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Cœurs en folie/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 26-31).

v

Où Adèle perd quand même sa vertu.


Il entra et se trouva dans la pénombre.

Il y voyait à peine dans la pièce dont les rideaux étaient tirés sur une fenêtre déjà assombrie par les persiennes closes.

Ses yeux fouillant l’obscurité ne distinguaient que des formes vagues, des meubles qu’il sentait plutôt à tâtons, des vêtements jetés sur les chaises…

Mais s’il ne voyait qu’à peine, il se rendit compte cependant qu’une forme féminine était couchée dans le lit… Elle dormait et ne l’avait pas entendu venir.

— Si je la réveille brutalement, pensa-t-il, elle va avoir peur ; elle appellera, et c’est ce que je ne veux pas…

Il s’était approché du lit et devinait la respiration régulière de la dormeuse.

Et il ne put s’empêcher de penser :

— Elle est là, dans ce lit… couchée… Je n’aurais qu’à me glisser doucement auprès d’elle… Elle ne dirait rien… même si elle s’éveillait, elle penserait d’abord que c’est son mari…

Il rit à cette idée, puis soudain se dit :

— C’est cela qu’il faut faire !… Tant pis, elle s’éveillera sous mes baisers !…

Le notaire était excusable. Il avait pris, lui aussi, sa part de vin généreux et de grande fine. S’il eût été à jeun, il n’eût certes pas tenté pareille aventure. Mais il ne raisonnait plus, il raisonnait d’autant moins que, á l’excitation provoquée par le bon repas, s’ajoutait l’énivrement qu’il éprouvait à présent à sentir tout près de lui, à sa portée la femme qu’il désirait ardemment et que, déjà, il nommait sa maîtresse.

Il ne pensait plus du tout, alors, que maître Honoré attendait qu’il revint le trouver avec des cigares. Il pensait à toute autre chose…

Sans faire aucun bruit il se dévêtit rapidement, et, avec d’infinies précautions, il se glissa dans le lit à côté de la femme qu’il prenait pour dame Jeanne.

Car, vous l’avez bien deviné, n’est-ce pas, ce n’était pas dame Jeanne qui était dans le lit, c’était Adèle !

Comme il avait été convenu, entre elles elles avaient changé de chambres.

À peine l’hôtelière avait-elle pris congé de son mari et de Me Robert qu’elle appelait sa servante :

— Maître Honoré ne se doute de rien ? lui demanda-t-elle.

— Oh non ! Madame ! J’ai fait exprès l’aimable toute la soirée.

— Il t’a parlé encore ?

— Oui… une fois, il m’a glissé un mot : « À cette nuit. »

— Et que lui as-tu répondu ?… Tu ne l’as pas éconduit au moins.

— Oh non ! Pensez-vous. Au contraire, je lui ai dit : « Oui, à cette nuit. » Il était joyeux comme tout et il a de nouveau essayé de m’embrasser.

— Oh ! C’est un dégoûtant personnage !

— Mais je ne me suis pas laissé faire.

— Je l’espère bien. Enfin, il compte que tu l’attendras dans ta chambre ?

— Dame, oui.

— Alors, nous allons tout de suite faire l’échange. Tu vas te coucher ici et je vais monter chez toi… Donne-moi la clé de ta chambre. Pour le reste, tu n’as pas besoin de bouger.

— Et si Monsieur venait…

— Venir, lui !… Il n’y a pas de danger… Il est attablé avec le notaire et ils resteront ensemble jusqu’à minuit, tu peux en être certaine.

— Des fois, pour s’assurer que vous dormez.

— Dans ce cas, tu n’aurais qu’à rester coite, et faire semblant d’être plongée dans le plus grand sommeil.

— Vous pouvez être tranquille et compter sur moi. Si par hasard, il vient, je me pelotonne sous les draps et il sera convaincu que je dors profondément.

Mme Jeanne ne quitta sa chambre que lorsque la servante eût pris sa place dans le lit. Je crois même qu’elle poussa la solliciture jusqu’à la border bien convenablement, et, en faisant attention à ne pas être remarquée, elle gravit l’escalier qui conduisait à l’étage où couchait habituellement Adèle.

Elle se coucha à son tour, éteignit la lumière et attendit les événements, ou plutôt l’événement.

Elle riait sous cape, se disant :

— Ah ! Monsieur le Paillard, vous voulez me tromper. Vous ne vous doutez pas de la surprise que je vous ménage. Je vous apprendrai, moi, à vouloir débaucher les servantes. Nous allons bien rire lorsque minuit sonnera.

Me Robert, on a vu comment, était venu déranger toute la combinaison échafaudée par l’hôtelière, et c’est ainsi que, croyant se coucher auprès de dame Jeanne, il s’était étendu à côté de la pauvre Adèle, qui, quoi qu’elle eût fait pour sauver sa vertu, ne s’était tirée d’un péril que pour tomber dans un autre.

La jeune fille avait, naturellement, entendu entrer le notaire dans la chambre. Mais elle avait cru que ce visiteur nocturne était maître Honoré, venant s’assurer que sa femme était couchée et endormie. Comment eût-elle supposé que son patron était resté dans la salle et que l’homme qui venait ainsi la trouver était Me Robert ?

Sans le voir, elle avait deviné tous les mouvements de l’homme. Et, afin de mieux jouer le rôle qui lui était désigné, elle retenait son souffle, n’osant faire un mouvement, dans la crainte que l’hôtelier ne lui parlât et l’obligeât à lui répondre, ce qui eût compromis irrémédiablement le plan arrêté par dame Jeanne, lequel plan était en pleine exécution.

Cependant, elle s’inquiétait, se rendant compte que le nouveau venu ne pensait nullement à s’en aller.

Lorsqu’elle l’entendit se coucher et qu’elle sentit le contact du corps de Robert, elle fut prise d’un grand émoi. Elle se demandait ce que cela pouvait signifier. Maître Honoré avait-il donc oublié le rendez-vous qu’il lui avait donné, ou voulait-il, en agissant ainsi, donner le change à son épouse ?

Il lui fallait accepter ce compagnon de lit pourtant, sous peine de laisser découvrir la supercherie. Pourvu, à présent, qu’il la laissât dormir. Elle augurait cependant bien du fait que l’homme restait muet.

— Il ne veut pas parler pour ne point me réveiller. Sans doute vient-il seulement se coucher quelques instants pour le cas où sa femme s’apercevrait de son absence… Mais c’est vraiment une précaution superflue…

Son inquiétude s’accrut lorsqu’elle sentit son voisin de lit glisser le long de son corps une main audacieuse…

Ne sachant que faire et n’osant surtout se démasquer, elle se demandait où il voulait en venir.

Elle osa cependant dire tout bas, dans un souffle, espérant que celui qu’elle prenait pour maître Honoré renoncerait à ses caresses :

— Oh ! J’ai sommeil… J’ai sommeil !

Mais, tout bas aussi, lui répondant de même façon, l’homme dit à son tour :

— Je t’aime !…

Cette fois, Adèle comprit que sa vertu était en grand péril et elle voulu échapper aux bras qui déjà, l’enlaçaient et aux lèvres qui s’approchaient des siennes.

Mais il était trop tard.

Elle ne put que pousser un cri de protestation, et dut se résoudre à accepter le témoignage ardent d’une tendresse passionnée que le galant notaire croyait donner à Mme Jeanne elle-même.

La petite servante jouait de malchance. Elle qui croyait avoir si bien préservé son honnêteté contre les entreprises de son maître, voilà que celui-ci venait la retrouver et la prendre précisément là où elle s’était réfugiée pour lui échapper.

Le notaire cependant ne contenait pas sa fougue. Son ardeur était sans bornes, et il goûtait, en outre, la saveur du fruit défendu… Dans ses transports, il s’oubliait, et appelait la malheureuse Adèle « sa Jeanne chérie », ce qui fortifiait la servante dans l’idée qu’elle avait affaire à son patron. Elle ne pouvait soupçonner, en effet, que maître Honoré eût un rival.

Me Robert avait donc réussi au-delà de ses espérances, et il s’attardait à caresser encore dans la nuit le corps de la jeune femme, lorsque celle-ci se mit à pleurer.

Cette crise de larmes l’étonna. Elle survenait précisément au moment où il allait faire de la lumière et se jeter à genoux, sur la descente de lit, pour demander pardon à Jeanne de sa conduite, certain d’ailleurs d’être pardonné lorsqu’il apprendrait à la jeune femme l’indignité de son époux…

Il dit doucement :

— Pourquoi pleures-tu, ma Jeannette ?

Et il entendit cette réponse inattendue :

— Je pleure parce que je ne suis pas Jeanne ! Je suis Adèle !

Cette révélation soudaine causa au pauvre notaire une stupéfaction considérable. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait et se demandait comment il avait pu confondre ainsi la belle hôtelière avec sa servante.

— Adèle ! fit-il… Adèle… la petite bonne !… mais comment se peut-il ?…

Au son de la voix maintenant, Adèle ne reconnaissair plus le patron de l’hôtel des Gais Lurons ! C’était infernal ! Il lui semblait que c’était un autre qui lui parlait.

— De la lumière, fit-elle, vite ! de la lumière !

Et elle bondit, rapide, hors du lit, puis éclaira la pièce.

Immédiatement elle reconnut le notaire.

— Maître Robert, dit-elle, vous !… C’était vous !

— Oui, c’était moi ! Mais, chut ! sois discrète !

— Et vous osiez venir trouver Madame dans sa chambre ?

« Vous êtes donc son amant ?

Son amant ! On pensait déjà qu’il pût être l’amant de dame Jeanne !…

— Ne m’interroge pas là-dessus, dit-il, explique-moi plutôt pourquoi tu te trouvais dans le lit et dans la chambre de ta patronne.

— C’est un secret que je ne dois pas révéler…

— Pourtant, n’avais-tu pas donné rendez-vous à minuit…

— À maître Honoré, que si fait, mais cela ne m’empêche pas d’être ici, au contraire… Je croyais sauver ma vertu… mais hélas !

— N’en parlons plus… C’est une chose passée, à présent… Mais donne-moi plutôt la clé de cette énigme, car j’ai quelque chose de très urgent à confier à Mme Honoré.

— Ne me l’avez-vous pas déjà confiée à moi-même ?

— Ce n’est pas cela, seulement… Dis-moi vite où elle est.

Adèle, dont les larmes étaient séchées, regarda son amant (elle avait bien le droit à présent de le nommer ainsi) et elle lui dit en souriant :

— Dame, si vous avez trouvé la servante dans le lit de la patronne, vous devez bien vous douter que la patronne se trouve…

— Dans le lit de la servante ?

— Parbleu ! Où voulez-vous qu’elle soit ailleurs ?

— C’est vrai. Mais encore, pour quelle raison cette substitution ?

— N’avez-vous pas deviné, maintenant que vous savez que maître Honoré a rendez-vous avec moi à minuit dans ma chambre…

Le notaire comprit : Il se frappa le front :

— C’était donc un complot entre dame Jeanne et toi !

— Oui, mais Madame aurait bien dû vous prévenir, vous aussi, si elle vous attendait…

— Elle ne m’attendait pas. C’est le hasard qui a tout fait, un hasard que je ne regrette pas d’ailleurs, puisqu’il m’a valu le plaisir de constater combien tu étais jolie.

— Vous ne le regrettez pas… Mais, moi…

— Toi… Qu’as-tu besoin de dire quelque chose ?…

— Je n’ai pas besoin, cependant

— Écoute, c’est ton intérêt, garde le silence ce qui s’est passé entre nous. Et souviens-toi que si quelqu’un est venu te déranger ce soir, c’est ton patron… et pas moi.

— Ah ! Je serai bien obligée de me souvenir que c’est vous.

— Peut-être. Si tu veux. L’important est que tu ne dises rien. Pour le moment, reste dans cette chambre… Et surtout, sois discrète… Je m’arrange du reste.

— Je le serai, je vous le promets.

Le notaire allait se retirer… Mais Adèle le regarda et, tout en baissant les yeux, elle lui dit :

— Vous n’allez pas vous en aller comme ça… Sans m’embrasser…

C’est une chose que l’on ne peut refuser à une femme, surtout lorsque l’instant d’avant on lui a pris, par surprise, sa virginité. Et puis, Me Robert n’en éprouvait aucun déplaisir. Aussi s’exécuta-t-il sans se faire prier.

Il s’exécuta sans se faire prier, et, lorsqu’il eut posé ses lèvres sur celles de la servante, celle-ci, avant de se dégager, lui demanda tout doucement :

— Dis-moi que tu as été aussi heureux qu’avec Mme Jeanne ! Ça me consolera.

— S’il ne faut que ça pour te consoler, sois contente, j’ai été aussi heureux.

— Alors, tu ne m’oubliera pas. Tu sais, pour toi, la porte de ma chambre sera toujous ouverte.

— Merci. J’en profiterai à l’occasion.

Le notaire pouvait bien donner ce vain espoir à Adèle. Au fond, cela ne l’engageait à rien.

Il quitta donc la servante pour retourner auprès de maître Honoré, tandis qu’Adèle se recouchait dans le lit de sa maîtresse, encore tout émue de ce qui lui était arrivé, et ne sachant pas très bien si elle devait s’en réjouir ou s’en désoler.