Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 08

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 529-552).
3e partie


VIII

La fin de la comédie.


Il n’y a point de bruits dans les nuits parisiennes entre deux heures du matin et le lever du jour. Dans le silence qui suivit les dernières paroles de Marguerite, on put entendre le clocher de Saint-Thomas-d’Aquin qui sonnait trois heures. Les autres églises du quartier pieux répétèrent tour à tour, comme de lointains échos, cette voix du temps qui passe.

Tout était muet dans la rue et dans le jardin, mais le bal envoyait par bouffées, ses murmures et ses harmonies.

Si Léon de Malevoy, qui restait immobile comme une pierre, eût pu deviner quels yeux le guettaient à travers les trous du masque, et quel cœur battait sous ces flots de gaze nuageuse qui, pour lui, composaient le costume de la princesse d’Eppstein, il n’aurait pas été frappé plus violemment.

Peut-être même n’eût-il pas tremblé davantage, car il était brave non seulement par caractère, mais encore par tempérament.

Il y a une chose qu’il faut dire pourtant, c’est que si Léon de Malevoy avait reconnu tout d’un coup Marguerite sous l’effronté mensonge de son rôle, sa première pensée aurait été celle-ci :

Je vais être poignardé cette nuit.

En effet Marguerite, même dans le feu de cette martingale qu’elle doublait avec une si fiévreuse témérité, ne pouvait laisser tomber un pareil secret que dans une oreille condamnée.

Car la moitié de ce secret, à tout le moins, était l’effrayante et pure vérité.

Mais Léon ne devinait point, et Marguerite n’avait pas même l’idée qu’il pût deviner.

Comme toutes les grandes actrices, elle s’identifiait avec son rôle.

— Me croyez-vous, Monsieur de Malevoy ? demanda-t-elle après un silence.

— Oui, répondit Léon, je vous crois : le comte est perdu, vous aussi !

— Je dois ajouter, reprit-elle, que ce M. Cœur a été l’amant de Mme la comtesse autrefois.

— Personne ne sait cela mieux que moi, murmura le jeune notaire.

Et, certes, personne mieux que Marguerite ne savait combien Léon était au fait de cette circonstance.

Il y eut une chose singulière. Léon s’offensa de ce mot cru : Amant, qui tombait des lèvres d’une jeune fille. C’était la première note douteuse qui échappât à Marguerite dans ce long et difficile morceau de musique. Il n’en eût pas fallu une seconde.

Elle dit, comme on rature une phrase dangereuse sur le papier :

— Tant que la journée dure, j’entends des mots pareils dans cette maison maudite !

Léon reprit :

— C’est pourtant bien lui qui est l’héritier. Pourquoi ce crime ?

— Je l’ai cru comme vous, répliqua vivement Marguerite. Il y a ici évidemment un mystère que je ne peux vous expliquer. La comtesse se trompe-t-elle comme elle trompe tout le monde ?…

— Je dois vous dire, l’interrompit Léon, qu’à votre sujet, Madame, la première lueur d’espoir m’est venue par la comtesse elle-même.

— Alors, gardez-vous bien ! il doit y avoir un piège tendu sur votre route ! Cette femme ne fait rien, ne dit rien sans avoir un but… Mais revenons à l’homme dont nous parlions. S’il est l’héritier de Clare, pourquoi vous a-t-il volé les papiers qui étaient en dépôt à votre étude ?

— Lui ! s’écria Léon. Ce serait lui !… Mais non. Les gens dont vous prononciez le nom tout à l’heure, les Habits-Noirs…

— Précisément ! l’interrompit Marguerite.

— Il ferait partie de l’association ! lui ! le duc de Clare !

— La comtesse est le chef actuel de l’association ! Et il n’est pas le duc de Clare !

Sa voix ne trembla pas en prononçant ces mots.

Encore une fois, Léon était condamné sans appel, puisqu’on lui jetait de pareils secrets.

— S’il était l’héritier de Clare, poursuivit Marguerite abordant avec une sorte de timidité ces raisonnements trop nets pour la logique des jeunes filles, consentirait-il à partager avec tous ces hommes ?… J’oublie d’insister sur le point principal : non seulement il vous a volé les titres, mais il les porte sur lui sans cesse, et, à l’heure qu’il est, si vous le preniez au collet en plein bal, vous trouveriez dans la poche de son frac l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès du duc Raymond, mon oncle, l’acte de naissance de mon cousin Roland, qui serait son acte de naissance à lui-même, si vraiment il est l’héritier, et l’acte de décès de la duchesse Thérèse !

— Tout ce qui m’a été soustrait ! murmura Léon, pensif.

— Tout, répéta Marguerite. Je vous prie, Monsieur de Malevoy, prenez un verre d’eau sur la console et apportez-le-moi, je me sens faible !

Ceci lança brusquement Léon hors de ses réflexions. Il se hâta d’obéir.

Le danger d’un pareil entretien était d’éloigner l’amour en parlant trop d’affaires. Marguerite ne s’était point dissimulé cela. Les minutes étaient comptées. Il lui fallait la passion revenue sans transition ; elle l’eut.

Quand Léon revint, portant le verre d’eau, il trouva la prétendue Nita affaissée sur le dossier du fauteuil. Il s’agenouilla. Elle n’était pas tout à fait évanouie. Il voulut enlever son masque pour lui permettre de respirer mieux. Elle le repoussa doucement et prit le verre d’une main qui tremblait.

— J’ai peur, dit-elle. Il m’a semblé entendre des pas… Voyez !

Léon s’élança dans le vestibule. Marguerite posait le verre vide sur le guéridon, au moment où il rentrait.

— Il n’y a personne, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. C’est la peur. Et c’est bien vrai que vous m’êtes cher, plus cher depuis cette entrevue, car la peur que j’ai ne se rapporte pas toute à moi. Elle est pour vous, surtout pour vous !

— Ma vie entière, dit Léon de Malevoy, qui ne trouvait point de paroles pour rendre la profondeur de son émotion, sera consacrée à vous payer la joie de cet instant !

— La joie ! répéta-t-elle amèrement. Votre vie entière…

Elle appuya les deux mains du jeune homme contre son cœur et ajouta d’un accent plein d’angoisse :

— Je vous dis que j’ai peur !… Une fois qu’ils étaient là réunis, dans la chambre de la comtesse, il y a déjà longtemps, l’homme qui était leur chef alors, le PÈRE, M. Lecoq de la Perrière, dont vous avez su la mort terrible, parla de vous et du mercredi des cendres. Ils ont un système dont ils ne se départent jamais : pour chaque crime ils livrent à la justice un coupable. Vous deviez vous battre avec celui qui est mort, Monsieur de Malevoy…

— Mais il n’est pas mort ! l’interrompit Léon.

— Qu’en savez-vous ? Il y avait en moi une curiosité providentielle qui m’entraînait à tout braver pour surprendre leurs secrets… Je sais pourquoi, je sais comment ce malheureux homme, le comte du Bréhut a perdu la santé avec l’intelligence, et va perdre bientôt la vie… mais je ne sais pas tout… Ne m’interrompez plus, Monsieur de Malevoy… Ce jour dont je vous parle on vous désigna… Connaissez-vous l’histoire d’André Maynotte ? Oui, car vous pâlissez… Lecoq vous désigna pour jouer à Paris le rôle que joua André Maynotte dans le procès de Caen…

Elle s’arrêta et passa sa main sur son front.

— Qu’en savez-vous ? ai-je dit, murmura-t-elle, en parlant du mort de la nuit du mardi gras. D’abord, qui était cet homme ? Je puis vous affirmer un fait qui va vous replonger au plus profond de vos incertitudes. Celui qu’on appelle M. Cœur n’est pas la même personne que le blessé recueilli au couvent de Bon-Secours…

Léon laissa échapper un geste de surprise.

Elle l’enveloppait d’un réseau de mensonges, dont les mailles, en quelque sorte, étaient nouées avec des vérités. Il eût fallu la patience d’un long travail, le sang-froid d’un juge et le coup d’œil perçant d’un détectif pour démêler le vrai du faux dans cette trame.

À cette heure, Léon n’avait que la minute présente, un cœur ému, un esprit bouleversé.

— Je ne voulais pas vous le dire, reprit Marguerite. Un fait pareil, énoncé sans preuves, nuit à une cause, et c’est ma cause que je plaide près de vous, Monsieur de Malevoy ; mais, puisque je l’ai dit, je le soutiens : l’homme qui vous a volé les papiers de Clare est un imposteur… un assassin peut-être… Qui le sait mieux que moi, puisque j’accompagnais mon père au parloir de Bon-Secours ? C’est là ce qui fait mon péril ; c’est ma science même qui me condamne… Ils ont peur de moi… Oh ! quand même je ne vous aimerais pas, Léon, je vous supplierais encore à deux genoux de me sauver ! Ici, je suis menacée ; ici, je suis perdue !

— Madame, prononça timidement le jeune notaire, si vous étiez ma sœur ou ma femme, je vous arracherais de cette maison à l’instant même.

Elle se jeta dans ses bras avec un véritable élan d’allégresse.

— Soyez béni ! dit-elle. Vous m’aimez, je me donne à vous ! Je suis votre femme. Oh ! partons ! fuyons !

Léon la pressa sur sa poitrine.

— Je vous défendrais contre l’univers entier ! s’écria-t-il.

— Écoutez, reprit-elle, nous sommes fiancés ; je suis heureuse, oh ! bien heureuse de vous devoir ma délivrance ! Je suis prête. Le temps de jeter une mante sur mes épaules et de rassembler mes bijoux… Vous allez sortir par cette porte qui donne sur la rue, vous allez rejoindre toujours courant la rue de Grenelle. Là, j’ai une voiture, car j’aurais fui sans vous, si vous m’aviez refusée : mon parti était pris. La voiture a le numéro 110. Revenez avec elle à la porte extérieure. Je vous attends, allez !

Elle lui tendit sa main, que Léon baisa passionnément avant de s’élancer au-dehors.

Dès qu’il fut parti, Marguerite se démasqua et respira longuement.

Elle leva la lampe pour regarder son visage qui était de bronze. La glace lui renvoya son orgueilleux et implacable sourire.

La pendule marquait trois heures et demie.

Marguerite fit comme elle l’avait dit : elle jeta une mante sur ses épaules ; mais, au lieu d’entamer les préparatifs d’un départ, elle sortit dans l’allée qui conduisait aux appartements du comte.

Une ombre se détacha du tronc d’un tilleul et vint à elle.

— Tout s’est fait comme vous l’avez ordonné, dit le vicomte Annibal à voix basse. M. Cœur est dans le jardin, courant après sa princesse bien-aimée. Je n’ai pas même eu besoin de le mettre sur la piste. On a vu le Nuage d’été passer la porte-fenêtre. Il a suivi la trace du Nuage d’été.

— Et, demanda la comtesse, la femme que vous aviez amenée ?

— Elle a joué son rôle à ravir ; elle portait son costume vésuvien presque aussi bien que vous… Seulement, après la comédie, comme nous regagnions votre appartement par les corridors, deux dominos noirs nous ont barré le passage…

Marguerite devint plus attentive.

— L’un d’eux, poursuivit Annibal, s’est approché de ma protégée, et l’a saluée fort respectueusement. Nous étions sous un quinquet. Le domino a dit en se retirant :

— « Ce n’est pas la comtesse du Bréhut… »

Marguerite lui saisit le bras.

— Il a dit cela ! murmura-t-elle d’une voix sifflante. C’était un homme ?

— Un homme, oui, je pencherais à croire, même, que j’ai reconnu la voix du docteur Abel Lenoir.

— Et l’autre ? fit Marguerite, dont les dents se choquaient.

— L’autre domino ? c’était une femme. Elle a dit, en s’éloignant dans le corridor je ne sais quoi qui commençait ainsi : — « Il y a deux Nuages d’été… »

— Il ne nous reste pas une minute à perdre ! murmura Marguerite au comble de l’agitation. À votre poste, Annibal ! je vais rejoindre Roland…

— Un instant, s’il vous plaît, belle dame ! l’interrompit le vicomte en la retenant par le bras sans trop de cérémonie. Je vous préviens que je ne comprends rien à tout ceci ; j’entrevois un diabolique danger…

— Est-ce que, dans le bal, on semble avoir des soupçons ? interrogea Marguerite.

— Oh ! pour cela, pas l’ombre !… Mes scrupules sont à moi tout seul. J’ai peur purement et simplement qu’on ne casse un peu les marionnettes à la fin du spectacle, et je voudrais savoir…

Marguerite, qui avait déjà fait quelques pas pour s’éloigner, revint.

— L’autre Buridan a-t-il les titres ? demanda-t-elle.

— Tous les titres ; c’est moi-même qui les lui ai remis.

Elle le saisit violemment par les épaules et prononça quelques mots à son oreille.

— Ah bah !… fit le vicomte étonné.

Marguerite était déjà loin.

— Le fait est, se dit Annibal, qui restait immobile à la même place et tout pensif, le fait est que les deux Buridan vont s’entre dévorer, c’est clair ! Combien faudrait-il piler de vipères dans un mortier pour mouler une autre créature pareille ? Au fond, elle a toujours eu un faible pour moi. Duc de Clare ! corbac ! cela vaut bien la peine de jouer une dernière manche… Mais je me tiendrai près de la porte, et, à la moindre alerte, bonsoir les voisins !

Marguerite pensait en passant devant la porte de son mari pour gagner les jardins :

— Duchesse de Clare ! Mon duc paraîtra quand il en sera temps. Il est beau ! Je le ferai grand ! Je l’aimerai de toute la haine que j’ai dépensée pour vivre et pour vaincre. Oh ! je l’aimerai ! je l’aime… comme j’eusse adoré ce Roland, s’il l’eût voulu !

Sa poitrine rendit un soupir.

— Il s’est mis en travers de ma route, ajouta-t-elle d’une voix plus sombre. J’ai passé, voilà tout… Dans une heure, il n’y aura plus entre moi et ma fortune qu’un mourant et ce valet d’Italie : je passerai !

Au moment où Marguerite, après avoir donné ses dernières instructions au vicomte Annibal, descendait la pente de la terrasse, une forme humaine se dessinait derrière elle, sur les carreaux faiblement éclairés, à l’intérieur des appartements de M. le comte du Bréhut.

Le rideau fut soulevé à demi, puis retomba…

Roland errait dans les allées du parterre. Marguerite l’appela et s’élança vers lui.

— Méchant ! dit-elle en se pendant à son bras et feignant d’être essoufflée. Y a-t-il assez longtemps que je vous cherche !

— Je vous cherchais aussi, Nita, répondit Roland, je suis inquiet… Mais votre main tremble !

— Ce n’est rien… Pourquoi êtes-vous inquiet ?

— Parce que… commença Roland.

— Oh ! tenez, taisez-vous ! l’interrompit-elle. Je ne pourrais pas vous entendre !

Elle lâcha son bras pour appuyer ses deux mains contre sa poitrine.

— Je ne vous connais pas, moi ! murmura-t-elle avec une sorte d’égarement : Êtes-vous fort ? Êtes-vous brave ?

— Nita ! fit le jeune homme qui la soutint, car elle défaillait. Quelque chose en vous est changé depuis tantôt…

— Tout est changé ! prononça-t-elle d’une voix morne. Nous n’avons pas parlé de choses sérieuses, là-bas…

Elle montrait les fenêtres éclairées du billard.

— Nous avons parlé de notre amour, dit Roland avec reproche.

— Et il me semble que je vous aime à chaque instant davantage… mais nous étions fous, Roland ! Dites-moi que vous êtes fort ! dites-moi que vous êtes brave ! dites-moi que vous allez me défendre et me protéger !

Elle croisa ses deux mains sur l’épaule de Roland qui entourait de son bras sa taille flexible et frémissante.

— Au nom de Dieu, Nita, dit le jeune homme qui sentait les spasmes de sa poitrine, qu’avez-vous ? parlez ! Contre qui faut-il vous protéger et vous défendre ?

— Contre la comtesse, répondit Marguerite, étudiant mieux les inflexions de sa voix, depuis qu’on lui avait parlé d’un changement survenu en elle, contre M. Léon de Malevoy…

— Celui-là ! s’écria Roland avec une soudaine colère : je vous l’avais bien dit ! quelque chose m’avertissait…

S’il eût fait jour, Marguerite n’aurait pu cacher l’éclair qui brilla dans ses yeux. Elle tenait le renseignement cherché : la vraie Nita et Roland avaient parlé de Léon de Malevoy.

— C’est vrai ! murmura-t-elle en étouffant un soupir de triomphe, vous me l’aviez bien dit. Je ne voulais pas le croire ! L’homme en qui mon père avait mis toute sa confiance ! le frère de ma meilleure amie !…

— Nita, prononça Roland d’une voix impérieuse et presque sévère, j’exige que vous me disiez à l’instant même de quoi je dois punir M. de Malevoy !

La fausse princesse se détacha de lui et joignit les mains, comme si elle l’eût regardé avec admiration.

— Oh ! fit-elle, merci de parler ainsi, Roland, mon bien aimé Roland ! si vous saviez combien je suis heureuse de cet ordre que vous me donnez !… Mais pas à présent, je vous en supplie… à présent, il faut fuir !

— Fuir ! répéta Roland, moi et vous ! Fuir cette maison qui est à l’un de nous deux, qui est à tous deux !

— Et qui est pleine de dangers, auxquels ni vous ni moi ne saurions résister, Roland. Écoutez-moi, ayez pitié de moi ! Une fois hors du seuil, je vous expliquerai tout ! Je ne suis pas une folle, allez ! Il y a là au-dessus du boudoir où nous causions d’amour un homme qui se meurt et qui pourrait vous dire si mes craintes sont extravagantes ! Vous avez les titres sur vous, les titres qui vous assurent la victoire. Avec ces titres, une fois hors d’ici, vous êtes mon maître, vous êtes le maître de ceux qui nous combattent…

— Mais, objecta Roland, dans ce bal, au milieu de cette noble foule, mes titres à la main, ne suis-je pas aussi le maître ?

La prétendue Nita demanda tout bas :

— Comment les avez-vous eus, ces titres ?

Et comme Roland hésitait, sacrifiant systématiquement et un à un tous ses secrets, à cette heure de la suprême partie qui ne devait point avoir de revanche, elle ajouta :

— Il a bien fallu quelque chose pour me changer, comme vous dites, Roland, et pour me ramener tremblante dans vos bras où j’étais tout à l’heure si joyeuse. J’ai entendu, vous saurez tout cela plus tard, j’ai surpris la conspiration. La comtesse elle-même a favorisé l’enlèvement des titres. Pensez-vous que vos pauvres grotesques de l’atelier Cœur-d’Acier eussent réellement pu lutter contre la comtesse ? Vous la connaissez bien, pourtant ; si l’absurde complot de vos amis a réussi, c’est que la comtesse était complice. Et pourquoi était-elle complice ? C’est qu’à votre première attaque, dans cette fête, où précisément son terrain est préparé, le mot de vol sera prononcé. Les légitimes propriétaires ne volent pas, mon cousin ; vous êtes tombé dans un piège. Et autour du piège, il y aura un juge d’instruction, un avocat dont la gloire est européenne, et toute une armée de témoins apostés… Roland, nous ne faisons plus qu’un seul cœur… C’est pour moi que je tremble, mais c’est à cause de vous !

Elle opéra sur la main de Roland une douce et caressante pression ; la main céda, le corps suivit. Roland fit un pas vers la terrasse, puis deux.

Marguerite disait :

— Jusqu’à mon dernier jour, je vous serai reconnaissante de ce sacrifice. C’est là que je vois comme vous m’aimez !

— Où allons-nous ? demanda Roland.

Marguerite hésita, tant le pas était dangereux.

Mais elle n’hésita qu’un instant. Elle attira les mains de Roland jusqu’à son cœur et murmura d’une voix qui était plus suave qu’un chant :

— Mon cousin, mon fiancé, — mon mari, Roland, duc de Clare, me donnera un asile dans sa maison, où tout le monde me respectera, lui le premier !

— Marchons ! dit le jeune homme.

Ils montèrent la pente de la terrasse.

À peine avaient-ils dépassé l’entrée de l’appartement du comte, que la porte-fenêtre s’ouvrit sans bruit, donnant issue à trois personnes : deux dominos noirs et une sorte de spectre couvert d’un long manteau, qui allait tout chancelant. Ni Roland ni sa compagne ne virent ce mouvement.

Le reste fut rapide comme l’éclair, et il faudrait les planches d’un théâtre pour dérouler, presque sans paroles, la vive succession de ces suprêmes péripéties.

Péripéties de tous côtés à la fois, car le bal aussi semblait en trouble. De l’hôtel, un sourd fracas venait que ne dominaient plus les accords de l’orchestre. On eût dit que les splendeurs charmantes de cette fête aboutissaient à un dénouement tragique.

Marguerite entendait bien cela. Rien jamais ne lui échappait. Elle se disait :

— Mon premier mari est mort.

Elle n’en était que plus ardente à la besogne.

La besogne, merveilleusement préparée, devait, du reste, se faire toute seule désormais.

C’était une finale sans musique, dont tous les effets étaient réglés d’avance.

Il commença par un éclat de foudre. Au moment même où la fausse Nita et Roland passaient le seuil du petit hôtel, Léon de Malevoy, traversant le salon en courant, parut à la porte opposée.

Il venait annoncer que la voiture était prête ; mais il n’eut pas le temps de prononcer un seul mot.

Marguerite, échevelée, se laissa tomber à genoux en levant les mains vers le ciel.

— Voilà ce que je craignais ! s’écria-t-elle. Nous avons trop tardé. Oh ! défendez-moi ! défendez-moi !

Ces mots perfides qui, par suite des deux tête-à-tête successifs, s’adressaient aussi bien à Léon qu’à Roland, lancèrent les deux jeunes gens l’un contre l’autre.

Ils se démasquèrent en même temps.

Aucune insulte ne tomba de leurs lèvres.

— Il y a des armes ici ! dit seulement Léon dont les lèvres contractées se crispaient.

Et il rentra dans le salon.

Roland l’y suivit.

Chacun d’eux prit un pistolet.

Derrière eux, Marguerite, achevant jusqu’au bout sa terrible création de comédienne, se traînait sur les mains et sur les genoux.

Elle râlait.

Elle balbutiait, comme si elle eût été une pauvre folle, — et comme, certes, eût fait Nita, si la comédie eût été réalité.

— Pitié ! Grâce, mon Dieu ! mon Dieu ! Pitié !

Puis elle resta comme pâmée.

Mais quand les deux pistolets se levèrent en même temps, au milieu d’un grand silence, car il n’y eut point d’explication, et quelle explication était possible ? quand, dis-je, les pistolets se levèrent puis s’abaissèrent, entre les deux hommes qui ne respiraient pas et qui, pâles, la tête haute, se regardaient dans les yeux, Marguerite se redressa lentement.

Il semblait qu’elle suivît le mouvement des armes.

Sa tête pendait en avant ; les trous de son masque rendaient ce feu bleuâtre et livide qui est le regard des bêtes fauves dans la nuit.

Elle avait soif du sang qui allait jaillir pour lui donner sa triple victoire : la mort de ses deux ennemis et le déshonneur de sa rivale.

Elle touchait au triomphe. Les armes étaient chargées jusqu’à la gueule. On allait tirer à bout portant.

Et cent témoins, appelés par l’explosion, allaient trouver deux cadavres dans la maison de Nita de Clare !

— Comptons en même temps, Monsieur, dit Roland. Un !

Car c’était un duel.

— Deux ! firent-ils de la même voix, rauque et ferme.

Un grand cri prévint le nombre trois qui était sur leurs lèvres.

Marguerite bondit sur ses pieds, cherchant à se défendre contre une attaque soudaine. Deux dominos noirs venaient de passer le seuil.

— Celle-ci vous assassinait l’un par l’autre ! dit une voix éclatante. Roland, mon frère ! Celle-ci n’est pas Nita de Clare !

D’un geste violent, Rose de Malevoy avait arraché le masque de Marguerite.

Les deux jeunes gens reculèrent stupéfaits. Marguerite sembla se replier sur elle-même, prête à bondir contre Rose, dont le beau visage était découvert.

— Sur mon honneur et ma conscience, prononça lentement l’autre domino noir, en désignant Roland, ce jeune homme est le fils de Thérèse, duchesse de Clare !

Il s’adressait à deux graves personnages qui entraient, précédant une foule bruyante. L’un d’eux était le juge d’instruction, l’autre maître Mercier.

L’illustre avocat dit :

— La justice prend ses garanties où et comme elle l’entend. Pour moi, le témoignage du docteur Abel Lenoir est l’évidence même.

Ils s’écartèrent pour donner passage à ce spectre, revêtu d’un long manteau qui, tout à l’heure était sorti de l’appartement du comte.

C’était le comte lui-même. Il était si pâle, que vous eussiez dit un homme à sa dernière heure. Il tenait à la main sa pupille, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. Il marcha vers les deux jeunes gens qui restaient frappés de stupeur.

— Monsieur de Malevoy, dit-il, M. le duc de Clare que voici veut bien vous rendre les titres qui vous ont été dérobés.

Roland tendit à Léon son portefeuille, sans prononcer une parole.

— Monsieur le duc, continua Joulou, voici votre cousine, dont vous êtes désormais le tuteur et le père.

Nita prit la main de Roland et murmura dans un sourire :

— Là-bas, au bal, c’était bien moi qui vous parlais de tendresse…

Joulou se tourna vers le juge d’instruction et désigna du doigt la porte où la foule se pressait.

— Ne laissez pas entrer encore ceux qui viennent nous arrêter, dit-il, j’ai à parler à Mme la comtesse.

Sur un geste du magistrat, la porte resta libre. Joulou était si froid et semblait si calme que nul ne songea à s’interposer. Il s’approcha de sa femme, qui était de pierre.

— Madame, dit-il, avant de mourir, je me suis mis en paix avec Dieu et avec les hommes. À l’heure qu’il est, tous nos complices sont sous la main de la loi. Il n’y a plus de libres que deux coupables : vous et moi. Nous allons être arrêtés dans une minute.

Marguerite ne bougea pas : mais entre ses paupières demi-closes, qui brûlaient dans la livide pâleur de son visage, un regard de vipère écrasée glissa.

— Madame, reprit Joulou, je viens vous sauver.

La prunelle de Marguerite eut un fauve rayonnement. Elle crut. Cet homme avait été si longtemps son esclave !

— Je vais vous sauver, répéta Joulou, non point parce que je vous ai aimée profondément et passionnément, mais parce que je ne veux pas que nous traînions plus bas, vous et moi, le nom de mon père et de ma mère.

Il rejeta son manteau. Il avait un pistolet dans chaque main. D’un double geste, si ferme et si net que personne n’eut le temps de s’élancer, il appuya l’un des canons entre ses deux yeux et l’autre à la tempe de Marguerite.

Les deux coups ne firent qu’une seule explosion. La cervelle de Marguerite éclata, souillant horriblement les fraîches nuances de son costume de bal. Joulou tomba mort.


L’année suivante, Gondrequin-Militaire et M. Baruque, dit Rudaupoil, escortés de leur fidèle Cascadin et de quelques membres importants de l’atelier Cœur-d’Acier, accomplirent un mémorable voyage. Eux qui n’avaient jamais perdu de vue le dôme moisi de la Sorbonne, se trouvèrent tout à coup transportés à travers l’espace jusque dans les montagnes du Dauphiné. Ils étaient tous très bien couverts et voyageaient dans l’intérieur de la diligence comme des rentiers.

M. Baruque avait perdu en grande partie la gravité de son caractère ; il luttait d’inconvenances avec Cascadin. Gondrequin, au contraire, s’affaissait dans une sorte de béatitude.

— Pas accéléré, citoyen, disait-il au conducteur quand on s’arrêtait aux relais. Nous circulons pour deux circonstances agréables, apportant sur nous dans nos bagages un feu d’artifice complet avec soleil et artichaut pour la célébration de leur bonheur conjugal. Quand elles vinrent à l’atelier toutes deux, dans les temps, censé pour acheter l’immeuble, on n’aurait jamais cru que c’était la femme présomptive de M. Cœur ! Aimable et jolie, à la fleur de l’adolescence, princesse par la naissance et les millions qu’ils auront en partage, tirant l’œil au moyen de ses grâces et de son éducation, ça fait un couple assez bien comme ça. L’ancien, dites donc, faites comme le temps allégorique qui fuit, car il a des ailes. Eh ! houp ! flambez !

M. Baruque mettait la tête à la portière et s’écriait :

— Vous retardez la manivelle, Militaire, par vos discours ! L’autre petite n’était pas non plus déchirée, eh ! là-bas ! elle épouse le médecin des bourses plates, un bel homme, et qui fait attendre les marquises quand il a affaire chez le pauvre monde… Chante-nous une mélodie, Cascadin !

La diligence roulait, emportant la bande joyeuse. De temps en temps, Gondrequin murmurait :

— N’y a qu’une paille ! C’est ce joli garçon de notaire qui a cédé son fonds pour s’engager trappiste ! C’est chagrinant.

Par une belle soirée, nos voyageurs avaient laissé la diligence, et marchaient à pied dans la vallée de Graisivaudan. La masse imposante du château de la Nau-Fabas dessina tout à coup ses profils carrés au milieu des grands bois de sapins. L’atelier Cœur-d’Acier se découvrit avec émotion et se mit en rond pour chanter un La-ï-tou :

Mes amis, c’est dans la patrie,
Qu’il est doux de passer sa vie…

— À bas la plaine de Saint-Denis ! cria Gondrequin-Militaire.

— Jurons, appuya M. Baruque, de cultiver avec soin le sol de ces montagnes écartées !

— Nous aimons tous le laitage ! ajouta Cascadin les larmes aux yeux ; et le vin blanc ! et les pois verts !

Ainsi se fondent les peuples pasteurs.

Le lendemain, l’atelier Cœur-d’Acier tira son feu d’artifice, dont pas une pièce ne rata.

Il y avait deux mariées dont l’une, Nita de Clare, rayonnait de beauté et de bonheur ; l’autre, Rose de Malevoy, ne cachait point la mélancolie qui était parmi sa joie.

Bien que l’un des deux mariés s’appelât Roland, duc de Clare, et l’autre le docteur Abel Lenoir, l’atelier lança une dernière fois, au milieu des fusées, son cri bien-aimé : « Vive M. Cœur et la salade ! »

Les hôtes illustres du château de la Nau-Fabas ne songèrent point à railler. On se racontait, en rentrant au salon, une bizarre et touchante histoire.

Maître Léon de Malevoy avait dressé lui-même les deux contrats de mariage, la veille du jour où il s’était retiré du monde pour entrer au couvent de la Grande-Chartreuse.