Cabanis (Ch. de Rémusat)

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Cabanis (Ch. de Rémusat)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 316-349).


Nouvelle édition de ses œuvres philosophiques, par M. Peisse[1]

Parmi les hommes qui ont soutenu la cause de la philosophie du dernier siècle à ses derniers jours, aucun n’a laissé peut-être un mémoire plus justement honorée que celle de Cabanis. Ses vertus aimables, le charme de son amitié, de son commerce, de son entretien, ont pénétré d’un de ces souvenirs qui ne passent point le cœur des hommes déjà rares qui l’ont connu. Son caractère élevé, la pureté de sa vie, sa fidélité généreuse à ses opinions, l’indépendance de son âme, ont laissé de lui une haute idée aux hommes, rares aussi, qui estiment de telles qualités à leur véritable prix. Quant à la supériorité de son esprit et de ses talens, les monumens subsistent, et ses ouvrages, plus loués pourtant que cités et plus cités encore, que lus, comptent parmi les livres dont la postérité doit savoir le nom.

Il était digne de M. Peisse de nous retracer la vie de ce sage d’un temps bien différent du nôtre, et de porter le plus célèbre de ses ouvrages. M. Peisse, qui semble ne nous donner qu’à regret de trop courts écrits, mais qui n’en donne que d’excellens, n’est étranger à aucune partie de la science de l’homme, et son esprit, profondément philosophique, est familiarisé avec les recherches du naturaliste comme avec les méditations du métaphysicien. C’est donc en toute confiance que le public doit recevoir de ses mains une vie de Cabanis et un exposé général de sa doctrine, servant d’introduction au Traité des rapports du physique et du moral que le nouvel éditeur éclaircit, complète ou rectifie par des notes importantes, et par les lumières d’une meilleure psychologie, et d’une physiologie plus avancée. A la suite de ce Traité fameux, il a placé cette Lettre sur les causes premières que Cabanis avait laissée inédite, mais qui, imprimée déjà une première fois, est aujourd’hui le complément indispensable de sa doctrine, et qui la rachète de ses plus fâcheuses conséquences en rendant témoignage de l’étendue d’un esprit supérieur à ses ouvrages. Enfin, cette édition, préférable à toutes celles qui l’ont précédée, nous paraît l’expression complète et finale de ce qu’on peut appeler la philosophie de Cabanis.

Avant de la discuter encore une fois à l’aide des savans conseils de M. Peisse, qu’il nous soit permis de dire un mot du philosophe. Nous ne voulons point raconter sa vie, nous ne pourrions que répéter son biographe ou l’affaiblir, et refaire ou transcrire une notice qui mérite d’être lue, tout entière et comme elle est ; mais nous avons à cœur de louer l’homme qu’elle nous fait connaître, un de ces hommes d’élite que l’ingratitude du temps présent voudrait quelquefois oublier, un de ces hommes en qui s’est personnifiée, sous les traits les plus respectables, la pensée de nos pères et de nos frères. Cabanis avait été présenté à Voltaire par Turgot ; il avait serré la main mourante et fermé les yeux de Mirabeau, reçut les adieux suprêmes des girondins proscrits, illustré l’Institut à sa naissance, présidé à la fondation de notre célèbre École de médecine de Paris, et il a rendu le dernier soupir Laromiguière et Tracy. Qui mieux que lui, qui plus fidèlement pourrait, dans l’ordre intellectuel nous représenter la révolution ? Quelle vie a dû plus, fidèlement que la sienne réfléchir dans son cours tous les évènemens et toutes les idées de cette grande époque ? Aussi demeura-t-il religieusement fidèle dans sa conduite et dans la science à l’esprit de son temps ; il en acheva, et, bien mieux, il en pratiqua la philosophie.

Cabanis était un pur libéral. Quoiqu’il soit mort sénateur, il n’aimait point l’empire. Il accueillit avec froideur ses brillantes prémices, et s’il le jugea un moment utile, il ne le crut jamais nécessaire. Il faut le compter dans ce petit nombre d’esprits libres et persévérans qui n’accordèrent jamais que la réorganisation sociale eût besoin d’une dictature même glorieuse, et que la révolution ne possédât pas dans ses propres principes et dans ses propres forces tout ce qu’il fallait pour se sauver, sans recourir à l’onéreuse protection d’une habileté toute puissante. Jugea-t-il bien alors une question que la France après tout, a décidée autrement que lui ? Ce n’est pas le lieu de prononcer ; mais il est toujours à propos d’honorer ces nobles intelligences dont les convictions opiniâtres résistèrent à la pression du malheur aux mécomptes des évènemens, aux séductions même de la gloire et du génie. Dans un temps où tant d’esprits distingués d’ailleurs, troublés et comme abaissés par des épreuves moins rudes et de médiocres difficultés, remettent en question les croyances de cinquante années et se rendent aux tentations d’une vulgaire prudente, on se sent touché d’un respect profond pour les hommes qui, au commencement de ce siècle, sans autre engagement avec la révolution que l’honneur de leurs principes, n’ont jamais désespéré d’elle, et qui, dominant des réactions irréfléchies, ont confié le triomphe de leur cause à un avenir qu’ils savaient bien que leurs yeux ne verraient pas.

Tel fut Cabanis, et dans le portrait fidèle que nous retrace M. Peisse, nous reconnaissons parfaitement ce noble caractère qui unissait à la dignité la bienveillance, qui tempérait l’inflexibilité des convictions par une douceur captivante, heureux mélange de qualités exquises qui inspirait à l’excellent Andrieux l’idée inattendue de le nommer à côté de Fénelon[2].

Il nous convient de parler ainsi de l’homme, et de protester encore une fois de notre invariable attachement à la cause qu’il servit, quand en étudiant de nouveau son principal ouvrage nous allons accuser encore une fois les graves différences qui s’élèvent entre lui et nous. Dans la sphère de la métaphysique, nous nous séparons de Cabanis et des siens, on le sait, et cependant nous faisons profession d’être au nombre des obscurs continuateurs de la philosophie qui donna au monde la révolution française. Jaloux d’assurer à cette philosophie une autorité plus grande en l’appuyant sur des principes plus élevés et plus certains, nous essayons de la faire profiter de ce que le temps, l’expérience et la réflexion nous peuvent avoir appris ; mais nous savons que nous venons d’elle, et aucune des puérilité comme aucun des calculs du moment ne nous déciderait à renier notre origine. Il y a deux manières, en effet, de se séparer d’une doctrine antérieure, la réaction et le progrès. Nous détestons toutes les réactions, mais nous ambitionnons le progrès, fruit des années peut-être plus que du génie. Il nous semble que nos devanciers, s’ils revivaient, seraient avec nous, comme nous nous persuadons que, si le sort nous eût fait leurs contemporains, nous aurions été avec eux.

Ces précautions étaient nécessaires peut-être dans un moment où rien n’est moins tentant que de paraître, même en passant, dans les rangs des ennemis d’une philosophie quelconque. Je sais bien que ces sortes de gens n’en veillent plus guère à celle de Cabanis, qu’on peut la critiquer sans les rencontrer à côté de soi, et que même de pieux défenseurs des causes saintes semblent quelquefois regretter le temps où elle dominait sans débat, et couvrir d’une amnistie les systèmes qui indignaient Joseph de Maistre ; mais il faut peu s’attacher à ces variations, à ces artifices de la polémique. Au fond, ce n’est point à tel ou à tel système qu’on en veut, c’est à la philosophie même, c’est-à-dire à la raison libre. On la cherche là où on la voit active et puissante, et délaissant les positions par elle abandonnées, on réserve toutes les attaques pour les points nouveaux où elle a planté son étendard. L’objet permanent d’une inimitié intéressée, n’est-ce pas cette vraie puissance spirituelle qui sous des formes diverses a, depuis le moyen-âge, affranchi le monde, et préparé ou fondé l’état nouveau des sociétés humaines ?

Que ceci soit une bonne fois, et revenons à M. Peisse, pour examiner avec lui les principes philosophiques de Cabanis.

On sait que c’était en France, au XVIIIe siècle, une maxime reçue, un axiome, un dogme que cette proposition : toutes les idées viennent des sens. Le mot d’idées désignait tout ce que pense l’humanité, et les sens étaient le nom de la sensibilité. La proposition signifiait donc que la sensibilité est l’origine de la pensée, ou que la pensée est la sensation transformée. Or la sensation, la sensibilité, les sens, tout cela n’existe qu’à la condition d’un appareil matériel qui est l’organisme. L’organisation ou le cors organisé, c’est le physique. Certains phénomènes de l’organisation donnent ou paraissent donner ces affections ou modifications intérieures qui s’appellent sensations. Or la sensation et tous ses dérivés, idées ou facultés, c’est le moral ; et comme la sensation ne va pas sans l’organisme, le moral ne va pas sans le Physique : il y a des rapports entre le moral et le physique. Telle est, dans la doctrine de ce temps, l’expression exacte de ce fait d’expérience continuelle que l’homme vit et pense dans un système organique, qui n’est pas essentiellement la pensée ni la vie, ce que le vulgaire exprime en disant hardiment qu’il a un corps et une ame.

La nature humaine ne paraît donc pas rigoureusement simple. L’homme n’est pas un, disait Hippocrate ; il est double, disait saint Paul. En quoi consiste cette duplicité ? Est-elle substantielle, c’est dire l’homme est-il l’union de deux substances ? Est-elle seulement phénoménale, c’est-à-dire une seule substance présente-t-elle deux ordres de phénomènes qui se répondent entre eux, sans pouvoir se réduire les uns aux autres ? Question profonde, quoique sainement résolue par la croyance universelle ; question difficile, quoique peu douteuse, mais qui, pour la logique et l’expérience ; est postérieure à cette autre question : Quels sont les rapports du physique et du moral ou des phénomènes d’un ordre avec les phénomènes d’un autre ? Et c’est, à vrai dire, cette seconde question qu’annonce le titre de l’ouvrage de Cabanis, si bien qu’il aurait, à la rigueur, pu la résoudre sans s’expliquer sur la première. Mais il faut avouer que la question des rapports du physique et du moral ne saurait être indifférente au point de savoir ce que c’est essentiellement que le moral, ce que c’est en soi que le physique. Aussi, en étudiant spécialement les rapports, Cabanis n’a-t-il eu garde de s’interdire toute vue ultérieure, et de se refuser à toute recherche, ou du moins à toute conjecture touchant la valeur et la portée de cette duplicité exprimée par le mot de rapports, car si les rapports sont tels que les manifestations du moral aient toujours les organes pour cause immédiate, n’est-il pas tentant de conclure que le moral, étant l’effet du physique, est de même nature, d’après cette loi de l’expérience que l’effet est homogène à sa cause ?

L’affirmative sur cette question est assurément l’idée constante, bien que rarement explicite, de l’ouvrage de Cabanis, et cette idée est le fond de la doctrine qu’on est convenu de nommer le matérialisme, nom qui d’ailleurs n’est pas toujours exact, car parmi les partisans un peu pénétrans de cette doctrine, plus d’un, en niant la distinction de l’ame et du corps, est revenu sans trop s’en douter à l’idéalisme, et je ne sais si Cabanis lui-même y a toujours échappé. Mais enfin le public, qui n’entend pas finesse aux choses philosophiques, impute le matérialisme à quiconque veut que l’organisation soit tout l’homme. Or ce système, il faut bien en convenir, paraît assez naturel, dès qu’on admet que tout dans la pensée est au fond sensation. Ramener toutes les choses intellectuelles à un fait mixte qui implique nécessairement les causes externes et les phénomènes nerveux, c’est atténuer ou masquer la part des phénomènes propres de la conscience, c’est-à-dire tout ce qu’elle nous atteste, indépendamment des sens et de leurs objets, tout ce qu’il a d’interne dans l’homme, tout ce qu’il y a de purement intellectuel dans l’intelligence. De là on en vient vite au point d’abstraire tout-à-fait la conscience et de s’en débarrasser comme d’un témoin incommode. Toute l’intelligence est sensation, mais toute sensation n’est sensiblement qu’organisation, et le matérialisme est tout près d’être justifié. Je dis tout près, car, même poussé à cette extrémité, je ne me rendrais pas. Tout le monde sait comment Leibnitz restreignait la première maxime : Tout dans l’intelligence est sensation, excepté l’intelligence même. Pareillement je dirais : Tout dans la sensation est organisation, excepté la sensation même. L’acte de la sensation comme l’acte intelligent n’est constaté ou connu que par la conscience, l’un comme l’autre est un fait de conscience, et la conscience en soi n’a point d’organes. Il y a donc un moi inorganique, je veux dire qui n’est point organe, quoiqu’il puisse avoir des organes. C’est ce qu’exprime cette phrase vulgaire : L’homme a un corps.

La philosophie dite des sensations, quoique tendant au matérialisme, peut être ainsi ramenée au spiritualisme. C’est ce que ne nous contestera point M. Peisse, qui a tenté, par des recherches tout autrement approfondies, de renouer les liens entre la psychologie et la physiologie. A l’intelligence, à la sensation que témoigne la conscience, M. Peisse ajoute la vie. Il y a, selon lui, une conscience de la vie qui n’est celle d’aucun acte intellectuel ou sensitif particulier ; et sur cette observation qu’il rend neuve en la rendant féconde, il a fondé, lui aussi, une théorie des rapports du physique et du moral qui se laisse apercevoir dans son introduction à celle de Cabanis et que nous sommes impatiens de lui voir développer dans un ouvrage dès long-temps promis.

Mais notre point de vue, mais le sien, n’étaient pas le point de vue de Cabanis. Regardant l’étude du moi interne comme à peu près achevée par Locke et Condillac, il laissait à Tracy le soin de la terminer et de lui donner sa dernière forme sous le nom d’idéologie. Puis prenant l’idéologie comme une science faite, comme une chose convenue, il se plaçait en dehors, et il étudiait le moi organique dans celles de ses fonctions et de ses affections qui paraissent donner naissance à des phénomènes du moi moral. À ce point de vue, l’organisme est toujours cause, et les faits intellectuels ou moraux toujours effets ; c’est le physique qui meut et le moral qui est mu, et comme le corps de l’homme est lui-même sous l’empire des modificateurs externes, la spontanéité, la liberté, l’activité de la personne humaine reste dans l’ombre ou plutôt disparaît. Et c’est ainsi que, sans vouloir peut-être annihiler l’existence propre du moi de la conscience et de la volonté, sans en déclarer du moins l’intention, l’observateur est entraîné à de fortes apparences de matérialisme, et la conclusion implicite de son livre est la négation de l’esprit humain.

Il faut en effet juger l’ouvrage qui nous occupe par les impressions qu’il produit plutôt que par les principes qu’on y trouve. Rien de moins équivoque que le caractère et la tendance du livre ; mais rien de moins distinct et de moins saisissable que la doctrine, si l’on veut l’analyser. Point de système, point de méthode ; pas plus pour les naturalistes que pour les philosophes, ce n’est un traité scientifique, et malgré l’extrait raisonné qu’en a bien voulu faire M. de Tracy, il serait difficile de le soumettre à une déduction régulière. Les propositions générales y sont présentées comme des vues plutôt que comme théorèmes ou des conclusions ; les faits plutôt comme des exemples que comme des preuves, et ces faits allégués et non constatés n’offrent pas ces caractères de détermination et de certitude qu’exigent aujourd’hui les sciences physiques. Cabanis semble parler en homme de lettres instruit plutôt qu’en médecin, et sa manière est celle des écrivains diserts du dernier siècle, non celle des expérimentateurs sévères du nôtre. Il décrit ou raisonne sans rigueur, il paraît citer la science plutôt que la faire. Disons-le hardiment, l’ouvrage n’est pas philosophique. Est-il du moins sérieusement physiologique ? Nous doutons qu’il puisse y prétendre, du moins depuis que la physiologie a reçu en France l’empreinte et la direction que lui imprima le génie de Bichat, et si le livre paraissait aujourd’hui, je ne sais en vérité s’il produirait dans le monde savant une sensation égale à son mérite.

Obligé pourtant d’y recueillir des pensées éparses pour en recomposer une sorte de doctrine, voici ce que j’essaierais de dire, en conservant autant que possible les expressions même de l’auteur.

L’influence du physique sur le moral est telle que la distinction entre l’un et l’autre est nulle quant à l’origine des phénomènes de l’un et de l’autre.

Ce principe est appuyé et éclairci par deux ordres de développemens, l’un qui appartient à la philosophie, l’autre à la physiologie.

Quoiqu’il professe en effet qu’il ne fait point de métaphysique, Cabanis en a une. C’est, comme nous l’avons, vu, l’idéologie, et voici comme il la rattache à sa physiologie. Il est convenu, dit-il, que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l’existence morale de l’homme. On sait que de nos sensations, c’est-à-dire des impressions qu’éprouvent nos différens organes, dépendent nos besoins, et l’action des instrumens qui nous sont donnés pour y satisfaire. Cette action se résout en mouvemens des organes. La vie est donc une suite de mouvemens qui s’exécutent en vertu des impressions reçues dans les parties sensibles parmi ces mouvemens, on distingue ceux desquels résultent les opérations de l’esprit, ou pour mieux parler, les opérations de l’intelligence et celles de la volonté.

Mais ces opérations, savoir nos idées et nos déterminations, ont la même source ; elle confondent donc à leur origine avec les autres mouvemens vitaux, et dans l’homme, considéré sous les deux points de vue du physique et du moral, tous les phénomènes se trouvent ainsi ramenés à un principe unique.

Ceci s’appuie sur deux sortes de preuves :

L’une est spéciale. La ligature ou la section pratiquée sur les organes même de la sensibilité, savoir les nerfs, abolit, dans la partie soumise à l’expérience, la faculté de tout mouvement volontaire, puis celle des impressions, puis celle des mouvemens vagues, puis la vie. Ainsi une partie même nerveuse, séparée du reste de l’organe ou système sensitif, devient insensible. Une atteinte matérielle portée dans les centres principaux de ce système altère, suspend ou détruit la sensibilité, l’intelligence, la volonté.

L’autre preuve est générale ; elle résulte de ce fait d’expérience universelle que la manière de sentir, et avec elle les idées, les caractères, les habitudes, les actions, sont soumises à l’influence de l’âge, du sexe, du tempérament, des maladies, du régime, du climat. Cette sextuple influence est proprement le sujet de l’ouvrage.

Cette philosophie est appuyée su une certaine physiologie. La vie n’existe que là où se rencontrent l’organisation et la sensibilité. La cause première de la sensibilité, de l’organisation, de la vie, est inconnue ; cependant on doit la rattacher aux lois générales qui régissent la matière, et peut-être puisque la sensibilité se résout en mouvement, aux lois et aux causes du mouvement, source de tous les phénomènes de l’univers.

La sensibilité consiste dans la faculté que possède le système nerveux d’être averti des impressions produites sur ses différentes parties, et notamment sur les extrémités. Elle est dans tout l’organisme, elle est l’unique source de tous les mouvemens organiques. L’irritabilité dont on a voulu faire la propriété générale de l’organisation, n’est qu’une conséquence de la sensibilité ; mais il faut distinguer la sensibilité de la conscience des impressions : elle en est indépendante. Les sensations ne sont pas seulement les impressions des sens mis en contact avec les choses extérieures. Il y a aussi des impressions internes reçues par les organes dont nous n’avons pas toujours conscience et qui déterminent en nous des mouvemens organiques de toute sorte, aperçus ou non par le moi. Or, comme ces impressions sont dues à la sensibilité des organes, il faut bien les appeler sensations ; et ce n’est qu’à la condition d’entendre ainsi le mot de sensation, que l’axiome qui dérive de la sensation toutes nos idées et toutes nos déterminations est vrai.

La sensibilité est donc répandue dans tous les organes ; mais elle réside spécialement et éminemment plutôt qu’exclusivement dans les nerfs des organes. Les nerfs sentent, mais le sentiment, c’est-à-dire la perception des sensations, a des organes particuliers ; c’est dans le centre commun des nerfs, c’est dans le cerveau, dans la moelle allongée et vraisemblablement dans la moelle épinière, qu’il faut chercher les principaux organe du sentiment. L’individu se détermine en général en vertu de ses perceptions. Toutefois, l’état des autres organes intérieurs, surtout des viscères des cavités de la poitrine et du bas ventre, les impressions qui y sont reçues, les modifications qui s’y accomplissent, agissent sur la manière de sentir, et sont la source d’un grand nombre d’idées et de déterminations. Avant la naissance même, l’enfant a reçu des impressions diverses, originaires de divers systèmes d’organes, et il en est résulté pour lui de longues suites de détermination, et de là des penchans, des habitudes. Le cerveau est le centre commun, mais il existe et dans certaines circonstances il se forme des centres partiels, des foyers différens de sensibilité, qui ont une vie propre, où les impressions se réunissent et sont tantôt réfléchies directement sur les organes du mouvement, tantôt transmises irrésistiblement au centre cérébral ; dans tous les cas, elles modifient les jugemens, les affections, les volontés. Ce qui distingue en général le cerveau ou plutôt la pulpe cérébrale, et médullaire du reste du système, et de l’organisme, c’est non-seulement de recevoir des impressions qui lui sont propres, mais d’avoir communication de celles des autres organes ; c’est d’exercer avec intensité le pouvoir de réaction sur soi-même pour produire le sentiment, sur ses impressions pour en tirer des jugemens et des déterminations, sur les autres parties de l’organisme pour produire le mouvement. C’est dans le cerveau que ce pouvoir de réaction prend le caractère de la volonté. Son action sur les impressions, sa fonction caractéristique, c’est la pensée. Le cerveau est un viscère destiné à la produire, comme l’estomac à opérer la digestion et le foie à filtrer la bile. Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité, comme les alimens, en tombant dans l’estomac, l’excitent au mouvement, propre de ses fonctions. Les impressions parviennent au cerveau par l’entremise des nerfs ; le viscère entre en action, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées. Le cerveau digère en quelque sorte les impressions, et fait organiquement la sécrétion de la pensée.

La sensibilité est inexplicable dans la physique animale et dans la philosophie rationnelle, comme l’attraction dans la physique des masses. Le mode de communication des diverses parties du système nerveux entre elles, leur mode d’action sur les organes, sont couverts d’un voile épais ; mais, sans remonter à la cause de la sensibilité, laquelle se confond avec les causes premières, on peut conjecturer que l’agent invisible qui porte les impressions des extrémités sensibles aux divers centres, et de là rapporte vers les parties motrices l’impulsion qui doit y déterminer les mouvemens, est l’électricité modifiée par l’action vitale. Et quant à l’action vitale elle-même, impénétrable dans sa cause, il semble qu’elle puisse être rattachée aux lois générales du monde. Il est possible d’entrevoir dans la matière organisée une tendance à des mouvemens de dilatation et de contraction, et dans sa formation une certaine attraction, une certaine affinité, en un mot, des phénomènes qui paraissent susceptibles d’être ramenés aux conditions primitives du mouvement et de la matière en général.

C’est de cette philosophie, appuyée sur cette physiologie, que l’auteur se croit en droit de conclure que, puisque le mot facultés de l’homme n’est que l’énoncé général des opérations produites par le jeu des organes, et que ses facultés physiques, d’où naissent ses facultés morales, constituent l’ensemble de ces opérations, le physique et le moral se confondent à leur source, ou, pour mieux dire, le moral n’est que le physique considéré sous certains points de vue plus particuliers, l’unité du principe physique correspond à celle du principe moral qui n’en est pas distinct. Et par conséquent les sciences morales rentrent dans le domaine de la physique ; elles ne sont plus qu’une branche, une partie essentielle de l’histoire naturelle de l’homme. Et c’est peu que la physique de l’homme fournisse les bases de la philosophie rationnelle, il faut qu’elle fournisse encore celles de la morale ; la saine raison ne peut les chercher ailleurs.

Discuter en détail ce simple résumé de ce qu’on peut appeler la doctrine générale du livre des Rapports serait une œuvre mais il en ressort évidemment qu’un fait a dominé la pensée de Cabanis, c’est le fait singulier et certain, mystérieux et familier, de l’influence du physique sur le moral. Ce fait que l’expérience atteste journellement tente les esprits les moins systématiques en faveur des systèmes matérialistes. On entend sans cesse dans le monde des réflexions chagrines, ou moqueuses sur cet assujétissement de nos facultés à nos besoins. L’homme s’est plaint souvent d’être une machine avant que des philosophes aient imaginé de l’en vanter.

Ce fait a mille symptômes ; il n’est que la généralisation d’une foule de faits particuliers. Le livre de Cabanis est un recueil descriptif des plus saillans qu’il ait pu recueillir. Il les présente avec art, avec talent sans doute, encore qu’il apporte rarement dans la description une exactitude expérimentale. Cependant une grande partie de ces faits ne peuvent donner naissante à aucune démonstration, à aucune induction, quant à l’objet qu’il semble se proposer ; ce sont des renseignemens précieux pour l’histoire naturelle, et voilà tout. L’influence des âges, des sexes, des tempéramens, des maladies, du régime et des climats, sur les idées, les affections, les dispositions et les habitudes morales, peut ressortir en effet assez clairement des six mémoires que Cabanis consacre à l’établir ; mais il en résulte peu de chose pour la solution des grandes questions philosophiques, et il n’a pas mis dans son ouvrage les preuves des conséquences que ses disciples en ont tirées et qu’il a l’air de désirer ou de prévoir. Au fond, on dirait qu’il cherche à complaire au matérialiste, mais qu’il n’est nullement sûr de l’être lui-même Son ouvrage a une tendance et point de conclusion.

Parmi les circonstances qui influent sur l’état intérieur, il en est un grand nombre dont l’effet prouve seulement que l’homme est un être sensible, un être, qui communique avec le monde physique. Quand, par exemple, un fait matériel, agit sur le moral d’un individu à travers le physique, par le plaisir ou la douleur, même sentis confusément, c’est un phénomène qui ne prouve rien contre l’esprit. Ainsi la maladie attriste, elle rend tantôt égoïste et morose, tantôt affectueux et reconnaissant. La jeunesse donne de la confiance et de la hardiesse, parce qu’elle a force, avenir, inexpérience ; la vieillesse, par des raisons opposées, inspire des dispositions contraires. Dans une saison humide, sombre et froide, l’homme sera faible, inerte et timide ; dans les climats sereins et ardens, il passera par des alternatives de vivacité et d’indolence. Le régime et le tempérament produisent aussi leurs effets, qui se rapportent au sentiment du bien-être ou de la force de la souffrance ou de la faiblesse. Que conclure de cela, si ce n’est que l’homme est sensible, et que son être moral, son esprit, son ame, lui-même enfin, s’intéresse nécessairement, par sa constitution, à tout ce qui arrive à ses sens ? Conclure que tout est corps en lui serait aussi raisonnable que tirer la même conséquence de ce qu’une perte de fortune attriste, de ce qu’une heureuse nouvelle égaie, de ce que le spectacle du malheur attendrit, en un mot, de ce qu’un fait extérieur et matériel modifie les dispositions de l’ame ; car cela aussi est du physique, agissant sur le moral.

Il faut donc écarter de la question les faits matériels qui sont de nature à provoquer directement des affections agréables ou désagréables, et à modifier ainsi le moral indirectement. Les effets qui en ce genre méritent surtout l’attention sont ceux qui paraissent n’avoir aucun rapport appréciable avec leur cause. Qu’une chose douloureuse occasionne de la douleur et trouble l’ame, rien de plus simple ; mais qu’une chose indifférente, dont les effets apparens et physiques n’ont nulle analogie avec notre état intérieur, modifie, accélère, ralentisse, suspende nos opérations mentales, le problème devient plus curieux et plus difficile. L’action des substances qu’on a nommées hilarantes produit la bonne humeur. Le café donne de l’esprit, même à d’autres que Voltaire. Or, quel rapport entre le café et l’esprit ? Est-ce parce que le café procure une sensation agréable ? Bien des breuvages donnent des sensations agréables qui ne profitent nullement à l’intelligence. Enfin, de tous les faits accumulés par Cabanis, aucun ne défie plus les explications que le plus simple, que le plus vulgaire, que celui dont Lucrèce disait il y a deux mille ans :

Cor hominum quum vini vis penetravit
Acris, et in venas discessit diditus ardor ;
Consequitur gravitas membrorum, praepediuntur
Crura vacillanti., tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi ; clamor, singultus, jurgia sequuntur.
Cur ea sunt, nisi quod vehemens violentia vini
Conturbare animam consuevit corpore in ipso ?

C’est donc un fait que le physique influe sur le moral, à ce point qu’une cause physique, sans aucune signification morale par elle-même, en modifiant les organes d’une manière inaperçue de la sensibilité, peut influer, non-seulement sur la disposition morale, mais encore sur les opérations intellectuelles. Je ne m’aventure pas à dire avec Cabanis qu’elle donne des idées, qu’elle produit des jugemens qu’elle est une source d’affections et de pensées ; ce serait en dire plus que je n’en sais. Nous n’avons de certain que trois points, ou plutôt trois faits : 1° une cause extérieure, boisson, médicament, odeur, etc., mise en rapport avec les organes ; 2° une affection ou modification, perçue ou non, des organes, comme l’excitation, l’engourdissement, etc. ; 3° la conscience d’une modification de l’état intérieur, la tristesse ou la gaieté, l’activité ou le ralentissement de l’intelligence, etc., et entre ces trois faits un lien de succession que l’expérience autorise à ériger en lien de causalité.

Je ne fais point de scepticisme, j’adopte la liaison de causalité : je crois à l’influence dont on parle, comme je crois aussi qu’on y peut résister ; mais d’une liaison de causalité ne ressort pas forcément l’identité des phénomènes portée à ce point que le moi soit nécessairement organique, et que, dans le cas de l’ivresse, il faille prendre à la lettre l’expression de Lucrèce : Madet mens. Si, d’ailleurs, on peut résister à cette influence, ne fût-ce qu’au plus faible degré, la présomption est que ce qui résiste diffère de l’organe qui cède. Lorsque le système nerveux, sollicité à l’engourdissement par l’approche du sommeil, en est affranchi par l’action de la volonté, comment ne pas supposer que la puissance qui l’affranchit, est distincte de lui-même, appareil fatalement soumis à l’action des vapeurs du vin ou du principe des narcotiques ? Autrement, ou le centre nerveux prendrait-il son d’appui pour la résistance ? L’estomac, auquel Cabanis compare le cerveau, ne peut s’empêcher de digérer les alimens dès que les alimens le touchent ; les poumons ne peuvent se soustraire à la fonction de respirer, le cœur à celle de battre. Le cerveau a dites-vous, un pouvoir de réaction, et même vous étendez ce pouvoir à tout le système sensitif, par conséquent à tout le système nerveux ; mais dans le cerveau seul, selon vous-même, il s’exerce avec conscience, et il est là le phénomène de la volonté. Convenez du moins que ce pouvoir de réaction volontaire, sans similitude, sans analogie avec aucune autre fonction ou faculté des autres organes, est un fait à part qui ne peut être perçu par aucun sens, manifesté par aucune expérience, expliqué par aucune comparaison. C’est un phénomène dont le monde physique ne présente ni le semblable ni l’analogue. Scientifiquement, l’explication de l’influence du physique sur le moral par l’identité du physique et du moral n’est donc encore tout ou plus qu’une conjecture.

Cette influence est un rapport, et certainement entre le physique et le moral existe un rapport général qui se montre sous des formes diverses par des symptômes multipliés. Or, comment cet ordre de phénomènes a-t-il pris universellement le nom de rapports ? comment est-il devenu l’objet d’une curiosité laborieuse ? C’est que naturellement, spontanément, on a trouvé ces rapports singuliers, bien que constans. La diversité des phénomènes physiques et moraux, on pourrait dire leur opposition, a paru une difficile question. Pour que les hommes, témoins à toute heure, que dis-je, sujets continuels de cette relation, de cette action mutuelle du physique et du moral, se soient préoccupés des moyens de l’expliquer, il faut qu’ils aient vu quelque différence, quelque contradiction entre les deux termes de l’équation, entre les deux données du problème. Ils ont pu s’étonner à tort, mais ils se sont étonnés qu’une chose comme le physique modifiât une chose comme le moral. L’antithèse entre les noms des deux principes est triviale ; elle est sans cesse dans la bouche de ceux qui voudraient ne les plus distinguer. Les médecins disent souvent : C’est le moral qui est attaqué, et alors ils ne disent pas : C’est le cervelet, ce sont les méninges, c’est telle ou telle partie du système nerveux. Ils n’entendent pas alors diagnostiquer la folie, une de ces maladies cérébrales qu’on appelle maladies mentales, car ils ne prescrivent aucun remède pour le cerveau ou pour les nerfs ; mais ils s’adressent à l’intelligence, conseillent la distraction, offrent les consolations de l’amitié, les conseils de la sagesse, les plaisirs de l’esprit. D’où leur vient donc cet empirisme qui néglige le siége, la cause organique du mal, pour ne s’adresser qu’au symptôme ? Tout étant physique, la souffrance et la tristesse ne sont que des symptômes, le mal du moral n’est qu’une altération nerveuse, et la vraie cause est matérielle. Pourquoi ne désignent-ils pas et n’attaquent-ils pas cette cause dans l’organe ou la portion d’organe affectée ? Pourquoi n’ordonnent-ils pas à l’ambitieux mécontent, au riche ruiné, à l’amant malheureux, à la mère désolée, quelque préparation officinale, quelque dérivatif ou sédatif propre à réparer le désordre organique ? Ce serait là pourtant la médecine rationnelle, celle qui s’attaque à la vraie cause de la maladie. Si tout est physique, on doit traiter tout physiquement. Ce traitement ne doit pas même se borner aux choses, les opinions, les sentimens, les penchans, ne sont que des états physiques, et que tous les corps de la nature sont des modificateurs de l’organisme, pourquoi ne pas essayer des remèdes contre ces sortes de symptômes organiques ? Qui sait si l’on ne guérirait pas de la cupidité par l’iode, de la haine par la belladone, et de l’erreur par le kina ? Tous les phénomènes physiques sont comparables. Dès qu’il n’existe que le physique au monde, les effets produits par une parole éloquente, par une boisson excitante, par une réflexion profonde, par un révulsif puissant, sont également des modifications d’organes. En opposant les modifications les unes aux autres, pourquoi n’aurait-on pas l’espoir de détourner ou suspendre, d’exciter ou adoucir celles qui paraissent morales ! Avec un peu d’expérience, on convertirait bientôt tout l’art de se conduire ou de conduire les autres en une vraie thérapeutique. Ce serait bien là appliquer, comme Cabanis le recommande sans cesse, la physiologie à l’art de gouverner. Que l’on ne dise point que cette hypothèse en effet se réalise, et que plus d’une fois un médicament donné à propos a suspendu les effets désastreux d’une affection morale : les effets, oui, mais non pas l’affection. Qu’une douleur subite et violente causée par une nouvelle affreuse détermine une apoplexie, on sait bien qu’une saignée pourra dissiper le mal dont l’origine est une cause morale ; mais cela n’est pas assez : dans l’hypothèse du matérialisme il faut traiter par des agens physiques cette altération physique elle-même qu’on appelle douleur morale. Autrement on reste, contre le vœu de la science, sous l’empire d’une vieille erreur ; on persiste à croire encore au moral. Alors, qu’est-ce que le moral ? En quoi ces phénomènes diffèrent-ils essentiellement, pour la physiologie ou la médecine, de la digestion ou de la respiration, de la fièvre ou de la paralysie ? Une définition conséquente, rationnelle, scientifique, du moral, est impossible au matérialisme.

On peut remarquer que ceux des médecins qui sont matérialistes en morale cessent ordinairement de l’être en médecine ; cela était vrai, surtout du temps de Cabanis. Si le moral n’est que du physique, c’est-à-dire si les affections et les idé6es sont matérielles, la conséquence est de les traiter, comme les maladies, par des médicamens, et de s’en prendre aux organes pour redresser l’esprit ou corriger le cœur. A cela, bien des médecins répondraient, et Cabanis peut-être aurait répondu : « Ce sont des maladies de la sensibilité ; la sensibilité peut être malade comme les forces digestives, respiratoires, vitales, comme l’élément même de la vie, et l’action directe des médicamens sur de tels principes est rarement possible, jamais appréciable. La pathologie est toute remplie de faits invisibles. » D’où il suit qu’après avoir banni de la science les abstractions ame ou esprit, on raisonne et même on prétend agir sur les abstractions sensibilité, vitalité, innervation, exhalation, abstractions qu’on ne résout pas en objets matériels divers de couleur, de forme, de densité, de mouvement. Que sont-elles alors ? Faute de se décider sur ce point et d’oser ne reconnaître dans les phénomènes organiques que des organes se manifestant diversement, les médecins ont long-temps mérité le reproche de voir tout à la fois dans les facultés de l’intelligence de simples organes, et dans les organes des abstractions, et d’introduire ainsi dans la métaphysique le matérialisme, et l’idéalisme dans la physiologie. Ce n’est pas la moindre des contradictions dans lesquelles l’esprit humain soit tombé. Le préjugé qui admet dans l’homme une double nature est, après tout, moins étrange.

Mais enfin, si puissant qu’il soit, et bien qu’une habitude invétérée ou une inclination naturelle y ramène ceux qui l’avaient condamné au nom de la science, ce peut n’être qu’un préjugé il est possible que la distinction des deux natures doive être abolie, soit ; mais, auparavant, rendons-nous bien raison de cette suppression. Il s’agit d’incarner dans quelques fibres, dont l’aspect est assez uniforme, tous les sentimens, toutes les volontés, bien plus, toutes les innombrables idées qui peuvent se rencontrer dans tous les hommes. Chacune de ces fibres sera susceptible d’une infinité de vibrations, tensions, flexions, mouvemens enfin, qui seront toutes les choses que nous pensons ; car on ne peut dire que, lorsque le cerveau pense, il agit d’une certaine manière, mais toujours la même, comme l’estomac digère toujours de la même façon, quelque substance qu’il digère. De cette façon, la diversité des pensées serait impossible. Il faut de toute nécessité que le cerveau ou tout autre organe pensant ne soit pas, lorsqu’il pense à A, dansle même état que lorsqu’il pense à B ; car A diffère de B, et tous deux n’étant que des pensées, et les pensées que des états, mouvemens ou modifications organiques, tous deux sont représentés par deux phénomènes différens de l’organe ; et comme il y a une infinité de A, de B, de C, etc., il faut que ce télégraphe avec conscience, qu’on appelle organe pensant, ait une infinité de signes, actuels ou possibles, qui correspondent à chacune des idées actuelles ou possibles qu’il peut avoir à s’exprimer à lui-même. Ne nous parlez plus de fonctions intellectuelles organiques qui s’appliqueraient à tout, comme le poumon à tous les gaz, ou l’estomac à tous les alimens. Ne prétendez pas que la diversité des objets sentis est donnée par l’extérieur, et que la machine sensitive les absorbe tous, comme un moulin broie tous les grains. Les sensations sont modifiées et converties en idées par l’organe pensant, et ainsi converties, elles sont, suivant les physiologistes, non des objets distincts, positifs et réels, comme les alimens dans l’estomac, mais des états, fonctions ou modifications de l’organisme. En effet, à moins de tomber dans la réalisation la plus grossière des abstractions les plus évidentes, il faut reconnaître que les objets intérieurs de nos pensées ne sont point des corps individuels comme les objets extérieurs ; ce sont nos pensées mêmes, c’est-à-dire, dans le système où nous raisonnons, des mouvemens vitaux, des mouvemens du corps. Cela est vrai de la sensation la plus simple ; à peine s’est-elle accomplie, qu’elle n’existe plus que par la mémoire, elle est devenue un souvenir. Or, un souvenir, qu’est-ce, sinon un certain froncement de membrane, une certaine vibration de fibre, je ne sais enfin, mais un phénomène organique, et tel souvenir déterminé est tel phénomène organique en particulier, et non tel autre. Ainsi, autant de phénomènes organiques différens que de souvenirs divers ; et ces phénomènes différens, il ne faut pas entendre qu’ils diffèrent seulement quant au temps, quant à leur relation de succession ou, de combinaison avec d’autres, mais, bien qu’ils diffèrent en eux-mêmes, essentiellement. En quoi peuvent différer réellement le souvenir d’un chiffre et celui d’un vers latin, si ce n’est dans l’état physique de l’organe sensitif quand il se souvient ? En quoi peuvent différer une peinture de l’imagination et un argument de la logique, si ce n’est par l’état plus ou moins injecté, plus ou moins irrité, plus ou moins tendu (encore une fois, je l’ignore, et tous les matérialistes l’ignoreront à jamais) de la portion du système nerveux qui imagine ou qui raisonne ? Et telle image ne diffère de telle autre image, tel raisonnement de tel autre raisonnement, que par une circonstance qui, de sa nature, devrait être appréciable à la physiologie, si celle-ci avait des microscopes mille fois plus forts. C’est là une des conséquences nécessaires de la réduction du physique et du moral à un seul, et même principe. La première difficulté de cette doctrine consiste donc dans la diversité prodigieuse d’états organiques dont elle exige la possibilité, pour que les modifications nerveuses correspondent à la variété et au nombre de nos sentimens et de nos pensées.

Une autre difficulté résulte de l’opposition qui existe, ou du moins paraît exister entre les choses morales et les choses physiques.

Considérez, en effet, nos principales facultés, la sensation, par exemple ; elle a, j’en conviens, besoin du physique, au point qu’on est quelquefois près de la prendre pour une faculté physique, et de la confondre avec la fonction des organes des sens. Cependant les naturalistes eux-mêmes centralisent la sensibilité ; ils ne croient pas que ce soit l’œil qui sent les couleurs, ou l’oreille les sons, mais un organe plus intérieur. Or, c’est organe intérieur, ou plutôt cette sensibilité même qui réunit dans un point les émotions diverses des sens divers, diffère par là d’un phénomène physique, et dans les instructions qu’elle nous donne sur le monde extérieur, indépendamment de toute affection agréable ou désagréable, elle est, comme perceptive, une faculté de connaissance, qui n’a aucune apparence matérielle, et que nous regardons volontiers comme la traduction de l’ordre intelligent qui règne dans la création.

Quant aux affections morales, quoiqu’elles aussi aient besoin du physique, quoiqu’en général elles proviennent de causes extérieures et s’attachent à des objets sensibles, tout le monde les met à part, ou plutôt au-dessus de toutes les émotions physiques ; nul ne trouve à la douleur de la perte d’un ami la moindre analogie avec la goutte ou la migraine, et ne confond le désir de la gloire, avec la passion des spiritueux. Qui n’oppose sans cesse les mouvemens du cœur à ceux de l’organisation, et malgré la part que prend à nos passions toute notre nature organique, malgré le trouble qu’elles lui causent, qui n’a le sentiment que les passions dites de l’ame agissent sur le corps comme des causes étrangères, comme des puissances qui s’unissent à ce qui n’est pas elles, qui s’approprient les muscles et les nerfs, qui en usent et les détournent du but immédiat de leur organisation, savoir : la conservation de la vie par l’exercice régulier des fonctions ?

Mais si la sensation et l’affection morale intéressent encore le physique, peut-on dire la même chose du raisonner et du vouloir ? La pure raison ne paraît tenir en rien d’un phénomène organique. Lors même qu’elle parait s’exercer sur des sensations, elle les demande à la mémoire, et elle agit d’après ses propres lois, lois abstraites que les philosophes ont démontrées en elles-mêmes, et qui n’ont de matériel que d’être exprimables par des mots. Le raisonnement n’a pas une seule analogie, si fugitive si métaphorique que vous la fassiez, avec un phénomène organique. Il n’y a rien absolument dans vos perceptions de la nature extérieure ou de votre nature organique, qui soit comparable à un pur raisonnement ; il paraît vrai en lui-même et par lui-même, et non parce qu’il est nerveusement perçu et matériellement sécrété par un organe. Personne ne croit naturellement qu’un raisonnement soit une combinaison d’ondulations nerveuses, la raison nous apparaît toujours comme si peu matérielle, que nous la croyons au-dessus des choses, et par conséquent hors des choses. On remarquera que je ne parle encore que de ce qui nous paraît, et non de ce qui est. Cela me suffit en ce moment.

Quant à la volonté, il me semble généralement convenu qu’elle est libre, et que, pour vaincre les appétits du corps, il suffit souvent de vouloir. Plus souvent elle est entraînée par les émotions sensuelles et les besoins organiques, mais il suffit que quelquefois elle puisse se soustraire à tout empire. Elle apparaît à l’homme comme étant en lui un pouvoir indépendant par essence, quoique souvent contrarié ou dominé par accident. Elle est investie d’une force de résistance et même de contrainte, qui ne peut être rapportée à aucune cause sensible connue, et qui déroge ou s’oppose à toutes les causes de l’ordre physique. Il semble qu’une différence profonde et essentielle sépare la volonté et les organes. Une indépendance de nature les sépare ; une dépendance de circonstance semble les réunir. Il faut que l’homme subtilise beaucoup pour les identifier, et il n’y parvient jamais qu’en faisant violence à ses idées pratiques et à son langage habituel.

Il est donc vrai que nous avons une disposition naturelle à distinguer en nous-même un ensemble de facultés qui confinent au physique qui empruntent de lui, transigent avec lui, qui, en un mot, sont en commerce avec lui, mais qui ne sont pas lui, et qui ne lui ressemblent pas, quoiqu’elles le touchent, et ne s’annulent pas en lui, quand même elles lui cèdent. Le système de l’identité du moral et du physique est donc : 1° fondé uniquement sur la succession constante et réciproque de certains phénomènes internes à certains phénomènes externes ; 2° appuyé par une induction gratuite, non par une perception immédiate, non par une expérience directe, non par une évidence sensible ; 3° compliqué par la multiplicité et la diversité infinies des phénomènes physiques qu’il suppose, et dont aucun n’a été observé, dont aucun n’est observable ; 4° contraire à, l’opinion commune, au langage ordinaire à la pratique de la vie, au sentiment naturel.

Il suit que, pour qu’il soit vrai, il faut au moins qu’il soit justifié, 1° par d’autres preuves que celles que nous avons examinées jusqu’ici, 2° ou tout au moins par une théorie plus claire et plus plausible qu’aucune autre de la nature humaine. Ceci conduit à l’examen de la physiologie de Cabanis, en tant qu’elle explique l’homme moral.

Cette physiologie a deux caractères notables : le premier, c’est de ne pas admettre l’irritabilité. Cette propriété féconde, dont en général, depuis celui qu’on a appelé le grand Haller, on a fait la propriété fondamentale, et distinctive de la matière animale, est annulée ou rejetée au second rang par Cabanis. Pour lui, elle résulte de la sensibilité ; c’est parce que l’organe est sensible qu’il s’irrite, et la sensibilité ne suppose pas toujours la sensation.

En second lieu, et par une conséquence de l’idée que donne Cabanis de la sensibilité, celle-ci n’a pas de siége exclusif. Elle est surtout plutôt qu’elle n’est uniquement dans les nerfs ; et s’il est vrai que, dans le système nerveux, elle offre ses phénomènes les plus compliqués, les plus intimes et les plus curieux, ceux qu’on attribue à l’entendement et à la volonté, ils ne sont pas du moins cantonné dans un point de ce système, à l’origine commune de tous les nerfs, ni même dans le cerveau et ses appendices ; mais une grande partie de ces phénomènes sont modifiés, déterminé ou produits par l’action que transmet irrésistiblement le cerveau, quelquefois sous forme de sentiment et de volonté, quelquefois sans qu’il en ait conscience, et sans que son entremise soit autrement indiquée que par l’analogie.

Ce ne sont pas là des idées reçues définitivement en physiologie ; vagues de leur nature, elles ont été fort utiles à Cabanis pour faire passer nombre d’assertions qu’un langage plus scientifique aurait rendues insoutenables.

Ainsi, selon lui, la matière animale est partout sensible. Ceci n’est vrai qu’à la condition d’admettre qu’étant partout sensible, elle ne sente point partout, c’est-à-dire à la condition d’admettre une sensibilité qui ne sent pas. La susceptibilité particulière donnée à l’organisme, et qui consiste à manifester, dans certaines circonstances, ou à la suite de certains contacts, des changemens, des mouvemens qui ne s’expliquent point par les forces qui président à la mécanique, à la physique, à la chimie ; cette propriété d’être modifiée dans sa couleur, son volume, sa structure, son état enfin, d’une manière dont la matière inanimée n’offre pas d’exemple, n’est pas encore la sensibilité. Des phénomènes pareils très saillans, très importans pour la vie ou la santé, peuvent s’accomplir dans les organes, sans qu’aucune sensation les accompagne, témoin les innombrables fonctions internes qui s’exercent dans le corps d’un homme sain. Ces phénomènes sont principalement dus à cette propriété spéciale appelée l’irritabilité. L’irritabilité est nécessaire, à ce qu’il paraît, la sensibilité. Quelques-uns de ses phénomènes sont toujours sentis ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, accomplis dans certaines circonstances, poussés à un certain degré d’intensité deviennent sensibles. Sous l’impression d’un corps extérieur, la sensibilité se manifeste partout, sous l’influence d’un état particulier, comme la maladie, elle naît ou s’accroît localement ; mais l’irritabilité existe indépendamment de la sensibilité, puisque l’irritation peut avoir lieu à l’insu de la sensation.

Dans l’opinion contraire, la sensibilité devenant la propriété générale et indéfectible de la matière vivante, et devant être plus tard considérée comme la somme ou le fond de toutes les opérations intellectuelles, la différence du plus vulgaire phénomène de l’organisme à l’acte le plus rare de l’intelligence ou de la volonté n’est qu’une différence de plus ou de moins, et rien d’essentiel ne distingue la formation d’un ongle qui repousse, de la découverte du calcul infinitésimal.

À ce système, la sensibilité perdra la possession d’un organe exclusif, et le sentiment celle d’un centre exclusif dans cet organe. La pensée et la volonté elles-mêmes se trouveront rejetées dans la dépendance, sous l’action immédiate et, peu s’en faut, créatrice, sous la toute-puissance enfin d’organes qu’on a rarement destinés à tant d’honneur. Grace à l’emploi déréglé des métaphores, on fera des viscères inférieurs la source, si ce n’est le siége des déterminations, que le grossier vulgaire attribuait à l’intelligence et à la volonté, et que l’esprit éclairé et sublime du philosophe imputera à la poitrine ou, à l’abdomen. Il y aura « des affections morales et des idées qui dépendront particulièrement des impressions internes ; des dérangemens plus ou moins, graves dans les viscères agiront d’une manière immédiate sur la faculté de penser ; les organes de la digestion ou d’autres seront évidemment source de certaines déterminations ; le concours des viscères abdominaux sera nécessaire à la formation régulière de la pensée. Les idées et les affections morales se formeront en effet par le concours des impressions qui seront propres aux organes internes les plus sensibles. Dans certains cas pathologiques, ce sera une humeur organique qui donnera une ame nouvelle aux impressions, aux déterminations, aux mouvemens ; l’énergie ou la faiblesse de l’ame, l’élévation du génie, l’abondance ou l’éclat des idées dépendront uniquement et directement de l’état où se trouveront certains organes du bas-ventre ; ceux-ci exerceront un empire étendu sur l’énergie et l’activité de l’organe pensant, et leur énergie sera le principe fécond des plus grandes pensées, des sentimens les plus élevés et les plus généreux. »

Cette dissémination des sources ou des causes génératrices de la pensée, ou du moins de ses facteurs organiques, est assurément une grosse nouveauté en métaphysique, et me semble même un abus du matérialisme en physiologie. Elle nous conduit bien loin des recherches de ces naturalistes qui s’efforçaient de découvrir dans un point du cerveau le sensorium commune, et la phrénologie elle-même, en localisant dans les diverses régions de la masse intracranienne les fonctions, est loin de tomber dans une absence du sentiment de l’unité morale comparable aux brutalités paradoxales philosophe élégant de la physiologie académique. La physiologie ordinaire n’attribue qu’à des sympathies pathologiques entre les organes et le cerveau l’influence tout indirecte que l’état des premiers exerce sur la pensée, dont, suivant tous les systèmes, le second est le siége ou l’instrument. Il est rare que le besoin de tout matérialiser entraîne les observateurs exclusifs de la nature physique aussi loin que Cabanis. Avec lui, on serait en droit de dire qu’un érysipèle à la jambe, qui donne la fièvre, et avec la fièvre le délire, est une des sources de la pensée. Évidemment, ce ne sont là ni des observations de physique, ni des déductions rationnelles ; ce sont de purs abus de mots, de véritables logomachies.

Maintenant, le système qui s’appuie sur ces représentations si imparfaites des faits fondamentaux de la sensibilité est-il prouvé, est-il clair ?

La seule preuve directe est celle-ci : une partie du corps séparée du système nerveux devient insensible. Cela montre que pour être sensibles ou plutôt pour que les causes de sensations soient senties, les parties du corps sur lesquelles agissent au besoin d’être en communication avec le reste du système nerveux. Ceci indiquerait, entre autres choses, que ce système a un centre, siège de la sensibilité, laquelle n’est pas diffuse dans toutes les parties, non plus qu’inhérente à la matière animale, puisqu’un lambeau de chair qui n’est même pas séparé du corps, mais dont a détruit les liens nerveux avec le corps, reste animal et devient insensible Mais qu’est-ce que cela prouve sur la nature de l’être sentant ? Tout le monde est d’accord qu’un appareil organique, le système nerveux probablement, est nécessaire à la sensibilité ; les psychologistes s’unissent même avec la plupart des physiologistes pour centraliser cette propriété que possède le système nerveux d’être indispensable à la sensibilité, et par suite à la perception, aux opérations et aux connaissances qui en dépendent. Pour conclure de là que la sensibilité, la perception, les opérations subséquentes, sont tout organiques, on nous dit qu’on ne voit dans le sein du système nerveux que la substance nerveuse, savoir une substance organique, et qu’on n’y peut voir ni toucher une substance autre ; donc elle n’y serait pas. Mais on ne voit dans la substance nerveuse ni la sensibilité, ni la perception, ni aucune des opérations ou connaissances qui s’y rattachent ; donc elles n’y sont pas. La réponse vaut bien l’argument.

On insiste et l’on dit : « L’atteinte portée au cerveau est un trouble porté dans la pensée. » Cela doit être, puisqu’il est convenu que l’homme vivant a besoin du cerveau pour penser, et que l’ame, si elle existe, est enchaînée au corps. La solidarité entre l’état du cerveau et l’état intellectuel et moral est donc un fait naturel. Bien plus, comme le cerveau, en qualité d’organe central, est lié par de délicates sympathies avec tous les autres organes, un certain degré de dépendance de l’être intellectuel et moral par rapport à l’état accidentel des organes est une conséquence naturelle de cette solidarité incontestée mais cette solidarité reste le fait même qu’il s’agit d’expliquer, c’est la question à résoudre. Le matérialisme retranche la question et change l’hypothèse pour éviter t’embarras de s’y placer. Une difficulté niée n’est pas détruite.

Ainsi tous les faits cités ne reviennent à prouver qu’une chose, un rapport constant et divers, quoique plus ou moins direct, entre le phénomène physique et le phénomène moral. Mais quel rapport ? Rapport d’action et de passion, rapport de cause et d’effet, ou rapport d’identité, ce qui serait la suppression du rapport lui-même. Voilà la question. Or, pour se décider en faveur de l’identité, Cabanis a oublié de donner au moins une seule raison. De ce qu’une chose vient après une autre, il ne suit pas qu’elle soit la même. De ce qu’une chose est l’effet d’une autre, il ne s’ensuit pas qu’elle soit identique avec celle-ci. De ce qu’un fait se passe en un point, parce qu’un autre fait en un certain rapport avec lui s’est passé dans un autre point, il ne s’ensuit pas qu’il soit le même fait. Pour prouver l’identité, il faudrait ou en fournir une preuve directe et expérimentale, soit démontrer, qu’il ne peut y avoir rapport de causalité ou d’influence, commerce enfin, entre des êtres qui ne sont pas de même nature. Or, la première preuve n’est pas fournie, et elle ne peut l’être. Il est impossible de montrer à l’expérience une pensée dans un organe, ni même un organe opérant pour la produire. En vain dites-vous résolument que le cerveau sécrète la pensée, comme on dit que le foie sécrète la bile. Je vois la bile et le foie, et quand même je ne verrais pas le foie en action, ce qui n’est pas matériellement impossible, j’établis, par une induction légitime, un rapport de cause à effet entre le foie et la bile ; mais dans le cerveau je ne vois que le cerveau, jamais je ne le vois pensant ; je ne le vois que figuré, coloré ou mu ; je n’y puis apercevoir ni supposer que de la forme, de la couleur et du mouvement. La pensée, soit comme opération productive, soit comme produit de l’opération, aucune observation ne me la peut montrer. C’est une affirmation gratuite que celle-ci : le cerveau pense, à moins qu’on ne s’appuie sur l’autre genre de preuve, c’est-à-dire sur l’impossibilité qu’il y ait échange d’action entre deux natures essentiellement différentes comme l’esprit et le corps, et sur le principe que le semblable seul engendre le semblable. Mais, cet ordre d’idées, Cabanis ne l’a point abordé, et ce principe même, s’il est vrai, réfute la doctrine des matérialistes, comme la doctrine opposée ; car si le semblable seul engendre le semblable, comment le cerveau peut-il engendrer la pensée, qui ne lui ressemble en rien ? Le cerveau est solide, visible, tangible, coloré, mobile, organisé, irritable, et il produit la pensée, qui n’est rien de tout cela. Quoi ! vous exigez que le produit soit de même nature que le producteur, et vous me montrez un producteur accessible aux sens, à l’expérience, auquel vous attribuez un produit qu’aucune sensation, aucune expérience ne peut atteindre ! Quel rapport d’analogie y a-t-il entre un organe et une idée abstraite ? Et lorsque vous, admettez si aisément qu’un appareil matériel peut donner un résultat immatériel, comment pouvez-vous trouver extraordinaire que deux êtres ou natures, l’une immatérielle, l’autre matérielle, puissent non pas se produire l’une l’autre, mais influer l’une sur l’autre, et se modifier réciproquement ? Il y a difficulté, mystère, dans tous les systèmes ; mais assurément le mystère du matérialisme ne coûte pas moins à la raison que l’autre, et il est hérissé de difficultés accessoires qui répugnent au sens commun, d’où je crois pouvoir conclure que le matérialisme est un système qui n’est pas prouvé.

Ce système est-il plus clair ? Nous ne voyons dans toute la nature matérielle que de l’étendue et du mouvement. La nature organique n’est également qu’étendue et mobile. Et voilà qu’il nous faut la doter d’une force qui lui imprime la pensée, le sentiment, la volonté, choses qui ne sont point des mouvemens. Il y a des organes rouges ou blancs qui nous manifestent des pulsations de solides, des écoulemens de liquides, : des absorptions ou dégagemens de gaz, qui vibrent, se contractent, se dilatent, s’amollissent, se durcissent, et il nous faut admettre qu’en faisant tout cela, ils font en outre, et par là même, et sous cette forme, des réflexions, des raisonnemens, des résolutions qui ne sont substantiellement que des masses gélatineuses, fibreuses, à tel ou tel état d’irritation. Assurément, cela ne brilla pas d’évidence, et ne satisfait que très médiocrement le bon sens. Passons cependant. Je dis moi, je me sens un être dans un autre être, un je ne sais quoi intérieur qui pense, compare, juge et veut, qui jouit et souffre presque en même temps, craint ou espère, et il faut que j’admette que, sans qu’il existe nulle part un point ou tout cela converge, un centre ou tous ces rayons coïncident, un être qui ait simultanément connaissance de toutes ces choses ; je suis en même temps, mais séparément, un organe ou une portion d’organe qui sent, un autre qui réfléchit, un autre qui veut, un autre qui souffre ; je suis tout cela en même temps, et je suis présent à toutes ces opérations ou affections, quoique cependant il ait pas en moi quelqu’un à qui toutes ces opérations soient communes, quelqu’un qui ne soit aucune de ces parties d’organisme, et qui soit averti de ce qui se passe, dans toutes ! Ce quelqu’un, en effet, ce serait un moi qui ne serait aucun organe en particulier, et par conséquent un moi inorganique ; Quand on dit je, on parle de quelqu’un qui, pardonnez une expression bien familière, fait la chouette à toutes les fonctions de la nature humaine. Or, ce quelqu’un est impossible dans l’homme de Cabanis. Des impressions qui se communiquent entre elles, des organes qui agissent les uns sur les autres, sans un médiateur universel qui ait connaissance de tous leurs phénomènes : c’est un système confus qui ne peut rendre raison de lui-même. Vous trouvez obscure l’idée d’un être immatériel ; vous ne comprenez pas comment l’esprit peut être uni au corps ? Moi, je comprends encore moins comment une combinaison de solides, de liquides et de gaz peut concevoir une vérité générale, éprouver un sentiment de crainte ou d’espérance, déterminer un acte de son choix. Voilà qui est d’une impénétrable obscurité. Le sang circule, le cœur bat, l’estomac digère, la pupille se fronce : ce sont des phénomènes singuliers que l’expérience cependant nous force à reconnaître, et qui, après tout, ne sont obscurs que dans leur cause ; car ce sont des faits qui n’ont rien de contradictoire avec les propriétés connues de la matière. Mais qu’il y ait dans de tels phénomènes le type, ou la ressemblance du phénomène d’une grande pensée ou d’un sentiment héroïque, c’est ce qu’il m’est impossible de comprendre et l’on tombe dans l’erreur connue sous le nom d’obscurum per obscurius, quand on veut expliquer par des changemens de forme, de couleur et de place, seuls phénomènes possibles de l’ordre organique, la création de ce qui n’a en soi ni place, ni couleur, ni forme.

Ne sommes-nous pas en droit d’affirmer que c’est sans preuve comme sans vraisemblance que Cabanis ramène la science de l’esprit humain à la physiologie, qu’il n’a pour lui ni l’expérience ni l’évidence, et qu’il n’a donné ni à sa philosophie, ni à sa physiologie, les caractères ou même les apparences de la certitude et de la clarté.

Nous nous sommes laissé aller à une discussion spéciale qui peut-être paraîtra manquer de nouveauté et surtout d’à-propos. On ne professe plus guère, en effet, le matérialisme ; on le supprime en théorie, on le réserve pour la pratique. Toutefois plus d’un esprit qui ne sait que penser le garde intérieurement pour y recourir au besoin, comme quelque chose de clair et de palpable, comme le refuge qui reste au bon sens après les aventures de la spéculation. On affiche les opinions contraires, ainsi qu’on se vante d’avoir des illusions, et ce n’est nullement là le caractère d’une solide croyance. Exigeons davantage pour les principes lui fondent la dignité de l’homme et sa meilleure espérance, et ne négligeons aucune occasion de montrer que les conceptions gratuites, les hypothèses hasardées sont du côté des doctrines les plus répugnantes, et que la raison, en métaphysique connue en toutes choses, est du plus noble parti.

Ces paroles paraîtraient sévères pour Cabanis si nous en restions là, et cette sévérité serait injuste. Rappelons toujours que nous n’avons considéré dans son ouvrage qu’un point de vue : ce point de vue y domine ; mais il y en a d’autres, et l’auteur est moins absolu que nous ne l’avons fait. Une analyse est toujours plus systématique que le livre qu’elle résume, et pour peu qu’on prête de méthode et d’exactitude à Cabanis, on le défigure ; on le rend plus net, mais plus étroit. Cet esprit ingénieux et facile ne procède guère que par aperçus, et néglige les formes sévères, soit de la logique, soit de l’expérience. Il y a des variations dans son langage et de l’inconsistance dans ses idées, et l’on entrevoit que, si quelques principes fort connus n’étaient pour son époque et son école des articles de foi, il aurait bien pu s’en éloigner pour son compte, et qu’une sorte de sagacité flottante l’entraîne au-delà du cercle où ses contemporains l’ont enfermé. M. Peisse a parfaitement caractérisé chez Cabanis une indécision qui nuit à son livre, mais honore son esprit, dont elle prouve l’étendue, sinon la fermeté. Nous l’avons, nous, circonscrit dans une seule question ; mais il n’était pas étranger aux questions plus générales qui se rattachent à l’origine du principe pensant ou touchent à la nature même des choses. Dans cette sphère plus vaste et plus élevée, ses idées ont peut-être encore moins de liaison et de clarté, rien n’est approfondi ni déduit ; cependant, comme l’a remarqué déjà Frédéric Berard, elles paraissent porter bien au-delà des inductions secondaires d’un naturalisme expérimental, et mener à une doctrine spéculative d’un caractère bien différent. De même que nous l’avons vu réduire la sensibilité à une propriété vague qu’il place avant la conscience dans l’ordre psychologique et avant l’irritabilité dans l’ordre physiologique, il n’admet entre les phénomènes les plus saillans du moi et les plus obscurs de l’organisme qu’une différence de vivacité, de clarté, d’intensité, de sorte qu’il ne voit dans l’homme que des fonctions vitales, rien qu’un mécanisme caractérisé par deux phénomènes, impression et réaction. Tout l’homme ne serait ainsi qu’un corps élastique. Ayant ainsi effacé les traits et les reliefs de la nature humaine, Cabanis est sur le point d’accorder toute la matière la sensibilité ou quelque chose d’approchant ; car, si la sensibilité n’est qu’une production de mouvemens, pourquoi ne serait-elle pas universelle ? pourquoi les forces de la physique, l’attraction, par exemple, n’aurait-elle pas une sorte d’instinct, un choix, presque des sympathies ? Pourquoi l’affinité qui est élective, ne s’expliquerait-elle point par la sensibilité ? Par là les distinctions entre la matière vivante et la matière sans vie s’affaiblissent. Il ne subsiste entre les êtres qu’une différence du plus au moins ; livrée à elle-même, la matière s’organise et se vivifie. Ainsi Cabanis, comme on l’a remarqué, tombe peu à peu dans l’animisme de Stahl. C’est là ce qui échappe à beaucoup de lecteurs, ce qu’en l’analysant M. de Tracy semble n’avoir pas aperçu, ce que l’auteur lui-même ne s’avouait peut-être pas distinctement. La doctrine des rapports du physique et du moral, si on la pressait un peu, aboutirait donc à une espèce de panthéisme déguisé ; sort déguisé, sort commun du reste à tous ceux qui méconnaissent l’existence substantielle de l’esprit humain, et Cabanis irait se mêler à la foule des imitateurs involontaires de Spinoza.

Si l’on peut induire quelque chose de semblable du livre qui nous a occupé jusqu’ici, il faut conclure que Cabanis s’est bien moins contredit qu’on ne l’a prétendu, lorsque dans un autre ouvrage il a délaissant les étroites recherches de l’analyse des phénomènes, donné l’esquisse d’une ontologie et substitué des êtres à des fonctions. Nous voulons parler de cette célèbre lettre sur les causes premières où réagissant sur ses doctrines, il a scandalisé cette secte philosophique qui fait profession d’observer des qualités sans en conclure qu’il y ait des choses. Ce n’était pas la première fois que Cabanis échappait aux liens de cette science étroite, et ce nouvel ouvrage ne diffère essentiellement du premier que par sa tendance. Nous pensons comme M. Peisse, cet écrit est d’un grand intérêt : il témoigne de la sincérité de l’auteur, il indique en lui un esprit plus large que l’esprit de son école ; mais il n’a pas, comme composition philosophique, une haute importance ; et il honore le savant plus qu’il ne sert. la science. Nous l’analyserons en peu de pages.

Cabanis écrit à M. Fauriel, à cet homme rare qui vient de nous être si cruellement enlevé, et qui, doué d’une originalité si simple, unissait les fermes croyances de son temps à l’amour profondément intelligent du passé. Comme pour se mettre en intime accord avec cet esprit éminemment historique, Cabanis commence par un éloge animé de la philosophie ancienne ; puis, retour qui n’est guère conforme au respect de l’antiquité, il attribue toutes les religions aux philosophes, et déclare avec un grand sang-froid qu’elles ont fait aux hommes beaucoup plus de mal que de bien ; il conclut donc en général contre les religions. Cependant il se demande comment se sont créées ces imaginations si pernicieuses, et cette fois il les dérive d’un besoin natif chez les hommes de rattacher à des causes les objets et les faits qu’ils observent, et de prêter à ces causes quelque chose comme l’intelligence et la volonté par lesquelles ils produisent à leur tour des créations et des phénomènes secondaires. Il explique ainsi la naissance et le développement du sentiment ou plutôt de l’idée religieuse, et tout en l’accusant d’être une tentative téméraire de pénétrer l’impénétrable, il la montre naturelle et nécessaire aux hommes, conforme à leur instinct, favorable à la morale, utile au bonheur. On ne sait rien de l’essence de la cause universelle, rien de l’essence de la cause qui nous rend susceptibles de sentir, c’est le nom qu’il donne au principe intelligent ; mais cette ignorance absolue est, quand à l’une, un faible argument contre le cri universel et constant de la nature entière ; et quant à l’autre, la croyance à se persistance après la destruction n’a besoin pour être établie que de l’impossibilité de démontrer l’opinion contraire par des argumens positifs. En d’autres termes, point de preuves contre le déisme et le spiritualisme. Il est vrai que la démonstration n’est pas de mise en ces sortes de questions, et cela par une raison singulière, c’est que la démonstration n’est applicable qu’aux abstractions.

Toutefois, Cabanis croit qu’on peut exposer analytiquement l’histoire de la notion de la cause première, car il ne se permet point de la nommer Dieu, c’est un mot dont le sens n’a jamais été déterminé et circonscrit avec exactitude. Il identifie la cause première avec la cause universelle, et, à ce double titre, elle ne peut être ni rapportée ni comparée à rien. « Elle est parce qu’elle est, elle est en elle-même. » Ces paroles sont vraies et belles ; elles appartiennent à une irréprochable théodicée. Faisant un pas de plus dans cette voie, Cabanis déduit de la nature de l’esprit humain la croyance qui fait dans la première cause subsister, avec la puissance, la volonté et la sagesse. « Cette croyance réunit en sa faveur les plus grandes probabilités. »

Tout à coup il part de là pour affirmer que le principe de l’intelligence est répandu partout, et tend sans cesse à s’organiser en être sensibles. La sensibilité est distribuée dans toutes les parties de la matière, puisque nous y remarquons distinctement l’action de causes motrices qui, non-seulement les tiennent dans une activité continuelle, mais qui tendent à les faire passer par tous les modes d’arrangement régulier et systématique, depuis le plus grossier, jusqu’à l’organisation la plus parfaite. Comme rien ne peut être observé hors de l’univers, rien ne doit supposé hors de lui. Seulement, il faut l’animer d’intelligence et de volonté : Jupiter est quodcum que vides. L’intelligence se trouve rassemblée en quantité suffisante dans les organisations particulières, dans ces existences qui sorties du réservoir commun de toute sensibilité, y rentrent sans cesse pour en ressortir encore, et qui, pendant toute la durée de la combinaison, jouissent de la personnalité du moi. Nous voici, comme on le voit, en plein spinozisme.

Mais le mot de personnalité a été prononcé : comment le concilier avec ce panthéisme vaguement imité des stoïciens ? Cabanis s’en inquiète si peu, qu’il se pose une question absurde pour le panthéisme : le système moral de l’homme, ce système dont le moi peut être regardé comme le lien, le point d’appui, partage-t-il à la mort la destinée de la combinaison organique ? Ici les présomptions sont plus faibles ; mais l’opinion qui considère le moi, non comme un résultat de l’organisation, mais comme le signe d’un principe actif dont l’existence est nécessaire à l’explication rationnelle des faits, offre, quand on la compare à l’opinion contraire, un degré de probabilité supérieur. De nombreuses considérations portent à regarder le principe vital, non comme une simple propriété des organes, mais comme une substance, un être réel ; et alors, indécomposable ainsi que les élémens de l’organisation, il est indestructible comme eux. Voilà le spiritualisme mais comme ce principe est une émanation du principe général sensible et intelligent qui anime l’univers, il doit, dans tous les cas, aller se réunir à cette source commune de toute vie et de tout mouvement en se séparant du corps organisé, et voilà encore le panthéisme.

Si l’on demande à Cabanis ce que ce principe peut être en lui-même il répond qu’on ne le connaît que par ses effets. La sensibilité, cause exclusive et nécessaire de l’intelligence ; est le véritable et peut-être l’unique caractère sans lequel on ne le peut concevoir. Mais puisqu’il est sensible, la conscience du moi lui est essentielle. Or, ce moi ne peut être que celui du système organisé qu’il anime par sa présence et la persistance du principe vital, après que le système a cessé de vivre, entraîne celle du moi. Tels sont les motifs qui peuvent faire pencher la croyance de ce côté ; mais ces raisons sont loin d’avoir pour Cabanis la même force que celles qui affirment l’intelligence de la cause première, ce qui signifie que l’immortalité de l’ame est moins prouvée que l’existence de Dieu.

Et encore cette ame, quelle est-elle ? Le moi est-il inséparable de cet ensemble d’idées et de sentimens que nous regardons comme identifiés avec lui ? Et quand on parle de la durée du moi après la mort, parle-t-on de la persistance de cet ensemble, qui ainsi subsisterait quand les fonctions organiques dont il est tout entier le produit ne s’exécutent déjà plus ? Les probabilités de l’affirmative deviennent en nous, dit-on, plus faibles encore, et tout ce qu’on nous accorde, c’est que la négative ne saurait se démontrer, et serait incompatible avec la justice parfaite dont l’idée est inséparable de la cause première.

Conclusion : déduire les règles de notre conduite des lois de la nature et de l’ordre, regarder chaque être et surtout chaque être intelligent comme un agent, un serviteur de la cause première, et qui concourt avec elle à l’accomplissement du but total vers lequel elle tend sans cesse avec une puissance invincible, ce n’est pas établir la morale sur une croyance religieuse, mais c’est une religion qui fut, est, et sera toujours la seule vraie.

Tels sont les dogmes, ou plutôt telles sont les espérances de Cabanis. Telle est la profession de foi ou de doute dont on a fait tour à tour un sujet de scandale ou un sujet de triomphe. Nous avouons qu’ici l’admiration comme l’indignation nous paraîtraient déplacées.Si l’on veut dire qu’après ses autres ouvrages, au milieu de son monde, la lettre sur les causes premières fait honneur à l’élévation, et à la flexibilité d’esprit de l’auteur, nous en conviendrons. Si l’on ajoute qu’elle contient des idées qui s’accordent mal avec quelques assertions et la doctrine apparente du livre des rapports, nous ne pouvons le contester. Si l’on remarque enfin qu’elle contrarie les préjugés d’un certain matérialisme médical et qu’elle s’écarte des principes rigoureux de l’idéologie, c’est encore chose évidente. Mais il faut reconnaître que la doctrine philosophique des autres ouvrages de Cabanis n’est pas assez nette, assez cohérente, pour que ses variations fussent un désaveu. Il n’y a pas plus ici de conversion que d’apostasie, et si l’on considère l’ouvrage en lui-même, on ne lui trouvera pas une assez grande valeur pour s’y long-temps arrêter. Les contradictions n’y manquent pas, et l’obscurité en est désespérante. Personne ne comprendra jamais ce que c’est qu’un principe vital universel répandu dans toute la nature sous la forme de principes vitaux individuels, comment ceux-ci s’élèvent çà et là à l’intelligence, grace à la sensibilité qui est partout, comment cette même sensibilité, qui est leur condition essentielle, peut persister après la destruction des organes, tout en se réunissant au réservoir commun de l’intelligence et de la vie, comment elle peut alors conserver la conscience du moi sans conserver nécessairement celle du même moi moral, et comment la persistance de celui-ci, c’est-à-dire d’un système personnel de sentimens et d’idées, est possible, quand le principe intelligent est rentré dans le sein du principe universel. Ce mélange d’idées et d’images disparates, ce stoïcisme vague, cet alexandrinisme superficiel ne peut assurément satisfaire la raison. Seulement il est curieux de voir un philosophe de la France du XVIIIe siècle, un médecin de l’école de Paris donnant pour couronnement à la physiologie et à l’idéologie de son temps quelque chose comme la doctrine des émanations.

On ne saurait au reste, trop remarquer avec quelle facilité des philosophies fort différentes peuvent être entraînées au panthéisme est l’écueil des écoles les plus opposées. L’antiquité a su rarement l’éviter ; la scholastique s’y est brisée comme les autres ; le cartésianisme passe pour avoir engendré Spinoza ; la théologie elle-même est souvent panthéiste, au moins par le langage ; et, a presque l’analyse idéologique a bien soigneusement éliminé l’ame comme une abstraction ou comme une hypothèse, la physiologie restitue dans l’homme, comme dans toute la nature, un principe d’action, d’organisation, de mouvement, qui n’est aucune matière aucun corps, mais une force, une vie, une cause, abstraction non moins insaisissable assurément que ces substances spirituelles acceptées de tout temps par la foi commune du genre humain. Le panthéisme peut avoir des origines diverses ; nous pourrions citer telle définition de la divinité qui semble irréprochable, mais qui y conduit, et l’athéisme même y retombe dès qu’il essaie de raisonner. Que faut-il faire pour éviter ces déviations ? Dans la pratique, s’appuyer sur le bon sens naturel de l’humanité, et dans la théorie, sur la philosophie psychologique, qui, par point de départ, son principe et sa méthode, est essentiellement incompatible avec l’idée de l’identité universelle. Rien ne prouve mieux l’ignorance des ennemis actuels de la philosophie que d’avoir choisi pour attaquer les écoles psychologiques l’accusation de panthéisme.

Revenons à Cabanis. Malgré sa lettre sur les causes premières, malgré ses essais ontologique, le caractère que lui assigne l’opinion commune dominera toujours en lui. Il sera toujours le physiologiste de l’école dont M. de Tracy est le métaphysicien. On continuera de voir dans son plus célèbre ouvrage une tendance à convertir en identité l’influence du physique sur le moral, et c’est la conséquence que tireront de cette lecture les étudians en médecine. Je ne viens point appeler de ce jugement. Ce qu’on nomme la philosophie française du XVIIIe siècle est marqué d’une empreinte ineffaçable, et Cabanis lui-même s’indignerait qu’on vît en lui autre chose qu’un représentant éminent de cette philosophie. Elle avait pour lui, comme pour nous encore, un double aspect ; on pourrait la figurer portant comme Moïse une double table dans ses mains. Sur l’une seraient écrits ces mots « Prééminence universelle de la sensation, incertitude ou négation de l’existence de l’ame, subordination du physique au moral ou de l’intelligence aux organes, morale fondée sur nos besoins, sur l’intérêt bien entendu, sur l’utilité générale, indifférence aux fins de l’homme au-delà de cette domination du hasard et des passions sur l’histoire de l’humanité. » Et sur l’autre table on lirait « Dignité de l’homme ; droits imprescriptibles, liberté de la conscience, de la pensée, de la personne, du travail ; nécessité morale pour la loi et le gouvernement d’être conformes à cette dignité et a ces droits, prééminence de la justice et de la raison sur toutes les conventions sociales, respect de la souveraineté nationale. » Voilà deux symboles presque toujours unis chez d’excellens et nobles esprits, et pourtant difficiles a joindre par un lien étroitement logique. Des deux côtés sont des principes abstraits ; mais de l’un, des principes spéculatifs, et de l’autre des principes sociaux, qui par leur forme semblent appartenir à la même science, qui par leur fusion dans la croyance commune paraissent indivisibles et solidaires. Et cependant la dialectique la plus simple montrerait aisément l’impossibilité de concilier l’idée de droit imprescriptible avec la métaphysique de la sensation, et d’asseoir sur la morale de l’intérêt des notions d’éternelle justice.

Il est étrange que ceux-là qui ont témoigné le plus de doute ou d’indifférence sur les questions qui intéressent l’existence d’un principe spirituel en nous et la certitude d’un avenir après la vie soient les mêmes qui, sans contredit, aient conçu les plus pures, les plus hautes idées de la dignité humaine. Les titres du genre humain ont été retrouvés par ceux qui avaient le moins relevé sa nature, et il n’a commencé à être publiquement et systématiquement respecté que du jour où ce qui fonde et légitime ce respect a été le plus habilement méconnu. C’est là une étrange inconséquence, et qui doit inspirer de sérieuses réflexions sur la valeur de notre raison. Ce serait le sujet d’un livre que l’examen des causes et des effets de cette inconséquence, ou, si l’on veut, de cette contradiction. On reconnaîtrait sans doute, en écrivant ce livre, qu’elle est pour beaucoup dans les erreurs pratiques, dans les fautes, dans les excès, qui ont compromis et quelquefois souillé une noble cause, et la difficulté de la gagner définitivement, de la faire triompher des obstacles que lui opposent le préjugé, le scrupule et la crainte, vient en grande partie de la mauvaise renommée de quelques-uns des principes métaphysiques qui ont devancé la révolution ; mais on expliquerait en même temps et l’on excuserait en partie l’inconséquence que nous signalons, par les erreurs en sens inverses que les partis contraires ont commises. On reconnaîtrait, par exemple, dans les hommes et dans les pouvoirs qui se piquaient de spiritualisme, une insouciance, ou plutôt un mépris étrange pour tout ce qui honore la raison et relève l’humanité ; on verrait sous leur empire les plus saintes croyances devenues stériles en nobles et précieuses conséquences, comme ces arbres qui restent debout et ne portent plus ni de fruits ni de fleurs. À quoi sert en effet de croire que l’homme est animé d’un esprit immortel, capable de vérité et de justice, et que la Providence préside aux destinées des sociétés, si l’on abandonne et l’homme et les sociétés aux caprices d’un pouvoir absolu, à l’empire des passions individuelles, au despotisme les barbares traditions ? C’est là le fait grave qui a provoqué la réaction contraire. Quand on a vu de certaines croyances tolérer ou même favoriser les plus mauvaises pratiques, s’allier aux moins respectables systèmes de politique et de morale sociale, on a pu leur imputer à leur tour le mal pour conséquence, et les repousser indistinctement avec tout ce qu’elles avaient souffert et protégé. Pour arriver à des conséquences contraires, on a invoqué des principes opposés, et tout n’est pas injuste dans cette responsabilité qu’on a fait poser sur des théories dogmatiques frappées d’une impuissance séculaire pour le bien de l’humanité. Ainsi les esprits sont logiquement conduits à des extrémités opposées et c’est par ces écarts symétriques qu’il reviennent à un point juste et vrai, comme les oscillations ramènent à l’équilibre.

En poursuivant l’examen que nous indiquons, on serait bientôt conduit à dégager les divers élémens qui composent chacune des doctrines que le XVIIIe siècle a mises en lutte, et peut-être reconnaîtrait-on que sous les erreurs spéculatives qui l’ont séduite, la philosophie de cette époque n’a pas, autant qu’il le paraît, méconnu les vérités essentielles et primitives noble apanage de la raison humaine. Elle explique mal quelquefois ce qu’elle conçoit très bien, et donne de faux systèmes pour appui à de vrais principes ; mais il suffit d’approfondir davantage, d’employer avec plus d’attention et de persévérance sa propre méthode, pour la rectifier, la compléter, lui rendre le trésor d’idées précieuses qu’elle a presque volontairement perdues. C’est le travail constant et fécond de la philosophie contemporaine. Elle se fait un devoir et honneur de restituer dans la science les principes même que la science avait laissé tomber ; elle n’est pas venue pour faire, même dans la pure théorie, une contre-révolution, mais, là aussi, pour assurer en l’épurant une révolution nécessaire, pour rétablir entre les principes et les conséquences une parfaite harmonie, comme la politique actuelle doit avoir pour but d’instituer un complet accord entre les faits et les idées. De là le droit que nous croyons avoir de juger nos devanciers en les honorant, de redresser souvent, selon nos forces, les maîtres dont cependant nous continuons l’œuvre et respectons la mémoire. C’est dans cet esprit que M. Peisse a su peindre et apprécier Cabanis, et nous avons imité son exemple.


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. Chez Baillière, rue de l’École de Médecine.
  2. Je cite de mémoire, et je ne garantis pas la parfaite exactitude de la citation. C’est, je crois, dans une pièce de vers lue à l’institut que l’auteur parle de ceux qui un jour
    Seront réunis
    Avec les Fénelon, avec les Cabanis.