Cœur de sceptique/3

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 122-157).


III


— Lilian, es-tu là ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ?

Et la porte de la chambre s’ouvrit devant Enid, qui vint glisser son bras autour de la taille de son amie. Lilian, accoudée sur l’appui de la fenêtre, le regard perdu dans la nuit criblée d’étoiles, se retourna vivement et rencontra sous ses lèvres le visage d’Enid, dont les yeux riaient d’une façon caressante, levés vers elle.

— Tu oublies que je pars demain, Lilian.

Il y a deux mois, tu ne m’aurais pas ainsi laissée te chercher partout sans me répondre, alors que nous allons être quelque temps peut-être sans nous voir, car il n’a pas été décidé du tout que vous viendriez nous rejoindre à Lugano.

— Non, c’est vrai, nous ne pensons pas encore à quitter Vevey, fit Lilian avec un imperceptible frémissement dans la voix. Nous y sommes si bien ! Toute ma vie, je me souviendrai des semaines que je viens d’y passer.

Une flamme malicieuse étincelait sur le visage d’Enid.

— Et tu crois que nulle part ailleurs tu ne pourrais être aussi bien qu’à Vevey, même si nous nous trouvions de nouveau réunies ? Lilian, je ne compte décidément plus pour toi…

Lilian, d’un geste de tendresse, se pencha vers son amie.

— Ne dis pas cela… Je t’aime toujours autant, ma chérie.

— Seulement…, continua Enid.

Les yeux de Lilian interrogeaient.

— Seulement, je ne suis plus toute seule à occuper ta pensée, n’est-ce pas, ma Lilian ?… Je n’arrive plus en première ligne…, voilà tout ?

Une rougeur ardente envahit le visage de Lilian, et elle tourna vivement la tête vers l’ombre de la fenêtre… Enid la considéra une seconde avec un affectueux petit sourire de triomphe, satisfaite d’avoir deviné si juste ; puis, elle alla s’asseoir sur le pied de l’étroite couchette de son amie, et, après un léger silence, elle appela :

— Lilian, ne regarde plus ainsi la lune, viens près de moi que nous profitions de notre dernière soirée.

Lilian obéit, approcha du lit un siège bas, et s’assit dans une attitude d’enfant câline, la tête appuyée à demi sur les genoux de son amie ; et quand elles furent ainsi, Enid s’inclina, et très doucement, tout bas, elle demanda :

Il te plaît donc beaucoup, chérie ?

D’un mouvement rapide, Lilian se redressa.

— Ô Enid, comment peux-tu parler ainsi ?… Comment sais-tu ?… Qu’est-ce qui te fait croire ?…

— Mes constantes observations… J’ai deviné tout simplement, puisque tu n’avais plus confiance en moi, et ne me disais rien.

— Oh ! ne me parle pas de ces choses, fit Lilian avec une sorte de révolte.

Elle était bien toujours pareille à elle-même, ne voulant point qu’on pénétrât sa pensée intime quand elle croyait devoir la cacher. Seulement, Enid avait des privilèges que ne possédaient point les autres ; elle le savait et usait de son droit. Un instant, elle demeura silencieuse, caressant les cheveux de Lilian qui songeait, contemplant, sans le voir, un mince croissant de lune profilé sur le ciel insondable. Puis, elle reprit :

— Et il t’a plu ainsi, tout de suite, du premier coup ?

Lilian réfléchit. Elle revoyait soudain le wagon à peine éclairé par les lueurs pâles du jour naissant, un homme d’allures froides et distinguées qui, en dépit des mouvements du train, griffonnait des notes sur un carnet, mais aussi l’examinait avec des yeux dont l’expression profonde et attentive l’avait frappée, ainsi arrêtés parfois sur elle.

— Non, il ne m’a pas plu tout d’abord, fit-elle lentement, très sincère, s’interrogeant elle-même. Je sentais qu’il m’observait, en dépit de son air correct, respectueux même… J’en étais mécontente, irritée, et j’aurais voulu, je m’en souviens bien, avoir l’occasion de lui dire quelque chose de désagréable pour lui faire comprendre à quel point je trouvais… déplaisante la liberté qu’il prenait de m’examiner.

— Ô Lilian, quel aveu !… Tu mériterais qu’il fût porté à la connaissance de M. Noris.

— Ce ne serait pas une révélation pour lui… Il y a longtemps que je le lui ai fait !…

— Ah ! fit Enid, d’un ton tellement significatif que, de nouveau, une flambée pourpre s’alluma sur la peau fine de Lilian.

— Enid, si tu te moques ainsi de moi, je ne te dirai plus rien…

— Mais, chérie, je ne me moque pas du tout de toi, je constate et j’écoute… Alors…

Jusqu’à cette heure, Lilian avait employé tout ce qu’elle possédait de résolution fière à garder le secret de sa jeune âme ; mais Enid avait brisé le sceau qu’elle y avait mis, et elle éprouvait tout à coup une infinie douceur à penser tout haut…

— Alors j’ai été surprise, reprit-elle du même accent sérieux et rêveur, quand je l’ai aperçu à l’hôtel même où nous descendions ; surtout quand j’ai appris son nom que j’avais souvent entendu citer.

— Tu l’as appris par moi ; ne l’oublie pas dans l’avenir, Lilian. Mais dès que tu as vu M. Noris, tu m’as demandé d’un air… mettons ennuyé… si « ce monsieur désagréable » demeurait dans l’hôtel, et quel il était…

Un sourire éclaira la physionomie de Lilian.

— Tu as raison, je l’aurais volontiers qualifié longtemps de cette façon, peut-être, si je ne l’avais rencontré chez Mme de Grouville… La vérité vraie, je crois, c’est qu’il me semblait surtout l’homme le plus… intimidant que j’eusse jamais rencontré. Je savais qu’il composait des œuvres très remarquables, qu’il était un grand écrivain ; et surtout ses yeux observateurs avaient toujours l’air de vouloir aller chercher tout au fond de ma pensée ce qui y était enfermé. J’avais peur qu’il n’y découvrit que… je l’avais remarqué… Puis aussi, je m’étais fait de lui une idée si sotte…

Et le sourire de Lilian s’accentua, illuminant de gaieté ses traits expressifs.

— Je m’imaginais que les hommes célèbres comme lui devaient être très différents des autres, qu’ils considéraient les simples mortels dédaigneusement, leur parlant du haut de leur talent, jouant enfin le rôle de divinités littéraires.

— Et puis ? fit Enid qui écoutait d’un air d’extrême attention, toujours assise au pied du lit, le menton appuyé dans le creux de sa main.

— Et puis il m’a parlé, simplement, comme l’eût fait Henry Digbay lui-même… quoique d’une autre façon, tellement plus intéressante que le soir…

— Le soir ? interrogea encore Enid, voyant que Lilian s’arrêtait, redevenue sérieuse. Voyons, chérie, sois bonne jusqu’au bout. Tu t’arrêtes toujours dans les moments intéressants. On voit bien que tu fréquentes des auteurs maintenant !

— Quand je me suis rappelé tous les détails de notre rencontre chez Mme de ville, j’ai compris que je l’avais mal jugé ; et même, ensuite, quand je l’ai connu davantage, j’ai pensé que… plus tard, je trouverais bon d’être aimée par quelqu’un qui lui ressemblât… Lorsque j’étais petite, ma vieille Bessy me répétait toujours que j’étais une orgueilleuse parce que je disais vouloir devenir la femme d’un roi très puissant ; c’était pour avoir le bonheur d’être protégée par lui, afin de pouvoir être fière de lui !… Maintenant…

Et un indéfinissable sourire passa encore sur les lèvres de Lilian :

— Oh ! maintenant, je suis devenue très raisonnable ; je ne demanderais plus un roi pour époux ; mais je pense toujours que, pour être pleinement heureuse, je voudrais que mon mari me fût supérieur, qu’il me parût vraiment mon maître !… Je voudrais éprouver pour lui la confiance que m’inspirait tante Katie, alors que j’étais encore une little thing. Quand elle tenait ma main dans la sienne, elle m’aurait emmenée n’importe où.

Lilian ne riait plus. On eût dit qu’une flamme brûlait dans son grand œil bleu, dont le regard était devenu singulièrement profond. Et Enid la considérait presque étonnée. Tant de fois ensemble, elles s’étaient amusées de ce qu’Enid appelait « les conquêtes de miss Evans »… Lilian y demeurait si indifférente !… Était-il donc sérieux à ce point, le sentiment qui la dominait aujourd’hui ?

Pensive d’abord, puis peu à peu égayée, Enid reprit, examinant la pointe de son petit soulier verni :

— Lilian, je ne t’ai jamais vue ainsi, ni avec Henry Digbay, qui était charmant, je t’assure, quoique tu l’aies dédaigné, ni avec Georges Undwood, ni avec les autres… Tu les recevais tous d’une si étrange manière ! Tu n’avais pas l’air du tout de t’apercevoir de l’admiration, de l’intérêt ou de l’affection même qu’ils avaient pour toi !… Tous les hommes paraissaient te charmer à peu près autant que des habitants de la lune !

— M. Noris ne ressemble pas à ceux dont tu parles, fit Lilian secouant la tête. Lui ne m’a jamais dit qu’il me trouvait… bien, ni demandé même un brin de fleur ; il n’a rien fait de toutes les choses de ce genre qui me déplaisent tant…, et cependant il me semble qu’il m’est dévoué plus que tous les autres… Auprès de lui, je me sens si bien protégée !… Où il me dirait d’aller, j’irais, car je suis sûre qu’il ne pourrait rien me demander qui fût mal !

Elle s’arrêta : sa voix, toute vibrante de conviction, avait résonné d’un accent bas et contenu qui donnait une force singulière à ses paroles. Combien il lui semblait étrange à elle-même de ne plus vivre insouciante des sentiments qu’elle inspirait. Maintenant elle eût tant souhaité que cet étranger sérieux, hautain, un peu triste, lui donnât quelque chose de l’affection dévouée qu’elle avait déjà inspirée à certains hommes sans la partager jamais !… Mais, comme une réponse à ce désir mystérieux et fou qui s’agitait inavoué en elle, voici qu’Enid disait, d’un petit ton maternel :

— J’ai peur, Lilian, que tu ne t’enthousiasmes trop pour M. Noris et qu’il ne vaille pas la peine d’être remarqué par toi ! Tu sais, les Français sont légers, ils admirent les jolis visages, — et tu es bien jolie ! ma Lilian, — et puis, en réalité, rien de sérieux dans leurs intentions : des hommages, des phrases, oh ! des phrases surtout, voilà tout ce dont ils se montrent prodigues ; puis quand nous les croyons bien à nous, ils nous tirent leur révérence, et adieu !

Tout cela, Enid le disait surtout par malice. Elle regretta ses paroles quand elle vit Lilian tressaillir, la bouche serrée par une contraction douloureuse. Vivement, elle reprit :

— Lilian, chère, pardonne-moi. Je te tourmente, et mes plaisanteries ne signifient rien du tout. N’y fais pas attention !

Une fois encore, Lilian secoua la tête.

— Je n’aime pas à t’entendre parler ainsi de… de M. Noris. — On eût dit que ce nom lui brûlait les lèvres. — Je comprends qu’il n’ait aucun motif de s’intéresser vraiment à moi. Il m’est tellement supérieur !… Qu’est-ce que je suis auprès de lui ?… Une petite fille insignifiante… une enfant !

Enid devint très sérieuse.

— Lilian, écoute-moi bien et crois-moi…

Il n’y a ici, dans l’hôtel, personne, tu entends, personne, dont, au fond, M. Noris s’occupe comme de toi… Nous autres, nous ne comptons pas pour lui ! Tu dois bien t’en apercevoir un peu.

— Oui, fit Lilian, l’accent assourdi et pensif, je l’amuse peut-être… Il est très bon pour moi… Je ne puis lui demander rien de plus, je ne le veux pas, mais…

— Mais ?… répéta Enid penchée vers son amie.

— Mais je sais bien que partout où il n’est pas, je me sens isolée, alors même que ceux que j’aime le plus sont autour de moi ; et quand il sera parti, quand nous serons retournées en Angleterre…

— Il faudra qu’il vienne t’y chercher, s’il ne veut point que miss Lilian soit bien malheureuse, n’est-ce pas, chérie ? conclut Enid, abandonnant soudain le pied du lit où elle était si bien installée, car, à travers la porte, discrètement, une femme de chambre venait de la demander pour des ordres à donner.

Elles s’embrassèrent avant de se séparer ; et les baisers de Lilian furent aussi affectueux que de coutume. Pourtant elle avait encore tressailli, comme froissée par les dernières et trop directes paroles d’Enid. Elle eût voulu ne les lui avoir jamais entendu prononcer… Ah ! pourquoi avait-elle permis à Enid de s’exprimer de la sorte !… Pour quoi s’était-elle trahie, alors que personne, pas même sa meilleure amie, n’aurait dû soupçonner ce qui se passait en elle !

Pauvre petite Lilian ! Elle était arrivée dans cet hôtel, quelques semaines plus tôt, sans que son âme, tout ensemble candide et passionnée, se fût jamais donnée ; et, auprès d’elle, lui témoignant une attention constante, s’était, depuis lors, trouvé un homme dont elle était trop intelligente pour ne point sentir la supériorité, qui l’avait conquise par cette supériorité même. Par lui, elle avait connu le plaisir infini de mettre sa pensée en contact avec une autre plus robuste, plus haute, plus puissante, qui la soutenait de son vol. Elle avait goûté la douceur extrême de se voir toujours comprise, enveloppée de sympathie… Et maintenant que les allusions trop claires d’Enid avaient, presque brutalement, précisé son rêve confus et délicieux, elle ne pouvait plus se cacher que jamais elle n’oublierait Robert Noris et ne rencontrerait d’homme auquel elle eût été plus entièrement heureuse de se confier pour toujours… Dieu ! comme elle s’était attachée à lui sans le savoir ! Quelle place elle lui avait laissé prendre dans sa vie, elle, la fière et indépendante Lilian !

Cependant il partirait bientôt peut-être ; il la quitterait avec un simple mot d’adieu, un serrement de main rapide, tout au plus une parole de regret sur leur séparation… Soit ; à l’avance, elle acceptait le déchirement de cette minute, mais jusqu’alors elle voulait jouir silencieusement, avec toute son intelligence et tout son cœur, de la présence de Robert.

Elle eut un frémissement de plaisir quand, le lendemain, elle l’aperçut à la gare, où il était venu saluer encore, au moment du départ, la famille Lyrton. Il resta sur le quai, auprès d’elle, jusqu’au moment où le train s’ébranla. En même temps qu’elle, il envoya un dernier signe d’adieu à Enid, qui leur souriait, un rayon de malice au fond de ses yeux bruns.

— Vite, Lilian, il faut rentrer maintenant, dit lady Evans, quand le dernier wagon ne fut plus qu’un imperceptible point s’effaçant de l’horizon.

Alors, à travers la petite ville inondée de soleil, ils revinrent lentement tous les trois, Robert ayant demandé à lady Evans la permission de l’accompagner. Et Lilian pensa tout à coup que jamais elle n’oublierait ce retour par les rues pleines de lumière, toutes riantes avec leurs échappées soudaines sur le lac d’un bleu intense. Les plus petits détails de cette promenade se gravaient dans sa pensée si nettement que longtemps après, elle se les rappelait tous ; elle revoyait une odorante gerbe de réséda à la porte d’une fleuriste, la vue d’Interlaken que lady Evans s’était arrêtée un instant à regarder, le titre d’une Revue dans laquelle Robert publiait une série d’articles et qu’elle avait lu au passage.

Pourtant elle avait la sensation de marcher en plein rêve et d’être absolument heureuse durant cet instant fugitif de sa vie… Elle eût voulu pouvoir demeurer ainsi des années, et encore des années, ayant Robert à ses côtés, écoutant résonner la voix mâle dont elle connaissait maintenant les moindres vibrations, sans crainte de se heurter à la brutalité cruelle d’un réveil soudain… Et un regret lui serra le cœur, quand elle aperçut, à travers les découpures du feuillage, la haute masse grise de l’hôtel, quand son pied foula les allées du parc. Sur le seuil même du hall d’entrée, une jeune femme se tenait, enveloppée dans une soyeuse pelisse de voyage, la petite toque couronnée d’ailes dégageant l’ovale parfait du visage, d’une blancheur mate. Les yeux fixés sur Lilian, elle la regardait approcher, marchant auprès de Robert. Celui-ci, occupé de sa seule causerie avec la jeune fille, avançait distraitement, si occupé qu’il ne remarqua point la voyageuse jusqu’au moment où celle-ci, retenant toujours autour d’elle les longs plis de son manteau, lui jeta, d’une voix très claire, presque mordante :

— Bonjour, Robert !

Il reîeva la tête et s’arrêta :

— Isabelle !… vous ici !

— Moi-même, en personne, comme vous voyez, fit-elle d’un ton de badinage, lui tendant la main. Pensez-vous donc que Vevey soit votre domaine privé et que le commun des mortels n’y puisse pénétrer ?

— J’aurais bien mauvaise grâce à m’accorder cette prétention, dit-il du même accent qu’elle avait employé. Et si j’avais su que vous dussiez arriver, je…

— Vous seriez venu au-devant de moi, n’est-il pas vrai ? C’eût été vraiment gentil de votre part, car vous devez être fort occupé ici et ne point manquer de distractions…

Elle avait achevé sa phrase du bout des lèvres, avec un singulier sourire, et ses yeux avaient glissé entre les cils vers Lilian qui montait l’escalier, enveloppée par la clarté d’une haute fenêtre.

— Occupé ? Absorbé ?… Mon Dieu, je ne le suis pas plus qu’à Paris, quand j’ai le plaisir de vous voir chaque jour.

Elle avait commencé l’attaque ; elle ne s’étonna pas de la riposte et reprit en souriant :

— Admettons que le mot « plaisir » n’est pas venu se placer dans votre réponse par un simple effet de politesse et laissez-moi vous annoncer que vous allez jouir du plaisir en question durant quelque temps.

Il s’inclina légèrement.

— Est-il indiscret de vous demander quel heureux hasard vous amène à Vevey ?

— Un hasard, oui !… Mais heureux ! Le mot est tout au moins discutable… Vous savez que mon père fait une saison à Évian ; et ma mère, bien résolue à l’y accompagner, m’avait entraînée à sa suite pour ne point se séparer de mes enfants dont elle ne peut plus se passer… Mais nous avions un temps abominable à Évian, très froid ; ma petite Sabine s’y est enrhumée, s’est mise à tousser d’une façon inquiétante ; le médecin m’a engagée à l’emmener dans une station plus chaude, sur l’autre rive du lac, et finalement m’a envoyée à Vevey.

— D’où il suit que nous devons être reconnaissants à l’amour maternel de votre arrivée parmi nous, fit-il avec une imperceptible raillerie dans la voix qu’elle ne remarqua pas.

Elle se trompait étrangement, si elle espérait qu’il ne pénétrerait point le vrai motif de son installation à Vevey. Il comprenait qu’elle s’était étonnée de l’y voir prolonger son séjour. Il se pouvait aussi qu’une chronique bavarde eût rapproché son nom de celui de miss Evans… Et cela avait suffi pour qu’elle vînt, avide de savoir si elle devait redouter cette inconnue.

À coup sûr, elle s’était préparée à soutenir toute comparaison, car elle était merveilleusement en beauté quand elle descendit pour le déjeuner, suscitant sur son passage cet insaisissable murmure charmé qu’elle adorait entendre. Durant tout le repas, elle se fit un amusement de causer avec Robert à demi-voix, comme pour mieux l’isoler des étrangers présents et affirmer hautement l’intimité naturelle que les liens de famille mettaient dans leurs rapports. Elle se sentait surtout joyeuse, parce qu’ainsi elle forçait Robert à détourner son attention de cette miss Evans, en qui elle avait, du premier regard, redouté une rivale. Mais de cette impression, elle ne voulait rien laisser voir.

— C’est le modèle que vous rêviez à Paris. cette petite Anglaise ? demanda-t-elle tout à coup à Robert, quand, quelques minutes après le déjeuner, Lilian sortit du salon. Voilà donc le pauvre petit papillon que vous avez disséqué… Vous l’avez bien choisi… en apparence, tout au moins… Mes compliments ! Robert.

Elle parlait d’un ton léger, allongée nonchalamment dans son fauteuil, ayant examiné Lilian, d’un coup d’œil perçant, à l’ombre de ses paupières mi-closes. Robert n’avait pas relevé ses paroles, et elle continua, voulant l’obliger à répondre :

— Savez-vous, mon ami, que je plains un peu cette petite… Peut-être a-t-elle attaché une certaine importance à l’intérêt dont vous jugiez à propos de la gratifier ; et trouvera-t-elle fort désagréable, un jour, de découvrir que son cavalier assidu n’était qu’un observateur curieux… Quant à vous, j’imagine que vous m’êtes très reconnaissant de vous avoir engagé à venir à Vevey…

Il eut un étrange regard vers elle.

— Je ne sais ce que l’avenir me tient en réserve comme résultat final de mon séjour en Suisse, mais, quoi qu’il en soit, je vous serai toujours, en effet, fort reconnaissant de m’avoir engagé à choisir Vevey comme champ d’observations.

La jeune femme tressaillit. Pourquoi Robert parlait-il ainsi ? Était-il possible que, réellement, comme elle en avait eu l’intuition, cette jeune fille ne fût plus une indifférente pour lui ? Là où, avec toute son habileté, son charme, son éclatante beauté, elle avait échoué, une enfant de dix-huit ans allait-elle réussir !

— Il éprouve pour elle une curiosité de dilettante, avait-elle pensé tout d’abord. Elle l’amuse et il l’étudie.

L’amusait-elle seulement ? Quelques jours à peine après son arrivée, Isabelle ne pouvait plus le croire. Elle était trop fine pour n’avoir point saisi mille nuances délicates et expressives dans les égards qu’il montrait à la jeune fille, pour ne point se rendre compte qu’elle lui inspirait plus qu’un simple intérêt d’artiste. Et une colère sourde s’éveillait en elle contre Lilian. Elle était allée voir Mme de Grouville, avide de la questionner ; et quand elle avait négligemment jeté dans la conversation le nom de Lilian Evans, elle avait entendu qualifier la jeune fille de « délicieuse enfant », lady Evans de « nature d’élite, de femme éminemment distinguée, toute dévouée à sa nièce orpheline ». Et Mme de Grouville avait continué avec son impétuosité habituelle : « La chère créature ne sera heureuse que le jour où elle verra mariée sa pauvre petite Lilian… Ce qui ne sera point aisé ! » avait-elle fini tout bas, comme pour elle seule.

D’abord, Isabelle n’avait point pris garde à ces derniers mots surpris par son oreille attentive, non plus qu’au qualificatif inattendu ajouté par la baronne de Grouville au nom de la jeune fille : « Pauvre Lilian… » Pourquoi ?… Mme de Grouville avait-elle donc un motif de désigner ainsi celle qu’elle appelait « sa petite Lilian » ? Isabelle fit tout à coup cette réflexion quand, le soir de sa visite, elle se retrouva seule dans son appartement, fiévreuse, irritée, parce qu’elle venait de constater quelle musicienne consommée était Lilian.

Y avait-il donc quelque mystère pénible concernant la jeune fille que tenaient caché ceux qui l’aimaient ?… Peut-être était-ce là le moyen sûr de séparer Robert de cette Lilian qui le lui enlevait… Mais qui questionner ?… Comment savoir ? Chez Mme de Grouville, une nombreuse société anglaise était reçue… Peut-être y rencontrerait-elle celui ou celle qui pourrait lui donner les renseignements qu’elle désirait soudain, avec une ardeur fébrile et méchante. Et, en vérité, le hasard la servait, car une nouvelle garden-party allait avoir lieu aux Cytises ; elle pourrait donc commencer tout de suite cette espèce d’enquête vers laquelle elle se précipitait avec la passion d’une coquette atteinte cruellement dans sa vanité et qui, à n’importe quel prix, veut avoir sa revanche.

Elle avait bien prévu ; toute la colonie cosmopolite la plus choisie de Vevey était réunie chez Mme de Grouville quand elle y entra, deux jours plus tard, et elle fut bientôt aussi entourée qu’elle le pouvait souhaiter. Mais que lui faisaient, en cette minute, son succès de femme, cet empressement qu’apportaient les hommes à lui être présentés, puisque le seul qui l’occupât, Robert, n’était point là… Viendrait-il seulement !… Et, nerveuse, elle causait avec une animation qui lui donnait un incomparable éclat.

— Est-il possible, comtesse, d’arriver jusqu’à vous ? fit une voix derrière elle.

Indifférente, elle se retourna et reconnut le baron Hurel, une façon de vieux diplomate aimable et insignifiant qu’elle voyait à Paris, chez Mme de Grouville.

— Comtesse, quelle divinité bienfaisante vous amène ici pendant mon court passage à Vevey ?

En quelques mots, Isabelle lui eut répondu. Il l’écouta d’un air charmé, s’assit près d’elle, enchanté de leur rencontre ; et, pendant un moment, elle prit plaisir à évoquer avec lui toute sorte de souvenirs parisiens, à écouter ses compliments, qu’elle dégustait sans s’occuper de leur valeur, comme une enfant gourmande grignote tous les bonbons indifféremment.

Mais, soudain, elle cessa de l’entendre, et il lui parut importun. Dans le grand salon, venaient d’entrer lady Evans et Lilian.

Ah ! certes, Isabelle était encore bien belle mais elle n’eût jamais pu effacer cette enfant de dix-huit ans, qui avait pour elle sa jeunesse en fleur. D’un œil jaloux, Isabelle l’examina depuis la pointe de son petit soulier jusqu’aux mèches blondes qui volaient au hasard sur son front… À quoi bon ! Ce qui la rendait si séduisante, ce n’était point la robe qu’elle portait, mais ses yeux de fleur bleue, brillants de vie, sa carnation fine et splendide, ses lèvres rondes qui se relevaient si joliment sur les dents laiteuses… Isabelle le comprit et un désir aveugle de briser ce charme juvénile lui étreignit tous les nerfs… Ne venait-elle point aussi de surprendre le regard rapide de Lilian autour du salon cherchant Robert… Lui, absent, les autres n’existaient pas ; et Isabelle triompha de cette déception de la jeune fille. Puis envahie du besoin âpre de savoir tout ce que l’on disait de Lilian, elle se tourna vers le baron Hurel et demanda dédaigneusement, la désignant de son éventail :

— Qui est-ce ?

— Cette jeune fille ? une Anglaise, lady Lilian Evans.

— Oui, je sais cela. Elle est au même hôtel que moi.

— Au même hôtel aussi que notre ami Noris, fit le baron plissant avec malice sa bouche trop mince. Et tout écrivain psychologue, tout blasé qu’il est, Noris me paraît avoir pris rang parmi les admirateurs de cette jeune beauté, la plus remarquable de notre société, avant que vous fussiez ici, comtesse.

Elle eut une faible inclinaison de la tête, et, l’accent bref, demanda encore :

— C’est une héritière, n’est-ce pas ?… de vieille famille ?

— Hum… hum… une héritière… Lady Evans a une immense fortune, mais sa nièce… Si j’en crois mes vieux, vieux souvenirs, — et encore ne pourrais-je rien affirmer, — le père de Mlle Evans, à ce que j’ai entendu dire en Angleterre, aurait été un assez triste personnage et n’aurait guère laissé des richesses à sa fille…

— Ah ! fit Isabelle avec un accent d’intérêt si vif que le diplomate se sentit tout aise de l’avoir ainsi captivée.

Et, encouragé par ce début, il continua très empressé :

— Mon Dieu, comtesse, personnellement je suis assez mal renseigné au sujet de la famille de Mlle Evans, que je ne connais pas, en définitive. Mais s’il vous était agréable d’avoir quelques détails sur l’origine de cette jeune fille, je suis tout à votre disposition pour vous les procurer, aussi complets que vous le désirerez. Je sais que lady Evans possède des domaines héréditaires dans le Cornouailles, et j’ai, en Angleterre, des amis, dans cette même région, qui me fourniront tous les documents possibles.

— J’userai alors bien volontiers de votre aimable proposition, fit Isabelle dont la gorge était sèche et les lèvres brûlantes. J’ai un motif très sérieux de souhaiter connaître tout ce qui concerne miss Lilian. Mais je vous serais obligée de ne point parler de cette mission que j’ai le plaisir de vous confier. Si vous le voulez bien, ce sera un secret entre nous.

Isabelle avait achevé sa phrase d’un ton de demi-badinage, l’accompagnant de ce sourire qu’elle réservait à ceux qui avaient eu le don de la satisfaire et qui rendait si brillantes ses prunelles noires… Mais ce sourire s’effaça vite, elle venait d’apercevoir Robert auprès de Lilian…