Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/C’est de la povretei Rutebuef
C’est de la Povretei Rutebuef.
Je ne sai par où je coumance,
Tant ai de matyère abondance
Por parleir de ma povretei.
Por Dieu vos pri, frans Rois de France,
Que me doneiz queilque chevance[1] :
Si fereiz trop grant charitei.
J’ai vescu de l’autrui chatei[2]
Que hon m’a créu[3] et prestei ;
Or me faut chacuns de créance,
C’om me seit povre et endetei :
Vos r’aveiz hors dou reigne estei[4]
Où toute avoie m’atendance.
Entre chier tens et ma mainie[5],
Qui n’est malade ne fainie,
Ne m’ont laissié deniers ne gage.
Gent truis d’escondire[6] arainie[7]
Et de doneir mal enseignie[8] :
Dou sien gardeir est chacuns sages.
Mors me r’a fait de granz damages ;
Et vos, boens Rois, en .ij. voiages
M’aveiz bone gent esloignié,
Et li lointainz pélerinages
De Tunes qui est leuz sauvages,
Et la male gent renoié.
Granz Rois, c’il avient qu’à vos faille,
A touz ai-ge failli sanz faille :
Vivres me faut et est failliz.
N’uns ne me tent, n’uns ne me baille :
Je touz de froit, de fain baaille,
Dont je sui mors et maubailliz[9].
Je suis sanz coutes et sanz liz ;
N’a si povre juqu’à Senliz.
Sire, si ne sai quel part aille :
Mes costeiz connoit le pailliz,
Et liz de paille n’est pas liz
Et en mon lit n’a fors la paille.
Sire, je vos fais asavoir
Je n’ai de quoi do[10] pain avoir :
A Paris sui entre touz biens,
Et n’i a nul qui i soit miens.
Pou i voi et si i preig pou ;
Il m’i souvient plus de saint Pou[11]
Qu’il ne fait de nul autre apôtre.
Bien sai Pater, ne sai qu’est notre,
Que li chiers tenz m’a tot ostei,
Qu’il m’a si vuidié mon hostei
Que li Credo[12] m’est dévéeiz,
Et je n’ai plus que vos véeiz.
- ↑ Chevance : voyez, pour ce mot, une des notes de la fin de La paiz Rutebeuf, page 23.
- ↑ Chatei, bien, fortune, gain, profit ; en bas latin, catallum.
- ↑ Créu, donné à crédit.
- ↑ Ce vers :
Vos r’aveiz hors dou reigne estei,
indique que cette pièce a été composée avant la fin de la seconde croisade et pendant que saint Louis était occupé à combattre les infidèles. Le mot r’aveiz ne peut en effet s’appliquer à une époque postérieure, puisque Louis IX mourut en 1270 sans avoir revu la France, et que son successeur, qui ne se croisa jamais, ne fit hors du royaume qu’une seule expédition, celle d’Aragon, en 1284, à laquelle Rutebeuf fait allusion dans une de ses pièces. (Voyez celle qui est intitulée De la vie du monde.) D’ailleurs les quatre derniers vers de la strophe suivante et l’ensemble de La povretei Rutebuef prouvent ce point surabondamment. - ↑ Mainie, mesnie, maison, famille, de mansio
- ↑ Escondire, refuser ; de escondire, excondicere.
- ↑ Arainie, accoutumée.
- ↑ Dans une pièce anonyme, qui se trouve au Ms. 248, supp. fr., de la bibliothèque du Roi, et qui est intitulée C’est uns dis d’avarisce, on rencontre les vers suivants, qui corroborent singulièrement et presque dans les mêmes termes les paroles de Rutebeuf :
Chascuns a son donnet perdu :
Li ménestrel sont esperdu * ;
Car nus ne lor veut riens donner.
De don ont esté soustenu :
Maintenant sont souz pié tenu ;
Or voisent aillors sermonner.
C’était précisément le contraire de ce que faisait saint Louis, car, si l’on en croit La branche aux royaux lignages,
Viex ménestriex mendians…
Tant du sien par an emportoient
Que nombre ne puis avenir.
On peut recourir aussi pour ce sujet à la pièce des Taboureors (joueurs de tambours), que j’ai insérée dans mon recueil intitulé Jongleurs et Trouvères. (Paris, Merklein, 1835.) Je terminerai cette note par les vers suivants, dans lesquels Robert de Blois se plaint de l’avarice des grands :
Qui porroit ce de prince croire,
s’il n’oïst ou véist la voire,
Qu’au mengier font clorre lor huis ?
Si m’aït Deus, je ne m’en puis
Taire kant dient ci huissier :
« Or fors ! mes sires vuet mangier. »
Voyez aussi sur le même sujet la note A, à la fin du volume.
* On retrouve ces deux vers dans la pièce de Rutebeuf intitulée De l’estat du monde ; seulement ils sont disposés ainsi :
Menesterez sont esperdu ;
Chascuns a son donnet perdu. - ↑ Maubailliz, malmené, mis en triste position.
- ↑ Do pour dou. Le mot est ainsi dans le manuscrit.
- ↑ Saint Paul. — Le nom de cet apôtre arrive là pour former avec le mot pou (peu) qui précède une espèce de jeu de mots. Cette plaisanterie se rencontre fréquemment chez la plupart des auteurs de cette époque ; Gauthier de Coinsy surtout en abuse étrangement.
- ↑ Je crois qu’il faut expliquer ici le mot credo par : crédit, prêt. Le poëte dit qu’il lui est ôté, interdit (dévéeiz). Voyez la troisième note de la page 1.