La Verdure dorée/Nous attendions des héroïnes

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La Verdure doréeÉditions Émile-Paul frères (p. 223-227).

CXXXI

À Henri Martineau.


Nous attendions des héroïnes
Qui dormissent sous des troènes

Ou tendissent sur des terrasses
Des lis verts et des branches rousses,

Et nous aurions chanté leurs lèvres
Avec leurs fièvres dans nos livres,

Afin, défuntes nos jeunesses,
Postérité, que tu connusses

Les traits, les tresses, les détresses
Atroces de ces Béatrices.


Où sont-elles, ces grandes âmes ?
Où sont-elles ? Tu le présumes.

Elles sont dans l’azur étrange
Où le rêve des hommes plonge

Et déroule dans les délices
Et parmi les musiques lasses


La semaine des trois dimanches.
Comme les feuilles dont tu jonches

Le gravier bleu sous les platanes,
Automne aux roses incertaines,

L’espoir s’abolit des triomphes
Que nous rêvâmes sur ces nymphes.


Mais celles que nous rencontrâmes,
Et qui fleurirent nos trirèmes,

Prononcèrent des mots sublimes
Pour dénouer les grands problèmes.

Elles eurent la voix des flûtes
Pour discourir de leurs voilettes

Et prirent des poses lointaines
Pour disserter de leurs bottines.

La passion, nous la connûmes
En voyant le fond de nos âmes.

Les leurs étaient pleines de brumes ;
Mais de ces belles nous apprîmes,

Avec la ruse des sourires,
Le prix des gants et des fourrures.



En vain, nous battions les cymbales,
En les chantant ; et pour ces belles,

Qui dédaignaient les orthographes,
Pourquoi composions-nous des strophes

Elles n’ouvraient point nos plaquettes
Aux dédicaces délicates

Bien qu’elles fussent plutôt minces ;
Et si nous leur lisions des stances

Elles disaient des phrases vagues
En songeant à des catalogues.

Nouveautés, dentelles, réclames
De blanc à tous les rayons, plumes,

Blouses, manchons, serviettes, jupes…
Ah ! laissez-nous bourrer nos pipes !

Car c’est vous, Écho de la Mode,
Qui faites pâlir l’Iliade

Et qu’on préfère à l’Énéide
Comme au Discours de la Méthode.



— Ami, pourquoi cette colère
Et ces grincements de ta lyre ?

— Je t’écoute, Muse, qui parles
De tubéreuses et de perles

Et conseilles que je profite
Du monde comme d’une fête.

— Que t’importent toutes ces choses ?
Puisque les lèvres que tu baises

Frémissent et serrent tes lèvres,
Qu’elles n’épellent point les livres

Qui vivent aux bibliothèques,
Et ne sourient à tes Ithaques,

Que t’importe, si dans ton rêve
Tu sais voguer vers une rive,

Branches molles, lente colline,
Où des oiseaux couleur de lune

Dans une rouge odeur d’automne
Chantent au bord d’une fontaine,


Et si, lorsque tu t’en retournes,
Loin de tomber aux heures ternes,

Après la mort du sortilège,
Tu trouves près de ton visage

Un visage qui te sourie
Et prolonge ta rêverie ?