Cœur de Rose et Fleur de Sang/02

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 64-91).

KAHITA


NOUVELLE HISTORIQUE CANADIENNE



Le 17 mai 1756, l’Angleterre avait proclamé une déclaration de guerre à la France.

Mais les sujets de Sa Majesté britannique n’avaient pas attendu cette formalité pour commencer les hostilités en Canada. Depuis près d’un demi siècle, ils avaient sans cesse, par les plus audacieuses vexations, provoqué les représailles des Français.

Et l’une de ces manœuvres vexatoires avait été, sans contredit, l’érection du fort de Chouagen, sur la côte méridionale du lac Ontario, dans le pays des Iroquois, qui, d’après un traité, devait être considéré territoire neutre.

En faisant croire aux Sauvages qu’il ne s’agissait que d’une maison de commerce, les envahisseurs avaient obtenu la permission de s’installer. Et le prétendu magasin était bientôt devenu un poste fortifié. Les Iroquois s’aperçurent trop tard qu’ils avaient été dupés.

Cependant, ces rusés compères dissimulèrent leur ressentiment, car la physionomie impressionnante de la forteresse les empêchait d’en témoigner tout haut leur mécontentement.

Il arrivait, même, que des familles iroquoises, venues pour trafiquer avec les Anglais, campaient durant plusieurs jours, aux environs du Fort et se liaient d’amitié avec les hommes de la garnison.

Téhareck, un chef estimé, aimait, selon l’usage indien, à voyager avec tous les siens, et venait, parfois, avec sa femme et sa fille, Kahita, une enfant de dix-sept ans, robuste et hardie, d’un caractère très déterminé.

Ce fut durant l’une de ces visites, que cette jeune fille rencontra le capitaine Lovack qui, s’étant mis en tête d’apprendre quelques dialectes des indigènes, ne manquait jamais l’occasion de s’entretenir avec eux.

Ce militaire avait vingt-cinq ans, il était beau et bien fait, ses yeux bleus avaient une persistante expression de rêverie d’un charme attirant ; sa voix, très douce, était harmonieuse, et n’exprimait le commandement qu’en passant par toute la gamme de la persuasion.

Kahita s’imagina naïvement que les regards se faisaient plus rêveurs, quand ils s’arrêtaient sur elle, et que la voix avait des accents de prière, lorsqu’elle lui disait, dans le dialecte iroquois, des choses très banales. Et la candide enfant laissa son cœur caresser un rêve fou.

Confiance ignorante de l’âme — tendre fleur, qui s’épanouit au soleil du premier amour — que d’illusions insensées, que de téméraires espérances elle caresse, jusqu’au jour néfaste où une déception, d’autant plus cruelle qu’elle était plus imprévue, vient démolir le fragile échafaudage d’un doux roman.

La jeune Indienne était belle, et dans sa tribu, elle était recherchée par les meilleurs partis ; mais, chaque fois qu’un vaillant guerrier l’invitait à entrer dans son wigwam, Kahita refusait, parce que l’image du blond capitaine se levait entre elle et le prétendant.

Sa pensée montait naturellement vers son idole, comme une fumée d’encens. Elle aimait inconsciemment, sans espérance, peut-être, mais sans appréhension : elle vivait un songe sans penser au lendemain.

Kahita était si jeune, la vie bouillonnait si violemment dans tout son être, qu’elle était aveuglée par l’impétuosité même de la passion qui dévorait son cœur. Et, cependant, la pensée de celui qui était l’objet de ce sentiment exalté flottait si haut au-dessus de la pauvre Sauvagesse, qu’il n’avait pas même soupçonné sa folie.

Ce n’était pas par moquerie ou par dédain que Carlisle Lovack passait indifférent à côté de la belle enfant des bois. Son cœur n’était plus libre, le rêve attristé qui semblait fixé dans son regard cachait un souvenir.

Au fort George, où il avait été précédemment en garnison, le jeune capitaine avait connu la fille d’un officier supérieur, Katleen Norey, et l’avait aimée. La jeune fille répondait à son amour, mais son père avait pour elle une ambition plus grande que de la marier à un simple capitaine, sans fortune, à qui sa naissance roturière interdisait les grades supérieurs.

Voyant l’affection naissante des deux jeunes gens, il avait cru y mettre un terme en les séparant, et avait obtenu du commandant, dont il était un vieil ami, d’envoyer Lovack à Chouagen, où Katleen ne pourrait plus le voir, et où la discipline sévère retiendrait sûrement le soldat.


II


Les Français avaient immédiatement compris que cet établissement de Chouagen était plus redoutable pour eux que pour les Iroquois, car il permettait aux Anglais de s’emparer du commerce des Grands-Lacs, qui formait la principale ressource des Français, et que ceux-ci avaient jusque là possédé, à l’exclusion de toute autre nation européenne.

Le Fort, qui avait pris en quelques années des proportions inquiétantes, coupait aussi la route aux communications des postes français, dont il isolait les plus importants, et se trouvait, en plus, sur le chemin des Sauvages alliés des Français.

Il y avait donc pour ces derniers une nécessité urgente à faire disparaître un obstacle si dangereux, qui nuisait immédiatement au progrès et à la sécurité de la Nouvelle-France.

Le siège de Chouagen avait été résolu.

Le marquis de Montcalm venait d’arriver à Québec, le 17 mai 1756, et Chouagen fut l’un de ses premiers soucis. C’est là, aussi, qu’il remporta sa première victoire, en Amérique.

Craignant que le moindre retard donnât un avantage à l’ennemi, le général français se mit immédiatement à l’œuvre.

Il n’avait pour le seconder dans la tache gigantesque qu’il venait entreprendre, qu’une petite troupe de trois mille sept cent cinquante-deux soldats réguliers, dix huit cents miliciens et quelques sauvages.[1]

Le fort de Carillon, qui avait une immense valeur stratégique, était dans un état déplorable ; Montcalm y fit immédiatement des améliorations importantes et y installa le Royal-Roussillon. Puis, il tourna ses regards vers Chouagen. Ce poste était devenu une place fortifiée, formidable pour l’époque : il comprenait trois forts détachés, formant un carré de pas moins de soixante mètres de front, entouré d’une ceinture de pieux de trois mètres de hauteur, protégé par un fossé de six mètres de largeur et armé de huit canons et de quatre mortiers à doubles grenades. Cet armement paraîtrait d’une insuffisance ridicule aux hommes de guerre modernes, car l’art de tuer son semblable a fait des progrès terrifiants, depuis l’époque de Montcalm, mais alors,

une citadelle de pieux, défendue par seize ou dix-sept cents soldats présentait un problème redoutable.

Montcalm le comprenait et fit ses préparatifs en conséquence ; il savait, aussi, que ses ennemis disposaient de forces bien supérieures aux siennes et que, pour réussir, il ne fallait pas leur donner le temps d’envoyer des secours considérables aux points qu’il voulait attaquer.

L’Angleterre faisait aussi de grands frais de guerre, mais avec une lenteur qui, dans cette circonstance, favorisa le général français, dans son entreprise périlleuse.

L’expédition devait se composer de six bataillons de troupes de terre, d’un détachement de troupes de la Colonie, de trois mille hommes de milice, et de seize à dix-huit cents sauvages.

Le marquis de Montcalm partit de Montréal pour Carillon, où était le rendez-vous général. Son état-major se composait de M. de Lévis, brigadier, de MM. de Rigaud et de Bourlamaque, colonels, du marquis de Montreuil, major-général.


III


Le 14 août, dès l’aube, Montcalm était devant Chouagen. À onze heures du matin, le colonel Littlehales, qui avait remplacé le colonel Mercer, tué à la tête de ses soldats, au début de l’action, se constitua prisonnier et signa la capitulation.

Mais cette reddition ne faisait point l’affaire des Sauvages, qui avaient compté sur le pillage d’une place conquise. Ivres de rage, ils envahirent le fort et massacrèrent sans pitié une cinquantaine de prisonniers, sans défense.

Montcalm lui-même eut grand’peine à faire cesser ces horreurs, et n’y réussit qu’à force de promesses.

Dans une lettre qu’il adressait au Ministre, quelques jours plus tard, Montcalm résume ainsi ce déplorable incident : « Il en coûtera au Roi huit à dix mille francs, pour avoir empêché les Sauvages de violer la capitulation ; mais ils nous conserveront plus que jamais l’affection et l’estime de ces peuples. Il n’y a rien que je n’eusse accordé, plutôt que de faire une démarche contraire à la bonne foi française. »

Voilà les paroles d’un homme pour qui les traités n’étaient pas seulement des chiffons de papier sans importance.

Comme le général français n’avait pas assez de troupes à sa disposition pour laisser une garnison convenable, dans un poste isolé, il décida de démolir le fort, qui fut rasé à la grande joie des Iroquois.

Au commencement du mois d’août 1756, Théareck était venu passer une semaine entière, avec sa famille, à Chouagen.

Il était à peine rentré dans sa bourgade, lorsque de jeunes Iroquois, qui avaient, aperçu la troupe de Montcalm, apportèrent la nouvelle que les Français se dirigeaient vers le fort avec une armée formidable.

Cette nouvelle n’émut que médiocrement les Sauvages, car ils avaient coutume d’attendre que le sort des armes eût désigné les vainqueurs, avant de prendre une décision, afin de se ranger du côté du plus fort. De cette manière, leur duplicité trouvait le moyen de mettre toujours leurs intérêts à l’abri.

Et quand on considère ces événements, éloignés de nous par les siècles, avec tout le désintéressement qu’il convient pour porter un jugement équitable, on a quelque indulgence pour cette conduite équivoque des indigènes, à qui les blancs, quels qu’ils fussent, n’apparaissaient que sous les traits de redoutables usurpateurs.

L’amitié des Sauvages pour les Européens ne pouvait donc être que de surface, car au fond de l’âme indienne subsistait toujours l’incurable tristesse de la patrie usurpée et le ressentiment, inavoué mais persistant, contre l’envahisseur.

C’est pour cela, sans doute, qu’à la nouvelle du danger que couraient les Anglais, Kahita fut seule, dans sa tribu, qui se sentît réellement et profondément troublée.

Elle connaissait l’horreur de la guerre et trembla pour son ami.

Sans rien dire de son projet, elle résolut d’aller à Chouagen, afin d’avertir le commandant de l’approche des Français.

Le soir même, Kahita partit, seule dans une pirogue, se dirigeant vers Chouagen, où elle espérait devancer les Français.

Toute la nuit, la brave fille pagaya, l’œil et l’oreille au guet, glissant silencieusement sur les flots, que la nuit sans lune couvrait de ténèbres propices à ses projets.

Ce fut au moment le plus tumultueux de l’action que Kahita, après une navigation pénible de plusieurs heures, arriva à proximité du fort de Chouagen.

En entendant les cris de mort des sauvages, elle comprit ce qui se passait et, prudente, aborda en deçà de la place, afin de n’être pas aperçue. La hardie messagère cacha sa pirogue dans les joncs, puis entra dans le bois et se glissa, comme un félin, dans la direction du fort. Agile et légère elle grimpa dans un arbre, et assista à toute l’épouvante du spectacle. Les Sauvages hideux, rouges du sang de leurs victimes, hurlaient des chants de mort, et voulaient sans pitié massacrer tous les prisonniers, malgré les Français, qui eux-mêmes couraient les plus grands risques en s’opposant à leurs desseins cruels.

Frémissant d’inquiétude encore plus que d’horreur, la pauvre enfant ne cherchait qu’un visage, dans cette cohue infernale et meurtrière.

Soudain, comme si l’ange du destin eût répondu à sa pensée, Kahita vit le capitaine Lovack s’élancer vers la forêt, poursuivi par un Sauvage, qui brandissait son tomohack, en poussant des cris épouvantables. Vive comme un écureuil, l’Indienne dégringola de sa cachette et courut au devant de son ami ; mais avant qu’il pût la voir, le Sauvage lança son arme, qui atteignit l’Anglais à l’épaule et le renversa sur le sol. À ce moment Kahita était auprès de lui : « Donne-moi ce prisonnier, » dit-elle au Sauvage, en se plaçant entre sa victime et lui.

Mais, surpris et narquois, il répondit :

« Kahita a trahi le secret de ses dédains pour les jeunes guerriers de sa race ; je sais maintenant pourquoi elle a refusé d’entrer dans mon wigwam : son cœur était au visage pâle. Je suis généreux, ajouta l’homme cruel, et j’offrirai cette belle chevelure à Kahita, le jour où elle sera revenue de sa folie et donnera sa foi à l’un de sa nation. »

Le guerrier se pencha, saisit les cheveux de l’Anglais, et de son couteau, traça une ligne sanglante sur le front blanc du blessé évanoui. La pauvre enfant recula, affolée de douleur, et prompte comme l’éclair, saisit le poignard qu’elle portait à sa ceinture, puis de la force de ses deux bras, l’enfonça dans le cou de son compatriote. Il poussa un cri de bête fauve, tourna sur lui-même et tomba auprès de sa victime.

Kahita repoussa le cadavre du pied, et déroulant le long ruban de peau de daim, orné de broderie qu’elle portait autour de sa taille, elle en fit une bretelle, la passa sous les épaules et les bras de l’Anglais et, de cette manière, le traîna sur une longue distance, vers la rivière, en évitant les heurts et les secousses.

Quand elle se crut en sûreté, la jeune fille s’arrêta, lava les blessures de son ami et les pansa du mieux qu’elle put ; puis, prenant la gourde du militaire, elle versa quelques gouttes de rhum entre ses lèvres exsangues.

Lovack se ranima, enfin, et rouvrit les yeux. Mais son regard était comme chargé d’épouvante ; l’horreur du spectacle auquel il avait assisté semblait s’être fixée au fond de ses prunelles. Il tournait lentement la tête de tous côtés, avec une expression d’hébétement et de méfiance, qui fit mal au cœur de la malheureuse Kahita.

La petite Indienne se pencha vers lui, et mettant sa joue près de la sienne, elle lui souffla dans l’oreille : « Ne crains rien, tu es en sûreté, je ne te quitterai pas, je te conduirai vers tes amis, au fort George ou plus loin encore. Où tu devras aller, j’irai. »

Incapable de parler, le jeune homme pressa la main brune qui tenait la sienne, et la retint dans un geste de confiance enfantine.

L’homme, dans les plus grandes circonstances de sa vie, garde quelque chose de la naïveté du jeune âge. Et celui-ci dans sa détresse, éprouvait un puissant réconfort à sentir dans sa main robuste ces frêles doigts d’enfant.

Exténué par la perte de son sang, il s’endormit, confiant dans le dévouement qui veillait sur lui.

Kahita coupa quelques longues branches, et les entrelaça au-dessus du dormeur, afin de le cacher, si, par hasard, quelque sauvage s’avisait de sortir des chemins tracés pour explorer la forêt, à la recherche des vaincus qui s’y étaient réfugiés.

Elle alla ensuite se blottir un peu plus loin, de manière à ne pas perdre de vue le précieux objet de son culte.

De temps en temps cette héroïque sentinelle posait son oreille à terre, suivant à la finesse de son ouïe les progrès des Français, occupés à démolir le fort.

Il fallut toute une semaine de rude travail, pour démolir les ouvrages de Chouagen, et pendant ce temps, la brave fille, n’osant s’aventurer sur la rivière, où elle n’aurait pas manqué d’être aperçue, s’imposa la tâche difficile et périlleuse de soigner le blessé, de le cacher et de le nourrir des fruits qu’elle allait cueillir dans la forêt.

Quand toutes les fortifications furent rasées, et que le bruit de leurs pas avertit Kahita du départ des troupes, elle se releva, le visage radieux, et respira longuement, puis, elle s’attarda à recueillir dans une grande feuille repliée en cornet, de petites baies sauvages. Elle revint ensuite vers son protégé, écarta les branches, qui lui servaient de couvertures et le contempla avec une ferveur religieuse. Le blessé s’éveilla. La jeune fille lui offrit quelques fruits, et tandis qu’il se rafraîchissait de cette collation, elle lui raconta tout d’un trait que le poste de Chouagen n’existait plus, que les troupes françaises s’étaient retirées, et que les Sauvages qui ne les avaient point suivies s’étaient débandés pour retourner dans leur pays. La route vers le fort George était momentanément libre, il fallait en profiter.

Kahita aida son ami à se lever et guida sa marche chancelante à travers l’enchevêtrement des joncs de la rive, elle le fit coucher au fond de la pirogue, en l’installant aussi confortablement qu’elle put, et poussa l’embarcation dans l’eau ; puis, vaillante, elle se mit à pagayer.

Malgré son habitude des longues courses sur l’eau, son habileté à l’aviron et l’effort persistant de son indomptable courage, Kahita n’arriva en vue du fort George que le lendemain matin, au moment où le soleil traçait à l’horizon une bande argentée, prélude d’un beau jour.

Quelques hommes de la garnison aperçurent les voyageurs et vinrent au devant d’eux sur la grève. Ils emportèrent le capitaine, qui pouvait à peine se tenir sur ses jambes. Sa protectrice le suivit.

D’ordinaire, on ne permettait pas aux Sauvages de pénétrer dans le fort, mais le dévouement de la jeune fille avait bien mérité qu’on fît pour elle une exception. Elle entra donc à la suite du blessé, et alla s’accroupir auprès de la couche sur laquelle on l’étendit.

Le retour du capitaine Lovack causa une joie réelle au fort, car il était aimé de tous et n’avait laissé que de bons souvenirs ; de plus, son apparition inattendue faisait espérer la venue d’autres soldats de Chouagen, qui avaient bien pu s’échapper comme lui.

L’Indienne ne voulut pas abandonner sa vigile et, comme un chien fidèle, elle passa le jour entier auprès du malade, épiant tous ses mouvements, prévenant ses besoins. Silencieuse et discrète, elle semblait n’être qu’une ombre, qu’animait par intermittence la pensée de son protégé. Il tournait les yeux de son côté, et Kahita comprenait qu’il avait soif ou que ses blessures le faisaient souffrir ; et, selon l’intuition de sa tendresse prévoyante et devineuse, elle lui offrait à boire ou arrangeait ses pansements.

Il y avait de la besogne pour tout le monde, dans les postes militaires, par ces temps agités. Et constatant le dévouement de la jeune Indienne, le Major du fort George avait conseillé qu’on la laissât prendre soin du blessé. Cela libérait d’autres mains pour d’autres tâches. Vers le soir de ce premier jour, le malade dit à Kahita : « Comment pourrais-je te payer jamais le service que tu m’as rendu ? Je ne suis pas riche, et tout ce que je possède ne serait pas assez pour reconnaître ton dévouement. Dis ce que tu veux, s’il est en mon pouvoir, je te le donnerai. »

La Sauvagesse se redressa, et avec une expression de fierté qu’il n’avait jamais vue dans ses yeux, elle répondit : « Je n’ai point sauvé la vie de mon frère pâle pour la lui revendre. Ta vie t’appartient, ajouta-t-elle avec exaltation, ta vie t’appartient, donne-la à celle qui aura ton cœur. Celle qui aura ton cœur, répéta-t-elle rêveuse, mais à celle-la seulement. »

Et ses yeux fiévreux épiaient ceux du jeune homme.

Il se sentit mal à l’aise sous ce regard brûlant et répliqua, l’esprit évidemment distrait et subitement attristé, par quelque souvenir pénible, refoulé au fond de sa pensée : « Généreuse enfant, puisse le Ciel me donner les moyens de m’acquitter envers toi. »

Puis, il ferma les yeux et resta silencieux.

Kahita reprit son rôle effacé d’ombre mouvante ; mais il semblait qu’un nuage de tristesse se fût, d’un seul coup, abaissé sur son visage et voilât jusqu’aux formes gracieuses de son corps. En un instant, le poids lourd d’une préoccupation douloureuse et persistante s’était posé sur ses épaules, brisant leurs lignes élégantes en une courbure affaissée. La jalousie avait brisé la cage dorée de l’insouciance et le doux rêve de Kahita s’était envolé !

Le lendemain, le blessé était un peu mieux, et le colonel Norey vint le visiter. Katleen accompagnait son père. En la voyant entrer, Carlisle ne sut pas cacher son émotion. Il rougit comme une timide fillette, et tout le secret de son cœur rayonnait dans ses yeux.

Le colonel adressa quelques paroles de sympathie au jeune homme, et Katleen exprima timidement le plaisir qu’elle avait à le revoir, paroles bien superflues, car l’aveu de son bonheur était écrit sur son visage, il était dans le geste empressé de la main tendue, qui s’oubliait dans celle de l’aimée ; il était dans la douceur du sourire, dans le trouble du regard.

L’entrevue fut courte, car tous les instants du Colonel avaient leur emploi déterminé d’avance, laissant peu de loisir à l’imprévu.

Le regard du blessé suivit Katleen, lorsqu’elle partit avec son père, et quand il ne la vit plus, il ferma les yeux, comme pour enfermer au dedans de lui-même cette vision blanche et rose, couronnée d’or.

Kahita avait assisté muette à cette visite cérémonieuse, Elle avait tout observé et tout deviné : c’était cette enfant frêle et blonde qui avait conquis le cœur du soldat pour qui elle avait, elle, pauvre folle, exposé sa vie. Elle avait trempé ses mains dans le sang de l’un de ses frères de race, pour sauver cet homme, cet étranger, qui était d’une nation ennemie de la sienne… Et pour payer tant de dévouement, tant de sacrifices, il lui avait offert de l’or… De l’or, quand elle voulait son cœur.

Kahita éprouva dans ce bouleversement de son âme, un sentiment nouveau, qui courba son front et mit des larmes dans ses yeux. La fière enfant de la forêt était humiliée.

Jusqu’au lendemain, silencieuse et recueillie, elle continua son rôle d’ange gardien. Mais, tandis que les ténèbres descendaient sur la terre, la réflexion éclairait l’esprit de Kahita.

Appuyée à la fenêtre, l’Indienne contemplait la nuit, toute scintillante d’étoiles ; soudain, l’une d’elles glissa dans la voûte bleue et se perdit au fond de l’immensité inconnue.

La jeune fille la compara à son amour. Et résignée, elle songea : « La vue de cet astre m’a réjouie un instant ; mais il ne m’avait pas demandé de l’admirer, et je n’ai point le droit de lui demander de demeurer pour le plaisir de mes yeux. »

Cette sagesse résignée peut paraître extraordinaire, chez une petite Iroquoise de dix-sept ans, amoureuse d’un beau capitaine européen, qui passait indifférent et si préoccupé de son amour pour une autre, qu’il n’avait pas même considéré les raisons du dévouement de cette enfant sauvage. Cependant, il y avait des fruits précoces et savoureux, dans la luxuriante végétation canadienne ; il y avait aussi des âmes belles et hautes chez les peuples primitifs.

Kahita était un fruit précoce, Kahita était une âme saine.

Et l’aigreur qui avait pénétré dans son cœur à l’endroit du bel officier, s’évanouit. Elle lui rendit justice ; il n’avait point cherché l’amour d’une enfant ignorante pour s’en divertir un instant et le repousser ensuite : son esprit, préoccupé d’une autre image, n’avait pas fait attention à la pauvre sauvagesse qui rêvait près de lui. Et Kahita, qui savait comme il était bon, songea à la pitié qu’il aurait maintenant, pour elle… s’il avait deviné le secret qui avait été si près de ses lèvres, le jour précédent.

De la pitié !… Kahita était trop fière pour en voir l’expression dans les yeux de l’homme qu’elle aimait.

Le lendemain, on la chercha vainement au fort George.

On était habitué aux caprices des sauvages, et personne ne s’inquiéta de l’absence ou du départ subit de Kahita.

Lovack lui-même n’eût guère le temps de s’étonner de la brusque détermination de sa protectrice, car le colonel Norey, touché de l’affection constante des deux jeunes gens, avait enfin consenti à leur mariage. Seule dans sa pirogue, l’âme en deuil mais résignée, Kahita retournait vers son pays.



  1. Les chiffres officiels suivants, donnés par le marquis de Montreuil, major général des armées françaises, dans la Nouvelle-France, sont un démenti probant aux assertions fantaisistes de quelques écrivains, qui ont porté jusqu’à dix mille l’effectif de Montcalm, en Amérique. Régiments : La Reine, 327 hommes ; La Sarre, 515 ; Royal Roussillon, 520 ; Languedoc, 326 ; Guyenne, 492 ; Béarn, 497 — 2,678, avec 156 volontaires et 918 recrues. 3,752 hommes en tout.