Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 06

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 505-516).


VI

Le premier tête-à-tête.


En vérité, la vraie princesse Nita d’Eppstein et son beau cousin Roland de Clare, — M. Cœur, — ne se doutaient guère de tout ce qui se machinait autour d’eux. Nous avons un arriéré à régler avec M. Cœur, que nous perdîmes de vue le fameux soir du feu d’artifice. Nous savons seulement que, le lendemain, il s’était rencontré avec Mlle de Malevoy, entre la pauvre tombe de sa mère et la grande sépulture de Clare. Rose était une noble fille, fidèle et droite. Il y avait en elle trois sentiments de valeur inégale, mais forts tous les trois et qui grandissaient dans cet ordre : son amitié d’enfance pour Nita, son affection profonde et dévouée pour Léon qui lui avait servi de père, son amour pour Roland.

Cette passion romanesque, née d’un regard, nourrie au début, peut-être, par ses entretiens de pensionnaire, et qui, depuis sa sortie du couvent, remplissait sa solitude, avait été comme l’unique aliment de sa pensée. Le roman vit bien plus qu’on ne croit chez celles qui jamais n’ont lu de romans ; il serait presque vrai de dire que ces ignorantes de la fiction sont moins défendues que les autres contre l’imagination ennemie. Le roman, à toute rigueur, est une initiation et une expérience, si incomplètes et si mensongères qu’il vous plaise de les juger. Pour celles qui ne savent rien touchant la vie, ni la vérité, ni l’erreur, les choses prennent physionomie de miracles et arrivent à l’improviste comme de foudroyants coups de théâtre.

Pour celles qui sont, comme Rose, intelligentes, droites et vaillantes, mieux vaudrait savoir.

Elle avait gardé en elle-même un souvenir. Et tenez, il y a dans nos campagnes bretonnes une croyance populaire qui a peut-être son origine au fond de la réalité. On montre là-bas de claires fontaines dont les eaux diamantées portent malheur. Des jeunes filles en ont bu qui emportèrent à la maison le germe d’un mal étrange. Et croyez bien que les médecins n’y voyaient que du feu : c’est toujours ainsi quand les médecins sont mentionnés dans la légende. Les médecins appelés disaient ceci et disaient cela, en grec, en latin, en français même, s’ils étaient bons enfants, mais ils laissaient mourir les jeunes filles.

Or, savez-vous, à la veillée qui suit le décès, par la pauvre bouche des jeunes filles mortes, un serpent sortait… un grand serpent !

La source claire contient d’imperceptibles couleuvres ; on les boit avec les diamants de l’eau. Une fois qu’elles sont dans le beau corps des jeunes filles, ces bêtes hideuses, elles grandissent, elles grandissent, car elles ont chaud et mangent bien.

Elles mangent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que le cœur.

Alors, on va cueillir cette blanche couronne de fleurs qui coiffe là-bas le front des vierges décédées.

L’amour est beau, loin de ressembler à cette odieuse couleuvre, mais on le boit ainsi, sans savoir, mieux que cela : on le respire.

Oh ! ne croyez pas ces sages qui nient un fait parce que le roman l’affirma. Ne croyez pas non plus tout le roman, mais choisissez, car dans le roman c’est la vérité seule qui vous émeut et qui vous attire. S’il me fallait préciser le mal produit par le roman, je dirais : le roman est nuisible, parce qu’il empêche de croire. Il est comme ces menteurs qui démonétisent jusqu’à la vérité.

Laissez douter ces sages. Les chanteurs d’Italie à qui un chirurgien tailla la voix dans leur enfance ont aussi des doutes bizarres, et les aveugles passent pour n’avoir point de saines idées au sujet des couleurs.

L’amour se prend dans quelque chose qui est plus clair que l’eau diamantée, plus rapide qu’un souffle et plus subtil que l’air. Cinq fois sur dix, il naît d’un premier regard. Si le roman ne ressassait pas ces banalités elles seraient paroles d’Évangile.

Il y a une autre vérité, c’est que les amoureux ne comprennent rien en dehors du rayon de leur propre passion. Roland n’avait point deviné le secret de Rose. Nita lui cachait Rose, comme une lumière placée tout à coup entre l’œil qui regarde et l’objet regardé empêche de voir.

En Rose, il voyait Nita.

Dans l’entrevue du cimetière Montparnasse, il ne fut question que de Nita. Et cependant, en sortant de cette entrevue, Rose aimait si passionnément que la pensée de lutter survivait en elle. Il fallut, pour la convertir à la résignation dévouée, une autre entrevue avec Nita.

Nous l’avons vue, au douloureux retour de ces deux voyages, triste et belle, dans le cabinet de son frère, où une troisième révélation l’attendait.

Son esprit était en fièvre, son cœur aveuglé doutait ; mais, du fond de ce trouble, l’idée du devoir surgissait. Depuis ce soir-là, et pour la première fois de sa vie, Rose marchait seule, dans une route qui n’était point celle de son frère.

Les aveux de celui-ci ne s’étaient point renouvelés, mais Rose savait désormais d’où venait sa réserve. La main de la comtesse était là.

Elle fit dessein de sauver Léon toute seule et malgré lui-même.

Quant à Roland, depuis cette soirée où il avait quitté le pavillon Bertaud, abdiquant solennellement la royauté de l’atelier Cœur-d’Acier, il avait loué tout uniment un appartement en ville et vivait comme le premier venu.

Chaque existence a ainsi une heure qui est le pivot autour duquel tourne la destinée.

L’heure de Roland a sonné.

Une minute avant la visite de Nita au pavillon Bertaud, Roland eût fui au bout du monde pour ne point voir surgir aux yeux de tous le fantôme de son passé. Mais il est certain que ces vieilles répugnances, ces terreurs enracinées par l’habitude, exagérées par la timidité native d’un caractère, s’évanouissent au premier souffle de la passion qui veut s’affirmer.

Le soir de ce même jour, Roland était prêt à combattre.

Sa pensée supprimait l’espace qui séparait le lointain prologue du drame de sa vie qui allait commencer.

Il sentait cela. Il voulait vaincre pour celle qu’il aimait. De sa propre main, il eût désormais déchiré le voile, ramené sur son visage avec tant de constance.

Dès le second jour de son existence nouvelle, il chercha et trouva l’adresse du docteur Abel Lenoir dont il fit son confesseur.

Le docteur Lenoir était de ces belles âmes qu’oblige et inféode la mémoire de leur propre bienfait. Il se souvint de la pauvre malade de la rue Sainte-Marguerite qui l’avait nommé, à la dernière heure, son exécuteur testamentaire. Par le docteur Lenoir, Roland eut le secret tout entier de Thérèse, duchesse de Clare, sa mère.

Par le conseil du docteur, il vit des hommes de loi et se fit reconnaître purement et simplement auprès des anciens élèves de l’atelier Delacroix, pour ce beau jeune rapin qu’on appelait jadis Roland tout court.

Roland ne garda qu’un secret vis-à-vis du docteur : il lui cacha la mission confidentielle qu’il avait donnée à M. Baruque et à Gondrequin-Militaire sur les indications de cet immoral Similor.

Pour tout le reste, il suivit exactement les indications de M. Lenoir, évitant tout rapport avec Mme la comtesse du Bréhut qui le cherchait, et avec Léon de Malevoy qui avait inséré à la quatrième page des journaux un avis à son adresse.

Le docteur connaissait et aimait Léon de Malevoy. Il avait pour Rose un respect enthousiaste.

La veille du bal de l’hôtel de Clare seulement, et sans qu’il eût rien fait pour cela, le docteur Abel Lenoir fut appelé auprès du comte du Bréhut qui était mourant. Il donna un médicament à cette première visite et ne se prononça point. En revenant, il dit à Roland :

— Vous comptiez aller malgré moi au bal de Mme la comtesse. À présent, nous sommes du même avis. Il faut qu’on vous y voie. Vous aurez votre ancien costume de Buridan. C’est nécessaire.

Roland vint en costume de Buridan.

La comtesse et lui n’échangèrent qu’une parole.

La comtesse lui dit en le saluant :

— Monsieur le duc, les apparences ont été contre moi. Il y a dix ans que je vous cherche pour vous faire heureux et glorieux. Voulez-vous épouser la princesse d’Eppstein, ma pupille ?

— Madame, répondit Roland, je ne vous accuse pas. Je ne suis pas encore duc de Clare, et la main de la princesse d’Eppstein n’est à personne qu’à elle-même.

Ils se séparèrent. Dans la pensée de Marguerite, il était condamné sans appel.

Quand Roland s’approcha de Nita, elle lui dit :

— Je vous attendais. Vous m’avez fait faux bond pour la première contredanse.

Et comme Roland s’étonnait, elle ajouta :

Mme la comtesse me l’avait demandée pour vous, de votre part.

Mais je vous affirme qu’il n’y eut point de longues explications au sujet de ce petit mystère. Nita et Roland avaient autre chose à se dire.

— Je ne saurais pas vous exprimer, murmura la jeune fille en pressant le bras de son cousin après la contredanse finie, comme ces souvenirs vivent en moi. J’étais tout enfant, puisque voilà onze ans de cela, et pourtant, il me semble que c’était hier. Je vous vois encore sur votre lit, dans ce parloir nu et froid du couvent de Bon-Secours, avec cette vieille femme à moitié endormie à votre côté. Ma bonne tante Rolande, votre marraine, mon cousin, celle qu’on nommait la mère Françoise d’Assise, vous avait deviné. Elle aimait si bien mon oncle Raymond, votre père !… Moi, je vous regardais, pâle et beau sur ce lit. Je ne pouvais comprendre ce qu’on disait ; que vous ne parliez pas et que vous aviez perdu la faculté d’entendre. Quand mon père consentit à vous prendre chez nous, à l’hôtel de Clare… chez vous, plutôt, Roland, car vous eussiez été chez vous, ici, et vous y êtes !… quand mon père consentit à vous donner asile dans cette maison, si vous saviez comme j’étais heureuse !

Elle sentit que Roland, muet d’émotion, serrait son bras contre son cœur.

— Se peut-il, pensa-t-elle à demi-voix, qu’un enfant comme je l’étais alors, ressente déjà ce qui doit être plus tard de la tendresse !…

— De l’amour ! Nita, l’interrompit Roland en extase. Oh ! répétez ce mot que vous avez déjà dit !

— C’est vrai, je l’ai dit ! fit la princesse en souriant ; je vous aime, je suis heureuse de vous aimer… peut-être pas depuis ce soir-là, pourtant, s’interrompit-elle, car je ne voudrais pas mêler des enfantillages à l’expression de ce sentiment qui remplira ma vie ; mais depuis le jour où je vous reconnus, près de la tombe de votre mère… Comment vous faire comprendre cela, Roland ? Je vous reconnaissais sans le savoir. J’éprouvais cette joie de l’âme qu’on a à revoir un cher ami… Et je veux vous dire une chose qui fait ma peine : j’ai bien peur que cette rencontre n’ait frappé deux cœurs à la fois… Mais que vais-je raconter là ! si vous alliez l’aimer, Roland ! elle est bien belle !

Une nuance de pâleur vint à ses lèvres souriantes. Ils traversaient le salon qui précédait le boudoir charmant, nommé : le billard.

Mme la comtesse et Léon de Malevoy venaient de les croiser.

— Oh ! vous, Nita, murmura Roland dont la voix trembla légèrement, vous ne pouvez pas être jalouse ; mais moi…

— Mais vous ! répéta la jeune fille étonnée.

Roland allait parler. Il se retint et dit seulement :

— Je vous aime tant, et tout le monde vous admire…

— C’est mon costume ! répondit la princesse. Est-il assez joli ?

— Bien moins joli que vous !

— Flatteur ! mais laissez-moi vous dire : je ne vous parlerais pas comme je le fais, si je n’avais la permission…

— De Mme la comtesse ? l’interrompit Roland qui s’arrêta court.

Nita sourit.

— Oh non, fit-elle, j’ai peut-être tort ; mais je prends rarement les avis de Mme la comtesse.

Elle regarda son cousin dans les yeux et ajouta :

— Je parle de mon père qui est mort en caressant cet espoir.

Dites-moi, s’interrompit-elle, Roland, dites-moi bien qu’il n’y a en vous ni doute ni rancune au sujet de mon pauvre bon père ?

— Ni rancune ni doute, répéta le jeune homme. Ma mère est morte victime d’une erreur dont le duc Guillaume n’était pas le complice.

Comme ils arrivaient à la porte du petit vestibule, donnant accès dans le billard, le maître de cérémonies s’effaça pour les laisser passer. Ils entrèrent, mais ce fut sans prendre garde à la bizarre faveur dont ils étaient l’objet. Ni l’un ni l’autre n’avaient remarqué le manège de la sentinelle, mettant son profond salut et le nom de Mme la comtesse entre la porte et ceux qui voulaient franchir le seuil.

Parmi les radieux salons et les réduits exquis que la maîtresse de céans avait prodigués au plaisir de ses hôtes, le billard méritait une mention spéciale. Il semblait qu’une main caressante eût multiplié dans cet espace étroit tous les jolis prestiges du luxe parisien et toutes les mignonnes féeries. Rien ne rappelait l’usage habituel auquel le lieu était consacré. Une tenture de lampas fleuri habillait les lambris sévères et dissimulait les attributs du noble jeu qui fit de Chamillard un ministre de Louis XIV. La place même de cette table oblongue, recouverte d’un doux tapis, où les virtuoses de l’effet font décrire aux billes de si miraculeuses courbes, était occupée par un jardin en miniature, au milieu duquel un jet d’eau lançait ses gerbes perlées.

Roland et Nita ne s’étonnèrent point d’abord de la solitude qui régnait dans cette délicieuse retraite. Le bal les entourait ; ils en respiraient la tiède atmosphère, ils en pouvaient écouter la voix qui venait en un large murmure, dominé par les accords lointains de l’orchestre.

Mais ils ne voyaient plus le bal ; un rideau était tombé entre eux et les regards de la foule. Ils étaient, comme s’ils eussent partagé dans leur premier baiser l’anneau du berger Gygès qui rendait invisible.

Ils furent du temps à s’apercevoir de cette éclipse ; car, Dieu merci, aucun d’eux ne s’occupait beaucoup du bal ni de la foule ; mais quand ils eurent fait le tour de la corbeille de fleurs, il y eut un moment où la conscience de leur isolement les saisit tout à coup.

Ils regardèrent autour d’eux. Tout ici parlait de la fête ; la splendide cohue était passée ici, précisément ; les traces de ce passage restaient ; les sièges étaient dérangés et groupés au hasard ; des fleurs, évidemment butinées dans la corbeille, jonchaient le tapis.

Pourquoi cet abandon subit ?

Nita et Roland furent silencieux le temps qu’il faut pour ressentir cette émotion profonde et presque solennelle qui naît du premier tête-à-tête.

Quand ils parlèrent de nouveau, leurs voix étaient changées ; chacun d’eux sentait vaguement cette responsabilité nouvelle que reconnaît la conscience humaine, dès que le contrôle cesse d’être.

Sous l’arbre mystique où pend ce fruit redoutable qui fit rougir Ève pour la première fois, on n’est téméraire qu’à la condition de craindre l’œil du maître. La peur fait la hardiesse, comme l’école enseigne le buisson.

Puis tous les deux à la fois eurent cette pensée : ils vont revenir !

Eux ! ces mille regards qui sont le monde : le maître !

Roland porta la main de Nita à ses lèvres, en un long et religieux baiser.

Comme si l’écran qui, tout à l’heure, les effrayait presque eût été insuffisant, ils allèrent loin, le plus loin possible, mettant la corbeille fleurie entre eux et la porte par où le maître pouvait venir.

Ils s’assirent auprès l’un de l’autre sur une causeuse, la dernière et la mieux ombragée. Le poids de leurs corps donna un mystérieux frémissement aux ressorts intérieurs du siège qui vibra tout entier, comme ils vibraient, elle et lui, dans chacune de leurs fibres.

— Je voudrais voir vos traits, Nita, dit Roland.

Elle ôta aussitôt son masque, montrant l’adoré sourire qui errait autour de ses lèvres pâlies.

Le masque de Roland aussi tomba.

Ils se contemplèrent en extase.

Bien peu se souviennent de ces heures. Quand ceux qui se souviennent racontent, les lecteurs disent : ce ne fut pas ainsi. La mémoire, en effet, transforme en paroles échangées tout ce que se disaient les deux pensées muettes. Les mots changent si complètement de signification ! alors ! on chante la langue des dieux avec les plus vulgaires paroles, et mieux encore, oh ! bien mieux, avec le silence !

Tout est amour, les sons, le souffle, le regard ; il est amour, ce jeu de prunelles, amour aussi ce voile qui tombe au-devant des yeux. Il est amour ce sang généreux qui monte aux joues, elle est amour, cette belle, cette profonde pâleur.

Les vieux poètes le disaient, et vous vous moquez de leurs chansons naïves. Ils avaient trouvé un mot pour exprimer la voix d’amour. Comme le cheval hennit, comme la colombe roucoule, l’homme soupire, quand il aime. Les vieux poètes disaient cela, et cela vous fait rire.

Parce que, au théâtre, ceux qui vous divertissent en parodiant l’amour, hurlent, gesticulent, dissertent, riment et sermonnent. Or, vous voyez tout désormais au travers du théâtre qui vous assote comme l’habitude d’un vin déloyal.

Vous avez là le plus invraisemblable, le plus inattendu des symptômes qui trahissent la caduque vieillesse du monde. Le monde, myope outrageusement, ne sait plus se regarder au miroir. Il raille ceux dont la vue était bonne. Il lui faut des fantasmagories éclairées à blanc et montrant des marionnettes aux grossières enluminures : des tire-l’œil, comme dirait Gondrequin-Militaire. Devant ces poupées, le monde essaie des besicles et dit : parbleu ! Voilà mes voisins et amis : je les reconnais, parce qu’ils sont très laids.

C’est pourtant vrai, comme il est vrai que l’alouette triomphe, que le cerf brame et que le lion rugit : l’homme qui aime soupire. Qu’importent ces accompagnements de guitare qui ont déshonoré ce mot charmant !

Roland et Nita, tous deux, écoutaient le merveilleux langage de leurs âmes. Les yeux de la jeune fille languissaient ; il y avait de superbes victoires dans la prunelle du jeune homme. Quand leurs mains se cherchèrent et s’unirent de nouveau, ce fut comme un hyménée, autour duquel toutes ces lumières envoyaient leurs rayons, toutes ces fleurs leurs parfums, tandis qu’une voix céleste, tombant d’un monde meilleur, la voix de Carlo-Maria Weber, arrivait, balançant les suaves mouvements de cette valse, profonde comme la rêverie qui berce et qui bénit…

Roland s’agenouilla. Nita mit ses belles petites mains dans les boucles de ses cheveux.

Après un long silence, Nita dit :

— Roland, voilà que vous devenez triste.

Roland baissa les yeux et répondit :

— Nous ne devons avoir rien de caché l’un pour l’autre.

— Oh ! rien ! s’écria Nita. Que peut-on cacher à son propre cœur ?

Il l’attira contre son sein et murmura à son oreille :

— Il faut avoir pitié de moi. Depuis quelques jours, il semble qu’il y a autour de ma vie une sourde conspiration. Moi qui, pendant des années, n’ai pas reçu une lettre par semaine, je reçois dix lettres par jour. J’ai un ennemi, Nita, et j’entends ici par ennemi un homme qui puisse mériter ce nom : un égal. Vous connaissez M. Léon de Malevoy ?

— Certes, répondit Nita, étonnée.

Roland l’examinait attentivement.

— C’est le frère de votre meilleure amie, poursuivit-il.

— Le frère d’une chère et noble créature qui vous aime de tout son cœur, murmura la princesse en baissant les yeux. C’est moi qui devrais être jalouse, mon cousin !

Elle essayait de montrer de la gaieté, mais elle avait un poids sur la poitrine.

— Vous devinez que je suis jaloux, Nita ! prononça tout bas Roland.

— C’est vous qui le dites… commença-t-elle.

— Non l’interrompit Roland, je ne l’avais pas encore dit.

Elle fronça malgré elle la ligne délicate de ses sourcils.

Roland joignit ses deux mains comme on prie.

— Je suis superstitieux, Nita, reprit-il d’une voix douce et presque suppliante, c’est le malheur de ceux qui ont vécu solitaires et qui ont souffert beaucoup. Ne vous fâchez jamais contre moi. Si le sujet que j’ai entamé vous déplaît, je ne continuerai pas.

Elle sourit.

— Êtes-vous donc un si grand fou ! pensa-t-elle tout haut. Continuez, au contraire. Je vous aime mieux moins parfait. J’aurais eu peur de vous.

— Je suis superstitieux, poursuivit Roland d’un air pensif. Nous avons dû nous battre ensemble, M. de Malevoy et moi…

— Oh ! s’écria la princesse, dès qu’il y a deux hommes, toujours bataille ! Je préviendrai Rose !

Roland poursuivit encore :

M. de Malevoy est un gentilhomme, et il a, dit-on, le cœur d’un gentilhomme ; je l’ai vu autrefois ; c’est un noble et beau cavalier… Je vous en prie, Nita, ayez pitié de moi : jurez-moi que M. de Malevoy ne vous a jamais adressé une parole trop hardie…

Nita rougit. C’était peut-être de fierté.

— Je jure, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que vous, Roland, mon méchant cousin…

— Ce n’est pas cela que je vous demande, Nita, insista le jeune homme qui fronça le sourcil à son tour.

La princesse d’Eppstein releva son beau front, mais sa colère ne tint pas contre le regard si doux qui l’implorait.

Elle allait répondre, lorsqu’un pas précipité se fit entendre dans le petit vestibule.

Ils remirent tous deux leurs masques vivement.

Le vicomte Annibal Gioja entra, le visage découvert, et tenant un portefeuille à la main.

— Un Buridan ! s’écria-t-il avec un sourire si blanc que cela semblait surnaturel. Voilà mon affaire ! Princesse, depuis que j’existe, je n’ai jamais vu un costume aussi ravissant que le vôtre. Ce n’est qu’un cri dans le bal. Vous êtes par délices ! Monsieur Cœur, désolé de vous déranger ! Vous ne me garderez pas rancune ? Voici ce qui m’amène : nous autres Napolitains, nous tenons à notre réputation d’obligeance : on m’a chargé de vous remettre ce portefeuille.

— Ce portefeuille ! répéta Roland en prenant l’objet qu’on lui tendait.

— Bien entendu, reprit le vicomte Annibal, dont le sourire jaunit quelque peu, que je ne me suis pas permis de voir ce qu’il y a dedans. Incapables, nous autres Napolitains ! cela vous est envoyé par deux braves garçons qu’on n’a pas laissé entrer, pour cause, et qui demandent instamment à vous voir : M. Gondrequin et M. Baruque ; ce sont bien les noms. Ils sont ivres comme deux anges… Madame la princesse, j’ai mission de vous dire que M. le comte dort et qu’il ne faudra point l’aller voir. Quel médecin que cet homœopathe !… J’ai bien l’honneur de vous baiser les mains.

Il pirouetta et s’en alla.

Roland ouvrit le portefeuille qui contenait les trois pièces que sa mère voulait acheter au prix de vingt mille francs : l’acte de naissance, l’acte de décès, l’acte de mariage du duc Raymond de Clare, plus son acte de naissance à lui Roland et l’acte de décès de sa mère.

— Il faut que je voie ces hommes, dit-il à la princesse qui avait pu lire comme lui l’intitulé de ces diverses pièces. Je vous retrouverai tout à l’heure.

— Allez ! dit-elle. Vous voilà duc, mon cousin, Je disais autrefois à mon pauvre père que jamais je ne consentirais à rien recevoir d’un homme, fût-il un roi. Mais à vous, Roland, il me plaît de tout vous devoir !