Cœurs en folie/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 14-20).

iii

La Bonne et la Maîtresse.


Bien qu’il y eût, ce soir-là, peu de clients, l’heure du dîner comme chaque jour, ramena une vive animation dans l’hôtel. Le patron, surtout, était affairé, surveillant les apprêts du repas, ainsi qu’il sied à tout bon maître restaurateur.

La servante en profita pour mettre à exécution le projet qu’elle avait conçu dans l’après-midi.

Elle réfléchit encore une dernière fois avant d’agir.

Et, s’interrogeant elle-même, elle se tint ce petit discours :

— Faut-il ? Ne faut-il pas ?… Il faut ! C’est le seul moyen que j’aie de m’en tirer honnêtement, sans que ma vertu ait à souffrir. Or, je tiens à ma vertu par dessus tout !… Tant pis : c’est Monsieur qui l’aura voulu…

« Ah ! Maître Honoré, vous êtes le maître, même pour cela ! Eh bien ! c’est ce que nous allons voir. Je doute fort que Mme Jeanne soit du même avis que vous !

Car, ce qu’Adèle avait décidé, ce n’était ni plus ni moins que de prévenir sa maîtresse et de lui raconter tout ce qui s’était passé, pendant son absence, entre elle et le patron…

Elle n’était pas très rassurée, et elle avait bien peur, ce faisant, d’échapper à un danger pour tomber dans un autre. Car, peut-être Mme Jeanne allait-elle la soupçonner d’avoir fait la coquette, et d’avoir provoqué les propos galants de son mari, peut-être, furieuse, allait-elle la congédier.

Aussi son cœur battait-il bien fort en se dirigeant vers la chambre où sa maîtresse s’était retirée pour troquer sa toilette de ville contre la robe qu’elle portait ordinairement dans sa maison.

L’hôtelière tenait Adèle en grande estime ; elle la savait sage, et elle jugeait que c’était là une grande qualité, à laquelle d’ailleurs la servante en joignait beaucoup d’autres, dont la moindre n’était pas d’être très dévouée à sa maîtresse.

Elle vit bien tout de suite à l’air de sa servante que celle-ci avait une confidence extraordinaire à lui faire et qu’il se passait dans cette maison habituellement si paisible quelque évènement anormal.

Même par le ciel le plus clair, les gens nerveux sentent venir l’orage. Et Mme Jeanne, sans être plus nerveuse qu’il le fallait, eut tout de suite l’intuition qu’un orage grondait. Elle n’eût pu dire quel était cet orage, mais, rien qu’en voyant la mine d’Adèle, une forte émotion s’empara d’elle et une soudaine inquiétude l’envahit, tant que ce fut elle-même qui prononça les premières paroles et demanda d’une voix qui décelai son émoi :

— Qu’y a-t-il donc ? Adèle… Tu parais toute chavirée.

— Chavirée, c’est cela, vous l’avez dit, Madame Jeanne… Je suis toute chavirée. Et il y a de quoi, allez !…

— Il t’arrive quelque chose de grave ?

— Il nous arrive, Madame, à vous et à moi.

— À moi aussi ?… Vite, explique-toi… tu m’inquiètes !

— Vous avez lieu d’être inquiète… Je suis certaine que vous n’auriez jamais cru cela… ni moi non plus, d’ailleurs.

— Mais raconde donc, raconte, je suis sur des charbons.

— Vous le saurez bien assez tôt ! Mais avant il faut me promettre que vous ne m’en voudrez pas, que vous me croirez car je vous jure que c’est la vérité pure, la vérité vrai de vrai, et surtout vous me défendrez si maître Honoré veut me chasser.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce donc ?… Je te promets tout ce que tu voudras… Mais je t’en conjure, je t’en supplie… parle. Tu ne vois donc pas dans quel état tu me mets avec toutes tes questions et tes préambules à n’en plus finir.

— Eh bien ! voilà ! J’ai cru de mon devoir de vous avertir… Monsieur…

— Quoi, Monsieur ?

— Tantôt, il m’a fait la cour… Oh ! Il y avait déjà longtemps que je voyais qu’il avait des manières bizarres, mais enfin je ne croyais pas, je ne pouvais pas supposer, moi, n’est-ce pas ?…

Alors, prenant son parti résolument, Adèle raconta la scène de la journée ; elle n’omit aucun détail, aucun, ni aucune des paroles échangées, ni même la gifle qu’elle avait donnée, surtout la gifle parce que c’était une preuve qu’elle n’avait pas encouragé son patron…

Et quand elle eut fini, elle dit :

— Madame Jeanne, vous ne m’en voulez pas, bien sûr ?… Ce n’est pas de ma faute, je vous le jure, je n’ai rien fait pour ça, moi, rien… pas ça !…

L’hôtelière était stupéfaite, oui, absolument stupéfaite. Elle, si fidèle, elle qui avait éconduit tant de soupirants, parmi lesquels il en était certainement qui ne lui déplaisaient pas, voilà comme elle était récompensée d’une honnêteté très méritoire d’autant plus méritoire qu’elle n’avait pas toujours été satisfaite comme elle l’eût désiré, des preuves d’amour que lui donnait son mari.

— Ah ! le misérable ! Le bandit ! s’écriait-elle. Il a osé, ici même, dans mon logis, essayer de détourner ma servante.

« Oh ! mais je me vengerai ! Un tel affront mérite un châtiment, et il l’aura, ce châtiment ! Il l’aura, j’en fais le serment… !

En faisant ce serment, Mme Jeanne ne pouvait s’empêcher, malgré elle, de penser au galant notaire, à Me Robert qui lui faisait une cour si polie… Il était là, à deux pas d’elle, et pendant cinq jours, il allait coucher sous le même toit. La vengeance mais elle était à portée de sa main. Elle n’avait qu’un geste à faire, un mot à dire, et Maître Honoré serait puni comme il le méritait, il recevrait le juste prix de sa félonie… Ah ! Il avait voulu la tromper ignominieusement ! Eh bien ! c’est lui qui serait cocu ! Juste retour des choses d’ici-bas. Ce serait la justice immanente qui s’abattrait sur lui !…

Et après — eh bien ! après — tant pis, une fois qu’elle


Et Adèle s’empressa à son tour auprès du notaire (page 13).

aurait pris un amant, elle continuerait. Maître Honoré pouvait être tranquille, il serait l’hôtelier le plus trompé de France. Voilà ! C’était cela qu’il fallait faire ! Il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

Pour un peu, si ce n’avait pas été l’heure du dîner, l’épouse indignée serait immédiatement allée retrouver le notaire, et elle se serait tout de suite jetée dans ses bras, en lui disant : « Me voilà, prenez-moi, je suis votre maîtresse ! »

Mais c’était l’heure du dîner. Alors, elle ne pouvait pas. Seulement, le traître ne perdrait rien pour attendre. Ce serait pour la soirée, oui, le soir même, et il aurait bonne mesure…

Mme Jeanne se disait tout cela. Ses pensées se pressaient, se heurtaient tumultueuses dans son cerveau. Elle contenait avec peine sa rage et son indignation.

Et puis, elle se calma, se mit à réfléchir.

Elle regarda Adèle qui restait là, devant elle, respectant son courroux, attendant elle ne savait pas quoi, mais attendant quand même, que sa patronne lui parlât de nouveau, et lui dit ce qu’elle avait à faire, car enfin le soir même, maître Honoré allait venir la retrouver dans sa chambre.

Comme Mme Jeanne ne lui disait rien, se contentant de marcher fébrilement et de laisser échapper de temps en temps des mots qui témoignaient de son agitation intérieure, la servante se risqua à demander timidement :

— Alors, Madame ?

— Alors, quoi ?

— Eh bien !… Cette nuit… Monsieur m’a dit qu’il viendrait, sur le coup de minuit, que je laisse ma porte ouverte…

C’était vrai. Dans son exaspération, l’hôtelière avait oublié ce détail, lequel pourtant avait son importance… Elle s’arrêta et se prit à réfléchir… Sans doute, elle devait se venger mais tandis qu’elle serait avec le notaire, que ferait son mari avec la servante ? Si celle-ci, à la fin ne pouvait résister, son infortune conjugale serait consommée ! Tromper son mari, c’était bien, c’était juste, c’était mérité, il le fallait elle y était résolue… mais elle ne voulait pas qu’il la trompât… C’était déjà suffisant qu’il en ait eu l’intention ; elle ne devait pas lui permettre de mettre à exécution cette intention criminelle… Que faire pour l’en empêcher ?… Que faire ?

Soudain, une idée lui vint… une idée comme il en peut venir à une femme… Et, malgré la situation dans laquelle elle se trouvait, malgré sa fureur jalouse, elle se mit à rire et à dire tout haut :

— Oui, c’est cela ! C’est cela ! Ce sera drôle ! Et il sera bien attrapé.

Adèle crut encore devoir parler.

— Naturellement, déclara-t-elle, ma porte sera bien verrouillée…

Mais sa patronne l’interrompit, autoritaire :

— Non, elle ne le sera pas.

— Oh ! Vous pouvez me croire, Madame. Je vous assure bien que…

Encore une fois, Mme Jeanne lui coupa la parole :

— Et moi, dit-elle, je veux que ta porte soit ouverte. Tu entends, je veux qu’il pénètre dans ta chambre, convaincu que tu lui as obéi, et que tu es prête à lui céder.

— Mais, Madame, vous n’y pensez pas… Vous ne voulez pourtant pas que je cède.

— Laisse-moi achever… Il entrera dans ta chambre, seulement… c’est moi qu’il trouvera à ta place dans ton lit.

Adèle était anéantie… Elle s’attendait bien à quelque chose, mais pas à cela…

— Vous ! s’écria-t-elle… Vous !

— Oui, moi ! Rien n’est plus facile.

Et la patronne expliqua à la servante ce qu’elle devait faire.

C’était bien simple, mais il fallait y penser.

Elles changeraient de chambre toutes les deux pour une nuit.

Mme Jeanne se glisserait dans le lit d’Adèle, tandis que la servante viendrait prendre la place de sa maîtresse dans le lit conjugal. Cela n’aurait pas d’importance puisque maître Honoré, pour cette nuit, était décidé à respecter le sommeil de son épouse. Il n’y aurait donc aucun danger qu’il dérangeât Adèle laquelle pourrait reposer en toute tranquillité, sa vertu étant bien à l’abri de toutes les entreprise de l’hôtelier.

Et lorsque celui-ci se présenterait chez la servante, au moment où il croirait tenir entre ses bras la jeune bonne qu’il convoitait, il aurait la désagréable surprise de se trouver en tête-à-tête avec sa légitime épouse, qui pourrait, tout à son aise, lui reprocher sa trahison et jouir de la confusion du mari coupable, lequel n’aurait pas pu même consommer son crime.

Cela arrangeait tout. Non seulement la vertu d’Adèle serait sauve, mais l’honneur conjugal de Mme Jeanne n’aurait reçu aucune atteinte et en plus, celle-ci aurait encore l’avantage de pouvoir reprocher à son mari son odieuse conduite.

La servante trouva l’idée de sa maîtresse merveilleuse.

Elle se prit à rire, disant :

— Ce sera bien fait ! Ça lui apprendra ! Avouez qu’il mérite vraiment qu’on lui joue un tour pareil !

— Allons, tiens-toi prête pour ce soir, quand je te ferai signe. Et, en attendant, va vite à ton ouvrage, car autrement maître Honoré pourrait se doute de quelque chose en nous sachant depuis si longtemps seules à causer toutes deux.

Adèle, un instant plus tard, apparaissait dans la salle.

Elle ne s’était jamais montrée plus gaie, plus empressée envers les clients. L’hôtelier lui-même ne put s’empêcher de constater que sa servante était de très bonne humeur, et il en fut dupe au point de se dire :

— Elle en a pris son parti. Eh ! Eh ! Je crois que je vais passer une nuit agréable !

Ce qui prouve que les hommes seront toujours dupes des ruses féminines.