Cœur de panthère/L’embuscade du tigre rouge

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A. Degorce-Cadot (p. 40-61).

CHAPITRE III

L’EMBUSCADE DU TIGRE ROUGE


Les Sauvages avaient reçu un châtiment sévère sous les murs du Fort. Mais peu à peu l’impression s’en était effacée, et trois années s’étaient à peine écoulées depuis le mariage de Marshall avec Manonie que les Pawnies avaient recommencé leurs déprédations.

Le plus souvent, leurs méchancetés étaient l’œuvre indirecte de Wontum, qui, à sa haine invétérée contre les Blancs joignait une exécration toute particulière contre l’homme qui lui avait ravi les bonnes grâces de Cœur-de-Panthère.

Dans le but de se venger, il avait concentré toute son intelligence à méditer des plans diaboliques et on pouvait dire à coup sûr qu’il ne faisait pas un mouvement, ne se livrait pas à une pensée qui n’eût pour but quelque atrocité contre son ennemi.

L’Indien, revenu à son caractère natif, est ainsi : fidèle à l’amitié, plus fidèle encore à la haine ; persévérant jusqu’à la mort dans ses farouches projets de vengeance ; indomptable, impitoyable ; plus sanguinaire que le Loup, plus féroce que le Tigre ; se faisant une gloire, un triomphe suprême d’arriver à ses fins, dût-il payer le triomphe de sa vie.

Les difficultés que Wontum avait rencontrées dans l’accomplissement de ses fureurs, au lieu de le décourager, avaient augmenté son exaltation ; il avait tourné tous ses efforts vers une entreprise désespérée, et qui, à son avis, devait frapper Marshall au cœur : il s’agissait de lui enlever son jeune enfant.

Pour mieux préparer les événements au gré de ses désirs, Wontum se mit à semer entre les Blancs et les Indiens les germes d’une haine nouvelle, gonflée de tout l’ancien levain de leurs vieilles discordes ; il eut même l’infernale précaution d’irriter entre elles les tribus Peaux-Rouges. Par ces moyens perfides il organisa les éléments d’une guerre générale.

Tous les jours se commettaient des meurtres, des vols, des atrocités de toute espèce dont il était le ténébreux auteur. Ensuite il pérorait contre les Visages-Pâles qu’il accusait de ces méfaits. Et cet état de choses devenait d’autant plus irritant que les victimes étaient toujours choisies parmi les Pawnies, ou dans quelque tribu amie du voisinage.

À la fin, le chef suprême, Nemona, poussé par tous ses guerriers exaspérés, décida qu’on commencerait les hostilités. Ce jour-là Wontum faillit mourir de joie : il déploya, à lui seul, plus d’ardeur que tous ses compagnons ensemble, et mérita de recevoir une part importante du commandement supérieur.

Les Sauvages prirent possession de Devil’s Gate, s’y fortifièrent avec un art infini, et se lancèrent en expédition.

Leur première attaque tomba justement sur une caravane escortée par Henry Marshall : voyageurs et soldats furent massacrés ; le lieutenant seul échappa d’une façon presque miraculeuse à ce désastre sanglant ; nous l’avons vu arriver seul et désolé chez le vieil ermite.

Après ce premier succès, sans perdre un seul instant, Wontum descendit la rivière Platte par un mouvement rapide, et arriva sous les murs du Fort, bien longtemps avant que l’on y connût la fatale destinée de la caravane.

Le vindicatif Indien touchait à son but ; il ne s’agissait plus que de tenter à propos quelque ruse audacieuse : en un tour de main Cœur-de-Panthère et son petit enfant pouvaient être enlevés.

Par une sombre nuit d’orage, il conduisit ses guerriers tout près des fortifications et les embusqua dans un petit bois extrêmement fourré. Puis il s’avança en éclaireur, seul, sans peinture ni vêtement de guerre.

On était loin de s’attendre à un péril semblable dans le Fort ; plus loin encore de prévoir un assaut aussi proche. La vigilance des sentinelles s’était considérablement relâchée ; on ne se croyait plus en danger.

Wontum n’eut aucune difficulté à se glisser jusqu’à l’intérieur des ouvrages avancés qui entouraient les fortifications : mais pour pénétrer plus avant dans la place se présentait un obstacle plus grave.

La présence d’un Indien à pareille heure (il était minuit passé) devait nécessairement exciter des soupçons, s’il venait à être aperçu : le risque était d’autant plus grand, qu’avec les bruits de guerre sauvage qui commençaient à circuler, Wontum avait toute chance d’être pris et passé par les armes dans la même minute, à titre d’espion ou de maraudeur nocturne.

Cependant le rusé coquin arriva sans mésaventure jusqu’à la porte du Fort. Elle était fermée et sa massive membrure de chêne opposait une barrière infranchissable. Devant était un factionnaire languissamment appuyé contre la muraille, son fusil à côté de lui.

— Voilà un homme qui serait bien facile à égorger, sans bruit et sans peine, pensa Wontum.

Tout en songeant ainsi, et cherchant le parti qu’il allait prendre, il caressait son couteau de la main ; l’instinct farouche du meurtre lui montait au cœur, la sentinelle courait sans s’en douter un danger mortel.

Tout à coup la porte s’ouvrit avec un bruit sourd, un peloton de soldats apparut ; on venait relever le factionnaire. Ce dernier, réveillé en sursaut, sauta sur son fusil et présenta les armes ; puis, tous les militaires se groupèrent pour échanger la consigne et le mot d’ordre.

Le Pawnie profita de ce moment pour se glisser comme un serpent au travers du guichet béant devant lui. Un sentiment d’orgueil gonfla sa poitrine ; il était au cœur de la place.

Mais là il se trouvait en pays inconnu, au milieu des plus épaisses ténèbres. Il était entré dans la citadelle une seule fois peut-être, et alors il n’avait pas songé à en connaître la topographie intérieure, jusque-là sans intérêt pour lui.

Or, ce n’était pas chose facile de cheminer dans ce dédale tout hérissé de périls et dans lequel il ne savait pas comment faire le premier pas.

Son ardeur de vengeance était telle qu’il s’arrêta à peine à réfléchir, et qu’il entendit d’une oreille impassible la porte énorme retomber dans son cadre de granit, fermant ainsi toute issue pour la retraite. Pendant quelques secondes le pas cadencé des soldats résonna dans l’esplanade, puis tout retomba dans un lugubre silence.

Wontum ignorait les usages des camps civilisés ; mais son instinct naturel lui révélait que, comme dans un village Indien, les logements les plus beaux devaient être réservés aux chefs ; cette première donnée lui suffit pour s’orienter.

Devant lui s’étendait une double rangée de tentes ou de baraques, dont les formes basses et blanchâtres se profilaient sur les noires profondeurs de l’horizon. À sa droite s’élevaient des maisons dont les apparences étaient plus confortables : il en augura que ce devait être là son but.

Pour s’en approcher l’Indien était obligé de traverser un espace découvert ; mais l’obscurité était si épaisse qu’en usant de précautions il ne risquait nullement d’être aperçu.

L’audacieux espion s’avança donc hardiment, rampant à la manière Indienne, invisible, silencieux, rapide comme un démon de la nuit.

Partout la nuit noire ! Au travers d’un volet mal joint, au rez-de-chaussée, s’échappait un mince filet de lumière ; deux ou trois clartés tremblottantes se montraient vaguement aux fenêtres de l’étage supérieur. Pas une voix, pas un son ne troublait le morne silence, si ce n’étaient les pleurs lamentables de la pluie ruisselante et le râlement obstiné du vent.

Tous dormaient d’un sommeil de plomb, excepté ceux dont le devoir était de veiller ou ceux qui entretenaient les lumières brillant à leurs fenêtres… Et si des yeux étaient éveillés, si un cœur était inquiet, pourquoi ne serait-ce pas ceux de Manonie, de Cœur-de-Panthère !

À ce nom, les muscles de l’Indien se crispèrent dans ses mains brûlantes ; l’heure de la vengeance arrivait enfin !  !

Il avançait sans relâche, glissant sur le sol avec lequel se confondaient les teintes brunes de son corps, s’arrêtant souvent pour sonder l’ombre dans une muette immobilité. Bientôt il fut tout près de la fenêtre éclairée au rez-de-chaussée : il se redressa, tout palpitant d’une curiosité farouche. D’épais rideaux interceptaient complétement la vue de l’intérieur ; l’Indien ne put rien apercevoir. Alors il appliqua son oreille contre les vitres et écouta : aucun son ne se fit entendre.

Après un instant d’observation infructueuse l’audacieux bandit frappa un léger coup sur un carreau : nul mouvement ne répondit.

— Dors ! dors ! grommela-t-il ; c’était ici la chambre du capitaine, lorsqu’il fut blessé, il y a longtemps : il faut savoir si c’est encore la sienne.

Et il frappa de nouveau contre les vitres, mais plus fort, cette fois. Aussitôt il se fit du bruit dans l’intérieur. Prompt comme l’éclair, le sauvage recula et se coucha par terre.

Quoiqu’on fût au mois de septembre et que les journées fussent encore chaudes, les nuits commençaient à êtres fraîches, surtout celle qu’avait choisie Wontum, à cause de la tempête. Les volets étaient donc fermés ; mais celui près duquel s’était arrêté Wontum s’ouvrit en dedans de la croisée, et une forme humaine se montra derrière les vitres dans une espèce d’auréole lumineuse. Il était impossible de distinguer si c’était un homme ou une femme.

Au même instant, une fenêtre située directement au-dessus s’ouvrit, la tête d’une femme apparut, et une voix féminine s’écria :

— N’avez-vous pas entendu un bruit inusité, lieutenant Blair ?

— Oui, Manonie. Avez-vous remarqué quelque chose de suspect ?

– Certainement ! je ne dormais pas et j’écoutais avec attention pour savoir si je n’entendais pas arriver mon mari que j’attends cette nuit. Eh bien ! je jure qu’un individu ou un objet quelconque a frappé à votre volet.

— Moi, au contraire, j’estime que nous nous sommes trompés tous deux. Ce sera le clapotement de la pluie ou le grincement des volets qui nous aura inquiétés.

— Non ! non ! mon oreille a été attentive aux moindres bruits depuis la chute du jour, elle n’avait rien entendu de semblable jusqu’à ce moment. Je ne serais pas du tout surprise que les Indiens fussent en train de rôder par ici.

— Vous me paraissez dans l’erreur, Manonie. Vous êtes dans une agitation nerveuse occasionnée par l’absence de votre mari. Il serait impossible à un Sauvage d’entrer ici sans être aperçu. Je vous conseille de vous reposer ; cet état d’attente et de vigilance forcée vous fait mal.

— Il me serait impossible de prendre du repos, alors même que je le voudrais. D’ailleurs, mon petit Harry a eu la fièvre et a passé une partie de la nuit dans l’insomnie. Il dort à cette heure.

— Sans doute vos inquiétudes l’ont agité. Croyez-moi, remettez-vous au lit, sans vous tourmenter davantage de tout cela. Si, par hasard, le bruit se renouvelait, je sortirais aussitôt pour faire une ronde sévère, et vérifier ce qui se passe. — Vous n’avez rien entendu dire sur le sort de mon mari et de nos amis, n’est ce pas ?

— Pas encore ; mais je n’ai aucune crainte à leur sujet.

— Je n’en puis dire autant : tout ce que je vois depuis quelques jours me donne à penser que les Sauvages préparent quelque méchanceté. J’en ai aperçu bon nombre errant dans les environs, et leur apparition en ces lieux ne présage rien de bon. Je suis tourmentée de l’idée que mon mari n’était pas escorté de forces suffisantes.

— Oh ! nous lui avons encore envoyé cent hommes de renfort. Demain, sans doute, nous les verrons arriver sains et saufs.

— Dieu le veuille ! bonsoir, lieutenant Blair.

Sur ce propos Manonie ferma ses contrevents.

Le jeune officier resta encore un moment occupé à sonder les obscurités de la nuit, puis il referma sa fenêtre et alla se coucher.

Wontum se releva d’un seul bond.

Si quelque spectateur invisible avait pu apercevoir le visage de l’Indien, il aurait été épouvanté de l’infernale et triomphante expression qui se peignait sur ses traits de bronze. Le démon rouge savait maintenant tout ce qu’il voulait : Manonie était enfin trouvée ; sa chambre était connue ; l’absence de son mari, l’absence des meilleurs soldats du Fort, la faiblesse numérique de la garnison, tout venait d’être révélé à l’audacieux espion.

Il eût peine à retenir le cri de joie qui gonflait sa poitrine.

Son premier mouvement fût de rejoindre ses guerriers et de donner immédiatement l’assaut ; une réflexion l’arrêta : le jour allait se lever dans peu d’heures, trop tôt peut-être pour que les Indiens eussent le temps d’être prêts à l’attaque. Or il ne fallait pas se risquer à un combat douteux qui pût aboutir à une défaite.

D’autre part l’orgueilleux désir de mener tout seul à fin cette sinistre aventure le possédait. En un instant il eut combiné son plan, basé sur ce que le lieutenant Blair venait de dire ; savoir, qu’il sortirait pour faire une ronde s’il entendait le moindre bruit.

Il se rapprocha donc du volet et le cogna doucement, de façon à ce que Manonie ne pût l’entendre, puis il s’étendit par terre vivement. La fenêtre de Blair s’ouvrit brusquement et cet officier demanda « qui va là ? »

Bien entendu il ne reçut pas de réponse.

Alors le lieutenant sortit de sa chambre et ouvrit la grande porte d’entrée : le Sauvage, aussitôt qu’il entendit ses pas craquer sur le gravier des allées, s’élança, prompt comme la pensée, dans la chambre vacante et se blottit sous le lit.

Un sourire diabolique contracta ses traits, lorsque son oreille attentive saisit les ordres de recherche donnés par Blair à haute voix.

— Personne n’aura l’idée de regarder par ici, pensa-t-il ; Wontum est plus rusé que le serpent, plus subtil que l’oiseau de la nuit : il se rit des Faces-Pâles.

Au bout de quelques minutes l’officier rentra dans sa chambre, s’assit devant sa table et se mit à feuilleter des papiers en attendant le résultat des perquisitions. Au bout d’une heure, un caporal se présenta et informa son chef que tout avait été visité dans le fort sans aucun résultat. Alors le lieutenant ferma ses volets, puis se coucha.

Une heure après, la respiration égale et retentissante du jeune homme annonça à son dangereux hôte qu’il était profondément endormi. Wontum rampa hors de sa cachette avec des précautions infinies, s’assit sur le bord du lit, et se mit à contempler le lieutenant, qui, certes, ne soupçonnait point le terrible péril auquel il était exposé.

Le Sauvage tira de sa ceinture un couteau long et acéré ; il en essaya la pointe sur le bout de son doigt, et éprouva un mouvement de satisfaction intime en se voyant maître de la situation, en voyant un de ses ennemis mortels complètement à sa discrétion.

Il se redressa de toute la hauteur de sa grande taille et se pencha sur le dormeur en levant son couteau qui jeta, dans l’ombre, un éclair sinistre.

Puis, sa main s’abaissa sans frapper… Le jeune lieutenant souriait au milieu d’un rêve… peut-être son âme, libre pendant quelques instants des liens terrestres, s’était envolée aux régions heureuses où tout est joie, bonheur et amour.

Presque en même temps, troublé par les effluves magnétiques rayonnant autour de l’Indien, son sommeil fut interrompu soudain ; Blair ouvrit les yeux.

En apercevant près de lui cette forme sombre et menaçante, le jeune officier chercha à se lever ; sa poitrine rencontra la pointe du poignard.

— Silence ! gronda le Sauvage.

— Que voulez-vous ?

— Vous tuer — de suite — voilà !

Le malheureux lieutenant ferma ses paupières, poussa un soupir ; la lame s’était enfoncée toute entière dans sa gorge.

Le bandit regarda froidement le cadavre et resta quelques moments immobile. Tournant ensuite sur ses talons, il marcha vers la porte, l’ouvrit et fit quelques pas dans le vestibule : la mèche fumeuse et carbonisée d’un quinquet jetait dans l’ombre quelques lueurs mourantes, un profond silence régnait partout. Wontum s’enfonça dans le corridor d’un pas de fantôme, cherchant l’escalier qui menait aux étages supérieurs.

L’ayant trouvé aisément, il en gravit légèrement les degrés, s’orienta habilement, et finit par découvrir la porte de la chambre où reposait Manonie.

Là, il s’arrêta pour écouter ; point de bruit… la mère et l’enfant dormaient. Au travers d’une crevasse l’Indien reconnut que la veilleuse éclairait encore. Il mit la main sur le loquet pour ouvrir ; la serrure était fermée à clef.

Cet obstacle imprévu faillit déconcerter le Sauvage : attendre, c’était perdre un temps précieux, et, aux premiers rayons du jour, courir risque d’une mort certaine ; enfoncer la porte, c’était jeter sur lui toute la garnison que Manonie, réveillée, appellerait à grands cris…

Que faire donc ?… Wontum sentait chanceler son audace.

Mais, lorsqu’un de ses favoris accomplit l’œuvre du mal, Satan leur procure parfois une chance toute spéciale : ainsi arriva-t-il en cette occasion.

La démarche lourde et cadencée d’une ronde de nuit se fit soudain entendre, tirant de leur silence les échos endormis sous les voûtes sombres. Un mouvement se fit entendre dans la chambre de Manonie Wontum prêta l’oreille avec avidité, puis il fit un bond en arrière, et eût à peine le temps de se cacher dans l’embrasure d’une autre porte. Manonie sortait, un bougeoir à la main, et se dirigeait vers l’escalier.

Tout en descendant légèrement les marches elle murmurait quelques mots, comme si elle eût répondu à ses propres pensées.

— Le voilà peut-être arrivé ! dit-elle avec joie. Et elle courut vers la porte, croyant aller au devant de son mari.

Pendant qu’elle s’éloignait, le Sauvage se glissa à pas de loup dans la chambre, se cacha derrière les doubles rideaux de la fenêtre et attendit les événements.

Il eût le temps de faire l’examen de la pièce ; elle était meublée sans luxe, mais néanmoins elle renfermait tout ce qui constitue une simplicité confortable. Près du lit de sa mère, le petit Harry reposait dans un joli berceau.

Le petit Harry… le fils de celle qu’il avait aimée avec tant d’emportement, tant de fureur !… L’innocente créature allait servir d’instrument aux angoisses de son père et de sa mère !…

Un infernal sourire crispa les lèvres du Sauvage ; il lui fallut un effort suprême pour retenir un cri de triomphe, le redoutable cri de guerre du Pawnie.

Son attente ne fut pas longue ; Manonie reparut bientôt. C’était la première fois que Wontum la revoyait depuis trois ans. Une émotion profonde et étrange le saisit à son aspect ; son visage s’assombrit en la contemplant ; il caressa de la main son couteau avec une amère volupté. La jeune femme s’approcha du berceau et se pencha sur son premier-né. Il dormait d’un paisible et profond sommeil.

— Mon Dieu ! merci ! murmura-t-elle en joignant ses mains sur cette petite tête chérie, mes craintes étaient vaines ; il repose sans souffrance, mon mignon baby, et ses jolies lèvres roses ont un sourire. — Oh ! Seigneur ! si j’allais le perdre ! Mais non, je suis folle ; le lieutenant Blair a raison de me dire que je dois prendre soin de moi pour me conserver à mon fils. Oui, allons dormir, il le faut, je me sens bien lasse. Chose étrange ! lorsque je vivais dans les bois de la montagne je n’étais jamais fatiguée ; porter des fardeaux, suivre une piste, pagayer un canot, tout cela n’était qu’un jeu pour moi. Et maintenant que je vis au milieu du luxe, dans le bien-être, je suis harassée pour peu de chose. — Ah ! c’est qu’alors mon esprit et mon cœur étaient insouciants : aujourd’hui, quand mon cher Henry est absent seulement une heure, je n’ai devant les yeux que des visions de mort,… j’ai peur, toujours peur quand mon enfant est souffrant, je le crois perdu !… — Et pourtant, je ne voudrais pas changer d’existence, redevenir ce que j’étais… seule… isolée… sans famille… ! Oh ! non ! ce serait terrible, de perdre tout ce bonheur inquiet mais précieux ; que le ciel m’a donné. — Je ne sais si mes parents m’aimaient comme j’aime mon fils. Ils doivent être morts, car je sens bien que je ne survivrais pas à une telle perte… Allons nous coucher.

À ces mots, la jeune mère s’agenouilla auprès du berceau, leva ses mains vers le ciel, et fut absorbée pendant quelques instants dans une fervente prière. Elle se releva ensuite doucement, pressa contre ses lèvres une petite main rose que l’enfant avait arrondie sur son front ; puis elle se glissa doucement vers son lit, marchant sur la pointe des pieds, pour ne point troubler le sommeil du cher petit innocent.

Fatiguée de ses veilles et de ses inquiétudes, Manonie s’endormit profondément.

Le monstre à figure humaine qui veillait, caché dans un recoin obscur, quitta sans bruit sa sombre retraite et s’approcha lentement du lit, le couteau tiré en cas de besoin. Il prit l’enfant dans ses bras avec une précaution telle que ni lui ni sa mère ne furent éveillés : il ouvrit silencieusement la porte, traversa le vestibule, descendit l’escalier comme un fantôme et arriva dans la chambre du lieutenant qu’il avait tué. En ouvrant les volets il s’aperçut avec un sentiment de malaise qu’il faisait presque grand jour. Les fils de Satan craignent la lumière ; leur élément c’est la nuit.

Mais, au mouvement qu’il fit pour bondir par la fenêtre, l’enfant s’éveilla ; à peine ses yeux se fûrent-ils ouverts sur l’horrible visage courbé vers lui qu’il se mit à pousser des cris lamentables de terreur.

Sur le champ, la mère, se levant en sursaut, répondit par d’effrayantes clameurs qui allèrent troubler la garnison jusque dans les derniers recoins du Fort. L’étincelle électrique est moins rapide que la vigilance maternelle.

Wontum en entendant ce tumulte soudain, comprit qu’il n’avait pas une seconde à perdre, et s’élança comme une flêche dans la direction des remparts. Son apparition était si inattendue et les sentinelles si peu sur leurs gardes, qu’avant le commencement des poursuites, l’Indien était déjà sur les parapets. Vingt carabines se levèrent dans sa direction ; mais personne ne fit feu, on craignait pour l’enfant.

Le démon rouge franchit les murailles, courut comme un daim jusqu’à la rivière Laramie, s’y jeta à corps perdu, la traversa à la nage avec une rapidité surprenante, puis s’enfonça dans les bois qui garnissaient la rive opposée.

La malheureuse mère avait eu à peine le temps d’ouvrir sa fenêtre et de voir disparaître l’enfant aux bras de son ravisseur.

Un premier mouvement d’angoisse et de désespoir paralysa ses forces, elle retomba inanimée. Mais, dans la même seconde, elle se releva impétueuse, invincible, capable de tout ; la force maternelle, infinie, irrésistible venait de la transformer.

Plus de cris, plus de gémissements ; la flamme dans les yeux, elle se dressa comme un ressort d’acier et bondit au travers de la fenêtre ; soutenue dans sa chute par des ailes invisibles, elle effleura à peine le sol et reprit son essor, les cheveux au vent, les bras tendus, courant dans la direction du Pawnie, plus rapide, plus intrépide que lui.

Elle traversa l’Esplanade comme une apparition vengeresse, franchit les remparts, les fossés, la rivière. Bientôt on pût voir une ombre s’enfonçant dans les bois : c’était la mère ardente, hors d’elle-même, en pleine chasse pour son enfant.

Quand elle eût disparu, les soldats de la garnison se portèrent tumultueusement à la chambre où le lieutenant Blair gisait dans son sang. L’examen du corps donna lieu à mille conjectures qui, toutes, vinrent se confondre en une incertitude profonde : la mort de l’infortuné officier resta pour le moment un mystère inexpliqué.

Dans la pensée que les Indiens du voisinage étaient à coup sûr les auteurs ou les complices de ce double crime, la majeure partie de la garnison se mit en campagne pour les poursuivre chaudement.

Cette imprudente expédition devint la perte du Fort : les Sauvages le sachant dégarni de la presque totalité de ses forces, lui donnèrent un assaut terrible auquel rien ne pût résister. Après avoir anéanti cette poignée de braves qui leur avaient opposé une défense héroïque, les Indiens firent de la forteresse un monceau de ruines et de cendres. Quelques malheureux soldats échappés par miracle purent seuls raconter les péripéties de ce désastre : le Fort Laramie et ses défenseurs avaient vécu.