Cœur de panthère/Dénouement

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A. Degorce-Cadot (p. 207-218).

CHAPITRE XII

DÉNOUEMENT


Le corps expéditionnaire commandé par Marshall et guidé par Oakley avait dévoré l’espace avec une ardeur incroyable, si bien qu’il était arrivé à Devil’s Gate avant la petite troupe de Wontum.

On savait déjà par des rapports d’éclaireurs que les deux tiers, au moins, de la tribu Pawnie étaient partis en campagne contre les Sioux, dont le quartier-général était au confluent de Pole-Creek et de la rivière Platte. Tout portait donc à présumer que les Indiens restants n’oseraient accepter le combat, et feraient la paix ou prendraient la fuite.

— Oakley ! demanda Marshall, lorsqu’ils arrivèrent en vue des cavernes, ne pensez-vous pas que Nemona cherchera à éviter la bataille lorsqu’il aura vu quelle est l’importance de nos forces ?

— C’est tout juste mon opinion ; et même cette guerre n’aurait pas eu lieu sans la maudite influence de cet exécrable Wontum. Je vous le dis, cap’taine, cet être-là est le type de ce qu’il y a de pire entre toutes les tribus de la Nébraska. C’est lui assurément qui a allumé la guerre avec les Sioux ; il ne serait pas assez puni s’il pouvait être tué à chaque combat engagé par sa méchanceté.

— Croyez-vous que ce soit Wontum qui ait tué votre pauvre femme ?

— Certainement ! Quel être sur terre aurait pu vouloir du mal et en faire à la bonne créature ? Ah ! cap’taine, c’était la meilleure et la plus douce des femmes. Une excellente et pieuse femme, toujours prête à me consoler. Je vous le dis ; sa perte fait dans mon cœur un vide, un gouffre énorme, que rien ne pourra combler.

— Je comprends votre douleur, mon brave Oakley, répondit tristement Marshall.

— Vous me comprenez, vous ! c’est possible, car vous avez du cœur, et vous connaissez l’adversité maintenant. Hélas ! je ne pourrai jamais dire l’impression mortelle que j’ai éprouvée en voyant, inanimée sur le sol, la froide dépouille de celle qui pendant vingt années avait été ma fidèle et bien-aimée compagne. Seigneur ! j’ai cru que mon cœur allait s’élancer hors de ma poitrine et mon sang faire éclater mes veines ! Mais, ce mécréant ! qu’aura-t-il fait de ma pauvre Molly ?

— N’ont-ils pas pour habitude d’emmener en captivité les prisonniers qui ne sont pas tués ?

— Pas toujours. Lorsqu’ils sont en pays ennemi, c’est leur coutume ; mais je ne leur connais aucune raison pour agir ainsi. Tout le voisinage de Medicine Bow a vécu dans une paix profonde pendant plusieurs années ; jamais nous n’avons offensé les Pawnies en aucune manière.

— Wontum s’est probablement douté que vous seriez avec moi.

— C’est fort possible. En tout cas, je ne me repens pas de ce que j’ai fait ; j’ai agi suivant mon devoir, et je l’accomplirai jusqu’au bout, tant que j’aurai des jambes capables de me porter. Au fait, il me reste une tâche à remplir : il faut que je tue ce Wontum !

— Vous n’êtes pas le seul qui ayiez droit à la vie de ce scélérat.

— Êtes-vous sûr d’être au même rang que moi pour cela, cap’taine ? Pensez donc qu’il n’a tué ni votre femme, ni votre enfant.

— Je l’espère ainsi, murmura Marshall avec un profond soupir.

— Et moi, j’en suis sûr : ce n’était pas dans ses idées.

— Je pense bien aussi qu’il épargnera la vie de sa prisonnière et de l’enfant aussi longtemps que possible. Mais supposez que nous donnions l’assaut, et que la victoire se déclare en notre faveur, n’est-il pas à craindre que Wontum la tue plutôt que de la voir remise entre mes mains ?

— Je ne crois pas. Il cherchera surtout à assurer son salut par la fuite.

— C’est égal, il peut fort bien massacrer ses victimes avant de fuir.

— Non. S’il ne leur fait aucun mal, il sera tué, tout simplement. S’il les tue, il sera torturé ! Il sait bien le sort qui l’attend ; il sait bien qu’on le poursuivra sur toute la surface de la terre.

— N’est-il pas étrange que nous n’ayons pas revu Quindaro ?

— Oui, c’est extraordinaire. J’ai grandement peur qu’il ait été fait prisonnier au moment où ma malheureuse femme a été tuée. S’il en est ainsi, Wontum ne l’aura pas laissé vivre deux heures seulement ; la pauvre petite Molly en aura eu le cœur brisé. Quel est votre plan d’attaque cap’taine ?

— Je ne puis dire grand’chose jusqu’à ce que j’aie pris connaissance de la position des Indiens. Toutefois, je projette de tourner Independence Rock avec une partie de nos forces pendant que l’artillerie attaquera de front. Je placerai, en outre, des hommes sur les flancs pour arrêter les Indiens dans leur fuite. Enfin, vous le concevez, tout dépendra des circonstances, des manœuvres et du nombre des ennemis.

— Fort bien. Nous sommes arrivés aux cavernes. Attention ! ça va commencer.

Oakley parlait encore lorsque la détonation d’une carabine retentit ; un soldat fut blessé : tout indiquait que les ennemis se tenaient sur leurs gardes.

Les pièces d’artillerie furent aussitôt mises en batterie et la canonnade commença.

L’obscurité du soir commençant à arriver, le feu se ralentit sensiblement et ne continua qu’à rares intervalles. C’était, du reste, plutôt une ruse pour occuper l’attention des Indiens qu’une attaque sérieuse ; en effet, dès que le crépuscule fut sombre et avant le lever de la lune, cinquante hommes, sous le commandement d’un lieutenant, commencèrent à tourner la montagne en se dirigeant vers les sommets du défilé. Comme cette ascension devait avoir lieu par un sentier rude et escarpé, il avait été calculé qu’elle ne pourrait être accomplie que bien avant dans la nuit. Oakley fut joint comme guide à ce détachement.

L’artillerie était restée dans le bas, avec le nombre d’hommes strictement nécessaires pour le service des pièces. Les Indiens avaient une telle frayeur de ces « gros rifles, » que jamais ils ne se hasardaient à les approcher : un renfort pour les protéger devenait donc inutile.

Une autre portion des troupes mit pied à terre et laissa ses chevaux derrière un banc de rochers, sous la garde d’un piquet de cavaliers. Cinquante hommes se portèrent sur le flanc gauche : Marshall, avec cent hommes d’élite, gagna le flanc droit pour revenir au centre des cavernes.

Il était convenu que toutes les attaques commenceraient au point du jour.

Pendant la nuit on aperçut le bûcher allumé pour brûler Quindaro. Deux ou trois fois Marshall, guidé par cette lueur sinistre, fut sur le point de faire lancer dans cette direction des volées de mitraille ; mais il n’en fit rien tant il craignait d’atteindre les prisonnières.

L’aurore parut enfin : les hommes de Marshall se tenaient prêts à agir cachés derrière les rochers. À ce moment un d’entre eux eut la malheureuse idée de tirer le coup de feu qui blessa le vieux chef Nemona. Sans cette fatale imprudence, le combat n’aurait peut-être pas eu lieu, et beaucoup de sang aurait été épargné.

Enfin l’assaut commença avec furie. Un instant, Marshall aperçut à l’entrée des cavernes sa femme et son petit Harry. À cette vue son cœur bondit comme s’il eût cherché à s’élancer hors de sa poitrine. Il reconnut successivement Mary Oakley, le Vieil Ermite. Tous ces malheureux étaient en position très-périlleuse, grandement exposés au feu des assaillants.

Marshall se sentit soulagé d’un poids énorme lorsqu’il vit le père John faire rentrer les captives sous la grotte ; il commanda le feu avec une nouvelle énergie.

Les soldats avaient aussi reconnu l’Héroïne du fort Laramie ; un élan furieux s’empara d’eux à cette vue, ils se ruèrent en avant avec des clameurs formidables qui firent frissonner les plus profonds échos de cette solitude inhospitalière.

— En avant ! amis ! en avant !

Les balles sifflent, les rocs sont ébranlés, le torrent humain s’élève, se précipite, inonde les rampes escarpées. Des corps d’Indiens tombent du haut des roches sanglantes ; des braves tombent aussi dans les rangs de la troupe assiégeante. Mais rien n’arrête ceux qui survivent ; l’artillerie tonne, les coups de feu éclatent, le sang ruisselle !

— En avant ! soldats ! en avant !

Tout à coup Marshall domine d’une voix éperdue le fracas de la bataille :

— Cessez le feu !

Le motif de cet ordre est facile à comprendre ; à cet instant apparaissent Wontum et Manonie sur le seuil de la caverne. Chaque balle lancée pouvait atteindre la jeune femme. Il y eut un moment d’affreux silence ; on s’attendait à la voir massacrer sur place.

Marshall bondit en voyant Wontum la placer sur un cheval et s’enfuir du côté de la vallée.

— Vite ! s’écria-t-il, le chemin est rocailleux, nous le devancerons sans peine. Pas de fusillade ; chargez, le sabre à la main !

Comme une meute ardente les soldats volèrent sur les pas du Pawnie. Ce dernier, gouvernant habilement son agile monture, lui faisait franchir tous les obstacles comme si elle eût eu des ailes. Il descendit ainsi le ravin au grand galop et arriva dans la vallée.

Mais, précisément en face, se trouvait un détachement de cavalerie qui lui barrait le passage : la fuite devenait impossible de ce côté. Comme un sanglier acculé, il regarda derrière lui ; Marshall arrivait comme un tourbillon avec ses fidèles.

Le flanc abrupt du ravin lui offrait une voie impraticable pour tout autre qu’un Sauvage : il y lança éperdument son cheval. Mais le noble animal venait de fournir une terrible carrière ; le double fardeau qu’il portait était trop pesant pour lui : deux fois ses jambes fines et nerveuses se cramponnèrent au sol mouvant ; deux fois, coursier et cavalier glissèrent jusqu’au fond du précipice.

Les soldats approchaient : la mort devenait certaine, la fuite impossible ! Le sombre visage de l’Indien s’illumina d’une flamme sanglante. Il sauta par terre, tirant après lui Manonie.

Marshall n’était plus qu’à trois longueurs d’épée.

— Vengeance ! toujours ! hurla Wontum.

Et son couteau acéré se leva sur la jeune femme étendue à ses pieds…

— Feu ! avait crié Marshall.

Les balles sifflèrent. Mais avant qu’elles fussent arrivées au but, une forme sombre s’abattait du haut d’un roc sur le meurtrier et le renversait par un coup terrible qui faisait jaillir au loin les morceaux de son crâne.

Manonie était sauvée… sauvée par le brave Oakley !

Hélas ! cette victoire devait coûter un sang précieux : le vaillant chasseur était retombé sans mouvement auprès du cadavre de Wontum : les balles destinées à ce dernier l’avaient atteint.

— Notre ami ! notre sauveur ! portons lui secours ! s’écria Marshall après avoir tendrement serré sa femme dans ses bras.

— Oakley ! continua-t-il en l’embrassant et le soulevant avec précaution ; êtes-vous grièvement blessé ?

— Oh !… peut-être… pas trop… répondit le pauvre Jack d’une voix éteinte ; cependant, je ne sais pas… si je… m’en tirerai.

— Hélas ! nos balles vous ont atteint ?

— Oui… on ne m’avait pas vu… c’est égal, il est heureux pour Manonie… que je… me sois trouvé là… ma petite Molly ?…

— Sauvée ! dans les grottes, dit Marshall.

— Je voudrais… la voir avant de mourir… avant… de rejoindre ma… pauvre bonne femme…

— Espérons mieux ! vous n’êtes pas blessé à mort.

— Je le souhaite pour… Molly ; mais je suis… perdu. Je sens au poids qu’il y a plus de dix balles… dans mon corps. — Ah ! capitaine ! mes yeux ont-ils été atteints ?

— Non. Je ne remarque aucune trace. Pourquoi ?

— C’est que la nuit… se répand sur moi, la nuit… sombre.

— Voulez-vous qu’on vous transporte à la grotte ?

— Où est ma petite… Molly… ?

— Oui.

— Volontiers… mais… hâtez-vous.

On forma sur le champ une litière avec les mousquets et on emporta le blessé.

Mais lorsqu’il arriva auprès de sa fille, il avait perdu connaissance, la malheureuse enfant n’embrassa qu’un corps inanimé.