre histoire se renoue à l’intérieur de cette maison du quartier de la Sorbonne devant laquelle Roland tomba, épuisé et mourant, dans la nuit de la mi-carême.

L’extérieur de la maison n’avait point changé. C’était toujours un corps de logis assez vaste, flanqué de deux étroits pignons à l’apparence misérable et délabrée. Rien n’annonçait encore aux alentours la féerique transformation qui, depuis lors, a mis tout à coup une ville neuve à la place de ces curieuses masures, racontant à notre siècle étonné les ténébreuses légendes du moyen âge.

Au centre du corps de logis et sous les fenêtres crasseuses du premier étage, le vent, égaré dans ces ruelles, balançait comme autrefois un tableau, le même tableau, représentant un artiste barbu, en costume d’Iroquois, balayant une toile où deux lutteurs s’escrimaient, entourés de bêtes apocalyptiques. Et comme autrefois la légende de ce tableau criait :

CŒUR D’ACIER,
PEINTRE D’ENSEIGNES,
fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques
et ARTISTES EN FOIRE

Avant de franchir la porte basse et surmontée d’une niche ogivale, qui doit nous ramener à notre drame, jetons un regard de l’autre côté de la rue. Là, s’élève une maison moderne, largement reculée et marquant l’espoir d’un alignement ultérieur. Cette maison est proprette, bourgeoise et percée de petites fenêtres bien carrées. Quatre des cinq croisées du premier étage sont grillées du haut en bas et laissent voir une population d’oiseaux, comme si l’appartement tout entier, déserté par l’homme, formait une immense volière.

Pour le moment, nous n’avons rien autre chose à dire de la maison d’en face, récemment bâtie par un rentier modeste et rangé, nommé M. Jaffret, et connu dans le quartier sous le nom du « bon Jaffret ». Il occupe le premier étage ; les oiseaux sont à lui et il est aux oiseaux : trois fois par jour, il paraît à la cinquième croisée et tous les moineaux de la rive gauche, partageant énergiquement l’opinion du voisinage, viennent lui manger dans la main. Excellent cœur !

Il était neuf heures du matin. Un rayon de soleil d’hiver faisait sourire au bout de la rue les charmantes toitures de l’hôtel de Cluny, laissant dans l’ombre la façade de la maison Cœur-d’Acier. Les oiseaux du bon Jaffret chantaient et les moineaux libres voltigeaient impatients, attendant l’ouverture de la cinquième fenêtre.

L’escalier qui menait chez Cœur-d’Acier, peintre d’enseignes, était de pierre et tombait presque en ruine. La belle rampe de fer forgé se rongeait sous la rouille. Les marches, couvertes d’une poussière humide, et les murailles salpêtrées exhalaient une odeur de cave. Une fois sur le carré, on poussait un battant vermoulu et l’on entrait de plain-pied dans un des plus remarquables ateliers de Paris, et le seul de cette capitale, comme le disait hautement M. Baruque, rapin d’un âge mûr, premier élève du fameux Tamerlan, le seul qui pût montrer, festonnant ses murailles, une guirlande de rats empaillés, mesurant soixante-douze aunes, et composée de huit cent quatre-vingt-trois sujets, tous tués dans l’établissement, sans le secours des chats !

Il ne faudrait pas croire que nous franchissons ici le seuil d’un séjour fantastique ou seulement inconnu. Beaucoup de poètes vont criant que Paris perd une à une toutes ses vieilles physionomies ; il y a du vrai là-dedans, mais l’atelier Cœur-d’Acier subsiste encore, heureux et glorieux. Il ne mourra pas de si tôt. L’admirable équilibre établi entre son but et ses moyens d’exécution en fait une chose quasi éternelle.

Il changera de place, poursuivi par la démolition et par l’alignement, mais il ne mourra jamais, dût-il exiler sa guirlande de rats hors des fortifications et baraquer sa gloire au milieu de la plaine Saint-Denis. Il répond à un besoin. Pour toute une population intéressante et nombreuse, « MM. les artistes en foire », il est le temple même de la peinture et le moindre de ses tableaux vaut deux travées de notre exposition nationale.

À quelle époque fut-il fondé ? À quel esprit hardi doit-on cette manière à la fois enfantine et sublime, naïve comme Cimabué, colossale comme Michel-Ange ? Aucune académie, jusqu’au jour où nous sommes, n’a institué de prix pour éclaircir ce mystère. Il est Français, voilà le fait, et postérieur à la découverte de l’Amérique, car ses toiles contiennent beaucoup de coton : il est Français comme Paillasse son client, et comme le charbon d’Yonne, son émule, qui trace des profils de soldats sur les murs nouvellement blanchis, malgré l’énergique défense des autorités.

S’appelait-il de son petit nom, ce grand peintre, ce fondateur, Barbacolozzo ou Pfafferspiegelbeer, l’atelier est français et s’en fait honneur. Parcourez les autres pays et l’univers et cherchez des portraits en pied de la femme-colosse, comparables à ceux de Machamiel, qui était le Cœur d’Acier régnant à la fin de l’Empire ! On en paye encore les lambeaux au poids du cuivre ! M. Malpaigne, directeur des premiers théâtres européens, qui chante la romance de l’Éclair dans un porte-voix, de façon à vous tirer des larmes, et qui avale un cent de clous à crochet sans répugnance, possède dans sa galerie, rue de la Goutte-d’Or, une cuisse et une joue de Mlle Cuirasseau, jeune géante de quatorze ans, malheureusement enlevée à la France par les alliés en 1819. Le portrait était de Tamerlan, mort victime de son intempérance. M. Malpaigne a refusé neuf francs de ces débris. « Rien que dans la joue, dit-il avec une douce gaîté, il y a pour dix francs de viande. »

Eh bien ! M. Baruque est l’élève de ce même Tamerlan ! Et Gondrequin passe pour avoir plus de talent que M. Baruque ! Gondrequin, surnommé Militaire !

Revenons sur cette pittoresque appréciation de M. Malpaigne, non seulement directeur des premiers théâtres européens, mais premier pédicure aussi de toutes les premières cours étrangères et dont les prospectus portent ce cri du cœur : Sauver ou mourir !

« Rien que dans la joue, il y a pour dix francs de viande ! » L’explication du succès séculaire de l’atelier Cœur-d’Acier est tout entière là-dedans. C’est une maison où l’on n’épargne rien pour contenter les pratiques. On vous y livre des pies voleuses grosses comme des dindons sans augmentation de prix. Personne n’est sans avoir admiré le tableau des frères Poitrail, premiers éleveurs de canons. On y voit Poitrail le jeune tenant sur chacun de ses bras tendus, neuf artilleurs à la brochette. Quelle Rossinante que le cheval des fils Aymon ! On doit cette page à Quatrezieux, qui était Cœur-d’Acier sous Louis XVIII, un roi d’esprit. Quatrezieux est également l’auteur du tableau de Mme Leduc, où cette célèbre artiste est représentée au moment où l’Arlésien, son mari par le cœur, lui casse des pavés sur le creux de l’estomac, à l’aide d’un marteau de forge. Cela étonne fortement l’imagination. L’Arlésien broyait du macadam avec ses dents et pratiquait l’art de se couler du plomb fondu dans les oreilles. Le tableau de Quatrezieux montrait tout cela dans les coins et laissait voir au fond plusieurs villageois, chaussés de sabots, qui dansaient sur le ventre de Mme Leduc. Elle riait, cette femme véritablement supérieure à son sexe, et semblait dire : Allez, la musique !

Au ciel qui était complet, portant à la fois toutes ses décorations, le soleil, la lune et les étoiles, deux anges enlevaient le mouton à six pattes de Mme Leduc et se disaient entre eux, le long de deux rubans qui sortaient de leurs bouches : Il faut le voir pour le croire !

Nous ne sommes pas ici dans le grand monde, mais ces personnages, pourtant, ont leur éclat. Mme Leduc était première femme sauvage et son mouton était premier mouton.

Quand Mme Leduc fut mangée par son premier lion, Quatrezieux en fit un petit tableau qu’on accrochait sous le grand. Tout le corps de Mme Leduc était dans le lion, excepté les jambes qui gigotaient hors de la bouche. Le monde entrait, espérant que c’était là le spectacle du jour.

Quatrezieux finit très convenablement, grâce aux soins de M. Malpaigne, qui lui fit boire la médecine du tigre. Sa fille lui succéda en dépit de la loi salique. Son tableau de l’enfant encéphale a fait le tour du monde. Elle était malheureusement passionnée, et s’asphyxia pour un Hercule ingrat, qui n’en valait pas la peine.

Mais l’immortel atelier trouva Tamerlan tout prêt, et après Tamerlan un autre.

Cœur-d’Acier est mort, vive Cœur-d’Acier ! Il eût suffi d’un mannequin pour perpétuer la dynastie.

En entrant par l’escalier de pierre, il y avait d’abord une chambre assez vaste dont les croisées regardaient celles du bon Jaffret, de l’autre côté de la rue, vers l’ouest. Le mur oriental de cette chambre avait été supprimé dans sa presque totalité, ménageant une énorme baie qui donnait accès sur un hangar, lequel aurait pu servir d’église, tant il était haut et large. Le jour venait d’en haut et pouvait être modifié par des toiles d’emballage, disposées sous les châssis. Ces toiles dont quelques-unes étaient à matelas produisaient de beaux effets, variés par ces draperies naturelles qui sont l’œuvre de la patiente et cruelle araignée. Un poêle de fonte, chauffé à la tourbe, dégageait d’austères odeurs. Par les ouvertures du hangar, à droite, à gauche et au fond, on voyait des arbres, car ce monument était bâti dans un jardin, dont il occupait à peine le quart. Le jardin, admirablement planté, rejoignait la rue des Mathurins-Saint-Jacques et contenait plusieurs dépendances, entre autres un petit pavillon renaissance, qui se nommait dans le quartier la Tour-Bertaut. Bertaut, le poète, avait habité cette maison, au dire de ceux qui s’occupent de pareilles fadaises ; cela était égal à M. Gondrequin, et M. Baruque s’en battait l’œil avec franchise.

En l’année 1842 où nous sommes, le Cœur-d’Acier régnant, autrement dit « M. Cœur » faisait sa demeure dans ce pavillon.

Car tout ici appartenait à Cœur-d’Acier, la maison, le hangar, les jardins, les dépendances. Il payait ce domaine douze cents francs, en quatre termes de trois cents francs l’an. Le présent siècle prend des allures qui ne plaisent ni à M. Baruque, ni à Gondrequin-Militaire.

C’était là le bon temps, le temps de cocagne. Rien ne manquait dans l’atelier, où le nécessaire abondant admettait même un luxueux superflu. Outre la guirlande de rats empaillés déjà mentionnée, et qui festonnait orgueilleusement les murailles, une quantité d’objets curieux, donnés en paiement ou offerts par l’amitié, meublaient le temple. On ne songeait pas à les vendre, quoiqu’il y eût là pour plus de cinquante écus de bragas qui eussent encombré dix grandes voitures de déménagement. Des guenilles pailletées, des squelettes d’animaux, des appareils fantasmagoriques hors d’usage, des volailles rôties en carton et plusieurs automates admis à la retraite.

Le tout, couvert d’une respectable poussière, s’amalgamait avec un mobilier industriel dont nulle habileté de plume ne saurait dire le prodigieux désordre.

L’usine, cependant, marchait en pleine activité. Une armée de rapins jeunes et vieux, vêtus d’impossibilités, coiffés chimériquement et fiers au plus haut point de leur absurde apparence, brossaient à la vapeur des toiles mal assujetties ou balayaient des châssis simplement étendus sur le plancher. La couleur ruisselait à flots, produisant des choses indescriptibles, dessinées selon un ferme parti pris d’insulte à la raison. La plupart des soldats composant ce turbulent bataillon ignoraient les principes les plus élémentaires de l’art, mais ils étaient dirigés par des caporaux à l’œil sûr, à la main terrible, rompus au métier de mal peindre et qui savaient, les criminels, qui savaient comment on plaque une pelouse, comment on fige une rivière, comment on disproportionne un corps, comment on fausse un mouvement. Ceux-là étaient des artistes, si jamais il y en eut.

Au-dessus des artistes, les maîtres : deux demi-dieux, M. Baruque, dit Rudaupoil, et M. Gondrequin, surnommé Militaire.

M. Baruque était un petit homme de cinquante ans, maigre, sec et sérieux, froidement mystificateur et ami de toutes les charges d’atelier, sous son apparence sévère ; Gondrequin était un bon grand gaillard, naïf et convaincu, estimant haut la position sociale où l’avaient élevé son talent et la bonté de la Providence. On l’appelait Militaire, non point parce qu’il avait eu l’honneur d’appartenir à l’armée, mais à cause du fol amour qui l’entraînait vers la gloire martiale. Le dimanche, M. Gondrequin se déguisait en demi-solde, « dont il avait la moustache », pour employer les expressions de Cascadin l’apprenti. Cascadin l’accusait en outre de glisser sous sa redingote un foulard rouge, pour en laisser passer un coin par sa boutonnière, ce qui le décorait sans garantie de gouvernement.

M. Baruque et M. Gondrequin étaient les deux lieutenants de Cœur-d’Acier. M. Baruque avait des vues d’ensemble et groupait les grandes masses, M. Gondrequin tirait l’œil.

Chaque tableau destiné à MM. les artistes en foire contient un ou plusieurs objets qui doivent tirer l’œil. GREAT ATTRACTION ! vocifère l’affiche du saltimbanque anglais. La France, toujours plus délicate, demande à Gondrequin un portrait flatté de son phoque ou de son jeune enfant à deux têtes. Gondrequin excellait surtout dans l’albinos, et quoiqu’il méprisât l’anatomie, ses hommes-squelettes faisaient autorité.

Au-dessus des demi-dieux, Jupiter gouvernait l’Olympe : Cœur-d’Acier, le maître des maîtres, jeune, beau, brillant : à tous ces dons, il ajoutait l’attrait du mystère. MM. les artistes en foire ne l’avaient jamais vu. On disait qu’aux heures où la journée finie faisait de l’atelier une vaste solitude, il descendait parfois de ses nues pour enlever un raccourci impossible, pour creuser une perspective rebelle, pour fondre les flots gelés d’un océan. On le disait ; c’était la légende, mais nul ne connaissait l’invisible successeur des Machamiel, des Tamerlan et des Quatrezieux. Supérieur à la nature humaine, « M. Cœur » exerçait de haut sa royale influence. Il était la poésie de tout un peuple. À la fête des Loges, à Saint-Cloud, à la foire au pain d’épices, sa radieuse image visitait les rêves de toutes les héritières baraquées, aux heures mystiques où la grosse caisse ne bat plus…

Ce matin, outre plusieurs enseignes figurant le cygne de la croix, le cheval blanc ou le coq hardi, — bagatelles, — outre divers tableaux, destinés à la tente de la somnambule parisienne, à la cabane de la jeune géante, à l’antre de la femme sauvage qui dévore des serpents empaillés, — simples frivolités, — l’atelier Cœur-d’Acier exécutait deux pages magistrales, deux grands tableaux d’histoire : la Tour de Nesle et les exercices de la famille Vacherie. La famille Vacherie, riche d’une vingtaine de membres, posait à gauche avec ses ustensiles et son tigre marin, apporté dans un baquet. La Tour de Nesle était à droite : trois scènes, séparées par des piliers ; la taverne, le magicien, le cachot. Au premier aspect, cela paraît tout simple, mais le dictateur du théâtre forain, imagination audacieuse et habile, avait commandé trois fenêtres ouvertes : une dans la taverne, une dans le palais de Louis le Hutin, une dans la prison. C’était pour donner une idée de ses intermèdes. La première fenêtre devait montrer les jeux zygomatiques : le Patagon jonglant avec ses deux enfants, la seconde fenêtre laissait voir une lutte du Midi entre Arpin et Marseille, la troisième servait de cadre à la prise de la citadelle d’Anvers.

Allez demander des choses pareilles aux fainéants qu’on expose dans le palais de l’Industrie !

Sur une estrade se tenaient trois modèles : un misérable petit garçon posant pour les enfants du Patagon, et deux hommes dont l’un avait les jambes nues, tandis que l’autre découvrait orgueilleusement son torse dépouillé.

Ces deux hommes, coupés par le milieu du corps et ressoudés, le torse de l’un aux jambes de l’autre, devaient former un Hercule complet : un premier Hercule. Les jambes s’appelaient Similor, le torse avait nom Échalot. Ils possédaient en commun Saladin, le misérable enfant, et c’était toute leur fortune.

— Faites vos grâces, Mademoiselle Vacherie, et montrez vos talents, ordonna Gondrequin-Militaire en prenant le pinceau des mains d’un caporal. C’est vous qui devez tirer l’œil ici, au coin de droite. Eh ! loup ! Flambez !

Mlle Vacherie, noire et rouge comme une taupe qu’on aurait saupoudrée de sciure de campêche, plaça un poignard en équilibre sur le bout de son nez camard et se campa. Elle était laide à donner la chair de poule, mais Similor, l’homme pour les mollets, la contemplait avec un coupable plaisir.

Échalot, l’autre moitié d’athlète, souriait au petit Saladin, qui grouillait comme un ver sur l’estrade.

Un silence claustral régnait dans l’atelier où chacun travaillait ferme, sinon bien.

De temps en temps, M. Baruque élevait la voix pour dire :

— Bouchez vos becs et allez de l’avant, tout le monde ! hein, là-bas !

Militaire ajoutait fièrement :

— Le temps fuit, car il a des ailes ! au galop !

Et la chiourme, en effet, allait de l’avant. Parmi le désordre poudreux de ce Capharnaüm, un ordre parfait dirigeait la besogne. Chacun avait son poste de combat. Impossible de fabriquer de plus affreux produits avec plus de zèle et plus de méthode.

Seuls, MM. Baruque-Rudaupoil et Gondrequin-Militaire avaient le droit d’allumer leurs pipes et de parler haut. Les autres glissaient à peine dans l’oreille du voisin quelques vieux calembours appartenant au théâtre du Panthéon. Les modèles eux-mêmes chuchotaient timidement, et l’ours de la famille Vacherie, horrible vieillard dont la férocité tombait en enfance, laissait faire son portrait sans révolte, n’osant bâiller qu’à demi.

M. Baruque avait dit :

— Courte et bonne ! La séance ne durera pas jusqu’à deux heures, à cause qu’on célèbre la fête patrimoniale de M. Cœur, au jour d’aujourd’hui, dans le sein de notre famille.

— Festin de Balthazar, réjouissances et verres de couleurs ! avait ajouté M. Gondrequin-Militaire. Celui qui n’est pas invité à la noce pourra venir dans la rue des Mathurins voir le feu d’artifice pardessus la muraille. On ne paye rien pour ça. Allons-y ! Le temps fuit, car il a des ailes. Sans compter qu’on sera peut-être dérangé aujourd’hui par l’inspection des loups-cerviers qui ont acheté la maison et les terrains, et qui vont nous démolir ! eh ! houp !

— Ceux-là, on a l’honneur de les connaître, les loups-cerviers, dit orgueilleusement Similor, l’homme aux jambes, tandis qu’Échalot, modèle pour le torse, poussait un profond soupir.

À ce moment, de l’autre côté de la rue, le bon Jaffret ouvrit sa cinquième fenêtre, celle qui n’était pas grillée, et aussitôt les moineaux se mirent à voltiger alentour comme un essaim de mouches. Mais ils se sauvèrent en piaulant, parce que le bon Jaffret n’était pas seul.

La cinquième fenêtre de cet homme doux pour les bêtes dépassait un peu le plan nord de la maison Cœur-d’Acier. Elle avait ainsi vue sur le jardin et sur le pavillon Bertaut, situé au bout de l’allée qui descendait vers la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Un pâle rayon de soleil d’hiver traversait le pavillon, éclairant un jeune homme élégant et beau, qui dormait tout habillé sur un lit de repos.

Le bon Jaffret avait à la main une lorgnette de spectacle et disait à son compagnon :

— Ce Lecoq nous tenait la tête sous l’eau ; maintenant qu’il est mort et bien mort, nous sommes les maîtres. Je sais que vous avez vos affaires comme tout le monde, mon cher Monsieur Comayrol, et je ne vous aurais pas dérangé pour une bagatelle. Mettez ma jumelle à votre point, et attendez seulement que ce beau garçon-là se retourne : vous verrez que la chose en vaut la peine !